1 Je dirige ce site de mémoire depuis trois ans et demi. Je ne vais pas faire retour sur l’histoire, mais parler du XXIe siècle, du présent, voire peut-être du futur, si toutefois les historiens peuvent s’aventurer dans le futur, pour décrire ce que l’on appelle aujourd’hui un « site de mémoire » (Gedenkstätte), c’est-à-dire un endroit, un lieu historique qui présente aujourd’hui bien des difficultés et qui suscite des questions quand on a pour tâche de préparer le futur.
2 Je propose d’abord de regarder la carte des grands camps du système concentrationnaire nazi.
3 Parmi ces anciens camps, l’Auschwitz d’aujourd’hui est-il un site de mémoire ou un musée ? Ces termes ne conviennent pas. Qu’est-ce qu’un site de mémoire ? C’est une question que je me suis posée il y a 3 ans et demi. Quant au terme de musée, il est inclus dans l’intitulé de ma fonction. Je suis directeur de musée, mais ce musée n’a pas une muséologie habituelle des musées. Nous ne disposons pas de termes qui pourraient nous aider à comprendre le site d’Auschwitz-Birkenau, à exprimer toute une gamme d’expériences liées à un endroit tel qu’Auschwitz. Dans l’imagination d’après-guerre, le terme de musée était probablement le plus proche de ce que les gens imaginaient pour que ce site soit conservé. Dans un musée, il y a un département des collections. Mais que signifie une collection pour un tel musée ? Encore une fois, il n’y a pas de mot qui convienne, pas de terme dans notre culture normale, dans un quotidien normal, pour un site anormal, fondé sur une histoire anormale.
4 Suivant les approches, la perspective change selon que l’on considère Auschwitz-Birkenau comme un site historique, comme un cimetière ou un sanctuaire, comme une institution culturelle ou un centre d’éducation. Certaines perspectives peuvent même déranger. Celui pour qui cet endroit est un sanctuaire peut être agacé par la dimension éducative ; d’autres personnes qui se rendent à Auschwitz dans un cadre strictement éducatif peuvent être dérangées par d’autres perspectives qui se rencontrent sur place.
5 Une partie des anciens camps que nous trouvons dans la Pologne actuelle ont été démantelés avant l’arrivée des Soviétiques et leur existence n’est rappelée que par des mémoriaux situés aujourd’hui dans des forêts ou des espaces plus ou moins urbanisés. Ces monuments ont été construits à différentes périodes. Ailleurs, des camps ont partiellement survécu jusqu’à la Libération, parfois en très bon état. De nombreux camps ont servi ensuite au NKVD ou à d’autres services soviétiques ou communistes. Dès la fin de la guerre s’est posée la grande question : « que faire de ces endroits ? ». Cette discussion concernant Auschwitz a duré un an et demi. On peut en prendre la mesure en consultant la presse de l’époque. Il est intéressant de constater que ce sont essentiellement des survivants d’Auschwitz qui se sont alors exprimés, ceux qui n’ont pas fait cette expérience n’ont pas vraiment participé à cette discussion. Dans un premier temps, des Polonais juifs s’expriment, mais plus on s’éloigne de la Seconde Guerre mondiale, plus on approche de la fin de 1946, moins ils sont nombreux, en raison des départs massifs de Juifs. Il aurait été possible de tout garder. Mais rien que pour la zone d’intérêt d’Auschwitz 1 et de Birkenau, cela fait 40 km2, sans parler de l’énorme Union Werke, sans parler des quelque quarante sous-camps.
6 Finalement la décision a été prise de garder Auschwitz 1 et Birkenau (photo aérienne de l’été 1944).
- 200 hectares
- 155 bâtiments
- 300 ruines
- 13 km d’enceintes
- 250 m d’archives
- 43 000 photos historiques
- 80 000 chaussures
- 3 800 valises
- 260 talits
- 40 kg de lunettes
- 6 000 objets d’art
- 1 poupée
8 Ces deux ensembles ont été jugées suffisants pour raconter toute l’histoire. Ils ont servi de pars pro toto. Cela fait quand même presque 200 hectares et cela crée aujourd’hui des problèmes énormes. Si l’on avait conservé davantage de lieux, l’état actuel de ce qui subsiste serait encore pire.
9 Nous conservons 155 bâtiments, 300 ruines, des kilomètres d’enceintes, de voies, des centaines de milliers d’objets, de documents (250 mètres linéaires d’archives). Ce n’est pas beaucoup, car les nazis ont tout fait pour faire disparaître les archives en les brûlant ou en les emportant. On estime ce qui nous reste à 10 ou peut-être 15% de ce qui a été produit par la Kommandantur. On retrouve 200 000 noms parmi les quelque 400 000 personnes qui sont entrées en tant que prisonniers essentiellement politiques ou « sélectionnés » dans les convois de Juifs pour entrer au camp. On ne retrouve pas, bien sûr, les noms de ceux qui ont été « sélectionnés » directement pour les chambres à gaz (ils n’ont même pas été répertoriés sur place).
10 Néanmoins, c’est avec ces deux sites et l’énorme quantité d’objets, de photos, d’archives, que l’on doit retracer cette histoire, dans une situation relativement difficile, compte tenu de deux données essentielles de notre présent. Tout d’abord il y a de moins en moins de survivants, et leur disparition est brutale : il y a 5 ans, pour le 60e anniversaire de la libération du camp (27 janvier 2005), ils étaient presque 1 500 à être venus sur le site, cette année, pour le 65e anniversaire, il y avait environ 150 personnes. Il faut bien se dire qu’une certaine sorte de témoignage disparaît. Je me souviens qu’il y a quelques années, pratiquement chaque groupe qui arrivait d’Europe était accompagné d’un survivant. Maintenant, cela devient très rare et, même s’ils viennent, ils n’accompagnent plus les 4 heures de visite. C’est une chose à laquelle on pouvait s’attendre mais qui néanmoins nous surprend tous. Dans nos méthodes d’enseignement et d’approche, on s’était dit qu’il fallait filmer en compagnie des survivants. Mais on s’y est mis trop tard. On aurait dû le faire dans les années 1950, on aurait eu plus de données. Nous verrons si ces films sont utiles à la transmission.
11 Un autre problème se présente : ce sont de nouvelles générations qui visitent le site. Les visiteurs sont en grande partie des jeunes qui ont 17-18 ans, dont les grands-parents sont nés après la guerre. C’est peut-être plus difficile de leur parler parce que c’est l’histoire de leurs arrière-grands-parents. Psychologiquement c’est une limite très importante, l’histoire de mes grands-parents c’est encore mon histoire. Les arrière-grands-parents c’est beaucoup plus fictif, c’est moins émotionnel, ce n’est pas cette histoire familiale, intime, telle que l’on peut l’avoir en soi. Ces jeunes pensent différemment, ils voient cette histoire comme ma génération voit la Première Guerre mondiale. C’est un peu différent dans les milieux juifs, mais dans une génération le problème sera peut-être semblable, il faut s’y préparer.
12 Après ces remarques préliminaires, je vais aborder essentiellement deux problèmes : d’une part, le maintien, l’authenticité du site. C’est aujourd’hui, 65 ans après un problème réel ; d’autre part le rôle du site.
La préservation du site
13 Voici 4 exemples :
- l’intérieur d’un bloc qui n’a jamais servi pour des expositions et qui est relativement bien conservé ;
- les vestiges de baraques en bois de Birkenau qui ont disparu très vite après la guerre, avant la création du musée ;
- certains bâtiments en bois qui sont des reconstructions avec des pièces originales rassemblées sur le terrain ;
- enfin ces baraques en brique à Birkenau qui n’ont pas de fondements suffisants, qui ont été construites à la va-vite sur des terrains humides et qui posent de graves problèmes de sauvegarde.
15 Pourtant, c’est avec ce site là, ces objets, que l’on doit essayer de montrer cette histoire et c’est ce site là qui est travaillé par des éducateurs du monde entier, en raison de son authenticité. Des cours sur la période du nazisme, sur la Shoah, on peut les faire partout. Si les gens viennent ici c’est pour voir, pour imaginer, pour agrandir leur conscience de la réalité. L’authenticité est très liée à la réalité. Ci-dessous nous avons quelques objets qui ne demandent pas de commentaire, sinon, en bas, à droite, un élément de douche qui a été trouvé dans les ruines des chambres à gaz lors des travaux de maintien.
16 Pendant très longtemps, il n’y a pas vraiment eu d’idée de conservation scientifique de ce site. On ne préserve pas des éléments qui ont 20 ou 30 ans, on préserve des cathédrales, des châteaux forts, etc. Ce n’est que dans les années 1990, suite notamment à la conférence organisée par l’anthropologue britannique Jonathan Webber regroupant des intellectuels juifs, qu’une pensée scientifique de la conservation a été mise en place. Et ce n’est qu’il y a 6 ou 7 ans qu’un atelier complet de conservation a été installé sur le site. Il est assez difficile de conserver des traces de la fin de la première moitié du XXe siècle. Les étudiants en techniques de la conservation des monuments travaillent sur des objets du XIXe siècle ou de périodes plus éloignées dans le temps, rarement sur le XXe siècle. Les techniques de conservation des plastiques, des matériaux composites, n’existent pas encore, on ne sait pas comment chimiquement les préserver. On travaille en coopération avec des universités et des instituts de chimie mais il y des objets dont on sait que probablement on ne parviendra pas à les faire durer longtemps. Les plastiques surtout posent d’énormes problèmes.
17 Quand on a vu arriver une équipe de six ou sept conservateurs diplômés, on a commencé à voir le bout du tunnel. Maintenant on en a douze ou treize, avec de nombreux groupes de différents pays, de différentes écoles de conservation qui viennent sur place. On peut commencer à mettre en application des techniques précises. C’était le but de la Fondation Auschwitz-Birkenau créée l’année dernière. Lorsque l’on sait que pour préserver tout cela il faut à peu près 20 à 25 ans, sinon le temps s’écoulera trop vite pour ces objets là et lorsque l’on connaît l’envergure du problème – 200 hectares, des milliers d’objets – cela veut dire qu’il faut investir des sommes importantes chaque année. Il est impensable dans un rythme budgétaire annuel de créer un programme pour 20-25 ans, de même dans un cadre de subventions européennes qui ne sont données que pour des périodes de 3 ou 4 ans maximum. Pour construire dans une logique de préservation sur 20 ou 25 ans, nous avons créé une fondation. Nous travaillons à la développer pour constituer un fonds qui puisse nous permettre de réfléchir et d’agir sur le long terme.
Le rôle actuel du site
18 La fréquentation du site ces dix dernières années est figurée sur ce graphique.
19 Dans les années 2004-2005, de nombreuses voix se sont élevées, en Europe surtout, disant « cela suffit, il faudrait arrêter de revenir tout le temps sur ces thèmes-là, on est au XXIe siècle, les survivants sont très vieux, on a une Europe commune, il faut tourner la page… ». C’était agaçant, cela ne proposait rien de concret. On s’aperçoit que la page n’a pas été tournée dans ce sens, Auschwitz devient un prisme qui permet de voir la réalité d’aujourd’hui et de penser la réalité de demain. De plus en plus d’éducateurs, de constructeurs d’éléments d’éducation, scolaires ou extra-scolaires, professionnels ou non, pensent Auschwitz en ces termes et viennent avec des groupes très différents. Je passe rapidement sur la fréquentation ventilée sur les 12 mois de l’année. On voit clairement la période estivale très chargée qui commence à poser des problèmes sérieux.
20 Au mois d’août, sous la porte Arbeit macht frei, sous laquelle tous les groupes passent, une personne passe toutes les deux secondes, trente classes arrivent par heure. Parfois, nous devons inviter des groupes à aller voir d’abord Birkenau et ensuite à venir visiter l’exposition à Auschwitz 1, pour des raisons techniques. Cela n’est peut-être pas très bon. D’un point de vue pédagogique, l’exposition devrait être vue en premier mais il arrivera un moment où il faudra repenser la structure de la visite.
21 Ce graphique représente les pays de provenance des visiteurs :
22 La Pologne représente le plus grand nombre de visiteurs – comme Annette Wieviorka l’a écrit, c’est aussi le plus grand cimetière polonais – des voix se sont élevées avant 2000, prophétisant : « maintenant la présence polonaise va sûrement diminuer ». Il n’en est rien. Nous constatons l’influence de l’apparition de la crise du dollar aux États-Unis sur le nombre des visiteurs américains, et l’apparition des subventions pour les visites scolaires en Grande-Bretagne qui ont doublé d’année en année. Nous voyons le développement de programmes de visite pour les militaires israéliens. Les effectifs des visiteurs venus de France sont relativement stables, ceux de Corée du Sud les ont rattrapés. Il y a toute une géographie de ces visites qui reflète une géographie de la mémoire d’Auschwitz, une mémoire quotidienne parfois, tournée vers le futur, qui doit éveiller des pensées et des comportements. Si au début des années 1990 les visiteurs venaient en général de Pologne, d’Israël, des États-Unis et de certains pays d’Europe occidentale (Allemagne, France), la seconde moitié des années 1990 voit un éveil très net de l’Europe centrale : les visiteurs viennent en nombre de la République tchèque, de la Slovaquie, mais l’Autriche fait défaut, même si Auschwitz est plus près de Vienne que de Varsovie. Au XXIe siècle on voit l’arrivée de l’Asie, d’une zone où l’histoire de la Seconde Guerre mondiale est complètement différente, et cela pose des problèmes : ainsi des personnes viennent à Auschwitz et posent des questions sur la Mandchourie. Pour nous, la guerre sino-japonaise et l’Asie dans la Seconde Guerre mondiale sont des thèmes sur lesquels on passe très vite dans l’enseignement secondaire ; pour eux c’est une blessure ouverte, ce sont des données politiques actuelles et quand ils voient Auschwitz, ils se posent des questions sur la Mandchourie. Auschwitz aujourd’hui joue ce rôle de prisme.
23 Par cet autre graphique qui représente les effectifs de visiteurs dans les autres anciens camps de concentration, je souhaite attirer l’attention sur un nouveau rôle d’Auschwitz.
24 Il est difficile de comparer tous ces lieux, leur rôle historique, leur situation actuelle sont très différents. Néanmoins s’il faut se référer à d’autres endroits, on peut essayer de bâtir ce genre de tableau. Tous les sites des camps de concentration ne figurent pas dans ce graphique. Il faudrait ajouter Dachau qui doit être autour de 500 000 visiteurs par an, les autres, comme le Struthof en Alsace, ont moins de visiteurs. On voit très nettement que la différence entre Auschwitz et les autres sites se creuse : j’ai pris ici les trois dernières années, mais si on avait envisagé les dix dernières années, on aurait clairement constaté l’envol d’Auschwitz par rapport à d’autres lieux. Nous sommes dans une culture où un symbole désigne un phénomène. Auschwitz est le symbole de tout l’ensemble. Je me réfère souvent à un autre exemple. Il m’arrive de sortir du bureau, de rencontrer des gens sur le terrain. Alors que j’étais directeur depuis un an, un monsieur, relativement âgé, m’aborde pour me parler. Il vient des États-Unis, il est Juif d’Europe, est parti aux États-Unis juste après la Seconde Guerre mondiale. Son père est mort pendant la Shoah et il ne pensait pas revenir en Europe, une Europe qui est coupable. Mais, à 70 ans il a décidé de venir une dernière fois avant sa mort visiter cette Europe qu’il ne voulait plus voir. Il me dit « il fallait que je vienne à Auschwitz, comprenez-vous pourquoi ? c’est parce que mon père est mort à Bergen-Belsen ». Logiquement c’est absurde, il aurait dû aller à Bergen-Belsen. Mais ce n’est pas la logique qui compte. Auschwitz est le symbole pars pro toto de toute l’histoire. Ce type de remarque est de plus en plus fréquent et cela pose des problèmes pédagogiques. Certains groupes n’iront pas voir d’autres lieux, ils n’iront pas voir Babi Yar, ni Treblinka. Une histoire doit être racontée à partir de ce site et elle doit refléter non seulement la réalité d’Auschwitz, mais également toute la réalité de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale.
25 Je passe très vite sur ces images très dures, prises à la Libération :
26 Uniquement pour montrer, très vite aussi, une image tout aussi dure : c’est le génocide au Rwanda en 1994.
27 Ces images me permettent d’introduire la question la plus difficile : celle du pourquoi ? Pourquoi ces visites, ces efforts pour préserver l’authenticité telle qu’elle est aujourd’hui ?
28 Le « plus jamais cela » n’a pas fonctionné après la guerre, mais on n’a pas trouvé mieux. C’est le premier cri des déportés pendant leur internement en camp de concentration, « il faut faire un monde différent, que cela s’arrête », c’est très présent dans les témoignages des survivants. Pourtant cela ne fonctionne pas. C’est une des questions les plus difficiles et elle me hante. Quand il s’agit d’une question intellectuelle, philosophique, anthropologique, c’est intéressant. On peut lire des livres, faire des colloques. Mais quand c’est votre réelle responsabilité professionnelle, cela vous tue à petit feu. Lorsque l’on se rend compte qu’il y a 1 300 000 personnes qui passent dans ces lieux, qui pleurent, s’indignent, culpabilisent tout le monde, sont choquées par cet endroit-là et que, dans l’année qui suit, il y a un génocide quelque part ou une amorce de génocide, ou un problème de famine et que ce 1 300 000 personnes ne fait rien, malgré les moyens d’information dont on dispose, on commence à se poser des questions sur le rôle de cette histoire telle qu’elle est présentée. Je n’ai pas de réponse. Je n’essaye pas de comparer les génocides, mais de comparer les silences d’antan et d’aujourd’hui, c’est très brutal.
29 En dehors de l’éducation, une des premières tâches à laquelle je me suis attelé, c’est à une réflexion sur l’exposition qui est le fil narratif qui devrait rendre le site plus lisible. Nous travaillons sur un nouveau scénario. C’est une question très difficile pour plusieurs raisons. D’abord l’exposition actuelle a plus de 55 ans, et elle a créé des symboles : quand on voit une chaussure, on pense à la Shoah. Il ne faut pas perdre ces symboles, ils sont vivants et ont été repris par d’autres musées, par d’autres institutions éducatives. Par ailleurs, c’est une exposition qui a été créée par les survivants, par d’anciens prisonniers et il est difficile de changer, même s’il y a des éléments qui devraient y être et qui n’y sont pas. Troisièmement, elle a créé une narration qu’on le veuille ou non et on retrouve des éléments de cette narration dans d’autres musées, fondés après la guerre aux États-Unis, ou à Yad Vashem, inconsciemment on retrouve dans leurs expositions certains éléments narratifs qui proviennent de l’exposition d’Auschwitz. Certaines personnes n’iront pas à Auschwitz pour différentes raisons, parce que c’est trop loin et qu’elles n’ont pas d’argent, mais elles veulent voir Auschwitz en reconstruction à Washington ou ailleurs. Il ne faut pas perdre ce lien. Repenser cette exposition n’est pas chose facile et pourtant il faut la repenser. On pourrait énumérer un certain nombre d’éléments qui n’y figurent pas et qui devraient y figurer. Je n’en reprendrai qu’un seul ici pour montrer la difficulté du sujet.
30 Voici des photos que tout le monde a déjà vues, deux jeunes garçons des transports hongrois (9 et 11 ans) sur la rampe de Birkenau. Le petit Zril, à gauche nous regarde. C’est son regard qui est dorénavant sur le nouveau logo du site de mémoire ;
31 celle prise par des photographes de l’Armée rouge quelques jours après la Libération ;
32 ici c’est une photo prise par des SS : on croirait que ce sont des ouvriers qui travaillent, en fait ce sont des prisonniers qui creusent des canaux d’irrigation sur Birkenau, c’est un des pires Kommandos, mortel au sens réel du terme ;
33 Ci-dessous une photo venant de l’un des ghettos de la Silésie retrouvée sur le site d’Auschwitz.
34 Ces photos et leurs semblables ont construit notre vision d’Auschwitz. Mais, il y a d’autres photos que l’on connaît depuis peu de temps. Je pense à un album d’un SS retrouvé aux États-Unis et ce sont les SS qui manquent terriblement dans l’exposition. Le problème anthropologique ne porte pas sur les photos des prisonniers : le prisonnier est quelqu’un que l’on amène pour le tuer plus ou moins rapidement, c’est une victime innocente. Le problème c’est celui des SS et pourtant, dans toutes ces expositions, cet aspect de la réalité n’est pas montré, ni à Auschwitz, ni dans d’autres expositions, on ne veut plus voir ce monde. Et cela pose problème car on crée pour les jeunes d’aujourd’hui un monde en noir et blanc et on ne montre que le blanc, le blanc terrible, le blanc assassiné. Et cette identification ne permet pas de poser les questions anthropologiques et philosophiques les plus profondes, les questions sur la nature de l’être humain.
35 Nous voyons ici le propriétaire de cet album. Il est à 30 m de l’Arbeit macht frei. Si l’on regarde bien son visage, en faisant abstraction de l’uniforme et du contexte, on a l’impression d’être en présence d’un « bon gars ».
36 Puis nous le voyons avec des femmes SS dans une petite maisonnette de montagne à 40 kms au sud d’Auschwitz – ils y vont parfois pour se reposer en week-end – la vie est normale, quotidienne, on est en week-end.
37 On ne sait pas comment en parler, ni dans les livres, ni dans les expositions, ni dans la pédagogie. Et il est là le réel problème : fonctionnaire ou assassin ? Le problème c’est que c’est les deux en un. Ce n’est qu’une des difficultés que l’on s’efforce de résoudre en préparant cette exposition. Un concours pour son aménagement va être lancé probablement encore cette année. Va-t-il résoudre ces questions-là, permettre aux gens de dépasser le seuil de la mémoire et de se sentir soi-même plus responsable, aujourd’hui, demain… Je ne sais pas. À mon avis, en Europe, la mémoire ne pose plus de grand problème. Même les négationnistes, ce n’est plus en Europe qu’il faut les chercher. Il y a d’autres espaces où règne un négationnisme d’État, réfléchi, pensé et développé. En Europe, il nous faut nous concentrer autour de la responsabilité, c’est l ‘enjeu d’aujourd’hui pour l’éducation.