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Article de revue

De la pérennité des musiques numériques

Réflexion sur la notation musicale et la pérennité des musiques numériques

Pages 13 à 31

Notes

  • [1]
    Les compositeurs Marco Stroppa avec OMChroma par exemple, ou Robert Normandeau avec le plugiciel Octogris, ou encore Jean Piché avec le logiciel Cecilia pour n’en nommer que quelques-uns.
La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent.
Albert Camus

1La tradition musicale occidentale a mené progressivement la notation vers un tel niveau de maturité, que peu importe la culture des interprètes ou encore l’époque à laquelle l’œuvre est interprétée, le compositeur peut légitimement s’attendre à une reproduction quasi « à l’identique » de son œuvre. Du moins il s’agit du paradigme de re-performance des œuvres à laquelle, entre autres, les orchestres symphoniques nous ont habitué, retravaillant un répertoire sélect avec toujours plus de minutie.

2Mais voilà que la démocratisation encore récente des outils informatiques est venue bouleverser les pratiques artistiques au point où la partition faillit de plus en plus à transmettre l’œuvre musicale. Le paradoxe est étonnant car le compositeur devrait être en mesure d’attendre de cet outil si puissant, si malléable et investi de tant de promesses de performances, des services de reproductibilité encore plus précis. Or l’ordinateur, s’il donne à la partition un support virtuel en principe plus pérenne que le support papier, oriente aussi la création musicale vers de nouveaux champs d’intérêts pour lesquels la partition, voire même la notation, sont tout simplement caduques.

3Nous investiguons ce paradoxe en identifiant quelques déphasages entre des particularités propres à l’informatique musicale et la conception que nous entretenons de la transmission des œuvres. Nous entreprenons ensuite un bref inventaire des stratégies visant à pallier les carences inhérentes à la notation musicale traditionnelle lorsque cette dernière est confrontée aux possibilités offertes par l’informatique musicale. Finalement, nous élargissons la réflexion en cherchant à lire dans les transformations artistiques engendrées par l’informatique, un changement dans la nature des contributions culturelles que nous proposent les compositeurs.

1 – Premier déphasage/Le champ d’action

4La notation musicale a engendré un degré de détachement et d’abstraction qui a permis aux compositeurs et théoriciens de la musique d’élaborer, à travers les époques, des langages dont les richesses sont sans équivoque. Néanmoins, la nature première de la notation musicale est de transmettre en imposant un cadre de normalisation nécessaire à l’ensemble des possibilités du sonore, à l’intérieur de conventions assez souples pour permettre un espace de personnalisation et d’évolution du langage, tout en étant suffisamment rigides pour être décodées par l’interprète à l’autre bout de la chaîne de transmission. Nous pourrions affirmer dans l’absolu que la notation musicale contraint effectivement l’étendue du champ d’action du compositeur à l’intérieur de balises indispensables pour la transmission des œuvres.

5Si le champ d’action délimité par la partition a définitivement servi les compositeurs à une certaine époque, ces derniers ont rapidement cherché à en étendre les limites par le biais d’entorses, de nouveaux signes ou de systèmes alternatifs de notation. On retrouve déjà au XIXe siècle l’apparition de signes singuliers notamment chez « Liszt qui invente entre autres un nouveau signe de césure (=) indiquant une pause moins longue qu’un point d’orgue » (Bosseur, 2005). Cela dit, jamais la nécessité d’avoir recours à une notation alternative ne s’est manifestée de manière aussi probante que depuis la deuxième moitié du XXe siècle.

6À titre d’exemple, la quatrième version du Klavierstück VI de K. Stockhausen (1928-2007) propose une notation non mesurée superposée d’une portée indiquant une modulation progressive du tempo (figure 1).

Figure 1

K. Stockhausen, Klavierstück VI (nr. 4), 1965, p. 1

Figure 1

K. Stockhausen, Klavierstück VI (nr. 4), 1965, p. 1

© Copyright 1965 by Universal Edition (London) Ltd., London /UE 13675B

7Le compositeur déborde ici du cadre traditionnel de notation des durées en gérant, via la partition, une sorte de rubato continu au même titre que les durées ou les hauteurs. Toujours au chapitre des notations de durées alternatives, une œuvre comme Eleven Echoes of Automn du compositeur américain G. Crumb (1929) présente une notation disposée en forme de cercle (figure 2).

Figure 2

G. Crumb, Eleven Echoes of Automn, 1966, p. 6

Figure 2

G. Crumb, Eleven Echoes of Automn, 1966, p. 6

© Copyright 1965 by Edition Peters (USA) New York

8Même s’il est réputé que la synchronisation des différentes parties de ces cadences « circulaires » doit demeurer souple, il n’en demeure pas moins que les durées notées sur les parties plus près du centre sont plus longues, ou enfin se déroulent moins rapidement que celles notées aux parties situées à l’extrémité du cercle.

9Ces exemples de notations alternatives paraissent en revanche fort conservateurs aux côtés de propositions beaucoup plus audacieuses comme le Zwei-Mann-Orchester de M. Kagel dont la création a eu lieu en 1973. Le compositeur établit d’abord une série de matériaux rattachés à différentes catégories. Ainsi on retrouve successivement des indications de nature mélodique, rythmique (incluant des rythmes de danse tels que la bossa nova), des indications de mouvements du corps (bras, jambes, etc.) ainsi que des indications concernant la nature des instruments, eux-mêmes très variés (figure 3).

Figure 3

M. Kagel, Zwei-Mann-Orchester, 1973, figure 10.8

Figure 3

M. Kagel, Zwei-Mann-Orchester, 1973, figure 10.8

© Copyright 1973 by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 15848F

10Cette œuvre est bien sûr investie d’un humour que l’on reconnaît au compositeur. La notation témoigne à la fois de l’imaginaire foisonnant de ce créateur tout comme d’un désir d’affranchissement de la tradition musicale.

11La liste des exemples en matière de notation graphique est longue, en passant par l’écriture d’un silence mesuré (4’33’’, John Cage) jusqu’aux formulations les plus excentriques d’un Sylvano Bussotti (1931).

Figure 4

S. Bussotti, Sette Fogli Mobile-Stabile per Chitarre, Canto e Piano 1963

Figure 4

S. Bussotti, Sette Fogli Mobile-Stabile per Chitarre, Canto e Piano 1963

Reproduit avec l’aimable autorisation du compositeur

12L’enthousiasme pour les notations graphiques s’est par contre largement assagi depuis les années 1970. Il semble que les promesses portées par ces expérimentations n’ont pas su répondre aux besoins des compositeurs, si bien qu’aujourd’hui, la pratique de ce type de notation ne demeure que très marginale. Notons à ce sujet certaines critiques de P. Boulez (1925) qualifiant la notation graphique de « régression par rapport à la notation symbolique traditionnelle ». (Boulez, 1981) Le compositeur y mentionne que le passage d’une notation à une autre, comme le passage de la notation neumatique à la notation symbolique par exemple, constitue une avancée dans la mesure où la nouvelle notation peut contenir l’ancienne. Mais ce qu’il faut lire aujourd’hui de cet effort de transformation de la notation est surtout le désir d’un affranchissement du champ d’action proposé par cette dernière. Que ce soit par la recherche d’une musique moins portée par une conception rythmique mesurée, comme chez G. Crumb et K. Stockhausen, l’expression d’un message de nature plus conceptuel comme chez J. Cage ou M. Kagel, ou encore « à travers les partitions et projets des futuristes italiens, conçus pour des sources sonores dont le résultat ne peut être aussi contrôlable qu’un instrument d’orchestre » (Bosseur, 2005), les exemples ne manquent pas pour démontrer que la partition musicale affichait déjà des signes de caducité bien avant l’arrivée des ordinateurs.

13Il aurait été légitime alors de penser que l’ordinateur apporterait des solutions pour combler les carences en matière de notation. Mais depuis son avènement au début des années 1950, et particulièrement depuis sa démocratisation rapide à partir du milieu des années 1990, l’informatique musicale semble plutôt avoir l’effet contraire, soit d’accentuer davantage ce désir d’affranchissement du champ d’action de la partition. Jamais les propositions artistiques ne se sont déclinées sous des formes aussi diversifiées que depuis les quinze dernières années. L’étendue du possible pour le compositeur s’incarne aujourd’hui sous des formes aussi diverses que celle d’œuvres interactives, intermédia, installatives, sans oublier les œuvres dont la notation est réalisée en direct ou encore les œuvres pour nouveaux instruments électroniques.

14Light Music du compositeur et réalisateur Thierry de Mey (1956) s’inscrit sans équivoque au chapitre de ces œuvres qui proposent un élargissement du champ d’action du compositeur. L’œuvre se situe à mi- chemin entre un travail de nature chorégraphique et musical. Un musicien, seul au milieu de la scène et sans partition, effectue une gestuelle des mains au travers d’un faisceau lumineux. En arrière scène, on peut observer une retransmission vidéo sur grand écran des mains de l’interprète. Les gestes du performeur sont captés par caméra pour être ensuite analysés par un programme informatique et les données recueillies par ces analyses servent ensuite à alimenter une série de paramètres de synthèse sonore, de sorte que le public perçoive la gestuelle de l’interprète comme moteur de transformation du son.

15Si la notation des différents gestes de l’interprète constitue en soi un défi de taille, il apparaît clair que le débordement du champ d’action est tel que la confusion qui existe traditionnellement entre l’œuvre et la partition ne s’observe plus. La partition faillit évidemment à transmettre la dimension visuelle de l’œuvre, sans oublier qu’elle ne consiste en réalité qu’en une série de gestes notés, qui ne deviennent eux-mêmes sonores qu’une fois interprétés au moyen d’un programme informatique. Clairement, si la partition est ici un outil indispensable à sa réalisation, elle n’est qu’une des parties constituantes de l’œuvre, un outil au même titre que le programme informatique analysant les gestes de l’interprète.

Figure 5

T. de Mey, Light Music, 2004 Light Music – Jean Geoffroy, 2004

Figure 5

T. de Mey, Light Music, 2004 Light Music – Jean Geoffroy, 2004

© Arthur Pequin

16Le corpus d’œuvres développé depuis la fin des années 1990 par le compositeur Zack Settel rejoint nos observations. Ce dernier développe diverses stratégies de mise en valeur du lieu en appuyant son travail sur l’utilisation d’une panoplie de systèmes de géolocalisation (gps, wii, accéléromètres, ubisense, etc.). Musique que le compositeur qualifie lui- même de volumétrique, le travail de Settel vise à développer une intégration de l’espace qui va au-delà de la spatialisation sonore, pratique longtemps associée aux musiques électroacoustiques. Pour Ball Jam (2010), le compositeur doit modéliser au préalable la salle de concert afin de concevoir un espace virtuel où les musiciens se déplacent et interagissent d’une manière semblable à un jeu vidéo. Une image vidéo représentant l’espace de la salle modélisée est projetée en arrière scène tandis que les interprètes se déplacent sur scène. Au moyen de capteurs de positionnement, le déplacement des musiciens est représenté en direct par l’intermédiaire d’avatars intégrés au modèle de la salle projeté en arrière scène. Il est important de spécifier que les musiciens n’interagissent pas seulement les uns par rapport aux autres mais aussi par rapport à l’espace. Le dispositif électronique capte les sons émis par les instrumentistes et leur permet d’émettre des sons dans cet espace virtuel, dans une direction et à une vitesse données. Ces sons « rebondissent », comme des balles, sur les murs virtuels du modèle tandis que le public peut apprécier le résultat sonore de cette interaction spatiale via un dispositif de haut-parleurs qui l’entoure.

Figure 6

Z. Settel, Ball Jam, Canada, 2010

Figure 6

Z. Settel, Ball Jam, Canada, 2010

Reproduit avec l’aimable autorisation du compositeur

17À l’instar des œuvres citées précédemment, le travail de Settel, qui emprunte aussi à la réalité augmentée, démontre bien la nécessité d’avoir recours à d’autres moyens de transmission que la notation musicale traditionnelle si l’on juge nécessaire d’arrimer ce type de proposition artistique au paradigme classique de retransmission des œuvres. La partition ne contient ici qu’une information sommaire, l’essentiel de l’œuvre étant contenu dans les systèmes informatiques développés pour elle, sans oublier que l’œuvre est à réadapter en fonction du lieu, et ce pour chaque performance.

18Si les projets que nous avons mentionnés jusqu’à présent comportaient des éléments fixés sur partition, d’autres propositions comme Alien Lands de Sandeep Bhagwati (1963) renversent cette tendance en proposant des œuvres où la notation est générée en direct. Dans Alien Lands les musiciens reçoivent en direct, sur des « écrans-partitions », divers fragments musicaux qu’ils interprètent instantanément. Utilisant la technologie INScore (système de partitions augmentées interactives développé par Grame), le son des instruments est ensuite capté et analysé par l’entremise d’un programme informatique. Les données de ces analyses mettent en marche divers processus algorithmiques qui renvoient instantanément d’autres fragments musicaux aux « écrans-partitions ». Les instrumentistes alimentent ainsi une « machine à composer » dont l’itinéraire trace un parcours différent à chaque interprétation.

19Si nous sommes ici en présence d’un débordement évident du champ d’action de la partition, cette œuvre va plus loin encore, en proposant comme artéfact culturel un objet dont la nature même est d’être en transformation continue. Il s’agit d’un renversement complet du modèle d’interprétation des œuvres axé sur le respect de la partition et de sa reproduction à l’identique.

Figure 7

S. Bhagwati, Aliens Lands, Canada, 2011

Figure 7

S. Bhagwati, Aliens Lands, Canada, 2011

© Matralab 2011

2 – Deuxième déphasage/Du figé et de l’entretien

20Le principe d’entretien ou de maintenance fait partie intégrante de tous les champs d’activité de l’informatique. L’usage des ordinateurs implique l’inévitable gestion des irritants engendrés par le fait que l’informatique est en transformation continue, que les logiciels nécessitent constamment des mises à niveau, que celles-ci soient le fruit d’une obsolescence programmée ou d’une réelle avancée technologique.

21Cette réalité de l’informatique vient s’inscrire en faux par rapport aux conceptions que nous avons entretenues jusqu’à maintenant de la pérennité des œuvres associées à la tradition musicale savante où pérennité rime avec fixité. En supposant alors qu’un programme informatique faisant partie d’une œuvre musicale numérique puisse être considéré comme une partition, nous nous retrouvons rapidement devant la contradiction qui existe entre l’aspect fixé des œuvres pérennes et la réalité de l’entretien informatique.

22Au chapitre des irritants engendrés par cette particularité de l’informatique, les compositeurs s’étant investis de manière sérieuse dans cette voie ont dû réaliser eux-mêmes l’entretien des outils logiciels qu’ils avaient développés. Aussi, nombreux sont les travaux ayant déjà rejoint la catégorie des programmes obsolètes, faute de ressources nécessaires pour en effectuer l’entretien. Le compositeur Clarence Barlow (1945), célèbre pour sa série d’outils logiciels (Autobusk, Isis, Mididesk) dont les premiers déploiements furent sur ordinateur Atari, a vu ceux-ci évoluer en fonction de différents systèmes d’exploitation. Si ces programmes effectuent maintenant sensiblement les mêmes tâches qu’à leur origine, ils ont cependant dû être, à plusieurs reprises, reprogrammés entièrement dans un langage permettant une conformité avec les plateformes du moment.

23La naissance de l’informatique musicale datant des années 1950, un nombre impressionnant d’œuvres musicales numériques n’existent maintenant que sous la forme d’archive audio, par manque d’entretien et parce que la question de leur pérennité n’a jamais réellement été considérée. Dans un entretien avec le compositeur et pianiste Michaël Levinas, Danielle Cohen-Levinas relève ceci :

24

On imagine mal que les temps à venir sortiront du musée la fameuse 4x (ordinateur au début de l’Ircam) pour la faire fonctionner. Là, il s’agit véritablement d’un transfert. La technologie est telle qu’il y a une capacité de transfert d’un certain nombre de découvertes qui se sont passées en relation avec une technologie précise. Ce qui n’empêche pas le phénomène d’obsolescence radical qu’imposent les nouvelles technologies. Ce n’est pas le cas pour les instruments dont tu parles, notamment le clavecin, le piano forte ou le piano. Ils sont peut-être au musée, mais ils sont également dans les salles de concert.
(Cohen-Levinas, 1998)

25La musicologue note ici la différence entre la manière dont semble s’opérer la transmission (le transfert) en informatique et l’idée d’héritage à laquelle la tradition musicale nous a habitué. Affirmation à laquelle le compositeur répond en soulignant que les « supports technologiques n’arrivent pas à se standardiser, que leurs morts sont inscrites dans le fonctionnement économique et industriel » (Cohen-Levinas, 1998).

26Il est tout à fait indiqué de relever que l’évolution de l’informatique est surtout dictée par des impératifs de marché, et que tout compte fait, l’informatique musicale n’étant qu’un tout petit joueur dans cet océan, cette dernière se trouve à la remorque des transformations imposées par l’industrie. Mais du même souffle, il faut reconnaître que les forces du marché peuvent être de formidables moteurs de transformation et de développement des pratiques artistiques. Il faut peut-être lire dans cette transformation de la notion d’héritage le reflet d’une nouvelle relation entre la sphère de l’industrie et celle de la culture, relation surtout antinomique pour des raisons dont la légitimité n’a pas à être revisitée, mais dont l’articulation est aujourd’hui mûre pour un remodelage en fonction d’un autre paradigme.

27Serait-ce affirmer alors que l’ordinateur, s’il a effectivement étendu le champ d’action du compositeur, a du même coup fait régresser les pratiques artistiques en ce qui concerne la pérennité des œuvres ? « Les œuvres de musique contemporaine composées grâce aux technologies électroacoustiques et numériques relèvent-elles désormais exclusivement des musiques orales, voire aurales » ? (Veitl, 2003).

3 – Documenter pour durer

28Dans l’idée d’arrimer les composantes informatiques des œuvres numériques à cette conception de la longue durée à laquelle la notation musicale traditionnelle nous a habitué, du legs aux générations futures, de cette notion d’héritage encore importante aux yeux de la majorité, nous notons deux approches principales adoptées par les créateurs. La première consiste à documenter les œuvres pour faciliter, si nécessaire, leur réhabilitation tandis que la seconde fait entrer en scène une nouvelle figure dans la chaîne de transmission des œuvres, soit le réalisateur en informatique musicale.

29Bien avant que l’informatique ne capte l’attention des compositeurs, ces derniers ont rapidement cherché à documenter leur travail, à même la partition, au fur et à mesure que le recours à des éléments de notation singuliers s’est imposé. À titre d’exemple, la partition de la Sequenza III du compositeur italien L. Berio (1925-2003) comprend en annexe une foule d’indications (figures 8 et 9) servant à préciser la nature des signes employés en guise de notation.

Figure 8

L. Berio, Sequenza III, 1965, p. 2

Figure 8

L. Berio, Sequenza III, 1965, p. 2

© Copyright 1968 by Universal Edition (London) Ltd., London. Copyright assigned to Universal Edition A.G., Wien/UE 13723
Figure 9

L. Berio, Sequenza III, 1965, p. 4

Figure 9

L. Berio, Sequenza III, 1965, p. 4

© Copyright 1968 by Universal Edition (London) Ltd., London. Copyright assigned to Universal Edition A.G., Wien/UE 13723

30L’exemple le plus probant de cette approche de documentation est probablement Kontakte, de K. Stockhausen où le compositeur va jusqu’à documenter la constitution même des sons électroniques employés dans l’œuvre. La partition est en réalité divisée en 2 partitions distinctes. La première (partition de réalisation) concerne exclusivement la partie électronique. On y retrouve une information exhaustive des outils utilisés jusqu’au détail même de la constitution des sons électroniques. L’assemblage des sons y est aussi documenté sous la forme d’une partition pour la musique électronique. La seconde partition (partition de performance) est destinée aux interprètes et comprend la partie de piano, de percussion ainsi qu’une représentation visuelle de la musique électronique. La documentation retrouvée dans la partition de réalisation permet alors de reconstituer un à un les sons électroniques afin de réhabiliter l’œuvre dans son état d’origine si la chose s’avérait nécessaire. L’œuvre datant de la fin des années 1950, il est remarquable de constater que le compositeur pressentait déjà les problématiques relatives à la pérennité des œuvres faisant usage des technologies confrontées à l’obsolescence des outils par lesquelles elles existent. À titre d’exemple la figure 10, extraite de la partition de réalisation, donne le détail de la constitution d’une série de sons de synthèse et permet d’illustrer à quel point le compositeur tenait à ce que son œuvre soit indépendante des outils utilisés et, éventuellement, de l’obsolescence inhérente à ces derniers.

Figure 10

K. Stockhausen, extrait de la partition de réalisation de Kontakte, p. 9, 1958-60

Figure 10

K. Stockhausen, extrait de la partition de réalisation de Kontakte, p. 9, 1958-60

31Là où la notation traditionnelle n’arrive pas à transmettre, la « documentation » prend en quelque sorte le relais afin de bien communiquer l’ensemble des informations nécessaires à la performance. La présence de commentaires servant à préciser la notation musicale est maintenant chose commune en annexe de partition et cette tradition s’est poursuivie pour les œuvres faisant usage de composantes numériques.

32À titre d’exemple, la partition de Jupiter du compositeur Philippe Manoury comprend l’essentiel des instructions quant à l’utilisation des composantes électroniques rattachées à l’œuvre. On y retrouve une quantité d’information, présentée certainement d’une manière moins exhaustive que dans Kontakte, mais qui permet néanmoins d’expliquer le nécessaire pour qui désire produire l’œuvre. Depuis la disposition spatiale des haut-parleurs comme dans la figure 11, jusqu’aux techniques de synthèse sonore employées, en passant par des informations relatives au pilotage du patch max/msp rattaché à l’œuvre.

Figure 11

P. Manoury, Jupiter, 1987

Figure 11

P. Manoury, Jupiter, 1987

Reproduit avec l’aimable autorisation de Ed Durand/Universal Music Publishing Classical

33Cette œuvre nous permet aussi de faire le pivot vers une seconde stratégie par rapport à la re-performance des œuvres numériques. L’immense attrait que représente le genre a fait naître dans quelques foyers restreints une nouvelle figure dans la chaîne de production de l’œuvre : le réalisateur en informatique musicale. Ce dernier est responsable du bon usage des composantes technologiques rattachées aux œuvres ainsi qu’à leur éventuel entretien. À titre d’exemple, si Miller Puckette fût le réalisateur associé à la création de Jupiter de Philippe Manoury, plusieurs réalisateurs ont depuis repris le flambeau et ont adapté ou, mieux dit, maintenu les systèmes informatiques nécessaires à la re-performance de l’œuvre. À l’université de Montréal, aux cours des deux dernières années seulement, deux réalisateurs se sont acquittés de cette tâche.

34Le jumelage entre celui déjà aussi appelé « l’assistant » et le compositeur a longtemps été associé à l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique (IRCAM) (Paris/France). Ce modèle a été repris dans plusieurs foyers universitaires, par exemple, au Centre for Interdisciplinary Research in Music Media and Technology (CIRMMT) (McGill University/Canada) ou au Center for New Music and Audio Technologies (CNMAT) (University or California, Berkeley/USA).

35La venue de ce nouveau joueur a largement contribué à démocratiser l’usage de l’informatique musicale. Que ce soit en contribuant de manière rapprochée à un projet de création ou encore par l’entremise de la conception d’outils de haut niveau dont l’utilisation ne requiert qu’une connaissance sommaire de l’informatique, le réalisateur en informatique musicale est actuellement devenu un travailleur culturel important. Sa présence au sein d’institutions d’enseignement demeure à ce jour le modèle le plus dynamique d’enseignement et de développement de l’informatique musicale.

36La place qu’occupe le réalisateur en informatique musicale soulève aussi certains questionnements. Son intégration à un projet de création par jumelage suppose une séparation entre les aspects technologiques (techniques) et les aspects plus « artistiques » de l’œuvre (plus proches des idées). De cette séparation émerge une forme de hiérarchie entre les composantes plus traditionnelles du projet réalisées par le compositeur, et les parties technologiques assumées par l’assistant. Cette hiérarchie est particulièrement ressentie dans les œuvres de musique mixte ; la partition trônant généralement au sommet des hiérarchies.

37De plus, une connaissance approfondie de l’informatique musicale peut s’avérer un important moteur de création. Or le réalisateur, en assumant cette partie, se trouve prendre en charge des responsabilités qui seraient susceptibles de nourrir considérablement le travail du compositeur. L’utilisation d’outils logiciels de haut niveau amène aussi son lot d’interrogations. « Le problème principal est celui de personnaliser l’usage des machines, c’est-à-dire de l’adapter à ses propres besoins créatifs afin que ceux-ci ne deviennent pas un instrument ultérieur d’homologation imposant des sonorités et des traitements standardisés » (Romitelli, 2005).

4 – Perdre pour avancer

38Nous avons jusqu’à maintenant soulevé deux aspects de l’informatique musicale qui posent de nouveaux défis quant à la pérennité des musiques numériques. Nous avons d’abord souligné à quel point l’ordinateur est venu moduler les pratiques artistiques de sorte que le support de transmission traditionnel des œuvres musicales, la partition, est devenu insuffisant dans bien des cas. Nous avons par la suite relevé qu’à la base même de l’informatique existe le principe d’entretien, phénomène traditionnellement étranger aux propositions artistiques, ces dernières étant plutôt conçues pour demeurer fixes.

39Notre intérêt s’est ensuite dirigé vers deux stratégies principales visant à pallier les carences inhérentes à la notation musicale traditionnelle, à savoir la documentation périphérique et le recours au réalisateur en informatique musicale. Nous proposons maintenant d’élargir la réflexion et de chercher à lire dans les transformations apportées par le numérique des bouleversements quant à la nature même des contributions culturelles proposées par les compositeurs.

40Nous sommes des milliers à produire des œuvres numériques nécessairement liées aux outils (aux langages) au travers desquels elles existent. Si l’art numérique engendre résolument de nouvelles pratiques artistiques, peut-être questionne-t-il aussi notre attachement à la notion d’œuvre-monument, en tant que legs aux générations futures ? Peut-être faut-il lire dans l’engouement suscité par l’informatique musicale le reflet d’un désintérêt des créateurs envers le corollaire selon lequel la valeur d’une œuvre artistique découle de sa capacité à durer dans le temps ? Comme si nous étions en train d’assister à un déplacement des plaques tectoniques ayant façonné jusqu’à maintenant notre conception des œuvres musicales. Comme si pour avancer, il faille accepter de changer, de perdre, ou encore de faire le deuil de certaines pratiques.

41Si certains accordent encore plus de valeur aux œuvres se privant des matériaux et technologies du moment au nom d’une responsabilité plus haute à l’égard de la transmission, cette approche nous paraît curieuse parce que premièrement restrictive. Cette approche nous paraît ensuite répondre davantage à cette conception de l’œuvre à longue durée telle que véhiculée par les institutions culturelles (musées, orchestres symphoniques), qu’aux réalités des pratiques artistiques émergentes. Il faut comprendre que ce que nous connaissons des orchestres, ses œuvres, ses instruments, ses salles de concert, ses méthodes de travail, tout ceci nous est parvenu tel quel parce que formulé en fonction des œuvres qui en ont fait le modelage, et non l’inverse. Il serait souhaitable que l’évolution de ce vaisseau, calquée sur celui de l’imaginaire, évolue en fonction des nouvelles exigences d’une sensibilité qui se déplace.

42Si les créateurs semblent moins soucieux de durer par la re- performance, durer par l’archive s’avère être souvent primordial. Ainsi le support sur lequel l’œuvre est portée se module en fonction des étapes par lesquelles cette dernière chemine. N’existant que sous sa forme performative à ses débuts, l’œuvre est portée par ses artisans et trouve la résonance qui est la sienne avec le public. L’œuvre prend ensuite la forme d’une archive lorsque ce premier cycle de vie est terminé. Notons ici au passage un parallèle évident avec la danse, où le recours à l’archive vient pallier aux carences de la notation.

43En marge des contributions traditionnelles à la culture, la contribution informatique sous la forme de logiciels, de librairies ou de modules d’extensions est aussi souvent observée [1]. Peut-être que la confusion traditionnellement entretenue entre l’œuvre musicale et sa notation a-t-elle éclipsé pendant un certain temps ces différentes modalités de contribution à la culture et au savoir, mais aujourd’hui, la re-performance comme seul véritable moyen de former héritage s’est arrimé à la réalité offerte par les nouveaux supports.

44En conclusion, l’avènement de l’informatique musicale est venu bouleverser la création dans son ensemble, tant dans sa pratique que dans ses modalités de transmission. La partition (ou même la notation) a changé en quelque sorte de statut dans la pratique des arts musicaux numériques. Cette dernière est maintenant conçue comme un outil de travail, au même titre que le sont les programmes informatiques reliés aux œuvres numériques. Cette particularité pose de nouveaux défis quant à la pérennité des œuvres ; défis auxquels il est possible de répondre en adoptant diverses stratégies de documentation doublées ou non du recours au réalisateur en informatique musicale. Mais ce serait occulter les profonds bouleversements provoqués par le numérique que de ne pas lire dans ce désintérêt pour la longue durée, une profonde transformation de la conception des contributions culturelles proposées par les créateurs. Au final, le seul véritable moyen d’assurer aux œuvres une forme de pérennité est encore de concevoir des œuvres dont le message est porteur.

Bibliographie

  • Bosseur J.-Y. (2005). Histoire de la notation, France, Minerve.
  • Boulez P. (1981). Points de repère, France, Édition du Seuil.
  • Cohen-Levinas D. (1998). Causeries sur la musique, Paris, L’Harmattan.
  • Romitelli F. (2005). Le corps électrique, Paris, L’Harmattan.
  • Veitl A. (2007). Notation écrite et musique contemporaine : Quelles grandes caractéristiques des technologies numériques d’écriture musicale ? Journées de l’informatique musicale, Lyon, 12-14 avril, p. 1.

Date de mise en ligne : 11/03/2013

Notes

  • [1]
    Les compositeurs Marco Stroppa avec OMChroma par exemple, ou Robert Normandeau avec le plugiciel Octogris, ou encore Jean Piché avec le logiciel Cecilia pour n’en nommer que quelques-uns.

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