Notes
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[1]
Cet article est issu d’une communication au colloque « Gouvernance et usages d’Internet », organisé à l’UQAM (Montréal) en décembre 2001, dans le cadre du programme de recherche franco-québécois COREVI/Mondialisation et nouvel environnement normatif.
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[2]
Cf. Richard Delmas, colloque L’Internet et le droit, université Paris 1, septembre 2000.
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[3]
Cf. dans les pages Rebonds du quotidien Libération, les points de vue respectifs de Jean-G Padioleau, « Les gogos de la gouvernance » (1er juin 2000) et de Hassen M. Foda « Bonne gouvernance » (16 janvier 2001).
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[4]
Pour les tenants d’une attitude « jeffersonienne », « nous sommes sur le rivage de l’internet, un nouvel endroit sauvage, intéressant, où les gens peuvent redémarrer de zéro et penser l’impensable », cf. David Post, codirecteur de l’Institut du cyberdroit, université de Temple (Philadelphie), interview à Libération du 19/12/2000.
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[5]
Alors que l’Australie ou Singapour ont très fortement encadré le secteur, la « loi sur la société de l’information » projetée depuis deux ans par le gouvernement français n’a toujours pas vu le jour. Mais ses différents articles sont progressivement éparpillés dans des lois et décrets soumis à la conjoncture européenne ou internationale et dont l’inspiration est avant tout sécuritaire.
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[6]
Cf. le rapport au Premier Ministre du parlementaire français Christian Paul (aujourd’hui ministre), « La régulation de l’internet : des responsabilités partagées » (29 juin 2000), d’où provient la création en 2001 d’un organisme ad hoc, le Forum des droits sur l’internet, association financée sur fonds publics.
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[7]
Cf. infra l’exemple d’ICANN.
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[8]
La paternité de l’expression revient à Patrice Flichy (cf. Réseaux, n° 97, 2000).
- [9]
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[10]
Il s’agit de Vinton Cerf (l’un des pères fondateurs du net, Etats-Unis), Ben Laurie (Royaume-Uni) et Francis Wallon (France).
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[11]
Rapport d’expertise, voir www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/tgparis20001106-rp.htm
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[12]
Source AFP.
-
[13]
Le siège de Yahoo ! Inc. se trouve dans le comté de Santa Barbara.
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[14]
In « La dénonciation », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 51, mars 1984.
-
[15]
Internet et les réseaux numériques, La Documentation française, Paris.
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[16]
« La libre communication des pensées et des opinions est un droit parmi les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.»
-
[17]
« Le Congrès ne fera aucune loi restreignant la liberté d’expression et la liberté de la presse. » Pour une défense renouvelée de cette conception, voir Freedom of Expression, Briefing Paper n° 10, sur le site de l’American Civil Liberties Union (www.aclu.org/library/pbp.10.html).
-
[18]
Pour une étude approfondie de cette question, voir Dominique Custos, professeur à l’université de Caen, « La liberté d’expression aux Etats-Unis et en France », colloque L’Internet et le droit, université Paris 1, septembre 2000.
-
[19]
Le résultat probable serait de reconnaître à la conception américaine le poids d’une norme globalisante.
-
[20]
Stéphane Marcellin-Taupenas, Lettre des juristes d’affaires n° 284, 18 septembre 1995.
-
[21]
L’appellation actuelle est « Conseil supérieur de l’audiovisuel » (CSA).
-
[22]
Dans sa modification intervenue en août 2000, cette loi exclut les hébergeurs de sites web de la responsabilité éditoriale, applicable aux directeurs de publication écrite et audiovisuelle et aux imprimeurs.
-
[23]
au contraire de la rareté des fréquences hertziennes, qui justifie des interventions réglementaires.
-
[24]
A l’inverse, l’avocat de la LICRA, à l’appui de la croisade « contre la mondialisation du racisme par l’internet », cite Lacordaire : « C’est la liberté qui opprime et la loi qui libère » (interview à Libération, 8 décembre 2000).
-
[25]
Propos du professeur Joël Reidenberg (université Fordham), interviewé par Juriscom.net en février 2001.
-
[26]
Propos du professeur Pierre Trudel (université de Montréal), ibid.
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[27]
P. Trudel, ibid.
-
[28]
Cf. P. Trudel et J. Reidenberg, ibid.
-
[29]
Cf. interview de Michaël Geist, professeur à l’Université d’Ottawa, ibid.
-
[30]
Un premier jugement l’ayant absous pour cause de prescription (la loi sur la presse instaure celle-ci trois mois après la date de publication), appel fut fait conjointement par l’UEJF, la LICRA, le MRAP et la Ligue des Droits de l’Homme, soutenues par le ministère public ; un deuxième jugement satisfaisant les associations fut cassé par un troisième, instituant pour l’internet le même délai de prescription que pour la presse.
-
[31]
Cf. Libération du 20/21 juin 2001 et le magazine Transfert du 14/06/2001.
- [32]
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[33]
Cf. Libération du 10/11/2000.
-
[34]
Cf. Libération du 23111/2000.
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[35]
C’est dans cet esprit que les associations de parents collaborent aux Etats-Unis avec les industriels pour établir et promouvoir des logiciels de filtrage, alors que le projet Clinton de puce antiviolence a été vivement combattu, et finalement abandonné.
-
[36]
Les travaux du professeur Jacques Berleur sur les « chartes » et autres « codes de bonne conduite » des grandes entreprises du secteur en détaillent précisément les limites (cf. communication au colloque du CREIS, Paris, mars 2001, Actes en lignes sur le site www.creis.org).
-
[37]
Les communications one to one, all to all et one to all se trouvent réunies sur un même support.
-
[38]
Celle-ci « révolutionne » le rapport entre l’offre et la demande et, par là, les techniques de marketing.
-
[39]
Voir Deborah Hurley et Viktor Mayer-Schönberg, Information policy and governance, communication au colloque « Governance in a Globalizing Word », université d’Harvard, 30 mai 2000.
-
[40]
Professeur de droit à l’université de Nantes. Extrait de sa conférence à l’Université de tous les savoirs, CNAM, cf. Le Monde du 7/03/2000.
-
[41]
Contraction de net citizens ou citoyens du net.
-
[42]
Voir supra l’article de Hans Klein.
-
[43]
Pour un examen critique détaillé de la gestation d’ICANN, voir Milton Mueller (professeur à l’université de Syracuse, New-York), « Sorting through the debris of self-regulation » in info vol. 1 n° 6, décembre 1999, Camford publishing Ltd, sur le site www.icannwatch.org/archive.mueller.pdf
-
[44]
En cas de litige, le seul recours est l’attorney général de l’Etat de Californie siège de l’association.
-
[45]
A l’origine, l’administration d’ICANN repose sur trois instances : Domain Name Support Organization, Address Support Organization, Protocol Support Organization, qui délèguent chacune trois membres au Bureau directeur, ainsi que sur des comités consultatifs, dont un Governmental Advisory Committee et le At Large Membership. Pour plus de détails, voir le site www.icann.org
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[46]
Les circonstances et la teneur des débats sont analysés dans la livraison du 21/03/2001 sur le site www.cyberfederalist.org. Les textes initiaux stipulent que « le management technique de l’internet doit refléter la diversité de ses utilisateurs et de leurs besoins. Des mécanismes seront institués pour assurer une participation internationale aux processus de décision…»
-
[47]
Les raisons de cet intérêt inégal ne sont pas éclaircies, mais on soulignera à quel point le relais des médias traditionnels est le plus souvent déterminant pour le succès ou l’échec d’une mobilisation « en ligne », contrairement à ce qu’avancent les thuriféraires du cyberespace… Cf. Françoise Massit-Folléa, « La démocratie électronique, mise en perspectives », in Information et démocratie, mutation du débat public, ENS Editions, 1997.
-
[48]
Sous-entendu : « l’essentiel est de gagner contre le candidat japonais »…
-
[49]
Un soupçon de « capture » des votes par une business constituency pèse ainsi sur un pays d’Asie et un d’Amérique latine.
-
[50]
Deux des trois candidats africains, quatre des six candidats asiatiques, cinq des sept candidats européens, trois des cinq candidats sud-américains et quatre des sept candidats nord-américains furent des candidats présélectionnés.
-
[51]
Quatre membres du Bureau initial restent en place jusqu’en 2002 « pour épauler les nouveaux membres ».
-
[52]
Créé le 26/01/2001 au motif que « les décisions et les conclusions antérieures concernant un At Large Membership sont informatives et non déterminatives », il est présidé par l’ex-Premier Ministre suédois Carl Bildt.
-
[53]
Ayant obtenu 3 membres au premier Bureau directeur (une Française, un Espagnol, un Hollandais), l’UE n’a cependant pas réussi – si elle l’a tenté – à mobiliser l’opinion publique sur ces questions, ni à affaiblir durablement l’emprise des intérêts américains.
-
[54]
En octobre 2000, le CDT avait publié préalablement aux élections ALM un document « Potential Metrics for Success » qui énumérait 7 critères d’évaluation.
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[55]
Cf. à propos du Forum des droits sur l’internet créé fin mai 2001 ou du projet de loi sur la société de l’information.
-
[56]
chercheur au CNRS, membre du Centre d’études de la vie politique française (CEVIPOF) à la Fondation nationale des sciences politiques.
-
[57]
Dans un article intitulé « La gouvernance des réseaux mondiaux de communication », in Politique et Sociétés, vol. 18, n° 2, 1999, il distingue le modèle étatique, le régime international, la gouvernance communautaire, la régulation par le marché, la gouvernance associative et leur devenir respectif.
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[58]
Le projet associe deux Japonais, un sud-Coréen, un Uruguayen, un Ghanéen, un sud-Africain, un Britannique, deux Allemands et sept Américains US. Voir le rapport provisoire de juin 2001 « La voix publique, la légitimité et l’ICANN » sur le site www.nais.project.org
-
[59]
Respectivement président du Chaos Computer Club qui rassemble l’élite des hackers, et chercheur chez Cisco, libertarien convaincu.
-
[60]
Voir Libération du 12 octobre 2000, p. 33 : « ce qui m’intéresse, c’est de défendre les utilisateurs face aux intérêts commerciaux trop longtemps privilégiés à l’CANN. »
-
[61]
Audition par le sous-comité Communication du comité commerce, science et transport, rapportée par IDG-net et reprise sur le site cnn.com sous le titre « ICANN Board Member blasts organization ».
-
[62]
Cf. www.cyberfederalist.org du 28/12/2000.
-
[63]
Voir supra sa contribution.
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[64]
N.B. : un avocat a succédé à ce poste à un informaticien…
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[65]
Cf. Richard Delmas, comm. cit.
-
[66]
Cf. Code and other laws of cyberspace, Lawrence Lessig, Basic Books, 1999.
-
[67]
Il n’entre pas dans notre propos de prédire ce qu’il adviendra d’ICANN en tant que telle, mais son actuel Chairman vient de lancer un pavé dans la mare en proposant une réforme d’envergure qui ferait la part belle aux gouvernements des Etats. A la suite de la réunion d’Accra (mars 2002), appel est fait aux internautes pour débattre en ligne de ce projet de réforme (voir www.icann.org).
-
[68]
Le 26 février 2002, c’est le Tribunal correctionnel de Paris qui a décidé de poursuivre l’ex-PDG de la société américaine pour « délit d’apologie de crime de guerre et crime contre l’humanité », suite à la plainte déposée par l’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie. Jugement prévu le 7 mai.
-
[69]
Un an plus tard, l’analyse des conclusions du rapport de Carl Bildt et la place de la question ALM dans l’agenda d’ICANN n’incitent pas à l’optimisme de ce point de vue.
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[70]
Les travaux de sociologie des usages ont bien établi la distinction entre le temps court de la technique et le temps long des usages. Cf. Josiane Jouet, « Retour critique sur la sociologie des usages », in Réseaux n° 100, 2000.
-
[71]
Stéphane Miannay et Jean-François Casile « NTIC et anciens instruments de régulation : l’exemple d’internet en France » in Politique et Sociétés, vol. 18, n° 2, 1999. Pour le télégraphe et la radio, cette affirmation est contestée par d’autres chercheurs, mais globalement la stabilisation de la régulation ne peut qu’aller de pair avec celle du média concerné, quitte à faire évoluer notablement les principes initiaux.
-
[72]
Benoît Lelong et Antoine Maillard, « La Fabrication des normes » in Réseaux n° 102, 2000.
-
[73]
in « Vers une évolution ou une disparition de la démocratie technique ?», Réseaux, n° 102, 2000.
-
[74]
On pourra se reporter avec intérêt à l’ouvrage dirigé par Jean de Munck et Marie Verhoeven Les mutations du rapport à la norme, un changement dans la modernité ?, De Boeck Université, 1997.
-
[75]
Voir supra, note 43.
-
[76]
Fondation Internet nouvelle génération, voir www.fing.org
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[77]
Cf. Gerry Stoker, « Cinq propositions pour une théorie de la gouvernance », in Revue Internationale des Sciences sociales, n° 155, mars 1998.
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[78]
Propos d’Elisabeth Guigou, alors Garde des Sceaux, lors d’un colloque « Internet et Libertés publiques » tenu à Paris le 19 juin 2000.
-
[79]
ibid.
1Le modèle technologique de l’internet, qui s’appuie sur un réseau distribué et des procédures ouvertes de validation, donne lieu à « des développements théoriques qui entretiennent une analogie avec les formes de la démocratie » [2]. Dans le même temps celles-ci paraissent se heurter à un énoncé universel de la technique qui trace son propre chemin, indifférent aux législations nationales, aux directives européennes et aux traités internationaux. Cela n’implique en rien que le « réseau des réseaux » soit exempt de conflit de valeurs et d’enjeux de pouvoir. Mais les instruments de régulation deviennent approximatifs, soumis à d’incessantes nécessités d’ajustement car une double pression spatiale et temporelle s’exerce sur les politiques publiques, les règles du jeu économique et les modalités des échanges sociaux. Elle accroît la demande de flexibilité dans les modalités de régulation. Elle nourrit le succès d’une notion aussi complexe que controversée [3], celle de la « gouvernance », dont la forme transactionnelle rompt avec les procédures classiques de règlement des conflits ou d’exercice des responsabilités.
2Juristes et politistes se demandent « doit-on produire une législation spécifique à l’internet ? » et « quel arbitrage peut-il s’établir quand la loi d’un pays contredit celle d’un autre pays ? ». Les promoteurs de l’e-business réclament que l’on s’en tienne à l’« autorégulation » du marché. Les multiples associations et individus soucieux avant tout de maintenir la tradition d’ouverture et de partage du réseau redoutent que celle-ci ne soit battue en brèche, que ce soit par les forces de la loi ou la toute-puissance du marché [4] alors que d’autres en appellent aux tribunaux pour faire prévaloir dans les pratiques des « nouveaux médias » les droits acquis vis-à-vis de la presse, de l’édition, de la radio et de la télévision.
3Au préalable, il nous faut rapidement clarifier les positions en présence face au dilemme de la régulation de l’internet pour constater qu’aucune solution prise isolément n’est satisfaisante.
4La régulation d’Etat s’emploie soit à tenter d’appliquer à l’internet les lois existantes, soit à en imaginer de nouvelles, avec des fortunes diverses [5] ; elle ne permet pas de résoudre les contradictions issues de la diversité des législations nationales. La régulation institutionnelle (sur le régime de l’audiovisuel, des télécommunications, de la propriété intellectuelle ou industrielle, etc.), exercée au niveau national (CSA, FCC) ou international (UIT, OMPI), s’avère trop sectorielle pour embrasser l’ensemble des besoins. L’autorégulation, qui remplace la notion de la légitimité des pouvoirs par celle de la responsabilité des acteurs, et que prônent aussi bien les entreprises du secteur que les libertariens tenants de « l’indépendance du cyberespace », n’offre aucune réelle possibilité d’arbitrage et de sanction en cas de conflit d’intérêts ou de valeurs. La corégulation [6], qui repose sur la construction du consensus entre tous les acteurs publics et privés, société civile incluse, donne naissance à des organismes hybrides, des « OJNI » (objets juridiques non identifiés), dont le statut, le règlement et les finalités laissent singulièrement à désirer au plan de la délibération comme de la décision [7].
5La question de la « gouvernabilité de l’internet » est à l’ordre du jour. Nous n’avons pas choisi de l’aborder sous l’angle des politiques publiques, ni à travers les propositions « éthiques » des acteurs économiques mais par le biais de la question suivante : les internautes, à la fois usagers et citoyens, peuvent-ils démocratiquement peser sur les règles du jeu ? Et plus précisément : l’internet peut-il constituer un espace public ouvert alors qu’il est désormais sorti de la « République des informaticiens » qui l’a engendré ? [8]. Ces interrogations en amènent une troisième : la régulation des réseaux doit-elle s’organiser à partir des contenus qui y circulent ou à partir de son infrastructure technique ? Nous allons tenter de montrer, à travers deux études de cas, que les deux approches révèlent une problématique commune mais que les réponses sont loin d’être assurées.
6La première étude concerne le procès Yahoo ! (action en justice d’associations françaises antiracistes contre la présence d’objets néonazis sur le site d’enchères du portail américain). Elle traite de la régulation des contenus par rapport à l’ordre (et au désordre) social et aborde les questions de légitimité de l’instance d’arbitrage, de validité de la décision de justice, de conflit de valeurs et d’intérêts dans un cadre international. La seconde présente le déroulement et expose les enjeux des élections des représentants des utilisateurs au Bureau directeur d’ICANN, l’organisme qui gère le fonctionnement technique de l’internet. L’interrogation porte ici sur les conditions de la participation politique dans un système global de gouvernance, les espoirs et les ratés de sa mise en œuvre. Notre hypothèse est la suivante : si l’internet aujourd’hui peut ne pas être un royaume hors-la-loi (cas 1) et s’il peut prétendre jeter les bases d’une démocratie planétaire (cas 2), c’est seulement en donnant à la norme technique le pas sur les autres formes de régulation. Aujourd’hui le droit et l’Etat sont « modestes », les entreprises en jouent au mieux de leurs intérêts. La recherche d’une citoyenneté active dans les usages de l’internet est confrontée à la technicisation des enjeux démocratiques, particulièrement accentuée dans ce qu’on appelle la « société de l’information ».
L’affaire Yahoo !
7En 2000, la société américaine Yahoo ! Inc. est assignée en justice par deux associations antiracistes françaises au motif d’exhibition et vente d’objets néonazis sur son site d’enchères en ligne ; s’ensuivra un procès à épisodes dont le déroulement et l’issue ont été suivis de près par la presse et les milieux de l’internet. En effet, cette affaire est exemplaire dans une double perspective :
- elle pose le problème de la régulation des contenus de l’internet rapportée au régime juridique de la liberté d’expression. Un contenu légitime dans un pays peut être illégal dans un autre, alors dans quel sens doit-on arbitrer ? L’internet provoque en effet, selon l’expression de Pierre Trudel, un « télescopage de la souveraineté territoriale avec l’espace informationnel insensible aux frontières » i
- elle questionne également la nouveauté du « média » Internet par rapport aux régimes antérieurs applicables à la presse écrite et audiovisuelle. Le jugement rendu en France impose une solution de « filtrage », par laquelle le respect de l’ordre public repose sur l’installation d’un logiciel. La technique est ainsi appelée à la rescousse du droit souverain.
Le calendrier des événements
811 avril 2000 : une dépêche AFP indique que l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) assignent en justice Yahoo ! Inc. au motif précité.
915 avril : audience en référé ; les plaignants demandent à Yahoo ! de « détruire toute donnée informatique stockée sur son serveur » concernant la vente d’objets évoquant le nazisme.
1022 mai : le juge français, estimant qu’il y a délit « d’offense à la mémoire collective du pays », ordonne à la société Yahoo ! « de prendre les mesures nécessaires pour empêcher l’exhibition-vente sur son site d’objets nazis sur l’ensemble du territoire français ». Elle a jusqu’au 24 juillet pour formuler des propositions techniques interdisant l’accès des internautes résidant en France à ce site.
1112 juillet : le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) rejoint l’UEJF et la LICRA.
1224 juillet : un « expert en internet » engagé par Yahoo ! remet un rapport qui conclut à l’impossibilité de filtrer l’information en fonction de la provenance géographique de l’internaute [9]. Yahoo ! fait valoir qu’il n’existe pas de solution technique lui permettant de respecter intégralement la décision du tribunal.
1331 juillet : le MRAP appelle au boycott de Yahoo ! « tant que la société n’aura pas moralisé ses services ».
1411 août : le juge français ordonne une expertise par un collège neutre de trois spécialistes (conformément à l’article 232 du code de procédure civile qui permet d’éclairer le juge sur une question technique) [10].
156 novembre : les experts rendent leur rapport en séance publique [11]. A leur avis, le taux d’efficacité des solutions techniques de filtrage des contenus préjudiciables au regard de la loi française oscillerait entre 70 et 90%.
1620 novembre : Yahoo ! est condamné à empêcher l’accès des internautes français aux sites antisémites et dispose de trois mois pour mettre en œuvre le filtrage. L’amende sera de 100 000F par jour de retard.
1721 décembre : Yahoo ! demande à la justice américaine de déclarer inapplicable le jugement rendu en France.
183 janvier 2001 : Yahoo ! bannit la vente de tout objet pouvant inciter à la haine raciale et supprime l’accès gratuit à son site d’enchères.
198 mars : le tribunal de Grande Instance de Paris refuse d’accorder une aide financière de 100 000 euros demandée par l’UEJF pour aller plaider contre Yahoo ! aux Etats-Unis [12].
207 juin : un juge de Californie [13] se déclare compétent pour examiner la plainte que Yahoo ! a déposée à son tour contre les associations françaises visant à obtenir de la justice américaine une déclaration d’inapplicabilité de la condamnation française aux Etats-Unis au motif qu’elle est « contraire à la Constitution et au droit américain ».
217 novembre : le juge américain rend son verdict : la société américaine n’est pas tenue de respecter l’ordonnance rendue par le tribunal français.
22L’UEJF fait appel de la décision.
2327 février 2002 : plusieurs associations françaises (MRAP, anciens déportés ) portent plainte au pénal contre Yahoo ! pour apologie de crimes de guerre.
24Le feuilleton judiciaire de Yahoo ! illustre la définition de Luc Boltanski selon laquelle « Les affaires (sont) un processus d’enrôlement et d’enroulement autour d’un cas problématique et litigieux dont la détermination et la définition sont liées aux efforts de mobilisation déployés dans chaque camp. » [14] Nous allons dansun premier temps examiner les motivations et les réactions des différents acteurs.
Du côté de la justice
25On trouve une question récurrente : peut-on légiférer sur l’internet ? La réponse la plus fréquente est positive : on peut puiser dans l’arsenal législatif existant, quitte à faire quelques adaptations par voie jurisprudentielle (cf. rapport du Conseil d’Etat de 1998 [15]). Mais ce n’est pas si simple lorsqu’est en jeu la liberté d’expression.
26En France, la liberté d’expression a été établie par l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 [16]. Plusieurs lois répriment la propagande antisémite et la provocation à la haine raciale (voir infra). Aux Etats-Unis ces propos bénéficient du principe de la liberté d’expression garanti de manière absolue par le premier amendement de la Constitution [17] de 1791. Dans la première conception, reprise en 1948 dans l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et en 1950 dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, prévaut une responsabilité partagée entre l’émetteur et le récepteur. Dans la seconde, l’émetteur est absous de tout dommage causé au récepteur [18]. Alors quelle législation doit primer : celle de l’Etat dont provient l’information ou celle de l’Etat où elle est reçue ? En l’absence d’un régime effectif d’harmonisation internationale, que certains appellent de leurs vœux mais qui supposerait réalisé un consensus universel sur les valeurs [19], la régulation des contenus reste inscrite dans les lois nationales. Ainsi « le contenu d’un message transporté peut être jugé innocent ici, indécent là, criminel ailleurs » [20].
27Mais, deuxième difficulté, peut-on appliquer telles quelles à l’internet des lois instituées pour les médias classiques, presse et audiovisuel ? La législation française dispose de l’article 24 bis de la loi sur la presse de 1881, introduit par la loi du 13 juillet 1990, condamnant le négationnisme ; de l’article 2 de la loi du 16 juillet 1949 contre la haine ; de la loi du 1er juillet 1972 condamnant la provocation à la haine raciale. Pour la communication audiovisuelle, sortie du monopole étatique par une loi de 1982 qui proclame à la première ligne que « la communication audiovisuelle est libre », une autorité administrative indépendante [21] est en charge de réguler à la fois le marché et les programmes, au nom du pluralisme et du respect des lois comme des bonnes moeurs [22]. Pour l’internet, qui mêle communication personnelle et communication de masse dans un continuum de production des messages et dans un système quasi illimité de diffusion [23], la culture libérale-libertaire qui a présidé outre-Atlantique au développement du réseau repousse toute idée de contrôle législatif, donc de souveraineté territoriale [24].
28En cas de conflit entre les législations des différents pays, la réponse d’autorégulation mêle considérations éthiques et considérations commerciales. Dans l’affaire Yahoo !, elle est cherchée du côté de la technique : le filtrage des contenus par adressage géographique. Entrent en scène les experts informatiques. L’expert mandaté par Yahoo ! récuse les quatre solutions techniques envisageables : le blocage du site selon son adresse IP (elle n’est pas forcément enregistrée comme française), selon la version linguistique du navigateur (l’internaute n’est pas forcément connecté depuis la France ou, s’il l’est, il peut utiliser un navigateur dans une autre langue), selon la nationalité de l’internaute (il peut travestir son identité), selon le système des mots-clés (le risque est d’exclure des contenus tout à fait légitimes puisqu’on trouve le mot « nazi » sur les sites antirévisionnistes, comme le mot « sexe » sur des sites de médecine ou d’éducation sexuelle). Les trois experts mandatés par le juge français s’accordent de leur côté (malgré des divergences qui ont donné à l’audience un déroulement chahuté où se mêlaient le droit, la technique et l’éthique) sur la possibilité d’un blocage « partiel ».
29Concernant l’internet, les modes de régulation seraient dictés par des règles et des choix techniques qui affectent les flux d’information. Dans le cas qui nous intéresse, ce sont les mécanismes de filtrage qui éviteraient de « compromettre les valeurs de l’ordre public démocratiquement choisies, comme celles qui en France prohibent l’incitation à la haine raciale » [25]. Mais que devient la règle de droit si son effectivité n’est garantie que dans une fourchette de 70 à 90% ? Le paradigme étatiste et positiviste se trouve en fait remplacé par « un niveau acceptable de conformité » [26]. Il y a évolution vers un « droit mou » (soft law) où l’on arbitre non pas selon les principes, mais selon les effets, en « énonçant des principes généraux avec de grandes marges d’appréciation laissées aux acteurs et une supervision plus ou moins lointaine de l’Etat » [27].
Du côté de l’accusé
30La direction de Yahoo ! joue sur plusieurs tableaux. A la suite de l’ordonnance de référé qui impose le filtrage, le DG-France de la compagnie affirme comprendre le point de vue des plaignants et vouloir collaborer pour mettre en œuvre la décision. Mais il objecte qu’« aucune mesure technique ne peut être fiableà 100% » et estime que « les mesures décidées à Paris devront être ratifiées par une juridiction américaine ». Il « relativise » le délit en ces termes : « seuls 1 000 à 1 200 objets posent problème, sur les 2,5 millions proposés chaque jour aux enchères ». Le PDG américain quant à lui s’insurge contre un jugement qui contrevient au principe absolu de la liberté d’expression, consubstantiel à l’existence du net. Abus de pouvoir et retour de la censure sont ainsi épinglés. Le premier « portail » du monde (49 millions de connexions quotidiennes) justifiera par la suite sa décision d’obtempérer non par obéissance à la juridiction française, mais par une « prise de conscience » d’ordre éthique. Cette démarche d’autocensure fut probablement favorisée par la chute de près de 6 % de ses actions au Nasdaq après que le marché eut pris connaissance de la décision du juge français.
31Concernant la possibilité de filtrage en fonction de la localisation géographique de l’internaute, l’expert désigné par Yahoo ! concluait par la négative. Pourtant, comme l’ont remarqué plusieurs observateurs [28], la présence de bannières publicitaires en français sur le site d’enchères interrogé depuis la France prouve que les pratiques de « personnalisation »à des fins commerciales sont à la fois possibles et instituées. De plus, disposant d’une filiale française pour développer ses activités sur ce territoire national, le site de Yahoo ! ne peut être considéré en France comme « passif » [29]. La « glocalisation » a son revers…
32Enfin – et l’on voudra bien pardonner la comparaison – la société américaine avait déjà banni de ses enchères les hamsters de compagnie et les vêtements usagés… De plus, en avril 2001, la vente des cassettes vidéo et DVD à caractère pornographique a également été proscrite par Yahoo !, « sous la pression des censeurs et des marchés financiers ». Ce qui témoigne d’une certaine capacité à respecter les « valeurs » de ses clients !
Du côté des associations
33Les associations antiracistes étendent leur combat aux nouveaux médias et s’affrontent aux associations « libertaires ».
34Les tribunaux ont eu à juger de maintes affaires où les associations antiracistes se portaient partie civile contre des propos préjudiciables publiés sur tel ou tel support. Le droit pénal s’appliquait sans problème aux responsables éditoriaux.
35Le procès Yahoo ! constitue un précédent par l’ampleur de sa médiatisation, proportionnelle au renom de l’accusé, et la nature du jugement, astucieux en apparence. Des cas similaires ont en effet été jugés antérieurement : plaintes de l’UEJF contre Multimania pour hébergement d’un site néonazi en avril 2000, par exemple, et dès 1996 contre un chanteur dont le site présentait des chansons aux paroles racistes [30]. On ne reviendra pas sur la décision de juges allemands contre Compuserve (accès bloqué dans tout le pays en mai 1998 pour cause d’affichage de sites pornographiques) parce qu’un consensus existe partout de facto sur le « délit » que constituent les sites de cet ordre, en particulier lorsqu’ils impliquent des enfants. Mais on soulignera que l’action intentée en France contre Yahoo ! a fait des émules : l’association J’Accuse, récemment créée pour lutter contre le racisme sur l’internet, rejointe par six autres associations existantes, a assigné en justice l’Association française des fournisseurs d’accès (AFA) ainsi que l’hébergeur américain d’un portail de sites ouvertement racistes ; elles exigent d’en bloquer l’accès pour « trouble manifestement illicite » selon l’article 809 du nouveau code pénal. Les attendus de cette nouvelle affaire, soumise au même magistrat, sont différents [31] mais la loi, l’éthique et la technique sont à nouveau rudement confrontées pour que soient respectés les droits des parties.
36Alors que les associations antiracistes françaises cherchent à faire appliquer sur l’internet les contraintes résultant des lois nationales, d’autres voix s’y opposent, arguant de leur irrecevabilité dans le « cyberespace », ce qui va de pair avec l’application de la conception américaine « absolutiste » de la liberté d’expression. La notion d’autorégulation est régulièrement invoquée contre toute forme de régulation étatique des contenus et des conduites. C’est ainsi que Yahoo ! a bénéficié du soutien de l’association américaine des technologies de l’information qui protestait en date du 23 novembre 2000 : « En cherchant à contrôler l’accès à l’internet, le tribunal tente de contrôler la pensée des internautes français et les activités des fournisseurs d’accès aux Etats-Unis et partout dans le monde. » Le Center for Democracy and Technology (CDT) assurait de son côté : « Ce jugement d’un tribunal français peut avoir des conséquences désastreuses pour la liberté d’expression et la liberté du commerce en ligne. Il constitue aussi un dangereux précédent pour les pays qui cherchent à imposer des restrictions à la liberté d’expression au delà de leurs frontières. » [32]
37En France, l’association IRIS (Imaginons un réseau internet solidaire) dénonçait à la fois « l’acharnement borné de la LICRA et de l’UEJF » suspectes de manipuler la presse et l’opinion, et « une décision qui réduirait les internautes français à la condition de mineurs irresponsables… Ce jugement prive des êtres humains de leur bien le plus précieux : leur capacité de citoyens à penser une communauté universelle refusant le racisme par d’autres moyens que les filtres techniques. » [33]
38Quant au président de Reporters sans frontières, arguant du fait que « si la liberté de la presse est dangereuse, à commencer par la liberté d’expression, les entraves à cette liberté, quelles qu’en soient les motivations, sont encore plus dangereuses », il se prévalait de l’attitude de grandes organisations juives américaines opposées à la censure des propos négationnistes pour affirmer que « tout propos moralement condamnable ne doit pas forcément être judiciairement condamnable » [34].
39L’écueil ici est double. D’une part on risque un total amalgame entre liberté d’expression et liberté du commerce, pour promouvoir le développement sans entraves du réseau des réseaux. La technique est bien convoquée au nom de la morale, mais à condition de s’inscrire dans un processus de négociation permanente entre les entreprises et les consommateurs [35]. On n’est pas dans le registre des relations entre l’Etat et le citoyen, mais dans une conception de la réglementation qui évacue le contrôle et la sanction pour ne retenir que la régulation bottom up et qui limite celle-ci au logiciel et à une vague notion d’éthique libérale [36].
40Une autre confusion semble à l’œuvre : celle qui refuse la distinction entre communication privée et communication publique. Elle a fondé les règles qui s’appliquent d’une part au courrier postal et aux conversations téléphoniques, d’autre part aux médias écrits et audiovisuels. Si elle « explose » avec l’internet, c’est pour une double raison : la multifonctionnalité du réseau [37], l’avènement d’une « consommation individuelle de masse » [38]. Des interdits pèsent sur la disponibilité des contenus comme sur leurs usages mais la régulation traditionnelle n’agit que sur le premier niveau [39].
41Concernant la régulation des contenus disponibles sur l’internet, l’affaire Yahoo ! semble une bonne illustration de l’analyse d’Alain Supiot [40] : « Dire que la société se contractualise, c’est dire que la part des liens prescrits y régresse au profit des liens consentis. […] Les lois se vident des règles substantielles au profit de règles de négociation. Ce mouvement, dit de procéduralisation, transporte dans la sphère contractuelle les questions concrètes et qualitatives autrefois réglées par la loi. […] L’affaiblissement des Etats ne peut que s’accompagner d’un démembrement de la figure du tiers garant des pactes. La relativité croissante du contrat laisse deviner ce que Pierre Legendre désigne par ailleurs comme une reféodalisation du lien social. »
42Le droit s’affadit, la technique monte en puissance. Les usagers de l’internet sont confrontés à des arbitrages peu décisifs ou à des designs cachés. Qu’en est-il lorsque l’on « remonte à la source » de la régulation, vers le lieu où le réseau bâtit son architecture ? Le deuxième cas étudié dans cet article concerne l’organisme qui est censé lui assurer à la fois stabilité et ouverture, l’ICANN, dont l’une des missions est de permettre aux netizens [41] de faire entendre la « voix publique » dans les modalités de gouvernance de l’internet.
Les élections du At Large Membership d’ICANN
Présentation [42]
43ICANN, pour Internet Corporation for Assigned Names and Numbers : ce vocable mystérieux désigne ce que d’aucuns appellent « le gouvernement de l’internet ». Cette association à but non lucratif de droit privé américain fut créée en octobre 1998 pour succéder à l’IANA (Internet Association for Names and Adresses), dans un processus marqué par de très vives controverses, mélange de débats publics et de guerres d’influence en coulisses [43]. ICANN est chargée de la coordination technique du réseau, c’est-à-dire de la gestion de l’attribution des adresses IP, des noms de domaines, des protocoles de communication entre les machines connectées au réseau et du management du serveur racine.
44Ses quatre principes fondateurs visent à établir :
- une stabilité technique pour garantir le fonctionnement et le développement de l’internet,
- un environnement compétitif pour réduire les coûts et favoriser l’innovation,
- une coordination bottom up pour satisfaire les besoins des utilisateurs,
- des structures de gestion qui reflètent la diversité géographique de ces utilisateurs.
45Quoique peu sensible en France, le débat est vif et l’ICANN suspectée soit de partialité, soit d’inefficacité dans l’accomplissement d’une mission essentielle. Son action fait l’objet d’une « veille » pointilleuse de la part d’un certain nombre de spécialistes du monde universitaire (juristes et politistes pour l’essentiel) et d’associations engagées pour la démocratie du réseau (l’association de consommateurs de Ralph Nader aux Etats-Unis ou IRIS en France, pour ne citer que deux exemples).
46Nous n’entrerons pas ici dans le détail des controverses qui concernent la mise en œuvre des deux premiers principes à la base de la création d’ICANN (stabilité technique et environnement compétitif). En revanche, nous questionnerons les deux suivants (coordination bottom up et diversité géographique des utilisateurs) à travers l’analyse d’un moment-clé de l’histoire récente de l’organisation : l’élection au Bureau directeur d’ICANN [45] des représentants du collège des utilisateurs, le At Large Membership (ALM), qui s’est déroulée entre le 25 février 2000 (ouverture des inscriptions dans le collège At Large) et le 10 octobre 2000 (annonce des résultats du vote).
« La première expérience de démocratie directe mondiale »
47La participation des « utilisateurs du monde entier », souhaitée comme « légitime » et « représentative » par le gouvernement américain dans le Green Paper et le White Paper de 1998 qui ont encadré la naissance d’ICANN [46], a toujours soulevé des polémiques. La question que nous posons est la suivante : cette expérience de démocratie directe en ligne à l’échelle mondiale s’est-elle avérée crédible ou non ? Pour trouver les éléments de réponse, nous nous intéresserons à la fois aux conditions techniques et au processus de l’élection ; aux candidatures et aux résultats ; aux débats qui l’ont accompagnée et aux enjeux qu’ils révèlent concernant ce qu’on appelle désormais la « gouvernance » de l’internet.
48Première constatation : la donne de cette élection s’écarte largement du processus démocratique traditionnel. En effet, le territoire concerné n’est pas un Etat souverain, mais cinq grandes régions du globe (Amérique du Nord, Asie/Pacifique, Europe, Amérique latine/Caraibes et Afrique) ; le corps électoral est constitué de tous les internautes (de plus de 16 ans) qui s’inscrivent volontairement et librement dans le collège pour voter pour un directeur de leur région ; il existe deux sortes de candidats : les uns sont choisis dans des élections à deux tours, les autres sont présélectionnés par un comité de nomination siégeant auprès du Bureau directeur ; les candidats font campagne exclusivement en ligne (ICANN a mis en place un forum d’échange entre électeurs et candidats des cinq régions) ; le vote lui-même se fait en ligne (chaque At Large Member reçoit d’ICANN un mot de passe par courrier électronique et un numéro d’identification par courrier postal) ; enfin la règle du jeu, non statutaire mais inscrite dans un règlement intérieur, se voit modifiée au gré des décisions du Bureau directeur.
49Au vu de ces premiers éléments, on comprend que certains observateurs parlent, selon la formule de Mariko Kushima, des « leurres d’une démocratie mondiale ». L’analyse du déroulement de l’élection vient étayer la critique.
50Concernant le processus du vote électronique, les internautes se sont plaint de multiples défaillances du système : « je ne peux pas me connecter au serveur, est-ce qu’il est saturé ? ou bien n’ai-je pas le droit de voter ? », allant jusqu’à suspecter les organisateurs de mauvaise volonté : « aujourd’hui cinq nouvelles tentatives, j’ai envoyé des mails au webmaster d’ICANN, pas de réponse ; est-ce que vous pouvez m’expliquer à quel jeu vous jouez ? ». En fait, alors que la logistique mise en place prévoyait 10 000 inscriptions, il y en eut 158000 – et 30000 votants effectifs. ICANN n’en escomptait pas tant : modestie excessive ou restriction délibérée ?, nous n’avons pas la réponse, sinon la promesse faite après coup de renforcer les moyens techniques pour de prochaines consultations. Reste que 30 000 suffrages exprimés sur une population mondiale estimée de 300 millions d’internautes à l’époque, c’est un taux d’abstention qui bat tous les records !
51Concernant l’origine des « électeurs », force est de constater le poids des disparités nationales et régionales : 80 % des inscrits pour la région Amérique latine/Caraibes sont des Brésiliens, 57 % des ALM pour la région Europe sont des Allemands (8 % seulement sont des Français), pour l’Amérique du Nord on compte 10 % de Canadiens et 90% de résidents US, pour l’Asie/Pacifique Japonais et Chinois constituent à eux seuls 77 % du « corps électoral ». Ces écarts sont sans rapport avec l’importance de la population puisqu’on trouve 41% d’inscrits pour le Japon et 36 % pour la Chine. Ils se rapportent principalement à la pénétration de l’internet dans le pays. Ainsi, lorsqu’apparaît sur le Forum la question « Pourquoi la participation de l’Afrique est-elle lente et désorganisée ? », les candidats concernés évoquent unanimement la faible démocratisation de l’accès au réseau dans cette région. Quant à la sur-représentation des Allemands (et au succès final de leur candidat), elle s’explique largement par la place que la presse germanique a donnée à l’événement (alors que la presse française ne s’y est que peu intéressée) [47].
52Concernant ensuite l’orientation des votes, il est clair que la notion d’identité nationale prime sur une identité régionale dont l’ancrage est purement géographique. Ainsi les ALM frustrés de ne pas avoir de candidats de leur propre pays demandent « Qui représente la Russie ? » ou « Comment se fait-il qu’aucun nominé ne soit Indien ? ». Les candidats ont beau rappeler qu’ils sont tenus de représenter les intérêts des utilisateurs à un niveau régional, ils ne sont pas eux-mêmes exempts de réflexes « nationalistes ». Le candidat chinois et le candidat taïwanais, par exemple, se querellent sur le Forum sur le thème one country, yes or no? mais s’entendent sur un point : « nous gagnerons en tant que Chinois » [48]. Et un candidat français évincé du premier tour appelle à voter pour le Français nominé par le Comité.
53Quant à la transparence du processus, elle est d’emblée entachée par le double mode de désignation des candidats à l’élection. Ceux qui se présentent en ligne doivent obtenir plus de 2% des votes au premier tour pour accéder au vote définitif : seuls 10 sur 161 ont franchi la barrière – on ignore d’ailleurs si leur succès a été « spontané » ou favorisé en sous-main par des lobbies économiques [49]. Mais ceux qui sont choisis par le Comité de nomination d’une part sont exemptés du premier tour, d’autre part retenus (18 sur les 211 qui s’étaient proposés ou avaient été recommandés) selon des critères « professionnels » qui révèlent de fait leurs relations préalables étroites avec le « milieu professionnel » d’ICANN. La compétition était inégale : au final ils se sont trouvés majoritaires face aux candidats issus du premier tour [50] et au bureau des directeurs (trois sur cinq). Les « électeurs » s’en sont émus. Ainsi le Forum a vivement débattu de l’éligibilité d’une candidate européenne, secrétaire générale de la Chambre de commerce internationale qui est l’organisme trésorier de la composante « business » de la DNSO : se déclarant « chargée de la responsabilité de créer un cyberenvironnement favorable au business », elle était suspecte de ne pas respecter le deuxième critère de présélection du Comité, à savoir « la capacité à exercer un jugement indépendant ».
54Au vu de ce problème de représentativité, la légitimité des résultats de l’élection a été mise en doute par les participants : « Si vous êtes élu, proposerez-vous l’abolition du Comité de nomination pour plus d’égalité dans le processus de sélection des candidats ? » a-t-on pu lire sur le Forum. Et au moins deux candidats issus du premier tour ont fait campagne pour cela. Plus inquiétant, elle fut atteinte par ceux-là mêmes qui avaient organisé l’élection. Le règlement intérieur d’ICANN prévoyait neuf At Large Directors, mais la règle du jeu fut changée en cours de route par le Bureau et leur nombre est passé à cinq sans explication ni débat public [51].
55Enfin, sitôt élus, les représentants ALM régionaux ont vu leur utilité contestée et leur rôle minoré dans le fonctionnement des instances dirigeantes d’ICANN : exclus de la décision lors de la conférence générale de Los Angeles qui a statué sur la création de nouveaux noms de domaines, ils sont soumis pour la définition de leur mission et de leurs pouvoirs aux décisions que rendra lors de la conférence de Yokohama en 2002 un « Comité d’étude sur le fonctionnement du At Large Membership [52]» suscité par le Bureau directeur – toujours intérimaire mais toujours « aux commandes ».
56Malgré un taux de participation supérieur aux prévisions et une amorce de débat public, on a vu combien cette expérimentation de démocratie directe mondiale était sujette à caution. A sa décharge, ICANN peut invoquer son inexpérience et l’ampleur des défis auxquels elle est confrontée. Mais les compétences inédites dont est dotée l’organisation lui enjoignent de poursuivre l’effort. Sauf à considérer que la gestion des adresses IP et des noms de domaine n’a rien d’une « ressource publique », qu’elle ne peut ou ne doit en rien relever d’un contrôle démocratique et que les forces du marché, a fortiori le pays leader, sont seuls à même de s’en occuper. Même s’il est mal légitimé, voire objet de manipulation, le pouvoir central d’ICANN sur l’internet est aujourd’hui tout aussi réel que la demande de « gouvernance » qui s’exprime pour des motifs souvent contradictoires (ambition démocratique ou sécurité du commerce, ouverture à la concurrence ou respect du droit des marques, respect des souverainetés ou des traités internationaux).
Renforcer le rôle des utilisateurs ?
57De multiples initiatives, en interne comme en externe, visent depuis ses origines à améliorer le fonctionnement d’ICANN.
58Sans revenir sur les conditions de sa naissance, marquée par de multiples jeux d’alliance et de pouvoirs, on soulignera tout d’abord que l’existence d’ICANN marque, de façon certes imparfaite et inachevée, l’abandon formel d’un double monopole sur la coordination technique du réseau : celui du gouvernement américain sur la structure, celui de la société privée américaine NSI pour l’attribution des noms de domaines. L’Union européenne a montré dans ce processus un réel savoir-faire pour imposer l’ouverture à son profit non exclusif (elle s’est fait le champion des continents autrefois absents du chantier) et pour combattre les mirages de l’autorégulation [53]. Mais la tâche apparaît inachevée, le résultat peu probant.
59Aux Etats-Unis plusieurs organisations non gouvernementales exercent sur ICANN une « veille » permanente. C’est l’objet exclusif d’Icann Watch, qui sur le site www.icannwatch.org fait une revue scrupuleuse des faits et gestes de l’organisation et des débats qu’ils suscitent. Citons également l’association Computer Professionnals for Social Responsibility (cpsr.org) et le Center for Democracy and Technology (cdt.org) [54] qui recueillent, alimentent et propagent les débats entre juristes, informaticiens, universitaires, personnalités politiques et acteurs de la société civile.
60En France, on s’intéresse peu à ICANN. Les élections ALM ont suscité plusieurs articles de presse mais d’une tonalité globalement réservée. Les associations d’internautes et les associations de professionnels du secteur (hébergeurs et fournisseurs d’accès) tantôt font cause commune contre l’Etat, tantôt divergent sur les modalités de leur participation aux initiatives publiques [55], mais – à notre connaissance – jamais à propos d’ICANN. Les militants de l’internet démocratique sont focalisés sur les questions d’égalité d’accès au réseau. Seuls quelques fonctionnaires européens ou les spécialistes (juristes ou informaticiens) exerçant des responsabilités dans les associations de l’internet, l’ISOC ou le World Wide Web Consortium pour les plus anciennes, font entendre leur voix. Les colloques de droit ou de science politique circonscrivent le débat aux seules responsabilités de la puissance publique. Les travaux de Thierry Vedel [56] sur les cinq modèles de gouvernance d’internet [57] font figure d’exception malgré la fécondité de l’approche. On ne compte enfin aucun chercheur français parmi les membres du projet NAIS (Ngo & Academic ICANN Study) [58] qui s’est donné pour mission d’étudier « la nature de la représentation publique dans l’organisation de la gestion des noms de domaine de l’internet ».
61Les questions abordées dans ce programme de recherche ne manquent pourtant pas d’intérêt : « pourquoi une voix publique se révèle-t-elle nécessaire au sein de l’ICANN ? quel rôle jouent et devraient jouer les directeurs et les membres At Large dans le processus de son établissement ? quelles leçons peut-on tirer de l’élection en ce qui concerne la qualité de membre At Large et la structure du Conseil d’administration ? y-a-t-il d’autres mécanismes de participation et de représentation à considérer pour assurer légitimité et efficacité au sein de l’ICANN ?».
62On relèvera dans le même esprit l’action menée par deux des candidats élus par l’ALM au Bureau directeur. Tant l’Allemand Andy Mueller Maghun que le nord-Américain Karl Auerbach [59] ont fait campagne sur le thème de la démocratisation de l’institution : pour plus de transparence, pour une meilleure prise en compte des utilisateurs, pour un sens accru de l’intérêt général. Leur élection n’a pas étouffé leur sens critique, comme en témoignent dès le lendemain une interview du premier [60] et les propos tenus en février 2001 par le second devant une commission du Sénat américain [61]. Un comité interne de coordination intérimaire a d’ailleurs été créé en novembre 2000 pour « permettre aux membres At Large d’avoir accès aux données et à la mailing-list d’ICANN, de connaître leurs droits et devoirs, de définir les procédures pour identifier le consensus sur les thèmes intéressant les utilisateurs ».
63Les instances, plus ou moins formelles, plus ou moins académiques, plus ou moins superposables par la nature des participants (on retrouve dans NAIS trois membres du CDT), qui font le pari de la critique constructive, ne prétendent en aucune façon se substituer aux intéressés, les internautes du monde entier. Il demeure qu’au regard de la masse croissante des utilisateurs de l’internet, la gouvernance du réseau semble relever d’un modèle « élitiste » de la démocratie, et non de la règle de la majorité. Tandis que l’ex-Chairwoman d’ICANN, Esther Dyson, redoutait que des élections (trop) libres ne « propulsent des candidats stupides au sein du comité de direction » d’ICANN, les observateurs les plus critiques se réjouirent de ce que « les directeurs At Large élus (soient) plus experts que la moyenne des membres du bureau » [62]. La mesure de cette expertise est de l’ordre de la technique informatique. La légitimation de l’autorité est liée à ce type de reconnaissance entre pairs.
64Nous retrouvons ici des éléments relevés dans notre analyse du procès Yahoo ! Citons Olivier Itéanu [63], président d’ISOC-France [64] : « Dans le monde réel les modes de régulation de la société sont hiérarchisés selon quatre niveaux : les lois, qui régissent le territoire dont elles sont issues et les traités et conventions par lesquels les Etats tentent de les harmoniser ; les normes comportementales admises et pratiquées par les populations, qui s’adaptent en fonction des évolutions culturelles ; le pouvoir économique, encadré par des lois spécifiques et soumis également aux tribunaux ; la technique, à la fois dominée par les trois autres et les influençant. La direction de Yahoo !, s’abritant dans un premier temps derrière l’impossibilité technique, renverse l’ordre hiérarchique précédent. C’est la technique qui entend dicter la destruction ou l’inapplicabilité des règles. »
65Tandis que les approches de la régulation des usages et de la corégulation concernent la méthode et non la source du droit [65], il nous semble qu’avec la notion de gouvernance, la technique devient aussi source de droit [66].
Conclusion
66Nous avons abordé les figures de la régulation dans deux domaines cruciaux : celui des libertés fondamentales (la régulation des contenus est elle obsolète dans un cadre national ? la globalisation de la norme américaine du Free Speech va-t-elle s’imposer ?) ; celui du fonctionnement technique du réseau (peut-on croire à l’avenir d’une participation publique à une nouvelle espèce d’ONG s’occupant de la gouvernance de l’internet ? celle-ci peut-elle être valablement et durablement incarnée par ICANN ? [67]).
67La situation créée par les deux événements que nous avons choisi d’analyser laisse entier le problème du rôle des usagers-citoyens. Dans l’affaire Yahoo !, personne n’a perdu, mais personne n’a vraiment gagné ! La contradiction persiste entre deux conceptions culturelles et législatives de la liberté d’expression ; la solution du filtrage imposée par le tribunal repose sur l’acceptation d’une relativité du droit ; la controverse n’est pas close quant aux notions de statut du média, de responsabilité sociale et territoriale sur les contenus [68]. Pour les élections d’ICANN, l’opportunité d’une participation démocratique n’est pas réalisée à ce jour : le processus fut défaillant quant au but poursuivi, à la transparence et à la stabilité de sa mise en œuvre ; les résultats sont douteux en ce qui concerne la représentativité, la légitimité et les réelles capacités des élus à exercer un pouvoir [69].
68Et dans les deux cas le débat public est à peine amorcé que les questions d’ordre politique reçoivent une réponse d’ordre technique – qui ne résout rien. Serait-ce parce que les véritables enjeux sont ailleurs, dans des rapports de force entre entreprises et Etats que l’usager-citoyen ignore et sur lesquels il ne peut en rien peser ? Pour échapper au fatalisme désespéré ou au cynisme désabusé qu’engendre cette approche, un certain nombre de questions mériteraient d’être approfondies, qui concernent les relations entre communication, technique et démocratie.
69Aujourd’hui il n’y a pas de synchronisation entre l’état de la technique Internet et les processus sociétaux [70]. Ce phénomène n’est pas nouveau : « L’apparition d’une nouvelle technologie est rarement aussitôt suivie d’une production normative venant la réguler… Les exemples historiques de l’imprimerie, du cinéma, de la radio, de la télévision ou plus récemment de la bioéthique illustrent l’idée que le droit ne vient réguler l’innovation technologique que lorsque celle-ci perd de son caractère innovant et commence à faire l’objet d’un usage élargi. » [71] Mais il est trop sous-estimé, car « la sociologie et l’histoire montrent que la construction des normes techniques participe à la normalisation du social : il ne s’agit pas seulement d’accroître l’interchangeabilité, l’homogénéité et la discipline des choses, mais aussi celle des corps, des identités et des territoires. » [72] Voilà qui plaide en faveur d’une étude des systèmes socio-techniques qui prenne en compte la question des normes, qu’elles soient constituées ou émergentes.
70Pour réguler les télécommunications et l’audiovisuel, un rôle prédominant était accordé à l’Etat ; pour l’informatique, la loi fut celle des entreprises. Le système socio-technique de l’internet faisant converger les trois cultures, « les organismes institutionnels de normalisation (sont) aujourd’hui soumis à des tensions et conflits entre intérêts nationaux ou commerciaux ou industriels » constate Richard Hawkins. Il en déduit que « dans une démocratie représentative, il y a délégation de participation à tel ou tel niveau de la vie publique ; dans la démocratie technologique, c’est moins le contenu de chaque norme qui importe que le poids accordé à l’intérêt public dans l’établissement d’une norme, indépendamment de l’organisme à l’origine de celle-ci. » [73] Deux interrogations s’ensuivent : la norme technique prend-elle le pas sur les autres normes ? qui mesure et promeut « l’intérêt public » ? Lorsque la question est posée du lien entre mondialisation et nouvel environnement normatif dans l’univers informationnel, le défi est bien, pour retrouver une dimension proprement politique, d’articuler les trois niveaux de normes (technique, juridique, sociétal) [74].
71« Le remède à la mauvaise information, c’est toujours plus d’information » répètent à l’envi les héritiers de la cybernétique. Mais la théorie démocratique suppose que l’absence de contrôle engendre arbitraire et favoritisme. Pour éviter que les seules avancées de règlement (national ou international) des conflits liés à l’internet ne soient de l’ordre de la répression ou du renforcement des intérêts privés, l’adaptation du droit des techniques comme l’adaptation des droits fondamentaux en raison des nouvelles technologies ne peuvent être laissées aux seuls spécialistes du droit ou de l’informatique.
72Elles ne peuvent pas non plus s’accommoder des contours flous d’une « cybersociété » où les prérequis de la démocratie ne sont plus valables. Pour Milton Mueller [75], « ICANN rendrait (éventuellement) possibleàla fois un nouveau régime international outside nation framework et un réalignement des positions du privé et du public ». Nous partageons le point de vue de Daniel Kaplan, président de la FING [76], selon lequel « le corps électoral d’ICANN entretient l’idée fausse qu’il y a une communauté d’internautes différente de celle des citoyens des différents Etats ». Très prosaïquement, même si l’on s’accorde sur un modèle de gouvernance démocratique, il est besoin d’un processus pour le garantir. Comme la démocratie ne se limite pas au moment du vote – elle inclut le temps long de l’information, du débat et de la délibération – une large information, un débat ouvert et compréhensible, des règles du jeu stables et approuvées par tous restent à construire. Sans cela elle manque de règles normatives assurant légitimité et responsabilité dans l’exercice du pouvoir, elle inscrit celui-ci dans un processus d’interactivité formelle marqué par l’incertitude et une relativité maximum, elle associe les acteurs dans un jeu de dupes où rien n’est garanti que par une série de consensus éphémères.
73L’extra-territorialité et l’imposition technique de l’internet nourrissent le concept de gouvernance. Définie sévèrement par Milton Mueller comme « l’exploitation de goulots d’étranglement techniques ou d’accès à des ressources techniques pour régler la conduite socio-économique », la gouvernance « voudrait détourner l’attention des règles et de ce qui doit être pour la fixer sur les comportements et sur ce qui est ; […] elle est coproduite par l’industrie, les juges, l’opinion […] et ne sépare pas le gouvernement des autres forces sociales agissantes » [77]. Dans sa version française de corégulation, impulsée par la puissance publique, elle postule généreusement les droits égaux de tous les participants : « les professionnels, les internautes et les pouvoirs publics peuvent contribuer ensemble à une meilleure défense des libertés sur les réseaux » [78]. Mais si « la corégulation doit permettre de trouver le juste équilibre entre une approche de souveraineté de l’Etat et la logique marchande [79] », qu’en est-il du rôle des usagers-citoyens ? L’objectif de développer une dimension transversale, collaborative, dans l’exercice des responsabilités ne saurait faire l’impasse sur les moyens par lesquels se réalise la maxime de Cicéron : « Etre libre, c’est participer au pouvoir ».
74La belle et juste expression de Victor Scardigli de « co-invention du sens social de la technique » s’applique non seulement aux objets mais aussi aux principes, comme un lourd chantier toujours recommencé.
Remerciements
L’auteur tient à remercier Serge Proulx, professeur à l’UQAM, coordinateur général du programme COREVI (coopération en réseau via internet), qui a organisé le colloque de décembre 2001, ainsi que Mariko Kushima, doctorante en sciences de l’information et de la communication, qui a collaboré à la recherche et à l’analyse des documents sur le web.Mise en ligne 01/01/2012
Notes
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[1]
Cet article est issu d’une communication au colloque « Gouvernance et usages d’Internet », organisé à l’UQAM (Montréal) en décembre 2001, dans le cadre du programme de recherche franco-québécois COREVI/Mondialisation et nouvel environnement normatif.
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[2]
Cf. Richard Delmas, colloque L’Internet et le droit, université Paris 1, septembre 2000.
-
[3]
Cf. dans les pages Rebonds du quotidien Libération, les points de vue respectifs de Jean-G Padioleau, « Les gogos de la gouvernance » (1er juin 2000) et de Hassen M. Foda « Bonne gouvernance » (16 janvier 2001).
-
[4]
Pour les tenants d’une attitude « jeffersonienne », « nous sommes sur le rivage de l’internet, un nouvel endroit sauvage, intéressant, où les gens peuvent redémarrer de zéro et penser l’impensable », cf. David Post, codirecteur de l’Institut du cyberdroit, université de Temple (Philadelphie), interview à Libération du 19/12/2000.
-
[5]
Alors que l’Australie ou Singapour ont très fortement encadré le secteur, la « loi sur la société de l’information » projetée depuis deux ans par le gouvernement français n’a toujours pas vu le jour. Mais ses différents articles sont progressivement éparpillés dans des lois et décrets soumis à la conjoncture européenne ou internationale et dont l’inspiration est avant tout sécuritaire.
-
[6]
Cf. le rapport au Premier Ministre du parlementaire français Christian Paul (aujourd’hui ministre), « La régulation de l’internet : des responsabilités partagées » (29 juin 2000), d’où provient la création en 2001 d’un organisme ad hoc, le Forum des droits sur l’internet, association financée sur fonds publics.
-
[7]
Cf. infra l’exemple d’ICANN.
-
[8]
La paternité de l’expression revient à Patrice Flichy (cf. Réseaux, n° 97, 2000).
- [9]
-
[10]
Il s’agit de Vinton Cerf (l’un des pères fondateurs du net, Etats-Unis), Ben Laurie (Royaume-Uni) et Francis Wallon (France).
-
[11]
Rapport d’expertise, voir www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/tgparis20001106-rp.htm
-
[12]
Source AFP.
-
[13]
Le siège de Yahoo ! Inc. se trouve dans le comté de Santa Barbara.
-
[14]
In « La dénonciation », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 51, mars 1984.
-
[15]
Internet et les réseaux numériques, La Documentation française, Paris.
-
[16]
« La libre communication des pensées et des opinions est un droit parmi les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.»
-
[17]
« Le Congrès ne fera aucune loi restreignant la liberté d’expression et la liberté de la presse. » Pour une défense renouvelée de cette conception, voir Freedom of Expression, Briefing Paper n° 10, sur le site de l’American Civil Liberties Union (www.aclu.org/library/pbp.10.html).
-
[18]
Pour une étude approfondie de cette question, voir Dominique Custos, professeur à l’université de Caen, « La liberté d’expression aux Etats-Unis et en France », colloque L’Internet et le droit, université Paris 1, septembre 2000.
-
[19]
Le résultat probable serait de reconnaître à la conception américaine le poids d’une norme globalisante.
-
[20]
Stéphane Marcellin-Taupenas, Lettre des juristes d’affaires n° 284, 18 septembre 1995.
-
[21]
L’appellation actuelle est « Conseil supérieur de l’audiovisuel » (CSA).
-
[22]
Dans sa modification intervenue en août 2000, cette loi exclut les hébergeurs de sites web de la responsabilité éditoriale, applicable aux directeurs de publication écrite et audiovisuelle et aux imprimeurs.
-
[23]
au contraire de la rareté des fréquences hertziennes, qui justifie des interventions réglementaires.
-
[24]
A l’inverse, l’avocat de la LICRA, à l’appui de la croisade « contre la mondialisation du racisme par l’internet », cite Lacordaire : « C’est la liberté qui opprime et la loi qui libère » (interview à Libération, 8 décembre 2000).
-
[25]
Propos du professeur Joël Reidenberg (université Fordham), interviewé par Juriscom.net en février 2001.
-
[26]
Propos du professeur Pierre Trudel (université de Montréal), ibid.
-
[27]
P. Trudel, ibid.
-
[28]
Cf. P. Trudel et J. Reidenberg, ibid.
-
[29]
Cf. interview de Michaël Geist, professeur à l’Université d’Ottawa, ibid.
-
[30]
Un premier jugement l’ayant absous pour cause de prescription (la loi sur la presse instaure celle-ci trois mois après la date de publication), appel fut fait conjointement par l’UEJF, la LICRA, le MRAP et la Ligue des Droits de l’Homme, soutenues par le ministère public ; un deuxième jugement satisfaisant les associations fut cassé par un troisième, instituant pour l’internet le même délai de prescription que pour la presse.
-
[31]
Cf. Libération du 20/21 juin 2001 et le magazine Transfert du 14/06/2001.
- [32]
-
[33]
Cf. Libération du 10/11/2000.
-
[34]
Cf. Libération du 23111/2000.
-
[35]
C’est dans cet esprit que les associations de parents collaborent aux Etats-Unis avec les industriels pour établir et promouvoir des logiciels de filtrage, alors que le projet Clinton de puce antiviolence a été vivement combattu, et finalement abandonné.
-
[36]
Les travaux du professeur Jacques Berleur sur les « chartes » et autres « codes de bonne conduite » des grandes entreprises du secteur en détaillent précisément les limites (cf. communication au colloque du CREIS, Paris, mars 2001, Actes en lignes sur le site www.creis.org).
-
[37]
Les communications one to one, all to all et one to all se trouvent réunies sur un même support.
-
[38]
Celle-ci « révolutionne » le rapport entre l’offre et la demande et, par là, les techniques de marketing.
-
[39]
Voir Deborah Hurley et Viktor Mayer-Schönberg, Information policy and governance, communication au colloque « Governance in a Globalizing Word », université d’Harvard, 30 mai 2000.
-
[40]
Professeur de droit à l’université de Nantes. Extrait de sa conférence à l’Université de tous les savoirs, CNAM, cf. Le Monde du 7/03/2000.
-
[41]
Contraction de net citizens ou citoyens du net.
-
[42]
Voir supra l’article de Hans Klein.
-
[43]
Pour un examen critique détaillé de la gestation d’ICANN, voir Milton Mueller (professeur à l’université de Syracuse, New-York), « Sorting through the debris of self-regulation » in info vol. 1 n° 6, décembre 1999, Camford publishing Ltd, sur le site www.icannwatch.org/archive.mueller.pdf
-
[44]
En cas de litige, le seul recours est l’attorney général de l’Etat de Californie siège de l’association.
-
[45]
A l’origine, l’administration d’ICANN repose sur trois instances : Domain Name Support Organization, Address Support Organization, Protocol Support Organization, qui délèguent chacune trois membres au Bureau directeur, ainsi que sur des comités consultatifs, dont un Governmental Advisory Committee et le At Large Membership. Pour plus de détails, voir le site www.icann.org
-
[46]
Les circonstances et la teneur des débats sont analysés dans la livraison du 21/03/2001 sur le site www.cyberfederalist.org. Les textes initiaux stipulent que « le management technique de l’internet doit refléter la diversité de ses utilisateurs et de leurs besoins. Des mécanismes seront institués pour assurer une participation internationale aux processus de décision…»
-
[47]
Les raisons de cet intérêt inégal ne sont pas éclaircies, mais on soulignera à quel point le relais des médias traditionnels est le plus souvent déterminant pour le succès ou l’échec d’une mobilisation « en ligne », contrairement à ce qu’avancent les thuriféraires du cyberespace… Cf. Françoise Massit-Folléa, « La démocratie électronique, mise en perspectives », in Information et démocratie, mutation du débat public, ENS Editions, 1997.
-
[48]
Sous-entendu : « l’essentiel est de gagner contre le candidat japonais »…
-
[49]
Un soupçon de « capture » des votes par une business constituency pèse ainsi sur un pays d’Asie et un d’Amérique latine.
-
[50]
Deux des trois candidats africains, quatre des six candidats asiatiques, cinq des sept candidats européens, trois des cinq candidats sud-américains et quatre des sept candidats nord-américains furent des candidats présélectionnés.
-
[51]
Quatre membres du Bureau initial restent en place jusqu’en 2002 « pour épauler les nouveaux membres ».
-
[52]
Créé le 26/01/2001 au motif que « les décisions et les conclusions antérieures concernant un At Large Membership sont informatives et non déterminatives », il est présidé par l’ex-Premier Ministre suédois Carl Bildt.
-
[53]
Ayant obtenu 3 membres au premier Bureau directeur (une Française, un Espagnol, un Hollandais), l’UE n’a cependant pas réussi – si elle l’a tenté – à mobiliser l’opinion publique sur ces questions, ni à affaiblir durablement l’emprise des intérêts américains.
-
[54]
En octobre 2000, le CDT avait publié préalablement aux élections ALM un document « Potential Metrics for Success » qui énumérait 7 critères d’évaluation.
-
[55]
Cf. à propos du Forum des droits sur l’internet créé fin mai 2001 ou du projet de loi sur la société de l’information.
-
[56]
chercheur au CNRS, membre du Centre d’études de la vie politique française (CEVIPOF) à la Fondation nationale des sciences politiques.
-
[57]
Dans un article intitulé « La gouvernance des réseaux mondiaux de communication », in Politique et Sociétés, vol. 18, n° 2, 1999, il distingue le modèle étatique, le régime international, la gouvernance communautaire, la régulation par le marché, la gouvernance associative et leur devenir respectif.
-
[58]
Le projet associe deux Japonais, un sud-Coréen, un Uruguayen, un Ghanéen, un sud-Africain, un Britannique, deux Allemands et sept Américains US. Voir le rapport provisoire de juin 2001 « La voix publique, la légitimité et l’ICANN » sur le site www.nais.project.org
-
[59]
Respectivement président du Chaos Computer Club qui rassemble l’élite des hackers, et chercheur chez Cisco, libertarien convaincu.
-
[60]
Voir Libération du 12 octobre 2000, p. 33 : « ce qui m’intéresse, c’est de défendre les utilisateurs face aux intérêts commerciaux trop longtemps privilégiés à l’CANN. »
-
[61]
Audition par le sous-comité Communication du comité commerce, science et transport, rapportée par IDG-net et reprise sur le site cnn.com sous le titre « ICANN Board Member blasts organization ».
-
[62]
Cf. www.cyberfederalist.org du 28/12/2000.
-
[63]
Voir supra sa contribution.
-
[64]
N.B. : un avocat a succédé à ce poste à un informaticien…
-
[65]
Cf. Richard Delmas, comm. cit.
-
[66]
Cf. Code and other laws of cyberspace, Lawrence Lessig, Basic Books, 1999.
-
[67]
Il n’entre pas dans notre propos de prédire ce qu’il adviendra d’ICANN en tant que telle, mais son actuel Chairman vient de lancer un pavé dans la mare en proposant une réforme d’envergure qui ferait la part belle aux gouvernements des Etats. A la suite de la réunion d’Accra (mars 2002), appel est fait aux internautes pour débattre en ligne de ce projet de réforme (voir www.icann.org).
-
[68]
Le 26 février 2002, c’est le Tribunal correctionnel de Paris qui a décidé de poursuivre l’ex-PDG de la société américaine pour « délit d’apologie de crime de guerre et crime contre l’humanité », suite à la plainte déposée par l’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie. Jugement prévu le 7 mai.
-
[69]
Un an plus tard, l’analyse des conclusions du rapport de Carl Bildt et la place de la question ALM dans l’agenda d’ICANN n’incitent pas à l’optimisme de ce point de vue.
-
[70]
Les travaux de sociologie des usages ont bien établi la distinction entre le temps court de la technique et le temps long des usages. Cf. Josiane Jouet, « Retour critique sur la sociologie des usages », in Réseaux n° 100, 2000.
-
[71]
Stéphane Miannay et Jean-François Casile « NTIC et anciens instruments de régulation : l’exemple d’internet en France » in Politique et Sociétés, vol. 18, n° 2, 1999. Pour le télégraphe et la radio, cette affirmation est contestée par d’autres chercheurs, mais globalement la stabilisation de la régulation ne peut qu’aller de pair avec celle du média concerné, quitte à faire évoluer notablement les principes initiaux.
-
[72]
Benoît Lelong et Antoine Maillard, « La Fabrication des normes » in Réseaux n° 102, 2000.
-
[73]
in « Vers une évolution ou une disparition de la démocratie technique ?», Réseaux, n° 102, 2000.
-
[74]
On pourra se reporter avec intérêt à l’ouvrage dirigé par Jean de Munck et Marie Verhoeven Les mutations du rapport à la norme, un changement dans la modernité ?, De Boeck Université, 1997.
-
[75]
Voir supra, note 43.
-
[76]
Fondation Internet nouvelle génération, voir www.fing.org
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[77]
Cf. Gerry Stoker, « Cinq propositions pour une théorie de la gouvernance », in Revue Internationale des Sciences sociales, n° 155, mars 1998.
-
[78]
Propos d’Elisabeth Guigou, alors Garde des Sceaux, lors d’un colloque « Internet et Libertés publiques » tenu à Paris le 19 juin 2000.
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[79]
ibid.