Notes
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À quoi pense la littérature de jeunesse ? : portée philosophique de la littérature de jeunesse et pratiques à visée philosophique au cycle 3 de l’école élémentaire. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, sous la direction de Michel Tozzi, soutenue en 2008 à Montpellier 3 .
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L’ensemble des conférences sera disponible sous forme d’Annales sur le site de l’enpjj.
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Ce n’est qu’un début est un film documentaire français réalisé par Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier et sorti en 2010.
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Jacques Lévine, né le 4 juin 1923 à Eu (Seine-Maritime) et mort le 23 octobre 2008 à Paris, est un psychologue et psychanalyste français.
Edwige Chirouter a soutenu en 2008 une thèse sur la littérature de jeunesse et sa portée philosophique chez les élèves de primaire [1]. Elle est désormais maîtresse de conférences, membre du Centre de recherche en éducation (cren) à Nantes. Par ailleurs, elle est experte auprès de l’unesco, et titulaire d’une chaire nommée : « Pratiques de la philosophie avec les enfants, une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ». Dans une conférence intitulée : « Pourquoi et comment philosopher avec les enfants et les adolescents », Edwige Chirouter est venue, le 18 octobre 2019, à Roubaix, dans le cadre des journées de valorisation [2] de la recherche de l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse nous présenter les travaux de cette chaire de l’unesco.
1Pour commencer cette intervention, j’aimerais vous parler d’un documentaire qui s’intitule Ce n’est qu’un début [3]. Il est vraiment extraordinaire, et je vous conseille de le regarder. Pendant deux ans, des ateliers de philosophie ont été filmés dans une école maternelle de l’académie de Créteil. Ce qui est extraordinaire, ce sont ces deux années, car les ateliers de philosophie constituent un exercice difficile. En effet, il n’est pas facile d’apprendre à penser par soi-même et de s’emparer de grandes questions que les hommes se posent depuis toujours. Cet exercice demande donc de la patience et de la régularité. Je dis souvent que ce n’est pas parce que la philosophie serait facile qu’il faut en faire avec les enfants, mais c’est parce que c’est difficile qu’il faut commencer tôt. Dans ce film, on peut partager le rendu d’ateliers de philosophie menés de façon régulière et patiente. Les effets au bout de deux ans sont bluffants, notamment par la capacité d’enfants de 5 ans à réfléchir et discuter ensemble. Il est formidable d’observer leur capacité à s’écouter, à rebondir sur ce que dit l’autre, à argumenter et à avancer une conviction. Nous observons également les progrès de la maîtresse, Pascaline, qui débute elle aussi. Elle n’est ni philosophe de formation ni experte du sujet ; elle est professeure des écoles, et elle a suivi une vingtaine d’heures de formation à l’iufm de Créteil. Elle trouve cela super, et elle décide de se lancer : ce n’est qu’un début. Au début, elle tâtonne, elle doute, elle se trompe, et au bout de deux ans, elle acquiert elle aussi une expertise dans l’animation d’un atelier de philosophie avec des enfants. En effet, animer un atelier de philosophie n’est pas facile. Cet exercice nécessite de la formation et de la persévérance.
2Dans ce film, on peut également voir à quoi peut ressembler un atelier de philosophie avec les enfants. Il s’agit essentiellement d’ateliers de discussion. Les enfants réfléchissent et discutent entre eux. Ce n’est pas le professeur de philosophie, ou l’animateur, qui donne un cours magistral. Il s’agit d’une discussion entre les enfants, de la création d’une communauté de recherche. Nous allons nous emparer ensemble d’une grande question, discuter et réfléchir ensemble. La maîtresse est assise avec les enfants, et non devant eux. Elle est là non pas pour transmettre un savoir particulier, mais pour animer l’atelier et guider les enfants dans leur réflexion collective sur la question du jour. Elle commence l’atelier de philosophie en allumant la bougie. Il s’agit d’un beau symbole : la bougie symbolise la lumière de la pensée, comme l’ampoule qui apparaît au-dessus d’un personnage de bd qui pense. La bougie est allumée pour commencer l’atelier, et éteinte pour le terminer. C’est un dispositif particulier. Il existe de nombreuses manières d’animer des ateliers de philosophie, et je vous en décrirai quelques-unes. Dans cet atelier, l’institutrice utilise le meilleur dispositif au monde – parce que c’est le mien ! (je plaisante…) : les livres et albums de littérature de jeunesse, qui se situent au centre du groupe. Pascaline fait ce qu’il faut faire, c’est-à‑dire qu’elle va essayer et bricoler diverses choses : elle lit moult manuels, télécharge des ressources pédagogiques très diverses, elle teste mon dispositif : les enfants réfléchissent à partir des histoires qui sont lues. Ils sont incités à discuter à partir des histoires qui ont été lues en amont de l’atelier.
3Il faut d’abord souligner le paradoxe de cette rencontre. Celle-ci peut paraître complètement improbable entre deux mondes qui a priori ne devraient pas se rencontrer : celui de la philosophie et celui de l’enfance. En France, comme partout dans le monde, la philosophie n’est enseignée, dans le meilleur des cas, que dans le secondaire, voire seulement à l’université. En France, on dit toujours que la philosophie est enseignée en terminale, mais on omet de préciser qu’elle est enseignée dans les lycées généraux et technologiques, et non dans les lycées professionnels. C’est l’idée selon laquelle pour philosopher, il faudrait déjà avoir une maturité, un bagage linguistique, culturel, qui permettraient un exercice authentique et véritable du philosopher – étant sous-entendu que les lycéens professionnels n’en seraient pas capables, ce qui est un scandale institutionnel et un vrai mépris pour ces élèves. Par conséquent, le présupposé est que l’on ne philosophe normalement que lorsque l’on n’est plus un enfant, ce que je vais déconstruire évidemment.
L’étonnement devant le monde
4Il existe quelque chose de profondément philosophique chez les très jeunes enfants (4 ans et 5 ans). C’est ce que nous appelons l’étonnement devant le monde. Aristote, philosophe grec, souligne que ce qui distingue avant tout les êtres humains des autres animaux, c’est leur capacité à s’étonner. C’est parce que les hommes sont capables d’étonnement qu’ils poseront des questions, et que pour essayer d’y répondre, ils inventeront les mythes, les religions, les sciences, la philosophie, qui sont là pour répondre aux grandes questions que les hommes se posent devant le monde – Pourquoi ? Comment ? Certaines questions des enfants sont profondément philosophiques et métaphysiques. Lorsque j’ai découvert l’existence de la philosophie avec les enfants il y a une vingtaine d’années, au siècle dernier, j’étais jeune professeure de philosophie. J’ai d’abord regardé ces pratiques avec énormément de mépris et de condescendance. La personne qui m’a convaincue de l’intérêt d’aller regarder du côté de ces pratiques, c’est ma fille, 4 ans à l’époque, qui me demande : « Le premier homme, il avait une maman ? » Je la vois réfléchir parce que si le premier homme a une maman, alors ce n’est pas le premier homme ! Ça commence où ? Ma fille me fait penser à Heidegger ! : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Je me suis dit que ma fille était un génie, puis je me suis rendu compte que tous les enfants étaient ainsi – et j’ai été profondément déçue ! En effet, j’en parle à mes amis instituteurs qui me disent : « Mais, oui, mais nous, nos élèves, c’est tous les jours. » L’idée est donc de saisir ce moment de l’étonnement devant le monde pour commencer cet apprentissage, qui est difficile, exigeant, et qui permettra peut-être, un jour, à la fin de sa vie, de penser par soi-même. C’est un long chemin. La philosophie avec les enfants se développe donc sous des formes extrêmement diverses partout dans le monde, d’où la possibilité d’avoir créé en 2016 la première chaire unesco spécifiquement dédiée au sujet. Je suis extraordinairement fière de porter ce projet, désormais préconisé dans certains programmes de l’école primaire.
Des enjeux éthiques et politiques
5La philosophie avec les enfants commence véritablement dans les années 1970 aux États-Unis avec un professeur américain, Matthew Lipman, qui enseigne à l’université de New York. Il se rend compte que ses étudiants ont beaucoup de difficultés à répondre aux exigences de son cours, qui est un cours de logique. Le cours de logique est effectivement la bête noire de tous les étudiants de philosophie. Il suggère de commencer la philosophie plus tôt, ce qui permettrait peut-être à tous les étudiants de réussir ce qui est exigé d’eux dans le cours. Il mène des expérimentations avec des enfants très jeunes, et crée les premiers outils pédagogiques : des livres pour le maître, des romans pour les enfants et les jeunes, les premiers manuels à destination des enseignants. Ces outils seront traduits en français par nos amis québécois – le Québec est très en avance sur nous dans de nombreux domaines, en particulier dans celui de la philosophie avec les enfants. Ces outils traduits en français traverseront ensuite l’Atlantique pour arriver en Belgique, en Suisse, au Luxembourg et en France il y a trente ans. En France, nous avons été les derniers à nous emparer de ces pratiques.
6Selon l’unesco, l’enfance se situe entre 4 et 18 ans. Pratiquer la philosophie a des finalités, des enjeux et des effets pluriels. Tout d’abord un enjeu éthique : il s’agit d’une relation à l’enfant, à l’adolescent. J’ai dit précédemment que selon moi, les lycéens professionnels sont méprisés lorsqu’on ne leur propose pas la philosophie. Ainsi, nous disons à l’enfant, à l’adolescent, qu’eux aussi appartiennent à l’humanité. Aristote nous dit que la dignité de l’être humain, ce qui nous distingue fondamentalement des autres animaux, c’est cette capacité à s’emparer des grandes questions que sont l’amour, la justice, le bonheur, la vérité, l’art, ce qui fait de nous des êtres humains. Ces grandes questions appartiennent à toutes et à tous, et chacun a le droit de s’en emparer, même tout petit.
7Le psychanalyste Jacques Lévine [4] s’est emparé du sujet de la philosophie avec les enfants. Il dit que lorsqu’un enfant pose à un adulte une question philosophique, c’est-à‑dire une question délicate, angoissante, pour laquelle il n’existe pas une seule réponse absolue, contrairement à celles relevant des mathématiques ou de la grammaire – qu’est-ce que le bonheur ? Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Faut-il toujours dire la vérité ? Le premier homme avait-il une maman ? –, les adultes sont généralement tellement déstabilisés et bouleversés qu’ils ont des stratégies d’évitement consistant à se renvoyer la balle : « Tu demanderas ça à papa, à tatie, à mamie, à la maîtresse, qui sait », et qui dit : « Tu demanderas ça à maman », etc. ou à renvoyer à plus tard : « C’est compliqué, tu verras ça quand tu seras grand. »
8En tant que psychanalyste, Jacques Lévine dit que, par conséquent, l’enfant n’est ni écouté ni reconnu dans son statut de « sujet pensant », et que les ateliers de philosophie doivent lui donner une place d’« interlocuteur valable ». Ces ateliers ont donc un effet sur l’estime de soi et sur la reconnaissance de l’individu comme sujet. En ce moment, je mène une recherche au quartier des mineurs de la prison de Nanterre avec Justine Boucher, une ancienne élève de l’enpjj. Nous constatons vraiment les effets sur ces adolescents d’avoir un temps et un espace où ils sont considérés comme des interlocuteurs valables. Il existe donc un enjeu éthique de relation au sujet. Mais il existe aussi un enjeu politique : il s’agit de développer la capacité à discuter de façon démocratique – je renvoie ici aux travaux de Michel Tozzi, qui fut mon directeur de thèse, et qui a beaucoup travaillé sur les ateliers de philosophie, un enjeu démocratique – et à développer la pensée critique et la pensée complexe – je renvoie ici également aux travaux de François Galichet et à mes propres travaux, sachant que j’insiste particulièrement sur le développement de la pensée critique et de la pensée complexe. Il s’agit donc de former des citoyen.ne.s éclairé.e.s qui pensent par eux-mêmes.
9Au cours de mes propres travaux, et selon l’hypothèse de mes recherches, j’ai constaté qu’on ne peut pas apprendre à philosopher sans textes. La philosophie est un exercice exigeant d’un point de vue intellectuel. Ce n’est ni le café du commerce, ni un déballage d’opinions personnelles. La philosophie nécessite une rigueur et une exigence de pensée. C’est long et difficile, mais on s’y attelle. Pour atteindre cette exigence intellectuelle, il faudra donc donner aux participants, même très jeunes, des outils, qui leur permettront, tout doucement bien sûr, de problématiser et de mettre à distance affective la notion travaillée. Les textes classiques de philosophie (Kant, Heidegger, Husserl) étant peut-être trop difficiles pour des élèves de maternelle…, c’est grâce à la littérature – ce qui a été le sujet de ma thèse – mais également au cinéma, aux séries, à l’art, à tout ce qui relève de la médiation culturelle, qu’on peut permettre aux jeunes élèves, adolescents et adultes, d’avancer dans cet apprentissage rigoureux. Il est donc nécessaire d’offrir aux élèves des « expériences de pensée », qui permettent de nourrir la réflexion, de gagner en profondeur, et de sortir de ce qui pourrait n’être qu’une énumération d’exemples personnels ou un déballage d’opinions personnelles. Il s’agit de partir d’un album, d’un film, d’une expérience de pensée pour nourrir et approfondir la réflexion.
10Il n’existe pas de civilisation sans récits, sans fictions. Dès qu’il y a humanité, il y a des fictions, des légendes, des mythes, des contes, du théâtre, des romans, des albums jeunesse, maintenant des films et des séries. Les fictions sont inhérentes à l’humanité. Pourquoi les hommes ont-ils besoin de fiction ? Pourquoi adorons-nous nous raconter des histoires ? Lorsque le philosophe Paul Ricœur essaie d’expliquer cette universalité du besoin de fiction pour les hommes, il évoque deux grandes raisons. D’une part, pour s’évader : la première fonction de la fiction est l’évasion : « On va mourir, on le sait, donc on a besoin de s’évader du réel et de se divertir. On a besoin d’échapper au réel parce qu’on a des soucis, parce que la vie est angoissante, etc. Aussi, on s’évade et on s’échappe dans le monde de la fiction pour oublier le réel. » Et, d’autre part, pour mieux comprendre le réel : selon Ricœur, là réside la fonction la plus importante de la fiction. L’imaginaire a pour fonction principale de nous aider à penser le réel. Grâce à la fiction, je peux entrer dans ce que Ricœur appelle « un grand laboratoire ». Je peux découvrir une multiplicité d’expériences que le réel seul ne m’offrira jamais. Je peux prendre de la distance par rapport à mes émotions et aux affects. Je peux réfléchir sur de grandes notions philosophiques (l’amour, la vérité, la justice) à travers ce laboratoire de l’imaginaire, pour ensuite revenir au réel et mieux l’éclairer.
11Ricœur dit que « les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal ». Qu’auriez-vous fait à la place d’Antigone ? Qu’est-ce que la justice pour vous ? Madame Bovary, grande amoureuse ou hystérique ? Cyrano aime-t-il Roxane ? Plutôt que de parler de soi et d’être débordé par l’affect, il s’agit de prendre un personnage, une situation littéraire, de réfléchir, puis de revenir à la réalité. Le laboratoire de l’imaginaire, c’est réfléchir à partir d’Antigone par exemple, puis revenir au réel et dire : « Pour moi, la justice, c’est… » Le grand laboratoire de l’imaginaire, l’expérience de pensée, permet non pas d’échapper à la réalité, mais au contraire de mieux la connaître.
Une expérience de pensée réalisée avec des élèves du monde entier
12Cette expérience a été menée à partir de l’Anneau de Gygès dans La République de Platon. Je vais évoquer une recherche qui est toujours en cours. Nous l’avons commencée en 2016, dans le cadre de la chaire unesco, auprès de quinze classes de primaire et de collège en France, dont le quartier des mineurs de la prison de Nanterre, mais aussi au Luxembourg, à Monaco, en Turquie, au Québec, au Sénégal, au Bénin, au Mali, en Côte-d’Ivoire, en Nouvelle-Zélande et au Liban, montrant ainsi l’aspect interculturel de cette recherche. Cependant, à travers ces expériences de pensée, nous regarderons plutôt ce qui nous unit. Dans cette recherche, il s’agit de chercher les philosophèmes, soit les idées soulevées dans les ateliers de philosophie et communes à toutes les classes, quels que soient l’âge et le contexte culturel. Les diverses classes mobilisées ont correspondu ensemble par des lettres manuscrites au format papier, ce qui met trois semaines à parvenir mais permet aussi de changer le rapport au temps.
13Nous suivons toujours le même dispositif : d’abord, je lis le début de l’histoire, jusqu’à ce que… « Il était une fois Gygès, un berger qui était au service du roi. Un jour, au cours d’un violent orage accompagné d’un tremblement de terre, le sol s’ouvre en deux, et il se forme une grande ouverture près de l’endroit où Gygès garde son troupeau. Gygès peut alors voir ce qu’il se passe sous terre. Il descend, et découvre allongé par terre le cadavre d’un géant. Le géant porte à son doigt une bague en or. Gygès prend la bague, la met à son doigt, qui prend instantanément la taille du doigt de Gygès, puis il part sans prendre autre chose. Quelques jours plus tard, Gygès se rend à une réunion avec ses camarades bergers, portant son anneau au doigt. Pendant la réunion, Gygès joue avec sa bague. Sans le faire exprès, il tourne le chaton vers l’intérieur de la main, et devient aussitôt invisible. En remettant la bague à l’endroit, Gygès redevient visible. Il fait l’expérience plusieurs fois, et effectivement, la bague a le pouvoir de le rendre invisible quand il veut. »
14J’arrête la lecture, et je dis aux élèves que je leur lirai la fin dix minutes plus tard. Pendant dix minutes, je les mets par petits groupes, et je leur demande de réfléchir à deux questions : Que fera Gygès de ce pouvoir ? Et vous ? Imaginez que vous êtes invisible pendant une journée (grand laboratoire de l’imaginaire…)
15Je les laisse mariner pendant dix minutes dans les groupes. Plus ils rigolent, mieux c’est. Puis ils reviennent dans le grand groupe. Je prends quelques hypothèses sur ce que fera Gygès, et je leur lis la fin. Dans l’Anneau de Gygès chez Platon, Gygès se rend au château du roi, séduit la reine, tue le roi, prend sa place, et devient despote.
16On constate que la deuxième question permet de retrouver dans l’ensemble des discussions, qu’il s’agisse d’enfants, d’adolescents ou d’adultes – sachant que j’interviens dans la formation des enseignants – les points suivants :
La transgression des interdits pour soi
17Le vol : les petits volent des bonbons, les adolescents volent des objets, et les adultes volent de l’argent. Les exemples changent, mais le vol est systématique.
18La fraude aux moyens de transport : les enfants en Europe (France, Luxembourg, Belgique, Suisse, Monaco) prennent le train gratuitement, vont à Disneyland sans payer, et participent aux attractions sans faire la queue. Les adultes prennent l’avion.
19L’espionnage : les enfants testent l’amitié en écoutant ce que les copains et copines disent d’eux en leur absence. Concernant les adolescents, les garçons vont dans le vestiaire des filles, les filles vont voir les stars dont elles sont fans dans leur intimité. Les adultes se rendent en priorité dans les lieux de pouvoir, et les parents vont voir les enfants à l’école – mais aucun enfant n’a dit qu’il irait voir ses parents au travail.
20Faire des blagues : cette attitude est universelle et apparaît dans tous les corpus. Faire des blagues relève souvent de la vengeance, selon la personne ciblée (la maîtresse, le grand frère, etc.).
21Se faire plaisir, échapper aux contraintes : les enseignants et les enfants ne vont pas à l’école. Personne ne va au travail. Les enfants mangent beaucoup, ils mangent ce qu’ils veulent. Ils se font plaisir, conduisent la voiture, sortent la nuit, etc.
La transgression des interdits pour les autres
22Rendre la justice : comme Robin des bois. Je vole pour redistribuer.
23L’espionnage des lieux de pouvoir : prendre les informations et dévoiler les secrets au monde.
24Le meurtre : Donald Trump revient régulièrement, ainsi qu’Erdoğan en Turquie.
25Dans tous les corpus, les mêmes questions philosophiques seront travaillées :
26– la liberté : pourquoi ne peut-on pas faire tout ce qu’on veut ? Peut-on être libre en obéissant aux lois ? À quoi ressemblerait un monde sans lois ? Qu’est-ce qu’une loi juste ? Faut-il toujours obéir aux lois ? Quelle est la différence entre le légal et le légitime ?
27– La morale : qu’est-ce qui peut nous empêcher de faire le mal quand on est seul ? L’homme est-il bon ou méchant ? À Istanbul, suite à cette expérience de pensée à partir de Gygès, une question a été formulée par un élève de 4e : peut-on faire le mal pour le bien ?
28Les ateliers de philosophie permettent donc de faire vivre en actes aux enfants cet idéal laïc de fraternité d’une certaine façon – nous sommes dans une visée universaliste –, au-delà de toutes nos différences particulières. Il ne s’agit pas de les nier, bien évidemment. Il existe effectivement des différences économiques, culturelles et sociales entre Monaco et le Bénin. Cependant, nous sommes aussi unis par le lien de la raison et des récits. Nous nous posons les mêmes questions, et nous inventons les mêmes histoires pour nous guider dans le monde. Par conséquent, ce qui nous unit est peut-être plus fort que ce qui nous divise.
En référence à Hannah Arendt
29Pour conclure, je ferai référence à la philosophe allemande Hannah Arendt, qui a beaucoup travaillé dans les années 1950 et 1960. Elle est juive, et a connu l’épisode de la Shoah. Heureusement pour elle, elle a émigré aux États-Unis, mais elle assiste à cette irruption de la barbarie en plein cœur de l’Europe dans les années 1930 et 1940. Au départ, Hannah Arendt est étudiante en philosophie dans les années 1920 et 1930, en Allemagne. À cette époque, on croit encore dans l’espoir fondamental de la philosophie des Lumières, c’est-à‑dire que le savoir et l’instruction sauveraient les hommes de la barbarie. À la fin du xviiie siècle, des philosophes comme Rousseau et Kant étaient absolument persuadés que si un jour tous les enfants allaient gratuitement à l’école (ce qui leur paraissait incroyable et relevant de la science--fiction politique), alors le monde serait forcément meilleur, car le savoir et l’instruction rendraient les hommes meilleurs. Or, que se passe-t-il au milieu du xxe siècle ? Au cœur d’une démocratie que l’on appelle « éclairée », la barbarie surgit. Le savoir seul ne sauve pas de la barbarie, une idée qu’il va falloir penser, pour les personnes comme Hannah Arendt. Elle la pense notamment en assistant au procès du dignitaire nazi Eichmann. Eichmann est un homme cultivé et intelligent. Ce n’est pas un psychopathe, il a toute sa raison. Hannah Arendt fera la distinction entre l’intelligence et la pensée. Elle va créer un concept qui s’appelle « la banalité du mal » : on peut être très intelligent rationnellement, très cultivé, très poli, et être un barbare. Elle dit qu’Eichmann est intelligent et rationnel, mais qu’il est incapable de penser. Il est notamment incapable de faire la distinction entre le légal et le légitime. Eichmann a envoyé des millions de personnes aux camps de la mort. Sa ligne de défense est de dire qu’il n’a rien fait d’illégal car, en tant que fonctionnaire, il a obéi aux lois. Il était payé pour ça, son travail était bien fait, les trains étaient bien remplis. Il était incapable d’empathie et de pensée. Eichmann n’était pas stupide, mais c’est la pure absence de pensée, ce qui est tout à fait différent de la stupidité, qui lui a permis de devenir l’un des principaux criminels de son époque.
30Selon Hannah Arendt, pour que l’éducation soit véritablement un lieu de formation des citoyens éclairés, elle ne doit pas seulement développer l’intelligence du sujet par une transmission passive de la culture et de la rationalité ; elle doit surtout éveiller sa pensée, soit l’esprit critique, le doute, l’empathie, l’acceptation des désaccords et de sa propre vulnérabilité. En philosophie, il est normal de ne pas savoir, de dire « je sais que je ne sais pas », d’accepter les désaccords, de voir que sa position n’en est qu’une parmi d’autres. Hannah Arendt appelle alors de ses vœux la création « d’oasis de pensée ». Les oasis de pensée sont des temps et des espaces où les citoyen(ne)s peuvent dire « stop » à l’affairement du monde et prendre le temps de réfléchir ensemble. C’est exactement ce que nous essayons de faire dans les ateliers philosophiques, qui sont, nous l’espérons, pour tous les enfants du monde, des oasis de pensée.
Notes
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À quoi pense la littérature de jeunesse ? : portée philosophique de la littérature de jeunesse et pratiques à visée philosophique au cycle 3 de l’école élémentaire. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, sous la direction de Michel Tozzi, soutenue en 2008 à Montpellier 3 .
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L’ensemble des conférences sera disponible sous forme d’Annales sur le site de l’enpjj.
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Ce n’est qu’un début est un film documentaire français réalisé par Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier et sorti en 2010.
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Jacques Lévine, né le 4 juin 1923 à Eu (Seine-Maritime) et mort le 23 octobre 2008 à Paris, est un psychologue et psychanalyste français.