Notes
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[1]
« Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », in S. Freud, Névrose, psychose et perversion, Puf, 2002, p. 271.
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[2]
« Il est remarquable que [la jalousie] soit vécue bisexuellement par beaucoup de personnes : chez l’homme, outre la douleur causée par la femme aimée et la haine contre le rival masculin, le deuil de l’homme inconsciemment aimé et la haine contre la femme en tant que rivale interviennent aussi avec un effet de renforcement », in NPP, op. cit., p. 273.
-
[3]
R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Livre de poche, 1961, p. 23 sqq.
-
[4]
Dostoïevski, L’éternel mari, Folio, Gallimard, 1978, p. 244.
-
[5]
Ibid., p. 60.
-
[6]
Cf. R. Girard, op. cit., p. 24 « Le sujet éprouve pour ce modèle (le médiateur interne) un sentiment déchirant formé par l’union de ces deux contraires que sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C’est là le sentiment que nous appelons haine ».
-
[7]
Op. cit., pp. 56-57.
-
[8]
Ibid., p. 244.
-
[9]
Ibid., p. 34.
-
[10]
Ibid., pp. 34-44.
-
[11]
Ibid., p. 37.
-
[12]
NPP, op. cit., p. 174 : « Le sens de leur délire de relation est précisément qu’ils attendent de tous les étrangers quelque chose comme de l’amour ; mais les autres ne leur montrent rien de semblable, ils passent devant eux en riant… et eu égard à la parenté fondamentale des concepts d’“étranger” et d’“ennemi” le paranoïaque n’a pas tellement tort lorsqu’il ressent comme hostilité une telle indifférence, par rapport à son exigence d’amour ».
-
[13]
À propos de L’éternel mari, Nathalie Sarraute a une approche très pénétrante de cette poignante demande d’amour qui semble bien affecter l’un et l’autre personnage : « C’est ce besoin continuel et presque maniaque, d’une impossible et apaisante étreinte, qui tire tous ces personnages comme un vertige, les incite à tout moment à essayer par n’importe quel moyen de se frayer un chemin jusqu’à autrui, de pénétrer en lui le plus loin possible, de lui faire perdre son inquiétante, son insupportable opacité, et les pousse à s’ouvrir à lui à leur tour, à lui révéler leurs plus secrets replis. » L’ère du soupçon, Idées Gallimard, 1983, p. 43.
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[14]
Mécanisme que Freud démonte dans NPP, op. cit., p. 275 : « L’hostilité que le persécuté trouve chez l’autre est elle aussi le reflet de ses propres sentiments hostiles à l’égard de l’autre. Or nous savons que chez le paranoïaque c’est précisément la personne du même sexe la plus aimée qui devient le persécuteur. » Mécanisme qui avait déjà trouvé son expression syllogistique dans l’étude sur Le président Schreber, in Cinq psychanalyses, Puf, 1967, p. 308 : « Aimer un homme, constitue le centre du conflit dans la paranoïa de l’homme ». Il s’agit donc de contredire cette formulation, ce qui dans le délire de persécution, se proclame dans la formule « Je ne l’aime pas, je le hais ». « La proposition “je le hais” se transforme grâce à la projection en cette autre “Il me hait(ou me persécute), ce qui alors justifie la haine que je lui porte”. “Je l’aime” a donc été remplacé par “je ne l’aime pas – je le hais – parce qu’il me persécute”. » Freud conclut : « L’observation ne permet aucun doute à cet égard : le persécuteur n’est jamais qu’un homme auparavant aimé ». Il est remarquable qu’après la première rencontre avec Pavel Pavlovitch, Veltchaninov fait un rêve qui se concentre sur un personnage « qu’il avait intimement connu » qui seul pourrait l’absoudre d’un « crime commis et dissimulé ». « Il avait oublié son nom et ne parvenait pas à se le rappeler ; il savait seulement qu’il l’avait beaucoup aimé jadis » (EM, p. 41). Un second rêve lui apprend que le personnage mystérieux n’est autre, bien entendu, que Pavel Pavlovitch.
-
[15]
Dostoïevski, op. cit., p. 45.
-
[16]
NPP, p. 275.
-
[17]
La critique d’écrivain de Nathalie Sarraute est, là encore, très subtile : « Si, comme le remarque André Gide, “ils ne savent pas, ils ne peuvent pas devenir jaloux”, s’ils “ne connaissent de la jalousie que la souffrance”, c’est que la rivalité que suppose la jalousie produit justement cet insupportable antagonisme, cette rupture qu’ils veulent éviter à tout prix ; aussi cette rivalité est-elle chez eux à chaque instant détruite, submergée par une curieuse tendresse, ou par ce sentiment très particulier qu’on peut à peine appeler de la haine, qui n’est pour eux qu’une manière de se rapprocher de son rival, de l’atteindre, de l’étreindre à travers l’objet aimé ». op. cit., p. 45-46.
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[18]
Dostoïevski, op. cit., p. 149.
-
[19]
Ibid., p. 153.
-
[20]
Ibid., p. 267.
-
[21]
Ibid., p. 117.
-
[22]
Ibid., p. 74.
-
[23]
Ibid., p. 34.
-
[24]
Ibid., p. 35.
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[25]
Ibid., p. 108.
-
[26]
Ibid., p. 119.
-
[27]
Ibid., p. 143.
-
[28]
Ibid., p. 255.
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[29]
Ibid., p. 208.
-
[30]
Ibid., p. 248.
Pavel Pavlovitch à Veltchaninov : « Et nous voilà réunis en toute sincérité, pour ainsi dire, et nous évoquons ensemble ce lien très cher dont la défunte formait le plus beau chaînon... Vous rappelez-vous... nos lectures à trois le soir... »
1Chercher à résumer L’éternel mari, roman que Dostoïevski écrivit en 1870, c’est principalement évoquer la figure de Pavel Pavlovitch Troussotsky qui vient à Pétersbourg pour mener les démarches qui doivent lui faire obtenir une promotion. Veuf depuis trois mois, il est accompagné de sa fille Lisa, une enfant d’une huitaine d’années. Il rencontre, puis suit, puis s’incruste chez Veltchaninov qui a été, neuf ans auparavant, l’amant de sa femme et dont la présomption se fait vite très forte qu’il est également le père de Lisa. Le récit est constitué de confrontations plus ou moins grotesques ou menaçantes entre les deux hommes. Il est marqué par la mort de Lisa et se clôt sur un épilogue décalé dans lequel, deux ans plus tard, Veltchaninov, au cours d’une ultime et dérisoire rencontre de hasard dans une gare, se trouve, un instant, en situation de séduire la toute nouvelle épouse de Pavel Pavlovitch. Tous les ingrédients d’un roman de la jalousie semblent réunis. Cependant le récit hésite entre drame et vaudeville et toute tentative de le résumer s’avère cruellement réductrice comme si l’éclaircissement était voué, par nature, à un inéluctable appauvrissement.
2Il est difficile de rendre compte d’une série de confrontations, entre deux rivaux, que tout concourt à rendre incertaines et problématiques. On est frustré de toute manifestation patente de jalousie comme de tout discours qui la problématiserait. Elle semble « manquer » ce qui nous mettrait donc « en droit de conclure qu’elle a succombé à un puissant refoulement [1] ». Ce texte virtuose est constitué des affleurements d’un refoulé que nous pouvons tenter de décrypter avec des outils dont Dostoïevski ne disposait pas pour l’élaborer. Du mari, on ne sait pas grand-chose puisque le narrateur ne nous donne pas accès à son intériorité et que le récit nous prive d’un discours univoque et audible, comme de proférations jalouses directes. Il n’est pas aisé d’estimer la portée de ses mimiques souvent bouffonnes et de ses paroles décousues dont la cohérence est pour le moins souterraine. Le point de vue narratif, à travers lequel le récit nous est donné à lire, est celui de l’amant, qui ne nous éclaire pas beaucoup plus, tant il est loin d’avoir une claire conscience de lui-même. Sans doute ne semble-t-il pas préoccupé par la jalousie mais il manifeste un comportement étrange dans la mesure où il se montre déstabilisé, préoccupé, voire exaspéré par la seule présence d’un homme que cependant il méprise pour n’être qu’un « éternel mari ».
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5Cette expression, forte et lumineuse, illustre tout à fait le vécu bisexuel de la jalousie, décrit par Freud [2] et repris en mineur par l’analyse de René Girard de la « médiation interne » [3] dans le triangle jaloux. Le récit fait une place infime à Natalia, femme infidèle et supposé objet d’amour. Veltchaninov ne peut songer à elle qu’avec haine en se reprochant une « passion stupide » où il a été traité de façon humiliante par une femme qui, pour paraphraser un autre célèbre jaloux, « n’était pas son genre ». Pavel Pavlovitch, lui, se souvient, neuf ans après, de cette année passée à T… avec l’amant de sa femme, comme d’une année « incomparable ». Pour Veltchaninov, à qui l’on doit l’expression, « l’éternel mari », voué à être l’éternel porteur de cornes, est celui qui a besoin d’avoir, auprès de lui, une femme qui sache s’entourer d’amants. L’amant devient le médiateur du désir du mari en quête d’un modèle qui le rassure sur la séduction de sa femme et, à travers lui, sur la sienne propre. La circulation du désir inclut, in fine, la fascination du mari pour l’amant : l’éternel mari est l’éternel amoureux des amants de sa femme, ce dont Veltchaninov, qui n’a pas lu Freud, a la révélation après une succession de rencontres percutantes : « Ce Quasimodo de T… était suffisamment généreux et stupide pour s’amouracher de l’amant de sa femme » [4].
6Cette figure de l’éternel mari assure la migration du thème de la jalousie dans l’ensemble du récit. À T… Veltchaninov a été remplacé dans les faveurs de Natalia par Bagaoutov qui sera, pendant cinq ans, son amant. Pavel Pavlovitch le sait parce qu’après la mort de sa femme, il a découvert les lettres qu’il lui adressait. À Pétersbourg, il recherche aussi Bagaoutov « pour se jeter dans les bras d’un de ces anciens témoins et pour pleurer ensemble » [5]. Gravement malade, celui-ci ne peut le recevoir mais, finalement, donne à Pavel Pavlovitch le délicat plaisir de suivre son enterrement. Peu de temps après – Lisa est morte – l’éternel mari décide de se fiancer avec une lycéenne de quinze ans dont il apparaîtra qu’elle ne veut de lui à aucun prix. Désirant faire sa cour et offrir un bijou, il insiste pour se faire accompagner de Veltchaninov dont il pressent le pouvoir de séduction qui, effectivement, fait merveille, au point qu’il rentre profondément humilié d’une journée qui a tourné à sa déconvenue. L’épilogue ne sert qu’à montrer que le temps n’apprend rien à l’éternel mari : dans une gare de hasard, Veltchaninov le rencontre une dernière fois accompagné de sa nouvelle épouse, flanquée d’un uhlan qui n’a d’autre fonction que d’être le tiers incontournable, fonction dans laquelle les toutes dernières pages montrent que Veltchnaninov, s’il le désirait, n’aurait aucune peine à le supplanter.
7Pavel Pavlovitch se dote donc d’une femme-alibi qui lui assure une communication indirecte, ambivalente et finalement impossible avec des hommes qu’il aime et se trouve dans l’obligation de haïr [6]. Sa femme est donc la médiatrice innocente d’un penchant homosexuel trouvant un bénéfice dans une relation triangulaire qui assure, en retour, une défense efficace contre l’interdit sexuel. Pavel Pavlovitch est souvent au bord de l’épanchement avec son rival : « Et nous voilà réunis en toute sincérité, pour ainsi dire, et nous évoquons ensemble ce lien très cher dont la défunte formait le plus beau chaînon… Vous rappelez-vous… nos lectures à trois le soir… » [7]. Cette inclination culmine dans une demande de baiser à laquelle Veltchaninov se rend, inexplicablement. Il embrasse son persécuteur sur la bouche, ce qui, même en tenant compte des mœurs russes en matière de baiser, ne manque pas de faire désordre. Dans une scène symétrique et opposée, à peine plus crédible dans son caractère paroxystique, Pavel Pavlovitch tente, une nuit, de poignarder Veltchaninov, faisant ainsi la preuve du caractère structurellement indissociable de l’amour et de la haine. Veltchaninov, après cette tentative d’assassinat et le départ définitif de son agresseur, analyse lucidement une situation confuse :
Mais est-ce qu’il m’aimait hier, quand il me déclarait son amour et me disait « Réglons nos comptes » ? Oui, il m’aimait, en haïssant, et c’est justement l’amour le plus fort [8].
9S’il ne manque pas de perspicacité sur les motivations souterraines du mari, l’amant est beaucoup moins conscient de la causalité qui l’anime et son personnage ne donne pas aisément prise à l’interprétation. Le fait que le narrateur lui délègue volontiers la responsabilité du point de vue sur l’ensemble du récit n’aide pas vraiment le lecteur dans la mesure où, très souvent, le personnage doute de ce qu’il voit, de ce qu’il fait, et hésite à trouver sa place dans des configurations actantielles improbables.
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12Le premier chapitre nous présente un ancien Don Juan parvenu à la quarantaine et victime depuis deux ans d’une « cruelle hypocondrie ». On le découvre souffrant de tristesse et de solitude, préoccupé, jusqu’à en éprouver des remords, par des actes inélégants commis dans le passé à l’égard de femmes ou d’hommes dont il a été proche. Venu à Pétersbourg pour suivre de plus près la marche d’un procès, il rencontre un homme qui le regarde indiscrètement et que d’abord il ne reconnaît pas. Il ne le rencontre pas une fois mais cinq fois et chaque rencontre, qu’il ressent comme une persécution, lui fait éprouver, contre toute logique, irritation et dépit. Puis « une angoisse atroce, fantastique » [9] fait de l’inconnu, qu’il finira par identifier comme Pavel Pavlovitch, une obsession si douloureuse qu’il en vient à s’interroger, plusieurs fois en quelques pages, sur un retournement possible de la démarche persécutrice :
Ai-je donc un tel désir de le revoir ?
Peut-être bien, songea-t-il, que ce n’est pas lui, mais moi au contraire qui le poursuis, et que toute l’affaire se réduit à cela…
Décidément, j’ai vu juste hier : c’est moi, moi qui m’acharne après lui, et non pas lui [10].
14Là où on l’attendrait indifférent ou tout au plus intrigué, on découvre un Veltchaninov exaspéré, humilié par cette poursuite et présentant les symptômes d’une paranoïa qui est le vrai nom qu’on peut donner au vague diagnostic d’hypocondrie proposé par le narrateur : « J’admets que je suis un hypocondriaque… et que, par conséquent, je suis prêt à faire d’une mouche un éléphant » [11]. Voilà donc Veltchaninov, en proie à ce que Freud appelle « un délire de relation » [12], déstabilisé, furieux et inquiet, contraint de reconnaître qu’il entretient, provoque et probablement souhaite une persécution qu’il ressent comme une preuve d’intérêt et une suprême offense [13]. Une logique tortueuse le contraint à projeter sur son persécuteur une haine qui s’explique par l’indiscrétion d’un harcèlement qui révèle de façon grotesque l’impudence ou l’impudeur d’une relation néanmoins souhaitée au point d’être fantasmée comme étant de sa propre initiative [14]. La cinquième et dernière rencontre a lieu à trois heures du matin. Ému par un rêve qui l’empêche de retrouver le sommeil, Veltchaninov regarde par la fenêtre de sa chambre et voit son ennemi « [jeter] un regard furtif autour de lui, puis sur la pointe des pieds, se faisant tout petit, [traverser] rapidement la rue » et pénétrer sous le porche. « “Il vient chez moi”, se dit aussitôt Veltchaninov, et, courant de même sur la pointe des pieds, il se précipita dans l’antichambre et s’arrêta devant la porte » [15]. Cette course en miroir, théâtrale et contenue, sur la pointe des pieds, de part et d’autre d’une frontière matérialisée par la porte, illustre littérairement presque au-delà du nécessaire, à l’instant même où ils vont se reconnaître et se parler, la relation de double des deux hommes. Tous deux vivent dans une ambivalence de sentiments qui, écrit Freud, « rend le même service au persécuté que la jalousie à notre patient en leur fournissant une défense contre l’homosexualité » [16]. Ce qui est certain, c’est la profonde implication de leur inconscient dans une relation perverse où chacun trouve son compte. Pavel Pavlovitch est peut-être, des deux, le plus perméable à ses propres désirs, acrobatiquement compatibles avec une soif de vengeance entretenue par des motivations sociales qui lui commandent, par sursauts, de sauvegarder sa dignité. Veltchaninov, lui, ne connaît du sentiment jaloux que la haine comme formation secondaire destinée à contredire un sentiment amoureux qu’il ne peut reconnaître. La femme tient bien peu de place dans cette affaire et la jalousie est le mot – jamais prononcé – susceptible de définir le désir souterrain entre deux hommes, qui ne s’exprime que dans le refoulement et en grande partie hors du langage [17].
15« Et Lisa ? »
16Cette courte interrogation, qui revient plusieurs fois dans la bouche de l’un ou de l’autre, rappelle qu’à un autre niveau du récit se développe, parallèlement à la première, une autre histoire d’amour, de haine et de jalousie qui parfois occulte, parfois éclaire la difficile relation qui unit les deux hommes. Pavel Pavlovitch est venu à Pétersbourg avec sa fille Lisa. Très vite, il donne à Veltchaninov des éléments chronologiques précis qui lui permettent de découvrir sa paternité tout en laissant entendre, de façon sournoise, qu’elle est peut-être la fille d’un autre, un lieutenant d’artillerie de passage. Un jeu malsain s’instaure entre les deux hommes, chacun entretenant l’autre dans le doute de ce qu’il sait réellement. Veltchaninov, sans preuves réelles, sait que Lisa est sa fille, sait que son rival le sait, sait qu’il sait qu’il le sait. Ce jeu du chat et de la souris, principalement conduit par Pavel Pavlovitch, se termine quand, après son départ de Pétersbourg, il fait remettre à Veltchaninov une lettre que Natalia ne lui a pas envoyée, où elle lui révèle sa paternité tout en se disant éprise d’un autre. Dans le temps du récit et de la rétention de la preuve si ardemment désirée, Pavel Pavlovitch a démontré qu’il pouvait être « type féroce », disposition que Veltchaninov s’étonnait de ne pas trouver chez un mari trompé. Sa jalousie navigue entre l’offense faite au mari trompé, adoucie par la tendresse qu’il nourrit à l’égard de l’offenseur, et la souffrance infligée au père dépossédé de sa paternité, à l’origine d’un ressentiment sauvage. Et il sait torturer. Il torture Veltchaninov en lui révélant, puis en lui déniant, une paternité dont il a la preuve écrite. Ce qui est d’autant plus cruel que ce dernier, hypocondriaque insatisfait d’une vie sans idéal, se trouve tout à coup justifié et prêt à se dévouer pour la fille qu’il se découvre miraculeusement. Dépouillé de la seule vraie supériorité qu’il avait sur Veltchaninov, Pavel Pavlovitch le torture en l’humiliant, en lui faisant peur, en l’agressant physiquement avec un couteau. Pour lui, la haine nourrie à l’égard de l’amant, dont on a vu les tortueuses implications, peut s’exprimer pleinement et complètement au moyen de l’arme brandie par le père habité d’une « haine sauvage et exaspérée » [18]. Il le torture plus sûrement encore en torturant Lisa. Il brutalise la petite fille, se comporte de façon à ce qu’elle comprenne qu’il ne l’aime plus, l’enferme, l’abandonne à Veltchaninov – soudain enthousiasmé par ses nouvelles responsabilités – et à ses amis et, finalement, est cause de sa mort dans une grande misère affective. S’interrogeant sur le mystère que représente « ce père chez lequel l’amour avait soudain fait place à la haine », Veltchaninov en vient à penser « qu’il y avait là quelque chose de terrible, de trop pénible et d’incertain » [19]. Pour chère qu’elle lui ait été pendant un moment, Lisa reste, dans la vie de Veltchaninov, un épiphénomène, une offense de plus à l’égard de son faux père que, revenu à sa vie d’oisif, il estime avoir payé d’un coup de couteau destiné à apurer les comptes. Pour Pavel Pavlovitch, Lisa est un élément irréductible du conflit qui les oppose, réfractaire à toute expiation. Quand, à l’issue de leur ultime rencontre, Veltchaninov s’indigne qu’il refuse la main qu’il lui tend, sa réaction est bouleversante :
— Et Lisa donc ? balbutia-t-il, et soudain ses lèvres, ses joues, son menton se mirent à trembler et les larmes jaillirent de ses yeux [20].
18L’histoire de Lisa, qui peut sembler parasiter le récit, met en scène une autre forme de jalousie, débarrassée des ambiguïtés de la relation triangulaire. Cet affrontement binaire entre le faux et le vrai père est proche de l’envie dans laquelle la haine est – si l’on peut dire – pure, et vise à la destruction de la possession dont on est privé. Les deux formes de frustration, quand elles habitent le même homme, amènent à comparer la violence meurtrière qui s’exerce à l’encontre de l’enfant et de son vrai père et le mélange de soumission et d’insolence qui caractérise le comportement vis-à-vis de l’amant. Pavel Pavlovitch a perdu deux fois sa fille et ne s’en remet pas. Quant aux amants de sa femme, il est évident qu’il restera dans le compromis puisque, là, réside son précaire équilibre. Équilibre que Veltchaninov a retrouvé à la fin du récit, dans la santé et la bonne humeur. Son passage éphémère par la paternité, dont il a entrevu la grandeur et les souffrances, ne l’a pas trop marqué. Quant à l’attirance morbide et, pour lui, inexplicable qu’il a, un moment, éprouvée pour Pavel Pavlovitch, elle est reléguée par le texte au statut de bouffée délirante et semble avoir été gommée par le coup de couteau vengeur qui a eu sur l’agressé un effet cathartique : « c’est bien lui qui me haïssait, ce n’est donc pas moi qui l’aimait ». Comme le dit le titre d’un des derniers chapitres, « Les comptes sont réglés ».
19* *
20*
21La renaissance de Veltchaninov se lit dans une scène de vaudeville cruelle mais assez rafraîchissante qui n’a rien à voir avec la tonalité d’ensemble du récit dans lequel aucune perception n’est sûre, aucune motivation n’est claire et où le langage est largement invalidé. Un flou persistant estompe l’ensemble de la représentation qui tente de prendre forme dans un no man’s land où la claire conscience le dispute à l’inconscient.
22Les comportements sont aléatoires. On ne sait pas vraiment pourquoi Pavel Pavlovitch est à Pétersbourg. Pour s’occuper de sa carrière ? Ou pour retrouver les amants de sa femme ? Les retrouver pour s’attendrir avec eux sur la morte qu’ils ont tant aimée ? ou pour se venger ? Se venger en les humiliant ou en les tuant ? Se venger de celui qui lui a pris sa femme ou de celui qui lui a pris sa fille ? L’incertitude fait perdre son sang-froid à Veltchaninov : « Que voulez-vous de moi, maudit ivrogne ? vous vous moquez de moi ! s’écria, exaspéré, Veltchaninov en frappant du pied » [21]. Question à laquelle il n’est pas sûr que Pavel Pavlovitch puisse répondre, lui qui s’interroge sur le « beau tour » que lui a joué Bagaoutov en mourant : « C’est peut-être uniquement pour le voir que j’ai fait le voyage de Pétersbourg ! » Et Veltchaninov, supposé être sensé, n’est pas le dernier à s’étonner de ses propres agissements :
Il ne concevait pas très clairement, en somme, le but qu’il poursuivait en allant nouer de nouvelles relations avec l’ex-mari, alors que tout s’était si naturellement terminé entre eux. Quelque chose l’entraînait ; il avait subi une impression très particulière, et c’était elle justement la cause de cette attraction [22].
24Il va de soi que « l’impression très particulière », dont l’auteur semble averti, ne va pas jusqu’à la plume du narrateur et est laissée à l’appréciation du lecteur qui ne perçoit que les états limites par lesquels se manifeste cette « attraction » inexplicable. C’est « une angoisse atroce, fantastique » [23], ou bien une « colère terrible… qui lui est très désagréable… dont il éprouve de la confusion… comme si on l’avait pris en flagrant délit » [24]. Pavel Pavlovitch n’est pas en reste de manifestations de sensibilité inexpliquées, par exemple quand il anticipe, mot pour mot, cette notion freudienne « d’inquiétante étrangeté » qui justifie l’impression fréquente que le récit se déroule aux frontières du fantastique : « Nous boirons ensemble, n’est-ce pas ? insista Pavel Pavlovitch en le dévisageant avec un air de défi, mais aussi avec une inquiétude étrange [25]. »
25La perception est aussi floue que les motivations sont mal assurées. Nous avons vu Veltchaninov ne pas savoir, dans ses désagréables rencontres avec Pavel Pavlovitch, qui poursuit qui. Incertitude qui se répète en d’autres circonstances. Par exemple à propos du scandaleux baiser donné par l’amant à son rival qui l’a réclamé : « [il] l’embrassa sur la bouche, qui dégageait une forte odeur de vin. Il n’était d’ailleurs pas tout à fait sûr de l’avoir embrassé » [26]. Ou encore au moment de la mort de Lisa :
Quand Veltchaninov arriva le matin, la fièvre la consumait, mais elle était encore en pleine connaissance ; il assura plus tard qu’elle lui avait souri et lui avait même tendu sa petite main brûlante. Les choses se passèrent-elles réellement ainsi ou bien se l’imagina-t-il involontairement pour se consoler ? [27]
27L’ambivalence des sentiments, où l’amour et la haine s’acoquinent pour contourner l’interdit, est narrativement favorisée par des états seconds qui sont le vécu ordinaire de nos héros. Dès le premier chapitre, Veltchaninov nous est présenté malade, déprimé et solitaire, dans un état de vulnérabilité qui explique en partie son aventure. Deux ans plus tard, le dernier chapitre nous le montre guéri :
Pavel Pavlovitch avoue qu’il a, depuis la mort de sa femme, contracté de mauvaises habitudes et est ivre en permanence. Tantôt il le nie, tantôt il le reconnaît mais il n’est guère possible de faire la part de l’ébriété dans ses accès d’agressivité ou de subit attendrissement. Beaucoup de scènes se passent la nuit, entre rêve et sommeil. La rencontre des deux hommes a lieu en pleine nuit et, pour Veltchaninov, à l’issue d’un rêve où il se découvre coupable à l’égard d’un homme dont un deuxième rêve, dans les derniers chapitres, lui révèle qu’il est probablement l’éternel mari. Une autre nuit Pavel Pavlovitch, volontairement ou non, inquiète son hôte en jouant les fantômes. C’est encore la nuit que, après l’avoir soigné avec une grande compassion, il l’attaque et le blesse avec un couteau. Quand ils se rencontrent de jour, Pavel Pavlovitch ne se comporte pas en honnête homme. Tantôt obséquieux, tantôt narquois, tantôt insolent, il corrompt la norme sociale par la caricature ou la bouffonnerie et provoque la rage de celui dont il veut tirer vengeance :Mais il était bientôt rentré dans la société, en marquant un tel repentir, avec tant d’assurance et si complètement transformé, que « tous » excusèrent immédiatement son abandon temporaire [28].
Et, bien entendu, les mots manquent pour exprimer la psychologie du souterrain, pour dire le refoulé, le fantasmatique, l’irrationnel. Le discours de Pavel Pavlovitch est discontinu, sa logique contradictoire, voire mensongère. Ses phrases sont parasitées par des insinuations, des ricanements, des mimiques qui les rendent inaudibles. Veltchaninov clame son irritation, son humiliation. Il tente de rester rationnel mais cède au désarroi. Dans un seul chapitre, il « analyse » (c’est le nom donné au chapitre), de façon extrêmement perspicace et même convaincante, la conduite de Pavel Pavlovitch, l’amour et la haine qu’il éprouve à son égard, la façon dont il s’est servi de Lisa, la certitude, qu’il se cache à lui-même, d’être venu avec des intentions homicides… Bref, le lecteur voit son besoin de cohérence sur le point d’être satisfait. C’est compter sans le narrateur qui reprend l’initiative pour commenter ce qui vient d’être tiré au clair en l’invalidant :Mais pourquoi donc poursuivez-vous un homme malade, irrité, presque en délire, et pourquoi l’entraînez-vous dans les ténèbres… alors que… alors que tout cela n’est que fantôme, mirage, mensonge honteux, et, de plus, manque complet de mesure ; oui, voilà le principal, voilà ce qu’il y a de plus révoltant : le manque de mesure. Tout cela est ridicule ; nous sommes tous deux des êtres vicieux et vils, des êtres souterrains [29].
Comme si, la performance de « l’homme du monde » d’avoir accédé à la psychologie souterraine ne pouvait s’accomplir que dans la déviance pathologique et, comme si les mots pour le dire étaient inopérants.Et longtemps encore travailla ainsi dans le vide le cerveau malade de cet ancien « homme du monde » jusqu’à ce qu’enfin il se calmât [30].
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L’éternel mari est un texte surprenant qui, comme on le dit souvent et un peu vite, semble anticiper la pensée freudienne. Disons plutôt que le roman et le texte de Freud sur la jalousie et la paranoïa sont deux productions de l’air d’un même temps, l’une tournée vers la création, l’autre vers l’abstraction. Il est stupéfiant que Dostoïevski ait écrit un roman plus que tout autre tributaire d’une communication d’inconscient à inconscient. Tout se passe comme si – et c’est au moins aussi stupéfiant – quelques décennies plus tard, Freud avait fourni le mode d’emploi appelé à faire fonctionner une machine dont il y a fort à parier qu’il n’avait pas connaissance. Le mode d’emploi permet au lecteur, à l’inconscient paresseux mais à la curiosité alerte, de mettre la machine en marche en désignant des pièces (un rêve, un état d’inquiétante étrangeté, un délire) ou un mécanisme (l’engrenage du persécuteur et du persécuté) et, après quelques essais, de la voir rouler. Et si tout ne fonctionne pas parfaitement c’est, ou bien que l’engin a plus de fonctions que le mode d’emploi n’en identifie et l’on assiste alors à un beau combat entre deux inconscients particulièrement généreux, celui de Dostoïevski et celui de Freud, ou bien que le mode d’emploi est aussi compliqué que l’appareil (ce qui n’est pas sans exemple), ou bien qu’on n’a pas su le lire, ou bien qu’on n’est pas doué pour la mécanique. Ce qui n’enlève rien au plaisir de l’exercice.
Notes
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[1]
« Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », in S. Freud, Névrose, psychose et perversion, Puf, 2002, p. 271.
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[2]
« Il est remarquable que [la jalousie] soit vécue bisexuellement par beaucoup de personnes : chez l’homme, outre la douleur causée par la femme aimée et la haine contre le rival masculin, le deuil de l’homme inconsciemment aimé et la haine contre la femme en tant que rivale interviennent aussi avec un effet de renforcement », in NPP, op. cit., p. 273.
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[3]
R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Livre de poche, 1961, p. 23 sqq.
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[4]
Dostoïevski, L’éternel mari, Folio, Gallimard, 1978, p. 244.
-
[5]
Ibid., p. 60.
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[6]
Cf. R. Girard, op. cit., p. 24 « Le sujet éprouve pour ce modèle (le médiateur interne) un sentiment déchirant formé par l’union de ces deux contraires que sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C’est là le sentiment que nous appelons haine ».
-
[7]
Op. cit., pp. 56-57.
-
[8]
Ibid., p. 244.
-
[9]
Ibid., p. 34.
-
[10]
Ibid., pp. 34-44.
-
[11]
Ibid., p. 37.
-
[12]
NPP, op. cit., p. 174 : « Le sens de leur délire de relation est précisément qu’ils attendent de tous les étrangers quelque chose comme de l’amour ; mais les autres ne leur montrent rien de semblable, ils passent devant eux en riant… et eu égard à la parenté fondamentale des concepts d’“étranger” et d’“ennemi” le paranoïaque n’a pas tellement tort lorsqu’il ressent comme hostilité une telle indifférence, par rapport à son exigence d’amour ».
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[13]
À propos de L’éternel mari, Nathalie Sarraute a une approche très pénétrante de cette poignante demande d’amour qui semble bien affecter l’un et l’autre personnage : « C’est ce besoin continuel et presque maniaque, d’une impossible et apaisante étreinte, qui tire tous ces personnages comme un vertige, les incite à tout moment à essayer par n’importe quel moyen de se frayer un chemin jusqu’à autrui, de pénétrer en lui le plus loin possible, de lui faire perdre son inquiétante, son insupportable opacité, et les pousse à s’ouvrir à lui à leur tour, à lui révéler leurs plus secrets replis. » L’ère du soupçon, Idées Gallimard, 1983, p. 43.
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[14]
Mécanisme que Freud démonte dans NPP, op. cit., p. 275 : « L’hostilité que le persécuté trouve chez l’autre est elle aussi le reflet de ses propres sentiments hostiles à l’égard de l’autre. Or nous savons que chez le paranoïaque c’est précisément la personne du même sexe la plus aimée qui devient le persécuteur. » Mécanisme qui avait déjà trouvé son expression syllogistique dans l’étude sur Le président Schreber, in Cinq psychanalyses, Puf, 1967, p. 308 : « Aimer un homme, constitue le centre du conflit dans la paranoïa de l’homme ». Il s’agit donc de contredire cette formulation, ce qui dans le délire de persécution, se proclame dans la formule « Je ne l’aime pas, je le hais ». « La proposition “je le hais” se transforme grâce à la projection en cette autre “Il me hait(ou me persécute), ce qui alors justifie la haine que je lui porte”. “Je l’aime” a donc été remplacé par “je ne l’aime pas – je le hais – parce qu’il me persécute”. » Freud conclut : « L’observation ne permet aucun doute à cet égard : le persécuteur n’est jamais qu’un homme auparavant aimé ». Il est remarquable qu’après la première rencontre avec Pavel Pavlovitch, Veltchaninov fait un rêve qui se concentre sur un personnage « qu’il avait intimement connu » qui seul pourrait l’absoudre d’un « crime commis et dissimulé ». « Il avait oublié son nom et ne parvenait pas à se le rappeler ; il savait seulement qu’il l’avait beaucoup aimé jadis » (EM, p. 41). Un second rêve lui apprend que le personnage mystérieux n’est autre, bien entendu, que Pavel Pavlovitch.
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[15]
Dostoïevski, op. cit., p. 45.
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[16]
NPP, p. 275.
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[17]
La critique d’écrivain de Nathalie Sarraute est, là encore, très subtile : « Si, comme le remarque André Gide, “ils ne savent pas, ils ne peuvent pas devenir jaloux”, s’ils “ne connaissent de la jalousie que la souffrance”, c’est que la rivalité que suppose la jalousie produit justement cet insupportable antagonisme, cette rupture qu’ils veulent éviter à tout prix ; aussi cette rivalité est-elle chez eux à chaque instant détruite, submergée par une curieuse tendresse, ou par ce sentiment très particulier qu’on peut à peine appeler de la haine, qui n’est pour eux qu’une manière de se rapprocher de son rival, de l’atteindre, de l’étreindre à travers l’objet aimé ». op. cit., p. 45-46.
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[18]
Dostoïevski, op. cit., p. 149.
-
[19]
Ibid., p. 153.
-
[20]
Ibid., p. 267.
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[21]
Ibid., p. 117.
-
[22]
Ibid., p. 74.
-
[23]
Ibid., p. 34.
-
[24]
Ibid., p. 35.
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[25]
Ibid., p. 108.
-
[26]
Ibid., p. 119.
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[27]
Ibid., p. 143.
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[28]
Ibid., p. 255.
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[29]
Ibid., p. 208.
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[30]
Ibid., p. 248.