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Article de revue

Étude clinique d'une organisation défensive

Pages 79 à 92

Notes

  • [1]
    M. Klein, (1935), « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs », Essais de psychanalyse, Payot, 1967.
  • [2]
    M. Klein, (1955), « A propos de l’identification », Envie et gratitude, Gallimard, 1971.
  • [3]
    W. Hoffer, 1954, « Defensive process and defensive organization : their place in psycho-analytic technique », Int. J. Psychoanal. 35, pp.194-198.
  • [4]
    Noter ici le jeu de mot : « vivoter » se dit en Anglais to live hand to mouth. N.d.T.
  • [5]
    Autre jeu de mot entre warehouse et aware house. N.d.T.
  • [6]
    S. Smith, 1972, « The golden phantasy. A regressive reaction to separation anxiety », Int.J.Psychoanal., 58, pp.311-324.
  • [7]
    En fait « piétonnes » ; en Anglais : pedestrian. NdT.
  • [8]
    L’interprétation fait appel au jeu de mot entre coxcomb (bouffon) et combs (peignes) dont « le type » était couvert dans le rêve. NdT.
  • [9]
    Pedestrian, cf. note 7.
L’auteur, psychanalyste de la Société Britannique, témoigne de l’usage kleinien du clivage : non plus comme mécanisme de défense spécifique d’une organisation psychique singulière mais comme opération continue, évoluant avec le développement de l’appareil psychique et la maturation intégrative du moi.

1Certains patients entrent en analyse non pas avec l’espoir d’augmenter le contact avec soi-même ou avec leurs objets, mais au contraire, à un moment où ils ont désespérément besoin d’un refuge contre ceux-ci. Une fois en analyse, leur premier souci est d’établir, en fait de rétablir, une organisation défensive contre les objets internes et externes qui leur occasionnent une angoisse presque envahissante.

2Les vies présentes des patients auxquels je pense sont pleines d’angoisses infantiles qui se sont peu modifiées. Ils ont un moi faible, ressentant plus de persécution que la normale ; dans l’enfance ils atteignent la frontière de la position dépressive définie par Mélanie Klein [1] mais ne parviennent pas à la négocier, et forment à la place une organisation défensive. Cette dernière s’avère néanmoins précaire, car la combinaison d’un moi faible et des assauts d’angoisses aiguës, cela même qui rend impossible la négociation de la position dépressive, leur rend également impossible de soutenir une organisation défensive. Leur vie oscille entre des périodes où ils s’exposent et des périodes de restriction ; quand l’organisation défensive défaille, ils sont exposés à une angoisse intense causée par leurs objets, et quand elle est rétablie, ils souffrent de relations d’objet restreintes quoique tolérables.

3La longue analyse de douze ans de monsieur M. m’a fourni l’occasion d’étudier les phases successives – quatre en tout – de l’évolution de son organisation défensive. Dans la première j’ai pu voir la situation désespérée à laquelle il était exposé quand son organisation défensive lui faisait défaut. Puis, dans la phase suivante, quand il a pu la rétablir, j’ai observé les relations d’objet restreintes sur lesquelles reposait cette organisation, et le type de soulagement et de bénéfice qu’elle lui procurait. Plus tard, dans la troisième phase, j’ai observé comment il utilisait son organisation défensive pour satisfaire sa cruauté et son narcissisme. Et finalement, dans la dernière phase d’analyse, quand monsieur M. s’est retrouvé avec des objets fiables, il a pu de nouveau avancer dans son développement, mais je pouvais voir comment son moi, bien que plus fort, était toujours clivé de façon caractéristique, comme conséquence de cette organisation défensive prolongée.

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6Monsieur M. était un enfant unique né par césarienne après un long travail. Sa mère lui avait dit n’avoir pas eu d’autres enfants car elle n’aurait pas pu supporter une fois de plus cette expérience de l’accouchement. Elle l’avait nourri au sein pendant six mois alors qu’elle se sentait très déprimée. Monsieur M. ressentait sa mère comme un poids, mais il savait qu’elle l’aimait… Son père était un homme plein de bonnes intentions, mais froid et distant, blessé par l’absence de reconnaissance professionnelle. Monsieur M. sentait que son père « psychologisait » ce qui le concernait.

7Monsieur M. se souvenait de son enfance, malheureuse et solitaire, parfois effrayante. La nuit, il lui fallait une lumière dans sa chambre, et il exigeait que le couloir menant à la chambre de ses parents soit éclairé. Il dormait bien et était énurétique. A l’âge de sept ans, il devint très nerveux et se mit à souffrir de cauchemars. C’était probablement une période où son organisation défensive était en défaut. Ses parents l’emmenèrent voir un analyste qui le traita pendant deux ans ; ils étaient d’avis que cette analyse d’enfance l’avait aidé même si elle n’avait pas éliminé ses problèmes. De ce point de vue, je crois que les parents de monsieur M. avaient raison ; sa première analyse semble l’avoir aidé à reconstituer une organisation défensive dont il avait fort besoin, bien qu’elle n’ait pas modifié la situation sous-jacente. Monsieur M. poursuivit sa scolarité qu’il détestait, car il avait peur des autres enfants. Il commença l’Université toujours dans le même isolement, et malheureux. Son père le poussait à faire une autre analyse, mais monsieur M. ne voulait pas. Son père mourut soudainement deux ans plus tard. Tout d’abord monsieur M. ne put intégrer cette mort. Plus tard, vivant seul avec sa mère, il devint déprimé et se sentit de plus en plus malade et effrayé. Il avait vingt-deux ans lorsqu’il s’engagea dans une analyse avec moi.

8Il arriva à sa première séance en riant pour masquer sa terreur. Il déversa un matériel sélectionné concernant la « castration orale », « l’homosexualité », « l’impuissance », « les lesbiennes » ; il parlait comme un psychanalyste confus, comme si son esprit était sous une pression intolérable. Il pouvait à peine écouter les quelques interprétations que je fis sur la pression et la confusion dans sa tête et sa terreur à mon égard. A un moment, néanmoins, je lui dis que, parce qu’il était terrifié, il me servait un discours « analytique » et que peut-être il aimerait dire autre chose autrement. Cette interprétation mit un terme à son discours affolé. « C’est difficile de rêver éveillé. J’essaie mais je n’y arrive pas. Je suis agité par les gens. Mais dans un rêve je me retrouve seul avec mes pensées – alors il n’y a rien que des pensées ». Il parlait avec un regret intense. Ce fut sa première expression, maintes fois répétée par la suite, d’un désir de relation avec moi paisible et sans distraction, une relation dans laquelle il pourrait avoir ce qu’il appelle ici un « rêve ». Mais comme le père psychologisant dans le transfert, je l’avais déjà plongé dans l’agitation ; je le terrifiais, il se projetait en moi pour me contrôler, puis il devenait confus. Son désir était de s’échapper des gens qui l’agitaient ainsi, mais de ne pas être laissé seul avec « rien que des pensées ».

9Dans cette première phase d’analyse, Monsieur M. était très troublé. L’impact de la mort de son père, qu’il avait pu écarter pendant quelques mois, avait détruit sa précaire organisation défensive et l’avait exposé à la confusion et à beaucoup d’angoisses qui le débordaient. J’aimerais décrire de façon plus détaillée la situation de monsieur M. telle qu’elle a émergé très tôt dans l’analyse, dans une séance du vendredi. Au début de la séance, monsieur M. avait paru avoir peur de pénétrer dans la pièce. Quand il entra, en allant vers le divan, il s’arrêta, se pencha et fixa le siège de mon fauteuil (je ne m’étais pas encore assise). Il était très anxieux et respirait de manière irrégulière. Allongé sur le divan, il commença : « Vous avez encore changé de tailleur. Il a des rayures. Je me sentais anxieux en venant ». Son angoisse, déjà aiguë, ne faisait que croître. Je lui dis qu’il voulait que je sache qu’il avait très peur. Monsieur M. répondit : « C’est ma respiration, elle est anormale. Un rythme anormal. Je n’arrive pas à retrouver une respiration normale. En fait, j’ai fait un rêve la nuit dernière ». Et soudain d’un ton d’auto-admiration, il dit : « Quel rêve ! »

10Il retomba aussitôt dans l’angoisse, parlant comme s’il était en train de regarder le rêve qu’il racontait.

11« Je regardais un vieux film ou un film à la télé. La femme qui était censée être la star me dégoûtait. Elle était trop vieille. Je trouvais que c’était dégoûtant qu’elle joue ce rôle. Elle aurait dû être plus jeune. Il y avait deux hommes avec elle tout le temps. Je la voyais au lit avec les seins dénudés et ces deux hommes de chaque côté. Ils allaient lui faire l’amour ou quelque chose comme ça. Mais soudain l’homme a dit quelque chose sur un ton grincheux et désinvolte, ça m’a surpris. Puis l’homme a sorti un grand couteau et commencé à s’attaquer à la femme en la coupant entre les deux seins. C’était horrible. Ensuite je ne regardais plus, mais je m’étais mélangé avec l’homme du rêve et je donnais des coups de couteau à la femme. J’étais comme absorbé par lui et il écrivait son nom sur sa chair avec le couteau. Elle criait ».

12Avant que je puisse dire quoi que ce soit, il cria avec colère : « Vous n’avez rien dit, ça n’en valait pas la peine. C’était gâché que de vous le dire ». Je dis qu’il était en colère de ce que je n’avais pas été assez rapide. Il avait l’impression que cela révélait le peu de valeur que j’accordais à son rêve – sa production star pour moi (Monsieur M. rit) – mais aussi, plus important, il y avait sa peur que le rêve ne soit devenu vrai, et qu’un rapport ne soit en train de se produire réellement ici dans la séance, sous forme d’images et aussi dans sa respiration. Monsieur M. était attentif. Je continuai en lui disant qu’il avait eu peur au début que je me sois réellement transformée en mère qui criait dans son rêve – peut-être mes rayures lui avaient paru être des cris. Monsieur M. eut un petit rire de soulagement, et sa respiration s’apaisa.

13L’instant d’après, il disait avec un vernis de vantardise mais aussi avec désespoir : « Ce rêve était très vivace. D’habitude je ne me souviens pas de mes rêves. Ils sont incohérents. J’ai essayé de me souvenir de celui-là. Il était très vivace » répétait-il, essayant désespérément de me faire parler encore de son rêve de sexe, ainsi que je l’appellerai. Je restai silencieuse. Soudain monsieur M. dit d’une voix épuisée et morte : « En fait, j’ai fait un autre rêve ».

14J’essayais de faire de l’autostop. Il y avait plein de voitures qui arrivaient. Puis j’ai vu deux vieillards. Eux aussi faisaient du stop. Mais dès que je voulais qu’on les prenne, le flot des voitures se tarissait. Ensuite je suis avec un gros chien, un Alsacien. J’ai pensé « on ne me prendra jamais avec ce chien ».

15Par la suite j’ai appris que le rêve des vieillards était un rêve récurrent. Ce jour-là il était apparu à la fin de semaine, quand le flot des voitures, c’est-à-dire le flot des séances, cessait. J’interprétais : monsieur M. ressentait que lui bébé faisait le geste d’autostop avec son pouce, ayant besoin qu’on le prenne. Mais son rêve et son humeur d’épuisement soudain indiquaient qu’il se sentait laissé avec des vieillards qui ne pouvaient pas l’aider, mais le faisaient au contraire se sentir fatigué et mort, et que c’est lui qui devait les encourager et leur insuffler de la vie. Je lui rappelai que juste avant dans la séance, il voulait que nous parlions de son rêve de sexe afin de nous animer lui et moi.

16C’était presque la fin de la séance. Monsieur M. déversa une séquence désordonnée : « Au hasard… votre bureau. Mes testicules pourraient être écrasés. J’ai une image. Trop loin… » etc. Il était agité. Il fragmentait ses pensées, parlait pour se débarrasser de « hasards » et pour me tenir loin de lui, terrifié à l’idée que je sois les « vieillards » qui ne pouvaient ni s’occuper de lui ni se débrouiller par eux-mêmes, pas plus que ne le pouvait sa mère veuve avec qui il allait passer le week-end.

17Bien que monsieur M. se méfie des interprétations, craignant qu’elles ne tendent à l’exciter ou à le ridiculiser, ou qu’elles ne soient l’expression de mes propres souffrances, mort ou angoisse, il voulait malgré tout que j’interprète. C’était là la manifestation transférentielle de sa croyance que ses objets, en dépit de leur pesanteur terrifiante, lui voulaient du bien, de même que lui-même, bien que se sentant mort, aurait aimé pouvoir leur insuffler de la vie. Il était soulagé essentiellement par les interprétations qui prenaient en compte le degré extrême de ses angoisses et de son sentiment de désordre et de confusion – à condition qu’elles puissent être formulées avant qu’il ne passe à une autre angoisse, ce qui n’était pas toujours facile. Il se sentait alors touché par un analyste assez fort pour le contenir, et son moi en était renforcé par identification ; l’intensité de son angoisse baissait progressivement, tout en restant très élevée. A la fin de cette première phase qui dura dix-huit mois, il se produisit un changement dans la nature de sa relation avec moi.

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20Contrairement à ce qui se passait auparavant, monsieur M. arrivait maintenant à l’heure pile, en donnant un puissant coup de sonnette. Et contrairement à sa manière précédente de déverser des angoisses constamment changeantes le concernant lui ou l’analyste, il semblait les avoir complètement oubliées. Il ne cherchait plus à m’animer ; il n’y avait plus de matériel érotisé « stimulant ». Il parlait désormais d’une voix lointaine, articulant à peine, comme s’il avait la tête engourdie de sommeil, laissant tomber des mots morts et glacés qui me gardaient sous contrôle et me paralysaient. Il avait clivé ses parties pleines d’angoisse, et se projetait fantasmatiquement dans le froid pénis du père, tenant un discours glaçant destiné à annihiler tout mouvement pouvant venir de la pièce, du divan ou de moi-même, c’est-à-dire de tout ce qui représentait le corps de la mère. De cette manière il s’était fabriqué une place vide, immuable, en moi, mère-analyste.

21Monsieur M. disait « je veux me terrer pour n’être plus dérangé ». Il y était maintenant parvenu. Il avait le sentiment de faire de moi un objet dans lequel il pouvait se caser et n’être plus « agité ». A la situation de transfert initiale secouée de bonds, s’était substituée une relation restreinte et contrôlée entre monsieur M. et moi. Il se trouvait dans une sorte de rêve éveillé où la seule perception du divan et du son de ma voix pouvait l’atteindre. Il n’avait pratiquement pas d’angoisse ; et de cette façon minimaliste, il avait le sentiment d’avoir ce dont il avait besoin. Monsieur M. se sentait calme et ce calme était un soulagement énorme.

22En gros, monsieur M. avait maintenant développé une organisation défensive qui enchevêtrait plusieurs défenses, le contrôle tout-puissant et le déni, ainsi que plusieurs formes de clivage et d’identification projective décrites par Mélanie Klein [2], qui organisaient ses rapports à ses objets. Il exerçait sur moi une pression intense pour me transformer et me confiner à être ce dont il avait besoin pour rester calme. Et pendant cinq ans, le travail analytique s’exerça dans le cadre imposé par cette organisation défensive.

23Il y a là un problème de terminologie. Je voudrais proposer, bien qu’il s’agisse là d’un changement par rapport à l’usage analytique courant, que le terme d’« organisation défensive », introduit par Willi Hoffer [3], soit réservé au type de système défensif établi par monsieur M. Contrairement aux défenses – fragmentaires, plus ou moins transitoires, récurrentes – qui constituent une part normale du développement, une organisation défensive est une fixation, une formation pathologique qui apparaît quand le développement éveille des angoisses insolubles et envahissantes. En termes kleiniens, les défenses sont normales quand on négocie les positions paranoïde-schizoïde et dépressive, par contre une organisation défensive est une formation pathologique fixée à l’une ou l’autre position, ou à la frontière des deux.

24Le matériel, les idées orales et génitales étaient infiltrés d’analité et les processus mêmes en étaient très marqués : monsieur M. livrait ses paroles en faisant des bruits, comme s’il était en train de déféquer ; la plupart de ses pensées et sentiments avaient pour lui le sens de feces encombrants qu’il voulait évacuer. Son fonctionnement et ses relations d’objet avaient revêtu pour lui une signification essentiellement anale, et en ce sens son organisation défensive était une organisation anale.

25Voici, dans un rêve, la représentation du type d’objet dont il avait besoin pour obtenir le calme.

26Il avait rêvé qu’il rencontrait un ami qui vivotait avec peine et dormait dans un appartement dans un entrepôt délabré, à l’abandon, - mais son ami disait que c’était sans danger.

27Le rêve évoque la façon dont monsieur M. « vivotait » – il portait souvent la main à la bouche [4], dormant dans l’appartement-séance d’une mère-analyste délabrée qui pouvait à peine bouger, et puisqu’il contrôlait le pénis de son père, il ne pouvait y avoir ni copulation ni enfants, ce qui fait que la mère-analyste était « à l’abandon » elle aussi. J’étais à la fois l’entrepôt-mère dans lequel monsieur M. se rangeait, et aussi « son entrepôt de connaissance » [5], le contenant de ce qu’il ne voulait pas reconnaître.

28Au bout de quelques mois il se mit à ruminer à propos d’un monstre représenté dans les journaux, « l’Abominable homme des neiges », un monstre qui avait fait effraction dans une maison comme lui-même avait le sentiment de faire effraction en moi, quotidiennement, par son puissant coup de sonnette. Il demandait de façon répétée : « l’abominable homme des neiges est-il un vrai monstre ? ». Il se savait lui-même abominable et froidement contrôlant, mais était-il si monstrueux par peur que l’objet ne lui occasionne, comme avant, des sentiments qu’il ne pouvait supporter ? Ou était-il, lui-même, vraiment un monstre ? Il n’arrivait pas à décider, mais il y avait des signes d’un petit monstre, les signes de ce qui allait empirer dans l’évolution future de son organisation défensive : monsieur M. trouvait qu’il tirait un plaisir sadique de ma situation contrôlée et paralysée, un plaisir à me faire supporter les projections de sa haine.

29Il était important pour lui que je comprenne, jusque dans ses manifestations quotidiennes les plus détaillées, son besoin de rester calme et d’éliminer tout dérangement potentiel venant de lui ou de moi ; parfois les interprétations sur sa façon de nous faire tenir ensemble de cette façon contrôlée et inerte, par peur d’un contact plus libre, lui permettaient, fugitivement, d’apporter un matériel plus vivant. Il ne pouvait recevoir que les interprétations qui ne le forçaient pas à prendre à son compte des sentiments dont il ne voulait pas, ou celles qu’il ne ressentait pas comme des critiques le désignant comme monstre. Ces interprétations acceptables lui procuraient une sensation différente de son état de calme : elles « éclaircissaient sa tête », le faisaient « se sentir différent ». Elles lui offraient l’expérience d’une relation beaucoup plus vivante entre nous.

30Au bout de cinq ans d’analyse, monsieur M. allait mieux de divers points de vue. Il termina son cursus universitaire et trouva un emploi. Il parvint à cesser de vivre avec sa mère et s’installa dans un appartement. Il se fit un ou deux amis. Il me semblait également évident – malgré l’aspect immuable des séances – que son moi était de plus en plus fort et que je lui paraissais moins effrayante. Néanmoins, contrairement à ce que j’attendais, je crois, il ne profita pas de cette amélioration pour mieux tolérer l’intégration de lui-même ou de son objet. Au contraire, il se servit de cette amélioration dans la direction opposée.

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33Un des résultats de l’analyse de monsieur M. avait été la diminution de sa crainte d’être envahi par l’objet. Il m’utilisait de la manière fixe dont il avait besoin, et projetait en moi ses sentiments indésirables ; il me faisait confiance pour ne pas bouger trop et ne pas lui renvoyer la projection. Au début, la fonction essentielle de l’organisation défensive avait été défensive précisément. Ce n’était plus le cas. Maintenant, elle était aussi bien, et parfois de façon prédominante, un moyen de satisfaction de son narcissisme et de sa cruauté.

34Dans les séances, il était devenu souvent ouvertement cruel, me refusant du matériel et produisant n’importe quel galimatias qui lui venait à l’esprit, alors même que je savais qu’il souhaitait et pouvait communiquer bien mieux que cela. Il était excité par sa propre cruauté et par mes démêlés avec son matériel désordonné. Il ne ruminait plus sur son côté « abominable homme des neiges » : il avait, de façon omnipotente, clivé et écarté son surmoi… Son triomphe sur moi augmentait tandis qu’il m’imaginait désorientée et déçue par l’usage pervers qu’il faisait de son amélioration.

35Il se sentait de plus en plus attirant. Il usait de mécanismes de clivage non seulement pour écarter son surmoi, mais aussi bien les réalités qui interféraient avec son narcissisme. Dans ses fantasmes florissants il se sentait dans le pénis tout-puissant du père et le sentait en même temps en lui, mais la même chose se produisait pour tous les attributs de sa mère – ses seins, sa beauté excitante, etc. Il sentait, il croyait presque, qu’il était le pénis ou les seins que je désirais ; qu’il pouvait consommer son complexe d’Œdipe positif et négatif ; et qu’il pouvait rester en analyse éternellement. L’analyse était censée être l’accomplissement de ce qu’un auteur a appelé « le fantasme d’or » [6]. Dans la vie courante, après un ou deux échecs, monsieur M. était devenu sexuellement puissant et avait rencontré plusieurs jeunes femmes prêtes à le suivre et à conforter son sentiment de puissance et de charme. Il ne ressentait plus aucun besoin de mon travail. Il n’avait que mépris pour les interprétations qu’il jugeait « prosaïques » [7], à l’instar du mépris qu’il éprouvait pour la partie de lui-même plus consciente.

36Son état d’excitation apparaît bien dans le rêve suivant : il voyait un type couvert de peignes dressés et pensait « il faudrait désamorcer ce type ». Il y avait des feux de circulation qui fonctionnaient à l’envers – rouge orange rouge – et le type regardait dans le mauvais sens.

37Après m’avoir raconté le rêve, monsieur M. n’y prêta plus attention. Il passa rapidement à de nouveaux sujets, dans un désordre dont je ne pouvais rien faire. J’essayai de lui montrer qu’il faisait comme le type dans son rêve, que je suggérai être un « bouffon » couvert de peignes dressés dans son excitation ostentatoire et débordante [8]. Je dis qu’il était en train de vivre son rêve dans la séance, en s’excitant de me donner le matériel à l’envers, comme les feux rouges, et à regarder du mauvais côté – c’est- à-dire à se détourner de son rêve qui parlait du soi bouffon dont il savait bien qu’il devrait être désamorcé. Monsieur M. ne voulait pas prendre en compte ces interprétations. Je persistai, il s’irrita, et la séance se termina sur sa déclaration méprisante en partant : « Vous m’embêtez ».

38A cette période, la part toute-puissante dominait et tentait sans cesse d’accroître sa dissociation d’avec la part saine et consciente ; ce processus culmina dans un acting-out à la fin de la sixième année : monsieur M. devint temporairement presque délirant. Il quitta son travail et m’informa qu’il arrêtait l’analyse et ne reviendrait pas après les vacances. Il faisait des projets irréalistes de voyage prolongé. Durant les dernières semaines du trimestre, il était si coupé de tout par son excitation et sa toute-puissance que j’entrais difficilement en contact avec lui. Je continuais à interpréter ses projets comme une mise en acte de fantasmes de toute-puissance plutôt que comme expression de son intention de quitter l’analyse. Il avait alors déposé en moi tout son bon sens et sa santé mentale. Il revint après les vacances. Il me dit que ses voyages avaient été un désastre, que son employeur ne voulait pas le reprendre, et qu’il lui fallait trouver un nouveau travail. Ses expériences pendant les vacances avaient désamorcé et détruit sa toute-puissance et son excitation, et l’avaient laissé très effrayé. La part consciente de lui avait retrouvé son chemin dans son esprit et il sentait qu’il avait été « fou ».

39Il ne put cependant supporter très longtemps de savoir cela. Il cliva la pensée selon laquelle ses impressions de toute-puissance étaient folles, et se forgea une version modifiée et déformée de son retour en analyse comme manière de satisfaire mon désir. Très vite, il reprit avec moi la relation défensive et très pathologique antérieure.

40Je travaillai cette situation de transfert répétitif et grosso modo immuable. Par moments monsieur M. arrivait presque à me décourager. Mon découragement venait du souci que me donnait l’absence de mouvement dans l’analyse : je me demandais s’il fallait continuer. Mais c’était aussi le découragement de monsieur M. qui était projeté en moi et je comprenais qu’il s’accrochait à l’analyse comme à une possession – il ne parlait plus de partir – qu’il utilisait pour gonfler sa toute-puissance et son narcissisme, qu’il ne laissait jamais rien bouger ou devenir vivant afin que lui-même ne puisse jamais se sentir vivant. A cette période émergea complètement ce qui avait été, bien avant, présagé dans le rêve des vieillards. Vous vous souvenez qu’à la fin du rêve était apparu un chien alsacien, et monsieur M. disait « On ne me prendra jamais avec ce chien ». Le fait que je ne renonce pas et continue à travailler avec lui fut, je crois, pour lui la preuve que son objet pouvait s’opposer au chien qui était en lui, à sa possessivité inlassable et fourbe, sans en être détruit.

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43Peu à peu, au bout des huit années d’analyse apparurent les signes nets d’un contact plus vivant, moins restreint entre nous, tandis que l’organisation défensive de monsieur M. commençait à se relâcher. Au lieu d’une organisation totale et constante de ses relations internes et externes contre toute intrusion, monsieur M. commença à user de défenses plus transitoires et à laisser des perceptions et émotions dérangeantes l’atteindre. Maintenant, il voulait parler. Le domaine de l’analyse était plus étendu : sa vie courante venait dans ses pensées pendant les séances. Il pouvait commencer à se débattre avec les problèmes à la lisière de la position dépressive, auxquels il avait eu tant besoin d’échapper par son organisation défensive. Il n’était plus envahi par les retours d’angoisse. Le moi de monsieur M. était clivé : une part de lui capable de conscience et de sensibilité essayait de progresser malgré l’angoisse qui menaçait ; l’autre part toute-puissante préférait demeurer dans un état d’identification projective avec l’objet, faire obstacle en méprisant les efforts « prosaïques » [9] du développement. Mais contrairement à ce qui se passait avant, la part consciente restait dominante et surveillait la part toute-puissante qui servait encore de défense comme un précipité laissé par l’organisation défensive.

44Avant de conclure, je rapporterai une séance de la neuvième année qui montre le fonctionnement de cette configuration caractéristique.

45C’était une séance du vendredi. Monsieur M. démarra sur un ton ricanant, hostile, disant qu’il s’ennuyait. Puis, d’une voix différente, il dit qu’il était fatigué (il en avait l’air en effet), mais il revint au ton de ricanement hostile, en disant qu’il devait faire acte de révérence, qu’il lui fallait en quelque sorte faire signe de la tête devant la porte de sortie (il avait, en entrant dans mon cabinet, désigné de la tête la porte donnant sur la rue). Je fis un commentaire sur ces sentiments opposés : il me haïssait, sentant que je le contraignais de reconnaître que c’était aujourd’hui un jour de fin, le vendredi, et en même temps il se sentait fatigué.

46Aussitôt monsieur M. parla de ses projets sexuels pour le week-end, il allait revoir X – une femme mariée avec qui il avait une aventure –, il allait rencontrer Y, – une jeune femme qui avait passé une annonce dans le journal à laquelle il avait répondu – et avec laquelle il coucherait, ce qui faisait des embrouillaminis. Puis il parla de Z, une jeune fille juive qui s’intéressait à lui et se montrait amicale à son égard, qu’il avait invitée à sortir samedi soir. Il craignait de perdre tout intérêt pour elle. Il semblait soucieux. Je relevai sa crainte que ses activités avec X et Y ne détruisent son attirance pour la jeune fille juive amicale et intéressante, ce que je reliai à un aspect de moi qui avait de l’intérêt pour lui, attentif à ce qu’il ressentait. Je lui fis remarquer qu’en me racontant toutes ces histoires de sexe, il ne s’intéressait plus à la fatigue ni à la dépression qui s’insinuaient en lui le vendredi. L’interprétation sembla le toucher et il tomba dans le silence.

47Quand il parla de nouveau, ce fut d’une voix plus légère, plus vivante. Il dit se sentir mieux que lorsqu’il était arrivé ; il ne se sentait pas bien alors, mais il était maintenant soulagé, comme si on lui avait enlevé un poids. Il y eut un autre silence. Puis il dit combien il faisait froid dans son appartement. Il s’était procuré des protège-courants d’air qu’il avait mis autour de la porte d’entrée, mais l’interstice était trop grand et les choses s’étaient tordues et pliées. Je lui suggérai qu’il était en train de m’expliquer à propos de ses protège-courants d’air, ses arrangements sexuels pour le week-end et ce qu’il m’en avait dit, que c’étaient là ses méthodes pour exclure la platitude et la fatigue du week-end, que ces méthodes ne bouchaient pas vraiment l’entre-deux et qu’elles lui donnaient le sentiment d’être tordu et tout plié. Monsieur M. dit pensivement : « Eh bien, oui. Une perversion, je sais. »

48Au bout d’un moment il dit « C’est drôle de penser que j’ai deux maisons – une ici et une à A… J’aime bien A. » (Il avait récemment hérité d’une propriété à A.). Il continua : « Il me vient une image du cimetière juif à A… Je passe souvent devant. Parfois il y a des swastikas peintes dessus. Il y a une voie piétonne le long. » – en disant le mot « piétonne » il eut un rire amical : « Je sais ce que vous allez penser…une voie où je marche parfois ». J’interprétai son idée d’avoir deux maisons comme l’expression de ses deux façons de me ressentir : en arrivant, il éprouvait de l’hostilité et me haïssait de le mettre dehors le week-end ; il me peignait comme le ferait un nazi, et préférait ses femmes excitantes du week-end à cette analyse ennuyeuse des vieillards. En milieu de séance, il se sentait comme chez lui avec moi, m’aimait bien et se sentait communicatif. Je lui dis également que la « voie piétonne » était importante. Ce jour-là il ne passait pas devant le « cimetière juif » ; il se trouvait sur ce qu’il avait souvent considéré comme la voie prosaïque qui consiste à voir les choses telles qu’elles sont. Je lui suggérai qu’en m’ôtant vie et sexe comme il l’avait fait en début de séance, il ressentait qu’il m’avait réduite à l’état d’un cimetière qui serait ensuite entré dans son monde intérieur et l’aurait fatigué et déprimé.

49C’était presque la fin. Effrayé à l’idée de sa dépression et de son départ, monsieur M. cliva sa partie consciente. Ce fut soudain un tout autre patient sur le divan. Il parla de ses femmes, X et Y, décrivit avec excitation un film sur les homosexuels, qui avait eu de bonnes critiques et auquel il allait emmener une des deux femmes ce week-end.

50A la fin de cette analyse longue de douze ans, bien que sa part toute-puissante fût encore susceptible de faire soudain irruption et de gâcher ses relations, et bien qu’il fût lui-même susceptible de perdre tout intérêt pour un objet quand il se sentait persécuté ou trop coupable, devenant alors tout-puissant et pervers, ces états d’esprit n’étaient plus que temporaires. Ils ne perturbaient pas sérieusement ses relations stables, parmi lesquelles la plus importante fut son mariage qui lui apporta beaucoup de plaisirs.

51traduit de l’anglais par Laurence Apfelbaum


Date de mise en ligne : 01/01/2011.

https://doi.org/10.3917/lcpp.004.0079

Notes

  • [1]
    M. Klein, (1935), « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs », Essais de psychanalyse, Payot, 1967.
  • [2]
    M. Klein, (1955), « A propos de l’identification », Envie et gratitude, Gallimard, 1971.
  • [3]
    W. Hoffer, 1954, « Defensive process and defensive organization : their place in psycho-analytic technique », Int. J. Psychoanal. 35, pp.194-198.
  • [4]
    Noter ici le jeu de mot : « vivoter » se dit en Anglais to live hand to mouth. N.d.T.
  • [5]
    Autre jeu de mot entre warehouse et aware house. N.d.T.
  • [6]
    S. Smith, 1972, « The golden phantasy. A regressive reaction to separation anxiety », Int.J.Psychoanal., 58, pp.311-324.
  • [7]
    En fait « piétonnes » ; en Anglais : pedestrian. NdT.
  • [8]
    L’interprétation fait appel au jeu de mot entre coxcomb (bouffon) et combs (peignes) dont « le type » était couvert dans le rêve. NdT.
  • [9]
    Pedestrian, cf. note 7.
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