Notes
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[1]
Stiegler B. (2016). Le transhumanisme est un neodarwinisme dangereux, http://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/le-transhumanisme-est-un-neodarwinisme-dangereux-avertit-bernard-stiegler_108864
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[2]
Entretien avec Béatrice Comte, Le Figaro magazine, 15 avril 2006, p. 83.
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[3]
Loumé L. (2016). Transhumanisme, nous risquons de provoquer une vague de déception, http://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/transhumanisme-nous-risquons-de-provoquer-une-vague-de-deception_104399
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[4]
Speer, S. (2012). Robot prostitutes, the future of sex tourism, http://www.stuff.co.nz/dominion-post/news/6766294/Robot-prostitutes-the-future-of-sex-tourism
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[5]
Ferroul, Y. (2014). Sexe connecté, robots humanoides : la fin programmée de la prostitution est proche, http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1125611-sexe-connecte-robots-humanoides-la-fin-programmee-de-la-prostitution-est-proche.html
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[6]
Brutsch A. (2017). L’humain 2.0, c’est pour demain, http://www.lematin.ch/societe/humain-20-cest-demain/story/15945880
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[7]
Roux M. (2013). Transhumain : homme augmenté, amélioré ou…prolongé ?, http://transhumanistes.com/le-transhumain-un-homme-augmente-ameliore-ou-tout-simplement-prolonge/
Introduction
1 Les changements induits par le développement des technologies numériques ne font aujourd’hui plus l’objet d’une discussion. Seule reste en question l’ampleur de ces changements, et peut-être plus encore leur ampleur à venir. Dans le cadre d’une réflexion sur la transition transhumaniste, et le posthumanisme (Hottois, Missa & Perbal, 2015) auquel cette transition est susceptible de conduire, tous les repères ne sont peut-être pas à examiner de la même manière. En effet, on peut tenir compte, d’une part, d’une transition déjà entamée, avec prothèses et artefacts intégrés dans le corps humain, et, d’autre part, la dévolution d’une part importante d’opérations intellectuelles à des machines. Deux questions se posent alors : peut-on envisager une forme d’amortalité qui tiendrait à la possibilité de changer toutes les « pièces »/organes du corps humain à chaque fois que nécessaire ? Et par ailleurs, le rôle spécifique de l’intelligence, voire de la conscience (Hesse & Bourg, 2016), est-il susceptible d’être déplacé de l’humain vers la machine ? La condition humaine, au total, serait doublement transformée, dans l’espace (celui des artefacts internes et externes), et dans le temps (dans la possibilité d’un prolongement plus ou moins illimité de l’existence).
2 Dans une première partie, les bases de la description de l’expérience humaine du temps seront posées, et plus précisément en ce qui concerne l’incarnation et la centration de cette expérience. Nous relèverons d’abord que la pensée s’est structurée sous le coup d’une forme de fatalisme (qu’il s’agisse des lois de la nature ou de celle de Dieu) avant de se restructurer autour de l’idée d’interventions bouleversant cet ordre et paraissant d’autant plus « inquiétantes » qu’elles seraient – à l’avenir – incontournables. Nous verrons ensuite comment le point de vue philosophique et psychanalytique a permis de penser la première fatalité – celle de la finitude, celles des limites – comme une condition positive de l’existence. Cela nous conduira à considérer un aspect complexe de l’expérience humaine qui est celui de sa sensibilité (l’homme n’est pas, de ce point de vue, une machine intelligente, mais un vivant disposant d’une conscience). Nous terminerons cette première partie précisément en délimitant les contours d’une conscience qui ne serait pas réductible à la seule intelligence, intelligence que vivants et machines pourraient avoir en commun (et se transférer).
3 Dans une deuxième partie, il s’agira de mettre en lumière un double mouvement de la représentation médiatique de la pensée transhumaniste sur les cinq dernières années, soit à l’aune de la forme actuelle des humanités numériques. D’une part, nous assistons à une récente accélération de sa visibilité, et d’autre part à des manifestations diverses de cautionnements scientifiques lui apportant de facto une certaine forme de crédibilité. C’est sur cette courte période que nous avons choisi de porter notre attention car elle serait en passe, et en peu de temps, de transformer la vision fictionnelle d’un homme augmenté, immortel puis « transcendé » en une opérationnabilité scientifique potentielle, qui demeure pour autant très discutable.
1. Temporalité biologique, angoisse et vertu de la finitude humaine
1.1. Fatalité de l’existence, fatalité du progrès technologique ?
4 Durant la longue période historique qui précède les Lumières, et encore dans le cadre de certaines cultures et dans celui d’une certaine foi, l’existence est apparue comme une réalité fragile, pour ne pas dire d’ordre secondaire. La fragilité de la vie (brièveté de la vie, fréquence des morts brutales, importance de la mortalité infantile) a concouru à construire un sentiment de fatalité. Fatalité de la nature, les mêmes conditions valant manifestement pour d’autres formes de vivants, fatalité de la volonté divine, pour les croyants. La « contrepartie » de cette fragilité et de cette fatalité pouvait – et peut encore – être apportée par la perspective d’une « autre vie », qui par antithèse, serait une vie meilleure (sans dégradation, sans souffrance) et éternelle. Un parfait « négatif » de la réalité vécue, en quelque sorte.
5 Avec la sécularisation des sociétés occidentales (Gauchet, 1985), se sont développés des discours philosophiques s’emparant de cette dimension de l’existence jusque là laissée à la religion. Kierkegaard a été le premier à thématiser l’angoisse comme sentiment fondamental de la conscience humaine. Puis Heidegger en fait la condition même du sentiment d’existence, nous y reviendrons. C’est enfin avec l’existentialisme en général et Sartre en particulier que la mort est devenue la condition de la liberté, la mort pouvant être interprétée comme une limite nous poussant à faire de vrais choix (d’où son mot selon lequel nous n’avions jamais été aussi libres que pendant l’Occupation).
6 Ce que les sociologues et les psychologues observent ces dernières années, c’est une intensification de ce processus par lequel la vie terrestre devient – du fait de la sécularisation déjà évoquée – la seule vie dont dispose l’individu. La société se « liquéfie », le temps de la vie s’accélère (Rosa, 2017), passant d’une temporalité intergénérationnelle à une temporalité intragénérationnelle, les individus ne pouvant/sachant plus attendre deviennent à la fois addicts et dépressifs, pris dans un cercle de consommation (Ehrenberg, 1998) et de jouissance immédiate où le manque n’est plus supporté (Melman, 2002). La vie s’intensifie mais se fragmente, voire se liquéfie (Bauman, 2006). C’est, curieusement, une nouvelle contrainte qui vient aliéner un individu au lieu même où il cherche à s’affranchir de la contrainte la plus forte : celle de sa finitude. La contrainte de ne vivre qu’un temps est « écrasée » par la contrainte de vivre « à plein temps », au risque de perdre le contact… avec soi-même, avec autrui, avec son environnement, bref, au risque de ne pas se sentir vraiment vivant. Faire et vivre ne seraient donc pas des termes affines.
7 Dans ces conditions, les progrès techniques ont déjà une importance. De multiples prothèses déjà disponibles permettent de réparer ou de maintenir des capacités (mieux voir, mieux entendre, continuer à marcher, etc.). Le vieillissement et la maladie, portent notamment préjudice à l’intensification de la vie par la démultiplication des activités (alors qu’on a pu connaître des temps où être malade ou vieillissant pouvait se transformer en temps de repos, d’alternance, de contemplation). On ne discute pas, aujourd’hui, de la légitimité ou de la pertinence d’artefacts comme les lunettes, les appareils auditifs, les prothèses du genou, du stimulateur cardiaque. Nous acceptons déjà d’être en partie « transformés », mais, de façon sans doute ambivalente. Ces transformations semblent limitées au maintien ou au rétablissement d’un certain état « normal » ou « naturel », notions qui ont été discutées notamment par Canguilhem (2000). Un cas comme celui du coureur (Oscar Pistorius) portant des prothèses n’a pas frappé les consciences pour rien : il fait exception, notamment parce qu’il s’est trouvé à vouloir/pouvoir rivaliser avec les coureurs « valides », et que la question se pose même de la réparation d’un préjudice qui pourrait se transformer en avantage.
8 Ce à quoi nous sommes à présent confrontés, c’est à la difficulté à supporter des limites. Puisque celles de la nature sont susceptibles d’être débordées (et nous ne revenons pas sur celles voulues par une transcendance présumée), tout ce qui peut être fait n’est-il pas bon à prendre ? Où passe la frontière entre des jambes prothétiques pour ne pas subir un préjudice trop important (notamment vis-à-vis des autres) et des jambes prothétiques permettant de courir plus vite et/ou de se fatiguer moins ? Quel est le statut d’un implant cardiaque garanti 30 ans et déposé dans le corps d’une personne de 70 ans ? De ce point de vue, et la démultiplication des recherches scientifiques le montre bien, les précautions éthiques se révèlent vite débordées par l’immensité des potentialités du développement technique et technologique, au point qu’on peut parler d’un fatalisme d’un nouveau genre. Ce ne sont peut-être que les limites économiques – et donc l’inégalité entre les individus – qui « distribueront » demain le handicap, la maladie, le vieillissement, et, pourquoi pas, la mort. C’est d’ailleurs la thématique centrale du « Block Buster » américain Elysium : les riches, privilégiés, vivent sur une station spatiale parfaite (Elysium), et disposent de modules permettant de guérir quasi instantanément toutes formes de maladies. Les pauvres meurent en nombre sur une Terre surpeuplée et ruinée. Stiegler, pour sa part, évalue le transhumanisme comme un « néodarwinisme socioéconomique entre ceux qui pourront vivre éternellement et les autres ! » [1]. Le problème économique devient évidemment un problème éthique et politique : qui décidera, et sous quelles modalités, celles et ceux promis à l’amortalité ?
1.2. Épreuve de l’angoisse, intensité de la présence
9 Être humain c’est faire partie du vivant, et faire partie du vivant c’est être exposé à la mort, au moins en tant qu’individu, la vie se régénérant en se transmettant. Ce qui se transmet, c’est de l’information (de l’ADN jusqu’à la culture), mais c’est aussi la possibilité, pour chaque individu, de vivre sa vie dans son propre corps, et de pouvoir la transmettre à son tour en faisant alliance avec autrui, cet autrui ayant lui-même à faire l’expérience de la vie en son corps (Roustang, 2004). Ainsi s’articulent, pour l’être humain comme pour tout vivant sexué, la transmission de la vie par la sexualité, et l’épreuve individuelle de la mort. L’expérience humaine est évidemment spécifique à plus d’un titre, non pas tant du point de vue biologique que du point de vue phénoménologique. La sexualité n’est pas vécue seulement à des fins de reproduction, d’une part, et, d’autre part, cette reproduction est aujourd’hui rendue possible techniquement sans relation sexuelle. La finitude, quant à elle, retentit sur l’ensemble de l’existence humaine du fait de la conscience de la mort. On relèvera notamment que la conscience d’une durée de vie limitée, du fait de sa mort naturelle ou accidentelle, expose tout individu à l’angoisse (Kierkegaard, 2015 ; Heidegger, 1986).
10 Ce n’est d’ailleurs pas seulement la certitude de la mort qui est source d’angoisse, c’est aussi son caractère imprévisible (elle est possible à chaque instant) en même temps que son caractère fatal (quoi qu’il arrive, elle viendra). Dans un monde de maîtrise et de calcul, cette imprévisibilité peut se voir contrecarrée par des progrès médicaux (permettant de prédire des maladies), ou, de façon plus fantaisiste, par des prévisions rationalisées : ainsi, le site « lejourdevotremort.com » propose de répondre à une série de questions pour livrer la date fatidique. Plusieurs paramètres entrent en ligne de compte, des plus évidents (consommation de drogue, qualité de la nourriture, temps de sommeil), au plus étonnant (fréquence chez le coiffeur !). Dans la même lignée, l’application « DeadLine » disponible sur l’Apple Store, calcule elle aussi la date « prédictive » de notre dernier jour de vie, toujours en fonction d’un questionnaire de santé basé sur votre hygiène de vie et vos antécédents médicaux. L’incertitude pèse aussi bien entendu sur ce à quoi mène la mort, depuis la destruction totale jusqu’à la résurrection en passant par différentes hypothèses de transformation et/ou de prolongements de soi (survivre dans ses enfants, dans ses œuvres, etc.).
11 Mais il faut aussi tenir compte du caractère potentiel dynamogène de cette angoisse existentielle dans les conditions sociales et culturelles que nous venons de dire. En effet, la fin des grands récits (Gauchet, 1985), le souci de vivre d’autant plus intensément sa vie qu’on ne se projette pas dans la perspective d’une « autre » vie et que subvenir à ses besoins élémentaires prend moins de temps, d’énergie et de vigilance qu’à d’autres époques, libérant ainsi la possibilité de multiples investissements : homme en quête de vol, de glisse, de virtuel (Quéau, 1993), homme voué à l’addiction et à la dépression dans un cycle de consommation (Ehrenberg, 1998), « homme sans gravité », homme de jouissance plus que de désir (Melman, 2001). Il faut reconnaître que la plupart de ces auteurs, et d’autres encore, ont un point de vue plutôt critique sur les transformations en cours : la façon dont l’individu entend tourner le dos à la mort ne semble pas rendre sa vie plus profonde, mais au contraire, plus superficielle, plus « liquide », plus fragmentée, et finalement, malgré l’allongement de l’espérance de vie, toujours trop courte. De fait, toute vie indexée sur les valeurs dominantes d’une jeunesse hyperactive voit la maturité et la vieillesse comme une mort avant l’heure, et restreint le sentiment d’être vivant à la possibilité de l’intensité. Un auteur a pu ainsi le formuler : le problème, ce n’est pas de plus pouvoir, mais d’en avoir encore envie.
12 Si l’on doit admettre que l’on ne dispose que d’un temps limité, alors la tentation est importante d’intensifier l’expérience de ce temps, et notamment – ce n’est pas un hasard – en tentant de dépasser des limites. Autrement dit, la limite – temporelle – qu’est devenue la mort pour des consciences sécularisées est reprojetée dans l’espace. C’est dans l’espace qu’il s’agit de déborder les limites, et notamment par la vitesse, qui concilie l’accélération dans l’espace et une forme de réduction du temps passé (moins on y passe de temps, plus il est censé en rester). Mais toute la difficulté tient au fait que c’est alors une logique, une dynamique qui se mettent en place, comme l’a mis en évidence Rosa (2017), le gain de temps fait d’un côté ne servant pas véritablement à décélérer de l’autre. Au contraire, l’accélération finit par envahir tout le champ de l’activité humaine, en écrasant la temporalité vécue. On ne peut mieux le dire qu’avec les termes du peintre René Laubiès témoignant de sa vie en Inde : « Il ne se passe absolument rien. Mais jamais je ne m’ennuie. Les jours coulent avec un naturel immémorial, sans rupture ni contrainte. À Paris, en revanche, le temps morcelé, syncopé, n’en finit plus, il se traîne et me pèse [2]. »
1.3. La sensibilité : un obstacle ou une ressource ?
13 On l’a vu dans les développements qui précèdent : il est de multiples manières de se jouer de la mort, et notamment en mettant sa vie en jeu, à travers des activités qu’on dira d’« intensification ». D’un certain point de vue, cette intensification a pour but de procurer des sensations fortes, un sentiment d’existence. D’un autre point de vue, comme tout processus qui joue avec une limite, le risque est réel d’un épuisement de la sensation, qui conduit à une surenchère. À force de pousser sa sensibilité à l’extrême, on se désensibilise et on doit chercher toujours plus loin de nouvelles sensations, ce qui conduit volontiers à l’exposition à la mort. On comprend dès lors le paradoxe suivant : la certitude, séculaire, d’une mort définitive, conduit à vouloir intensifier le temps de l’existence, mais cette intensification s’expérimente dans l’épreuve des limites… qui conduit à l’évidence de la mort comme limite infranchissable, et auparavant, le vieillissement qui semble s’opposer à ce jeu (on a pu voir récemment combien le record de l’heure en bicyclette réalisé par un plus que centenaire était médiatisé). Bref, la logique même d’une vie intense à défaut d’une (autre) vie éternelle conduit à vouloir affronter la limite qu’est la mort. Un tel défi est sans doute, sous différentes formes (Durand, 2016 ; Yalom, 2008), aussi vieux que l’humanité. Mais alors que jusqu’à présent il relevait d’un imaginaire (tuer la mort, se la concilier, s’en remettre au renouvellement induit par les cycles et la succession des générations), il est aujourd’hui « autorisé », par les progrès scientifiques et technologiques, à se donner une forme concrète.
14 Il peut être intéressant d’introduire une différenciation entre « être vivant » et « se sentir vivant ». On peut en effet considérer que l’intensification de nos existences procède du désir de se sentir (plus) vivant, même si nous avons vu que cela n’avait pas nécessairement l’effet escompté. La question se pose alors en ces termes : s’agit-il, pour vivre plus/plus longtemps, de réparer/remplacer les parties sensibles de notre corps, ou bien, puisque nous pouvons aujourd’hui tout imaginer, de nous rendre, et là encore par le recours technologique, plus sensible. Dans cette alternative on retrouve bien entendu l’opposition sous-jacente entre un « vivre plus longtemps » qui n’équivaudrait pas nécessairement avec un « vivre plus (ou mieux) ». Cette distinction conduit à repérer des interventions de natures différentes, et sur lesquelles nous reviendrons : on peut envisager des interventions qui amplifient notre sensibilité (entendre les ultrasons, ou voir de nuit, par exemple), ou d’autres qui la réduisent (devenir imperméable au stress). Dans le premier cas, un gain est fait, via la sensibilité, du point de vue de la richesse des échanges (informationnels, notamment), avec l’environnement. Dans le second cas, la préservation de soi pourrait passer par des formes de désensibilisation.
15 Un témoignage personnel que nous avons pu recueillir décrivait les gestes accomplis par une personne condamnée par la maladie et qui, les derniers jours de sa vie, prenait le temps de s’approcher de chaque fleur, de chaque arbre, pour en sentir le parfum. C’est bien la proximité de la mort, et sa certitude, qui venait alors intensifier la sensibilité, ou, pour le dire autrement, c’est l’investissement du sensible qui permettait de se sentir encore vivant malgré l’imminence de la mort. On peut pousser la perspective : la promesse de l’amortalité ne risquerait-elle pas, à double titre, de provoquer un épuisement sensible ? D’abord, par usure (n’y a-t-il pas une lassitude du quotidien qui puisse peser de plus en plus ?), ensuite par absence d’aiguillon (pourquoi me rendre particulièrement disponible à mes sensations si j’ai un temps indéfini pour le faire ?). De ce point de vue l’amortalité peut être comprise comme une perte de sensibilité, et une diminution de l’intensité de l’expérience de l’existence : vivre plus (longtemps) ce serait alors vivre moins (intensément).
16 De plus, et d’un point de vue plus technique cette fois, il faut envisager le corps humain comme un ensemble particulièrement complexe. On se trouve ainsi confronté au problème du « bateau de Thésée » (de quelle manière peut-on dire que ce bateau, une fois qu’on en aura changé toutes les pièces pour l’entretenir, sera toujours bien le même bateau qu’à l’origine ?). D’une autre façon, si on envisage le transfert du cerveau de A dans le corps de B, comment déterminera-t-on l’identité de cette composition, comment elle-même se sentira-t-elle être plutôt A ou plutôt B, voire plutôt C ? Sur le plan strictement physiologique, le défi est immense. Boch, neurochirurgienne et docteure en philosophie explicite ainsi : « après l’âge de 90 ans, c’est une défaillance d’organe qui entraîne le décès. Si l’on en remplace un, il y en aura toujours un autre qui faiblira, et entraînera la mort » [3]. Si nous retenons l’idée qu’être (vraiment) vivant c’est se sentir exister, on comprend que cela ne peut être qu’en préservant suffisamment l’expérience d’une vie incarnée, indissociable d’un corps global et complexe, où les sens et la mémoire, par exemple, sont indissociables, comme dans l’exemple du parfum de la madeleine chez Proust.
1.4. L’intelligence au risque de la conscience ?
17 D’une façon sans doute paradoxale, c’est peut-être finalement ce qui du corps humain est sans doute le plus complexe, à savoir le cerveau, qui semble le plus évident à transférer dans un dispositif technologique. Ce n’est, tout d’abord, sauf maladie spécifique, pas l’organe qui vieillit le plus vite, et, d’autre part, la potentialité informationnelle du cerveau paraît autoriser la comparaison avec l’ordinateur. Un événement fortement médiatisé a d’ailleurs favorisé la comparaison, quand le super ordinateur Deep-blue a emporté la victoire sur le champion d’échec Garry Kasparov en 1996 (le Deep-blue de l’époque mesurait près de deux mètres de haut et pesait 700 kg). Nous sommes encore loin du test de Turing (par lequel un individu ne pourrait pas reconnaître si l’entité avec laquelle il discute derrière un rideau est un humain ou une machine). Mais des progrès ne cessent d’être accomplis. Il est remarquable de noter que ce sujet a pris un relief culturel foisonnant, dans des séries comme Black mirror, Humans, Real humans, et enfin West World. Dans ces différentes œuvres, les robots se rapprochent des humains, au point que cela provoque des interférences, voire des confusions, voire encore qu’on en arrive à se demander si certains robots ne sont pas plus humains que certains humains eux-mêmes.
18 Mais il nous faut en revenir à la question de l’intelligence. De ce point de vue, la puissance de calcul des machines leur assure aujourd’hui une supériorité sur l’homme, et ceci d’autant plus à l’heure de la mise en réseau (notamment via l’internet). L’événement de la partie d’échec perdue par le champion (humain) a d’abord inscrit le rapport à la machine dans une idée de rivalité, et un imaginaire a pu se constituer sur la base d’entités technologiques s’autonomisant et devenant potentiellement hostiles. D’un autre point de vue, sans doute dominant maintenant que sont passées les premières inquiétudes, la machine apparaît comme une prothèse possible pour l’homme lui-même, un prolongement de ses capacités (et non pas seulement une puissance « rivale »). Le transhumanisme amorce un virage fondamental : il s’agit avant tout d’intégrer la technologie plutôt que de s’y mesurer. Ce processus est déjà en cours à bas bruit, à travers les prothèses diverses, la nanotechnologie, l’introduction dans le corps de différents objets thérapeutiques, etc. La miniaturisation et le perfectionnement des machines sont évidemment des données de premier plan dans cette perspective. Le couplage humain/machine, du point de vue du fonctionnement cognitif, est déjà réalisé : nous sommes de plus en plus souvent en position de chercher des informations sur Internet, ou sur un GPS, plutôt que dans notre mémoire (qui se réduit en proportion, n’ayant plus la même nécessité).
19 Ce couplage est peu décrit comme tel dans la mesure où nous en sommes encore au stade de la séparation physique de l’artefact et de l’humain : le smartphone est certes souvent « dans la main » de son utilisateur, mais il se détache bien de lui. Il n’est pas (encore) intégré dans le corps, et susceptible de répondre à une commande vocale ou à une consigne pensée pour exécuter ses fonctions. L’implantation de puces électroniques est aujourd’hui susceptible d’ouvrir de nouvelles possibilités : introduction d’une mémoire étrangère dans la mémoire de l’individu, nouvelle capacité de stockage (dans une puce plutôt que dans le cerveau naturel) et enfin, plus prometteur encore, possibilité de connecter un tel dispositif pour échanger des informations en double sens. Une telle perspective est évidemment très ambivalente : enrichissement informationnel et cognitif d’un côté, dépossession de la propriété sur sa mémoire, voire sur ses pensées. Enfin, l’intelligence ne peut être réductible au seul traitement efficace de données. En elle-même, elle agence aussi bien des données objectives que subjectives, des hypothèses et des intuitions, des inférences et des émotions, etc. Bref, il n’est pas évident d’augmenter l’intelligence humaine en augmentant le flux informationnel.
20 Mais le problème prend encore une autre dimension si nous évoquons, au-delà de l’intelligence, la notion de conscience. « Il ne va pas du tout de soi, écrit Jean-Yves Goffi, que l’esprit humain soit (…) détachable du corps : il semble que le rôle des émotions dans la constitution du moi soit bien plus important que ne le croient certains transhumanistes » (Goffi, in Hottois, Missa & Perbal, 162). C’est notamment sur cette base que nous pouvons commencer à distinguer intelligence et conscience. La conscience est intégratrice de plus que de l’information cognitive. Peut-on parler d’information émotionnelle ? Alex Cleeremans, pour sa part, définit la conscience, de façon différentielle à l’intelligence, comme « la capacité que nous avons de ressentir les choses, de faire l’expérience d’une vie mentale et de se reconnaître comme agent autonome » (Cleeremans, in Hottois, Missa & Perbal, 224). On peut parler d’un second degré de l’intelligence, avec la conscience, qui intègre une forme de réflexivité, qui peut d’ailleurs intégrer des données éthiques et morales absentes d’un pur calcul cognitif. Cleeremans cite à ce sujet Nagel pour qui la conscience intègre une sensibilité à « l’effet que cela fait » (Ib.). Le plus intrigant serait finalement de disposer d’une intelligence séparée de la conscience, dans une forme de posthumanité se dépassant et se perdant tout à la fois.
2. De l’utopie médiatisée à la communication scientifique
2.1. Le transhumanisme, terrain de tous les superlatifs et « poule aux œufs d’or » médiatique
21 L’analyse du patrimoine cinématographique montre que, depuis bien des années, s’exerce une véritable fascination de l’espèce humaine devant les avancées de la technologie, comme en témoignent les travaux de thèse de Mehdi Achouche. Son étude de « l’utopisme technologique dans la science-fiction hollywoodienne de 1982-2010 » convoque de nombreux films « cultes » : Tron, RoboCop, Star Trek First Contact et Insurrection, Gattaca, la trilogie Matrix, The 6th Day, The Island, The Surrogates, Terminator IV, les deux Iron Man, Avatar. Tous évoquent l’interdépendance qui lie les humains à leurs machines, mais surtout « les rêves de sublimation et les cauchemars de la déshumanisation. » Le chercheur met en exergue nos penchants naturels à la curiosité, l’émerveillement ou la fascination dès lors qu’il s’agit de nous présenter des solutions pour être plus performants, plus longtemps et principalement… pour ne pas mourir.
22 Le mouvement que nous souhaitons décrire est plus récent et porte sur l’accélération de la prégnance de la thématique transhumaniste dans l’ensemble du paysage médiatique français. Ce qui a véritablement changé ces dernières années, nous semble-t-il, c’est que la pensée transhumaniste ne se limite plus à la littérature et aux blockbusters américains. Elle se double désormais, et très largement, d’une véritable communication « à caractère techno-scientifique », massivement relayée par les principaux organes de presse, les magazines, la plupart des revues scientifiques grand public et bien entendu la visibilité planétaire qu’offre cette manne d’articles en ligne consultables gratuitement sur internet.
23 Ainsi, depuis novembre 2016, le très sérieux Huffington Post (groupe Le Monde) propose désormais – comme d’autres magazines (cnews matin par exemple) – un espace éditorial « spécial transhumanisme » sur sa version en ligne. Les articles se succèdent et les dix titres suivant, extraits des nombreux articles déjà disponibles, ne prêtent pas à confusion quant à la motivation des auteurs à éveiller notre attention en jouant là encore sur cette fascination technologique naturelle précédemment évoquée par Mehdi Achouche :
- En 2200, nous décongèlerons des humains d’aujourd’hui.
- Anticipons notre immortalité.
- L’Homme augmenté est-il acceptable ?
- Pour un posthumanisme positif.
- L’Homme, ce corps étranger ?
- Transhumanisme : les titans dans l’Olympe.
- Ouf, pour l’instant, il est impossible de transférer l’esprit d’une personne dans une machine !
- Quand les machines nous déshumanisent.
- Le transhumanisme : nouvelle religion ou hérésie chrétienne ?
- Réincarnation robotique : de la science-fiction à la science-réalité.
25 À ce stade de notre réflexion, nous porterons une attention toute particulière sur ce dernier article de notre liste, co-écrit par Johann Roduit (Docteur en droit et éthique biomédicale) et Vincent Menuz (Docteur en biologie). Les deux scientifiques montrent comment la science-fiction ferait place désormais à une forme de « science-réalité » : « des chercheurs ont récemment mis au point des technologies d’hybridations « cerveaux-ordinateurs » qui permettent à des individus de contrôler des ordinateurs par la pensée. En outre, grâce au projet européen Virtual Embodiment and Robotic Re-embodiment (Incarnation virtuelle et réincarnation robotique), une telle hybridation permet à celui qui est connecté de percevoir l’avatar-robot comme son propre corps ». Les chercheurs mettent en résonance la pensée du philosophe Pierre Dardot, qui précise « qu’il s’agit de prendre conscience de tout ce qui existe déjà et de tout ce qui n’appartient plus à la science-fiction ». Le terme de science-réalité, par opposition à la science-fiction, n’est pas nouveau. C’est par ailleurs le titre d’une émission télévisée de vulgarisation scientifique canadienne à l’antenne de 1975 à 1988. Pour autant, il prend ici tout son sens dans la mise en lumière de ce glissement fiction/réalité que nous étudions. La vision d’une nouvelle forme de science-réalité transhumaniste proposée par les scientifiques permet d’envisager rationnellement les fictions présentées par les scénaristes hollywoodiens.
26 Le transhumanisme des séries télévisées propose depuis longtemps un post-humain mécanisé (L’Homme qui valait trois milliards), amélioré (Almost Human), « nanotechnologisé » (Jake 2.0), décuplé (Chuck), implanté (Intelligence), modifié (Dark Angel) ou encore cloné (Orphan Black). La nouveauté réside, selon nous, dans le fait que l’analyse des quatre séries évoquées dans la première partie de notre réflexion trouve désormais systématiquement un écho dans des articles de vulgarisation scientifique, entretenant soigneusement le doute d’une mise en faisabilité réelle de ce qui n’était que fiction télévisuelle. Ainsi, la série de fiction Black mirror, met en scène un jeune avocat qui, comme presque tout le monde à cette époque future, a une puce implantée derrière l’oreille lui permettant de stocker des souvenirs et de les rediffuser à tout moment.
27 En 2015, la première « implant party » en France fera déjà couler beaucoup d’encre à ce propos. Les participants venaient volontairement s’y faire implanter une puce à technologie NFC (near field communication) de la taille d’un grain de riz, capable de contenir des données numériques personnelles. Un studio de tatouage zurichois vous permet d’ailleurs dès aujourd’hui de tester les sensations de cette vie « d’implanté ». Pour lire les informations de la puce présente sous votre peau, il vous suffit d’approcher votre téléphone portable qui sert d’interface de lecture des données contenues par l’implant sous-cutané. De là à imaginer la faisabilité du scénario de la série, il n’y a qu’un pas. Ce serait pour autant nier l’évidence que si la lecture à distance de quelques données enregistrées sur une puce est une chose actée, bien différente est la possibilité de l’enregistrement permanent de nos souvenirs sur ladite puce…
28 Dans Real Humans, Humans et West World, nous sommes plongés cette fois dans un univers semblable au nôtre, mais peuplé de robots d’apparence humaine réaliste. Si les séries exploitent principalement les thématiques liées à notre quête de la conscience robotique et des dangers inhérents, on trouvera un point commun aux trois univers dans la possibilité d’entretenir des rapports amoureux ou sexuels avec des humanoïdes… et d’y prendre un plaisir similaire – ou supérieur – à celui d’un rapport avec un humain « de chair et de sang ».
29 Le professeur Ian Yeoman et la sexologue Michelle Mars [4] envisagent très sérieusement au regard de leurs recherches scientifiques l’apparition de robots-prostitués pour 2050, soit dans à peine plus de trente ans. Yves Ferroul, médecin et sexologue français corrobore cette idée, en publiant dans « l’Obs » [5] un article évoquant comme une fatalité la fin programmée de la prostitution, au profit d’une ère de la « jouissance infinie et sans aucun risque pour la santé », passée au contact de créatures dotées de vagins et de pénis artificiels. Chercheurs, scientifiques, biologistes philosophes et autres sociologues, qu’ils soient « pour » ou « contre », apportent donc de concert leurs contributions à ces grands débats évoqués précédemment sur l’avènement prochain d’un futur à consonance transhumaniste.
2.2. Des gourous aux experts
Du temps des prophètes...
30 Fin 2002, les « gourous Raëliens » annonçaient la réussite du premier clonage humain. Rapidement devenus la risée des médias, les pseudo-scientifiques seront convoqués par les autorités judiciaires pour des affaires de mœurs au sein de la structure qui les abritaient. Il faut dire qu’affublés du statut « d’évêques » (la plus haute distinction au sein de la secte), la crédibilité de leurs productions scientifiques sera de courte durée. Le travail de deux journalistes canadiennes (McCann, 2004) mettra en lumière l’escroquerie menée sur fond scientifique par la chimiste Brigitte Boisselier, co-fondatrice de la société Clonaid. Dès le début des années 2000, elle annonce publiquement à la communauté scientifique internationale l’objectif de ses recherches : le clonage sera « une manière d’atteindre une forme de vie éternelle, car en reproduisant à l’identique la cartographie d’un cerveau, il permettra bientôt de transférer une personnalité dans un nouveau corps ». Claude Vorilhon, alias Raël, vise l’immortalité, rien de moins ! Il faut préciser que ses « fidèles » croient « dur comme fer » que Claude fut un temps l’otage des « Elohim », créatures extra-terrestres qui l’auraient amené dans leur soucoupe volante pour lui faire visiter leur planète et l’opérer du cerveau pour le rendre supérieurement intelligent. Sans commentaire. Le gourou et sa pseudo scientifique comptent encore 85 000 adeptes (à en croire leur site internet), et se targuent de l’appui de « guides honoraires » comme l’écrivain Michel Houellebecq et le philosophe Michel Onfray, à leurs corps défendant bien entendu !
…à celui des experts
31 Mais les temps changent… Et ce sont désormais les dirigeants des plus grands conglomérats techno-industriels (Apple, Google, etc.) qui prennent la plume, ou le micro, pour évoquer la post-humanité. Mieux encore, certains scientifiques n’hésitent plus à se qualifier « d’expert en transhumanisme » sans que cela ne dérange personne. C’est d’ailleurs le titre très officiel que s’octroie Laurent Alexandre, chirurgien urologue et co-fondateur du site web de santé « Doctissimo» . À la question « L’être humain va-t-il vraiment devenir immortel ? », il répond sans autre détour et par l’affirmative : « la personne qui vivra mille ans est déjà née. Elle aura 85 ans en 2100 et, bénéficiant des avancées technologiques de cette époque, pourra rallonger sa durée de vie de quelques décennies. Les progrès permanents permettront ensuite successivement de repousser encore et encore sa mort » [6]. Bien entendu, les chercheurs en sciences humaines se montrent plus critiques et ripostent. Pour l’anthropologue Daniela Cerqui, le transhumanisme évoque une « prolongation du capitalisme ». Le philosophe Bernard Baertschi, n’y voit « rien de nouveau sous le soleil. Depuis toujours on lutte contre la nature. Il faut juste trouver le moyen de le faire sans risques démesurés.»
2.3. Se prolonger de façon illimitée : une recette médiatisée en deux stades
32 La réflexion pourrait rester philosophique, or, elle est résolument devenue « scientifique ». Comme nous l’avons montré, un certain nombre de savoirs sont produits, un certain nombre d’informations circulent, des discours sont partagés qui étayent la possibilité de l’immortalité. Mais cette question ne relève pas seulement de l’espace social d’information et de communication. La solution même – contre le temps qui passe – tiendrait à notre capacité à savoir décoder et ré-encoder de l’information, à la transférer, d’un organisme à l’autre, et plus encore d’un organisme à une machine. Le vivant étant de plus en plus analysé comme un ensemble d’informations (ADN, etc.) susceptible d’être reproduit.
33 L’homo sapiens est, en tant qu’être technologique, depuis longtemps en mesure de s’étendre dans l’espace, de prolonger son corps par des artefacts dont il fait des instruments, par des prothèses qui relaient ses sens et ses organes. Un pas supplémentaire a été franchi avec la possibilité d’introduire des éléments prothétiques numériques dans le corps, et de distribuer certaines de ses activités dans des terminaux numériques. Le prolongement physique/spatial devient alors potentiellement une prolongation temporelle. En effet, le renouvellement de certains organes, leur entretien par des dispositifs technologiques miniaturisés, voire leur remplacement par des organes artificiels, d’une part, et le déport d’une partie de leurs activités vers des machines autonomes d’autre part, sont susceptibles de déborder le temps biologique individuel. On peut alors se demander s’il se profile une évolution « quantitative » (une vie plus longue, en meilleure santé) ou plus radicalement une évolution « qualitative ». Dans ce dernier cas, il faut imaginer un « successeur de l’Homme » (Truong, 2001), une nouvelle entité (mixte, sans doute), qui n’est certes plus tout à fait humaine, où l’individu ne resterait pas tel qu’il est né, mais transférerait ce qu’il estime être le plus propre de lui-même (son identité ? sa mémoire ? sa capacité de penser ? etc.) dans cette nouvelle entité. Le prix de sa survie serait cette hétérogenèse radicale, mais cette hétérogenèse lui permettrait de passer la limite radicale d’une disparition totale dans la mort.
34 Les discours transhumanistes nous préparent donc à un affranchissement progressif de notre finitude, en deux stades successifs : au premier stade, il s’agira d’abord de « réparer l’homme », de prolonger l’existant. Comme nous l’avons évoqué dans notre première partie, une forme d’amortalité peut en effet être envisagée, si on parvient à remplacer ou à régénérer ce qui du corps se dégrade accidentellement ou naturellement. Mais la prolongation du temps de la vie individuelle peut encore prendre une autre forme, si on envisage, comme on l’a dit plus haut, des entités mixtes, de type cyborg (Harari, 2015), s’affranchissant du support corporel, pour continuer à vivre dans une « mémoire », voire dans une forme de « conscience » restituée par une machine capable d’intégrer et de « faire vivre » les « données » de notre personnalité, avec lesquelles d’autres entités biologiques, technologiques, ou mixtes seraient susceptibles d’interagir. La possibilité d’échanges entre des systèmes suffisamment ouverts permettraient de reproduire la logique de transmission de la vie (et de la culture), les individus-entités pouvant s’enrichir et se réparer mutuellement, faisant société à nouveaux frais.
35 Pour Marc Roux, porte-parole de l’Association Française Transhumaniste Technoprog et chercheur affilié à l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET), « l’Homme prolongé ne serait ni un être augmenté dans une réalité soi-disant augmentée, ni un être amélioré miraculeusement par le progrès scientifique. Le transhumain serait donc la prolongation de l’humain à tous les niveaux, mais surtout il prend sens à partir de notre propension naturelle à évoluer. L’Homme prolongé s’inscrit dans une continuité identitaire favorable à l’évolution maîtrisée et raisonnée » [7]. Professeur honoraire de bioéthique de l’Université de Genève, Alexandre Mauron estime que le transhumanisme, n’est ni inquiétant, ni dangereux, au sens où quelle que soit la durée du délai de « prolongation » obtenu par les scientifiques, à toute naissance correspondra inéluctablement une mort. Dans ces conditions, pourquoi se priver de vivre – en bonne santé – plus longtemps que la limite fatidique avoisinant les 85 ans actuellement ?
36 Au second stade, il sera question de « transférer la vie », de s’affranchir du corps devenu le symbole d’une mort certaine, totale et définitive. Cela implique une dissociation corps versus un triptyque « âme-esprit-pensée ». En ce sens, la mort corporelle au sens physique serait différenciée d’une mort « cognitive ». Il sera alors surtout question du jour et des conditions du « grand transfert » (dans une machine), pour enfin atteindre le Graal de « l’immortalité ».
37 Car l’immortalité de l’individu serait alors envisageable, à la mesure de la vie d’une nouvelle espèce d’individus qui n’auraient sans doute plus à se reproduire, mais à se produire, à se fabriquer, à continuer de fabriquer de nouvelles entités. À partir du moment où une première machine sera capable de produire une seconde machine, elle-même capable de poursuivre ce processus, une génération d’un nouveau genre pourrait voir le jour, qui défierait le temps de la vie. Sur ce fond, l’information – mémorisée, reproduite, transférée, créée et recréée, voire transmise, entre différentes entités mixtes (de type cyborg) – apparaît être le vecteur central du problème de l’affrontement du temps, et sera traitée comme telle à travers l’analyse des discours de différents types et de différentes catégories qui sont produits sur le sujet.
38 Très récemment sorti en mars 2017, le blockbuster américain « Ghost in the Shell » évoque pleinement cette question fondamentale de la distinction de ce qui définit précisément « l’être humain ». Le corps et l’esprit sont-ils liés et, in fine, comment distinguer la conscience humaine de l’intelligence artificielle ? Inspiré de l’œuvre initiale du dessinateur de manga japonais Masamune Shirow, le film pose la distinction entre l’esprit (le ghost) et le corps (le shell), question déjà évoquée à de nombreuses reprises par le cinéma depuis le film culte Blade Runner (1982) – qui a très largement inspiré ce nouvel opus de manga post-moderne, et plus récemment par le film Transcendance. La notion de « Holon » chez Arthur Koestler interroge par ailleurs cette idée que l’âme propriétaire ne peut exister sans un corps propriété. Par l’acceptation de ce caractère indissociable des deux entités, s’éteint toute idée de transfert vers une nouvelle entité d’accueil autre que celle originelle. La thématique de l’homme augmenté est à l’évidence omniprésente dans « Ghost in the Shell ». Un des protagonistes se fait greffer un foie artificiel pour pouvoir se soûler sans limite, un second sera doté d’une paire d’yeux lui offrant une vision hors du commun. Pourtant, privée de son genre – désexualisée – la personnalité de l’héroïne ne tient qu’au fait qu’a été conservé ce qui serait le « siège de sa conscience », siège localisé très exactement – et exclusivement – dans son système nerveux central, son cerveau et sa moëlle épinière. C’est certainement sur la précision et l’exactitude de cette localisation de notre « humanité » que science et fiction se séparent…
2.4. Science-fiction, science-réalité, au risque de la confusion ?
39 Il est possible qu’un problème de perspective se pose dans l’évaluation de l’état des choses en matière de transhumanisme. Les propos de quelques individus « illuminés », qui évoquent déjà une situation d’amortalité possible masquent les progrès réels, faits certes progressivement, mais continûment, en matière scientifique. On peut relever l’investissement financier considérable de grandes entreprises liées au numérique (notamment les GAFA), ainsi que l’investissement scientifique de personnalités comme Bill Maris (neuroscientifique) ou Kenneth Hayworth (neurobiologiste). Un exemple de réalisation déjà effective est celui du pari de la cryogénisation : il est possible de faire cryogéniser certaines de ses cellules-souches dans la perspective de s’en servir pour la création d’organes « neufs » susceptibles de réparer un corps vieillissant. En avance, certes, sur les possibilités techniques actuelles, il existe déjà un marché pour les individus projetant une reconstruction possible de leur organisme.
40 Dans certains domaines, les avancées technologiques permettent déjà une forme d’autonomisation des machines et de leur intelligence artificielle. On peut ainsi citer le cas d’une grande société américaine remplaçant une personne par un ordinateur pour la gestion des décisions de licenciement en fonction de paramètres « objectifs » (et non humains). C’est d’ailleurs cette autonomisation déjà possible qui a fait récemment réagir un certain nombre de scientifiques, dont Stephen Hawking et Noam Chomsky, dans le souci d’alerter les citoyens du risque du recours à des robots autonomes sur les champs de bataille. L’utilisation toujours plus poussée de drones est en la matière (un essaim de 103 drones « Perdrix » a été récemment testé avec succès par l’armée américaine) un pas en avant vers cette autonomisation. On se rapproche ici d’une forme d’intelligence artificielle collective capable d’adaptabilité et de « prise de décision » en temps réel. Dans l’optique militaire, ce sont donc des machines susceptibles de décider de la vie et de la mort d’êtres humains, « cibles » potentielles. Un épisode de la série Black Mirror évoquait il y a peu cette possibilité. Science et fiction semblent plus proches l’une de l’autre que jamais.
41 Ces exemples de progrès technologiques en matière de reconstruction organique et d’intelligence artificielle préfigurent la possibilité d’une articulation. En effet, si d’une part, les humains créent des machines intelligentes, et que d’autre part, ces humains sont compris eux-mêmes comme de telles machines (Harari, 2017), les transferts ne paraissent plus impensables, dans le sens homme-machine comme dans le sens machine-homme. Le gain est à chaque fois celui d’une « remplaçabilité » et d’une durabilité liée à la technologie des artefacts utilisés.
3. Conclusion
42 Pourquoi parle-t-on autant du transhumanisme depuis ces quelques dernières années ? On peut avancer comme principale raison le fait que l’idée d’une posthumanité se trouve de plus en plus étayée par des possibilités techniques et technologiques. Autrement dit, la transition « rêvée » par des utopistes ou des artistes, et au-delà, par toutes celles et tous ceux qui refusent l’irréversibilité du temps et le caractère inévitable de la mort, se trouve maintenant si ce n’est des « preuves » du moins des points d’appuis pour se renforcer. On peut considérer, à cet égard, que le séquençage du génome humain constitue une sorte de déclencheur : depuis quinze ans (le 26 juin 2000 très exactement) nous connaissons enfin la séquence du génome humain. Il aura fallu plus d’un siècle de recherches pour « comprendre » la création…et donc ouvrir la perspective de devenir, à terme, nous aussi des créateurs.
43 Dans un billet posté en 2014 sur son site web « l’encyclopédie de l’agora» , le philosophe canadien Jacques Dufresne, dénonçait « la quadruple alliance (transhumanisme, libertariens, industrie médicale, industrie numérique) » comme « une religion qui s’ignore en tant que religion ». Selon lui, elle donne l’impression que « le danger d’oppression se trouve dans l’autre camp, auquel elle associe déjà les islamistes, mais c’est l’inverse qu’il faut craindre. Les empêcheurs de progrès transhumaniste sont déjà anathèmes dans bien des milieux. On les accuse de nuire à la croissance économique de leur pays, comme l’a fait Laurent Alexandre dans son polar Google Démocratie. » Pointant du doigt le fait que le chirurgien urologue est un chroniqueur et accrédité pour les journaux Le Monde et le Huffington Post, le chercheur s’inquiète surtout du « flirt d’un journal comme Le Monde avec une doctrine millénariste comme celle du transhumanisme ». C’est, selon lui, un événement significatif.
44 In fine, les perspectives de l’amortalité, et plus encore de l’immortalité, par la mobilisation qu’elles produisent de l’information mémorisée, reproduite, transférée, créée et recréée, voire transmise, sous des modalités en pleine évolution et aux perspectives illimitées interrogent directement les sciences de l’information et de la communication. Cette évolution est en effet aussi susceptible de produire une mutation véritable des sujets de la communication, des individus humains donc, comme celle des supports et des médias. Ces enjeux se concentrent notamment dans le phénomène de convergence qui bouleverse les découpages acquis jusque-là en matière de communication et d’information.
Bibliographie
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- Yalom I. (2008). Thérapie existentielle, Galaade, Paris.
Date de mise en ligne : 02/01/2018
Notes
-
[1]
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-
[2]
Entretien avec Béatrice Comte, Le Figaro magazine, 15 avril 2006, p. 83.
-
[3]
Loumé L. (2016). Transhumanisme, nous risquons de provoquer une vague de déception, http://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/transhumanisme-nous-risquons-de-provoquer-une-vague-de-deception_104399
-
[4]
Speer, S. (2012). Robot prostitutes, the future of sex tourism, http://www.stuff.co.nz/dominion-post/news/6766294/Robot-prostitutes-the-future-of-sex-tourism
-
[5]
Ferroul, Y. (2014). Sexe connecté, robots humanoides : la fin programmée de la prostitution est proche, http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1125611-sexe-connecte-robots-humanoides-la-fin-programmee-de-la-prostitution-est-proche.html
-
[6]
Brutsch A. (2017). L’humain 2.0, c’est pour demain, http://www.lematin.ch/societe/humain-20-cest-demain/story/15945880
-
[7]
Roux M. (2013). Transhumain : homme augmenté, amélioré ou…prolongé ?, http://transhumanistes.com/le-transhumain-un-homme-augmente-ameliore-ou-tout-simplement-prolonge/