Couverture de LCPP_006

Article de revue

Le crime de l'esthète

Pages 89 à 98

Notes

  • [1]
    Oscar Wilde, De Profundis, éd de P. Aquien, Livre de Poche, 2000, n° 16055.
  • [2]
    V. Nabokov, Lolita, paru en 1955.
  • [3]
    Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola (Préface), Seuil Essais, Paris, n° 116.
  • [4]
    Ce qui est la définition du lyrisme.
  • [5]
    Préambule au manuscrit de Neuchâtel, 1764.
  • [6]
    Comme le dit Annie Ernaux dans L’occupation, NRF Gallimard, 2002. p. 40.
  • [7]
    Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Folio, n° 2839, p 264.
  • [8]
    Article publié dans la Neue Freie Presse de Vienne, (1905), cité dans la préface à De Profundis de P. Aquien, éd. Poche, n° 16055.
  • [9]
    Histoire de Juliette, cité par Annie Le Brun in Soudain un bloc d’abîme, Sade, Folio Essais, Gallimard, Paris, n° 226, p. 203 et p. 305.
Oscar Wilde et Vladimir Nabokov entraînent le lecteur à les disculper d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Quels sont les artifices de leur plaidoirie ?

1Si les faits bruts, la prédation d’un corps, n’expriment que la violence de l’acte, inadmissible dans le réel, la séduction, pour être efficiente – et elle n’opère que si elle est consentie –, s’élabore sur le mode de la représentation en images et passe par l’organisation d’un scénario visuel.

2Oscar Wilde désigne la littérature comme « l’art représentatif suprême parce que l’extérieur (est) rendu expressif de l’intérieur ».

3Le phénomène de séduction intrigue lorsqu’il se réfère à des histoires de séduction agie qui œuvrent à partir de faits criminels, ou reconnus comme tels. Sont probants à cet égard deux exemples d’innovations narratives et stylistiques, De Profundis d’Oscar Wilde [1] et Lolita de Vladimir Nabokov [2], puisque l’auteur dans le premier et le narrateur dans l’autre, ont été condamnés au nom de la décence.

4Sur fond de procès dramatique pour immoralité, et dans une ambiance de criminalité, le narrateur de Nabokov « Humbert Humbert », condamné pour meurtre, est censé être mort biologiquement en détention au moment de la publication de sa « Confession d’un veuf de race blanche » ; au moment où il livre son dernier texte, Oscar Wilde est mort socialement à sa sortie de prison après deux ans de travaux forcés et trois procès retentissants. Dans les deux cas, le récit d’une séduction et de ses effets pervers opère une étrange attraction sur le lecteur.

5Pourquoi Oscar Wilde réalise-t-il une séduction littéraire réussie, alors qu’il a sombré dans la ruine, enfermé à la geôle de Reading, dépossédé de tout, et qu’il écrit cette lettre immense à Bosie, son giton, un long monologue de reproches effroyables qui sonnent encore comme une déclaration d’amour ? Comment peut-on être séduit par le récit des actes de pédophilie caractérisée, perpétrés par le héros de Nabokov ? Qui est la victime ?

6Il s’agit d’un même type de crime commis sur un être beaucoup plus jeune, et d’une même dénonciation par le « criminel » d’une séduction opérée sur lui, autant que par lui. Si scandale il y a, n’est-il pas celui de la séduction effectuée sur le lecteur ? Quand l’excellence esthétique est intimement liée à la transgression éthique qui s’y affiche, le scandale n’est-il pas, de surcroît, dans la fascination érotique, dans la troublante beauté qui agit sur le lecteur, le relie à un autre mode d’existence, une jubilation cachée ?

7Il ne s’agit pas ici de creuser le rapport entre esthétique et éthique, vaste sujet exploré depuis le procès fait à Flaubert pour Madame Bovary (1857). On s’attachera donc à l’élaboration mentale des faits incriminés, à la façon dont les auteurs figurent leur fascination horrifiée, douloureuse, la transmettent au public dans le but de plaire, de séduire, commuent l’odieuse réalité des faits en intérêt de lecture, prennent, par le biais d’une scénographie, de l’ascendant sur le lecteur.

8Quand le séducteur-narrateur, Humbert Humbert, après d’haletantes manœuvres qui mènent jusqu’au milieu du livre, entre dans le lit de Lolita âgée de 12 ans, qu’il a droguée pour la posséder la première fois, il suspend son geste et son récit, pour s’écrier : « Cher lecteur, je vous en prie… Imaginez-moi, je n’existerai pas, si vous ne m’imaginez pas. » Il est notable qu’il s’adresse pour la première fois aussi, dévoilant la véritable cible et l’enjeu du récit, non plus aux « gentes dames du jury » ni à « messieurs les jurés », mais à notre imagination.

9Il y a concomitance dans l’accomplissement du double mouvement, rétroversé, de la séduction : à partir d’un acte qui relève de l’abjection, et donc au sens propre devrait provoquer un mouvement de recul et de répulsion, l’auteur projette littéralement son fantasme au point de l’implanter dans notre esprit et de faire admettre l’horrible comme séduisant.

10La séduction littéraire agit comme un « pacte autobiographique » et suppose la plongée dans l’intime. Il s’agit de prendre consistance dans la vision d’autrui, de le persuader en profondeur qu’il peut se reconnaître là, et approuver, dans ce monde figuré, un reflet personnel.

11Le pont du très privé au public s’établit en faisant jouer deux ressorts majeurs : le premier est l’ardeur, une certaine véhémence propre à emporter l’adhésion. C’est le ressort de l’empathie subjective de la fascination, de l’envoûtement contagieux. Le deuxième est une forme de distanciation par l’humour qui confère une innocuité apparente, désamorçant la révolte de l’esprit contre les faits. Il faut que le tragique, mortel, se dégrade. Les solutions stylistiques de Nabokov et de Wilde diffèrent et se ressemblent. Elles voilent la férocité des actes pour nous laisser le plaisir de les dévoiler nous-mêmes, et dans un mouvement de bascule, entrer dans leurs vues, gagner notre adhésion.

12Même si l’humour est l’autre face cruelle du désir, il oblige à la complicité du regard et provoque un transfert du procès qui commence par la disqualification des victimes. La sympathie de l’humour partagé fait croire à la sauvegarde d’un discernement objectif. L’aboutissement du processus est la délectation du lecteur et, du côté du narrateur incriminé, la reconstruction de son image. Ce qui se partage n’est pas le contenu des faits, mais leur lecture. Les simulacres se révèlent plus fascinants que leurs modèles, les événements ou les situations réelles. L’art consommé voue à la fascination.

13Le texte, comme l’a montré Roland Barthes [3], ne doit pas être envisagé comme un objet intellectuel, mais comme un objet de plaisir, et le plaisir s’accomplit quand il transmigre, quand les fantasmes essaiment bien, trouvent une autre domiciliation, quand se produit une co-présence des images d’autrui en soi.

14Quant à la nécessaire et préalable plongée dans l’intime, on doit rapprocher ce que Rousseau met en exergue au Ier Livre des Confessions, intus et in cute, – qu’on pourrait traduire par au fond et à fond –, du titre choisi par Wilde qui lui répond en latin : De profundis.

15Si Rousseau met en avant une exigence première de vérité, l’accent porte sur le caractère pionnier de son entreprise dont il s’enorgueillit, tandis que Wilde, reprenant un psaume de l’accablement et de la détresse, propose un degré supplémentaire à la compréhension de son projet littéraire.

16La référence biblique de Wilde, outre sa résonance mortuaire, sursaut dramatique de vie au bord du tombeau, implique que l’on complète mentalement le psaume célèbre : « Du fond… je crie vers toi ». L’inspiration religieuse du repentir compte alors infiniment moins que la tentative affirmée de toucher et de plaire. Wilde va jusqu’à l’extrême de sa douleur et de sa vérité pour que son chant aille droit au cœur de l’autre [4]. Alors que Rousseau, dans une ambiance diffuse de procès général, évoque l’éternité sous la couleur de la postérité et de la gloire, dans une vision de Jugement Dernier avec trompettes, mais n’accorde qu’à lui-même le droit du juge, – « J’y dis de moi des choses très odieuses, et dont j’aurais horreur de vouloir m’excuser » [5] –, quand il propose « une pièce de comparaison pour l’étude du cœur humain », il semble présenter une pièce à conviction. De même que le pseudo-psychiatre John Ray J.-R., introduisant le texte de Lolita, parle de « document clinique ». En revanche Wilde, par la référence à sa propre mort, dramatise l’expression de sa douleur, en appelle au sentiment, sans chercher à maquiller en procès objectif son projet de séduction.

17Qui cette séduction concerne-t-elle ? Purgeant sa peine après trois procès expiatoires et infamants, Wilde choisit de faire le procès de Bosie. Offensif, il cerne, traque ses défauts, l’apostrophe, dès la deuxième page : « lis et relis cette lettre jusqu’à ce qu’elle tue ta vanité ». On peut douter que ses fins soient purement réformatrices, car il souhaite que chacun de ses mots soit comme un « scalpel qui fait saigner ». Est-ce la personne réelle de Bosie qu’il veut re-séduire ou amender, pour le retrouver à sa sortie de prison ? A son encontre, il est d’un mépris écrasant qui disqualifie le personnage tel qu’il est dans la vie, le vide d’intérêt substantiel. En livrant Bosie, encore vivant, en pâture à tous les lecteurs, par le biais d’une biographie assassine, Wilde rend si dérisoire l’existence réelle de Bosie (il en fait un fantoche idiot) qu’il le tue de ses mots.

18Que poursuit-il encore pourtant ? Que chasse-t-il ? Une présence. Une présence reconstituée. Il éprouve un bonheur fiévreux, une agitation passionnelle à parler de lui. L’écriture est comme « une jalousie du réel » [6]. Démolissant la personne civile et morale de Bosie, du fond de sa geôle, il échappe à la dépossession, n’est plus prisonnier de sa malédiction, de sa fatalité érotique. Être perdu, se perdre, l’aberration serait d’avoir le culte de l’absence, de se noyer dans le froid néant de l’abandon. Wilde et Humbert Humbert, prisonniers, traquent l’absence comme un manque d’être, avec toute leur énergie vitale. Sous notre œil, ils existent, eux et leurs créatures, indéfiniment, pour une fête éternelle du présent.

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21L’écriture isole du flot continu des événements, du fluctuant, permet de recréer l’être qui manque et de le parfaire. L’imagination donne un autre système de maîtrise, amène à l’air libre. Affolée par l’idée de la fin, de la catastrophe psychique, l’imagination ne s’enferme pas dans le huis clos de ses reflets, fait voler en éclats la prison des miroirs, recrée le charme de la présence. Le texte donne un sujet à aimer, ce sujet est dispersé comme les cendres que l’on jette au vent après la mort. Il fait de nous des « chasseurs enchantés » : Enchanted Hunters est le nom trouvé par Nabokov pour désigner l’hôtel où Humbert Humbert possède Lolita la première fois, et qu’il reprend à la fin comme une métaphore de lui-même.

22De même Wilde domine son sujet, et sort triomphant de l’entreprise de séduction. La présence imaginaire constitue un réel accompli, c’est un comble de présence. Écrire, c’est disposer à sa guise de l’objet désiré et perdu. Libéré de l’espoir, l’auteur en a la jouissance. « Le récit, plus que le sexe, dit sans arrêt : encore ! » [7].

23La séduction trouve l’essentiel de ses ressources dans le regard. C’est un jeu d’appropriation, de prédation, de vénerie, – le mot est de même racine que Vénus, et vénérer –, entre proximité et éloignement, entre présence et absence.

24A cette dénudation sans fin, à cet érotique dévoilement, Nabokov excelle. C’est le fondement de son artifice que de capter le regard d’un tiers en se dévoilant lui-même. Donnant à voir les effets physiques que son modèle, qui exsude la sensualité, produit sur lui, il gagne le lecteur par contamination du regard érotique. Le modèle est ainsi livré au dévisagement conjoint de son prédateur et du lecteur, qui entrent ensemble dans la fascination. Ce partage du trouble érotique gomme la distance des préventions morales, supprime le recul du jugement. Le déguisement en exigence de sincérité est encore stratégie de séduction. Alors même que le narrateur dévoile crûment la noirceur de ses manœuvres prédatrices, il entraîne le lecteur dans la vie fantasmée. La mise à nu du désir dans sa brutalité enlève le voile moral, et du même coup active la virulence de l’envoûtement érotique. Capter la vie, fixer le regard, c’est le jeu de sa chasse : Humbert Humbert, le prédateur, rêve de ne dominer qu’un corps passif, subjugué, inerte. Il projette de posséder Lolita en sommeil hypnotique, l’immobilise par la drogue, comme il fixe toute sa vivacité par l’écriture.

25Humbert Humbert désire Lolita quand elle est en mouvement dans le quotidien, mais alors ce qu’il y a de vie en elle est une souffrance pour lui. Quand la séduction s’accomplit à l’hôtel des Enchanted Hunters, le somnambulisme de Lolita, l’apparence de vie dans son regard, l’illusion qu’elle le voit passer à l’acte du viol, l’effraie et le retient. Quand il la promène en voiture sur quarante-cinq mille kilomètres, le mouvement est illusoire. Bien qu’il réussisse à l’immobiliser, s’enfermant avec sa proie, il en devient captif, au point de se sentir poursuivi, comme harcelé par le désir.

26L’instinct de destruction du prédateur, condamné à mort pour meurtre, va se commuer en plaisir du vivant par la biographie qu’il en donne. Par le texte, par ce processus dynamique de l’écriture, c’est le vivant qui domine.

27Le texte se pose en écart par rapport à la mécanique brutale des faits, de la destruction. Ces faits nous sont rapportés, leur élaboration mentale participe de la nôtre. C’est cet écart qui charme et fascine. La démarche est risquée : il y a du plaisir dans ce danger, et comme toute œuvre de séduction périlleuse, elle demande au lecteur sa part de consentement, d’accompagnement. Mais l’appel au discernement personnel des lecteurs est un leurre. Il s’agit moins, pour les narrateurs, de se disculper, car ils sont déjà écrasés par la machine judiciaire, que d’opérer un transfert du procès, et d’abord, de faire tomber les illusions sur la nature de la victime, et de désigner autrement le monstrueux. Ce qui importe, c’est de jeter un pont par-dessus l’abîme de leur mort, de gagner des consciences dans le futur, de les séduire en un sursaut de vie. Récusant le jugement de la société civile, tous deux veulent choisir leur blâme. Le criminel Humbert Humbert de Nabokov, comme le condamné Wilde font valoir avec véhémence, à l’heure des bilans, qu’ils ne sont pas punis pour leur vrai crime. Pour Wilde, le criminel c’est son apparente victime, le plaignant qui l’a fait condamner ; le crime de Bosie est un crime contre l’art (Bosie le rendait stérile, l’empêchait d’écrire). Si lui, Wilde, en a commis un, c’est contre lui-même. Quant à Humbert Humbert, il a vengé un crime contre l’amour, tué le monstre vicieux qui était parvenu à séduire et dégrader sa Lolita, et même à s’en faire aimer désespérément. Il était légitime qu’il tue le meurtrier de son amour.

28Dans les deux cas le prétendu monstre hurle qu’il est un être profondément aimant, Humbert Humbert, au point de renoncer généreusement à Lolita et d’encourir la peine de mort pour elle, Wilde, au point d’avoir sacrifié son art à un être vil, sot et vaniteux, aimé au-delà de tout et des liens sacrés du sang, plus que son deuxième fils, plus que le nom glorieux de ses parents, plus que l’honneur de sa femme.

29Lolita et Bosie commettent leur crime en aveugle, et cet aveuglement les fait apparaître comme monstrueux. Lolita ne reconnaît pas l’amour authentique qu’elle suscite, et Bosie ne respecte pas le génie de Wilde. Pour échapper à la destruction que ces aveuglements provoquent, Wilde et Humbert Humbert éprouvent le besoin vital de faire la lumière sur leur vérité, de faire participer les lecteurs à leur survie. Le discours dans les deux cas tend à dire : vous, lecteurs, si vous n’êtes pas des monstres, vous saurez voir que je n’en suis pas un, vous restaurerez mon image, elle a encore du pouvoir, vous serez séduits par ce qu’il y avait de beau et de grand dans ma passion ruineuse.

30En reportant l’accusation sur leur victime, les auteurs, libérés, apparaissent alors dans leur tendresse et leur humanité. Dans les deux œuvres, les pages terminales sont apaisées, et tendres, raisonnables. Les pseudo-monstres, les criminels désignés y apparaissent tout simplement sensibles. Dans le crime, donc, autrement dit dans la séduction opérée, comme dans la nature et le rôle des personnages, il y a une indétermination entre monstruosité et banalité.

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33Entre l’idéalité du fantasme et la bestialité du corps, le sublime et l’obscène se conjuguent. Le père amant de l’enfant : la promesse des contes de fées vire au cauchemar, et dévoile une monstruosité à la racine du merveilleux. La puissance érotique repose sur la fragilité d’une enfance. Le prédateur est un adulte désarmé. Les deux faux-pères dénoncent Lolita et Bosie comme de faux-enfants déjà souillés, salis, pervers. S’il reste encore de la puérilité dans ces enfants vieillis prématurément, c’est qu’ils sont capricieux, faibles d’esprit. Humbert Humbert et Wilde dénoncent le mythe de l’enfance pure, mais s’offrent à eux-mêmes une nouvelle enfance, et une joie enfantine de la dépravation dont ils n’ont pas pu oublier tout à fait les délices interdits. Humbert Humbert se fait presque enfant devant la petite Lolita, par contagion magique. Simplicité merveilleuse des contes. Quand il parodie un père, Humbert Humbert use d’une atroce dérision à l’égard de lui-même. En homme fait, mûr, il se sent coupable de ne s’être pas défait des troublants privilèges de l’enfance, de n’avoir pas renoncé à la souveraineté physique de l’univers des enfants.

34La figure du père, en la personne de Lord Douglas, Wilde la combat. La rivalité avec le père de Bosie s’avère ruineuse ; Bosie l’a entraîné dans une machination de haine, haine réciproque entre son propre père et lui. Wilde substitue alors, dans son récit, à la figure toute-puissante de Dieu le Père, une vision christique de lui-même, tout amour, tout sacrifice, car le rôle paternel omnipotent, inspiré de l’idéal pédérastique des Grecs, qu’il rêvait d’avoir, a échoué, s’étant laissé abuser sur la qualité de l’enfant.
Par ailleurs, l’impasse est faite sur les figures maternelles. Dans les deux récits, les femmes, les mères, s’assassinent avec légèreté, ou l’on s’arrange pour les faire disparaître, sans souci, avec un vague remords, peut-être.
Dans ces contes, qui sont les parents ? Que sont les enfants ? De même dans le mythe de Psyché, on ne sait pas la nature du dieu Eros : un monstre ? Un enfant ? Un mutant idéal et immonde ? Psyché tend la lampe à huile, et stupéfiée, découvre que le monstre est beau.
Y a-t-il une criminalité attachée à la connaissance ? La séduction d’intelligence est-elle coupable ? De l’obnubilation vécue par les héros de l’histoire à la lucidité enchantée du lecteur, s’opère un tour de passepasse. L’illusionniste, jouant de sa vérité, parvient à faire admettre, par l’art d’écrire, que le monstrueux serait l’anéantissement du criminel, et le crime, sa destruction.
En retour, anticipant sa réhabilitation en tant que criminel, l’auteur qui séduit son lecteur est séduit par l’effet de son crime. Selon une stratégie cachée, s’accomplit un transfert de victime, si le narrateur réussit à transformer l’objet de son désir en objet de plaisir pour autrui. Au regard accusateur du monde social, il substitue le regard imaginaire du lecteur et, le faisant participer à sa jouissance, implique que la perte n’est pas la mort, mais une autre vie.
L’écriture est invigoration. Wilde se rend à lui-même, et à son pouvoir de séduction, il triomphe en toute intégrité, au creux du dénuement. Bernard Shaw [8] l’avait senti, qui voyait là « en dépit des abominables et indicibles conditions » d’écriture, « une œuvre comique » et non tragique, rédigée par un « homme intact », « brillamment accompli dans sa splendide et lugubre supériorité ».
Pourquoi ces deux discours de persuasion ne sont-ils ni stériles, ni arides, malgré leur caractère obsessionnel marqué ? C’est qu’ils ne sont pas argumentatifs, mais séducteurs, emportés par l’énergie, portés par une jubilation communicative. La jubilation, celle de courir à sa ruine, métamorphosée par l’écriture en plaisir criminel, trouve sa raison d’être dans une séduction perpétuelle.
En cela, Nabokov et Wilde rejoignent l’objectif de l’écriture sadienne. De Sade, ils partagent l’élan vital qui pousse au crime, à imaginer le crime sublime de l’esthétique, celui qui permet de se survivre. Sade, prisonnier, ne s’y trompait point, quand il fit dire à sa Juliette, cherchant avec Clairwill ce qu’elles pourraient bien imaginer encore qui fasse perdurer le plaisir : « Je voudrais… trouver un crime dont l’effet perpétuel agît, même quand je n’agirai plus » [9].

Notes

  • [1]
    Oscar Wilde, De Profundis, éd de P. Aquien, Livre de Poche, 2000, n° 16055.
  • [2]
    V. Nabokov, Lolita, paru en 1955.
  • [3]
    Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola (Préface), Seuil Essais, Paris, n° 116.
  • [4]
    Ce qui est la définition du lyrisme.
  • [5]
    Préambule au manuscrit de Neuchâtel, 1764.
  • [6]
    Comme le dit Annie Ernaux dans L’occupation, NRF Gallimard, 2002. p. 40.
  • [7]
    Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Folio, n° 2839, p 264.
  • [8]
    Article publié dans la Neue Freie Presse de Vienne, (1905), cité dans la préface à De Profundis de P. Aquien, éd. Poche, n° 16055.
  • [9]
    Histoire de Juliette, cité par Annie Le Brun in Soudain un bloc d’abîme, Sade, Folio Essais, Gallimard, Paris, n° 226, p. 203 et p. 305.
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