Notes
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[*]
Paul Choquet est étudiant en philosophie à l’université Paris 1.
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[1]
Donald W. Winnicott.
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[2]
Quand il retrouve les autres adolescents du centre, ces derniers lui demandent en rigolant s’ils ont couché ensemble.
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[3]
Si l’expertise psychologique peut faire partie de la procédure, elle n’est pas montrée dans le film (une telle expertise, liée à l’enquête sur la sexualité, était pourtant déjà présente dans Les 400 coups de Truffaut).
1Salué par la critique et par la profession, le film La tête haute retrace le parcours judiciaire d’un mineur. Il méritait une analyse approfondie. La voici, sous la plume de Paul Choquet, étudiant en philosophie à l’université Paris 1.
2Sorti en 2015, La tête haute retrace le parcours judiciaire d’un mineur (Malony). D’emblée, on peut affirmer que ce film est une image de la complexité institutionnelle liée à la prise en charge des mineurs délinquants. Le travail d’observation sociologique effectué en amont par l’équipe du film est palpable : la structure narrative du film suit ainsi explicitement le continuum judiciaire dans lequel est projeté Malony, de l’enfance à la majorité. Les personnages secondaires (juge, éducateurs, etc.) appartiennent chacun à une partie de l’institution (tribunal, centre fermé, prison, etc.) qu’ils ont pour tâche de représenter, et qui définit les fonctions qu’ils effectuent dans le film. De ce point de vue, l’attention du film se porte sur les personnes en tant qu’ils effectuent une tâche sociale : les singularités personnelles des personnages sont réduites à leur type fonctionnel dans l’institution. La famille (la mère et le petit frère) et la petite amie sont les deux personnages se situant hors du parcours judiciaire : la mère est la cause de l’entrée du personnage dans le continuum tandis que la petite amie l’en fait sortir.
3On peut se demander ce que le film considère comme signifiant (qu’est-ce qui a été montré ?) et ce qu’il considère comme de moindre intérêt (qu’est-ce qui a été coupé du film, qu’est-ce qui n’a pas été filmé ?). On peut aussi se demander s’il n’y aurait pas dans le film des instants volés, des images dont la portée se situerait en deçà de l’adéquation à la réalité sociologique, échappant à la logique symbolique. C’est en général dans ces moments involontaires, comme dans le cas des lapsus, qu’un film dépasse l’exigence scientifique et communicationnelle, le travail de codage du réel, pour présenter des ambiguïtés et de véritables singularités.
Représenter la réalité
4La tête haute s’attelle donc à un étrange problème en voulant représenter la réalité de la prise en charge des mineurs délinquants dans un film grand public : comment va-t-on présenter une image d’un mineur délinquant capable d’être communiquée au reste de la société ? C’est le problème du réalisme social, tel qu’il cherche à communiquer de manière universelle la représentation d’un problème concernant une minorité. Des films concernant la jeunesse en danger (Les 400 coups, Kes, L’enfance nue…), on peut retenir qu’ils adoptaient sans compromis le point de vue et le rythme de l’enfant ou de l’adolescent contre celui de l’institution judiciaire, sans pour autant réduire totalement cette dernière à la répression : simplement l’institution judiciaire était le « dehors » de l’enfant, et le film n’adoptait pas le rythme de la procédure, mais celui de la vie précaire de ces enfants. La critique sociale était néanmoins nettement présente, mais elle dépendait avant tout du regard du spectateur : ces films, ne se présentant pas comme des synthèses sociologiques, demandaient si existait encore en eux l’enfant qu’ils avaient été. Le point de vue offert par La tête haute est beaucoup plus complexe (au sens de la complexité sociale) et multiple, car c’est celui de l’institution, en tant que l’adolescent y est compris comme un participant, au même titre que la juge, l’éducateur, le procureur et l’avocat. L’image sociale du mineur délinquant s’offre donc du point de vue de l’institution, non en tant que l’adolescent y échapperait par une normativité individuelle quelconque mais en tant qu’il y est compris, comme pièce de la machine. On se demande où est passée l’enfance : il y a ainsi une ellipse de la petite enfance à l’adolescence, d’un placement à l’autre. Ce point d’importance donne la structure narrative du film : cette dernière suit le parcours institutionnel de Malony dans sa totalité, de la petite enfance à la majorité, du point de vue complexe du fonctionnement systémique de l’institution. Le film montre la complétude du système judiciaire, capable de prendre en charge l’enfance et l’adolescence d’un individu, et suit le rythme procédurale plutôt que celui de l’existence de l’adolescent et le développement de la normativité individuelle ; des pistes sont pourtant données, mais Malony semble destiné à sortir du continuum judiciaire le jour de ses 18 ans, à fondre son existence dans le temps de la procédure. Son existence se donne exclusivement comme une synthèse des mobiles sociologiques courants et « représentatifs », se développant à travers la complexité du système judiciaire et pénal, qui, en l’observant et en le punissant, fournit son point de vue et son rythme au film.
5On peut ainsi se demander si, en adoptant le rythme et le point de vue complexe et systémique de la procédure pour constituer un « reflet de la réalité sociale », le film ne s’enferre pas dans une image lisse, « institutionnelle », qui empêcherait le spectateur de développer un sens critique, supprimant ainsi la possibilité même d’une alternative. On se prend ainsi à découvrir un côté familial de l’institution judiciaire, paternaliste (l’éducateur) et matriarcale (la juge), colonie de vacances, relayé par le film, qui porte le regard critique du spectateur au dehors du lieu d’enfermement : c’est la mère incapable de s’occuper d’elle-même, c’est la directrice de l’école qui refuse d’accueillir Malony. Il y a ainsi une relation privilégiée entre Malony et le couple juge-éducateur, comme si, parce que la procédure est personnalisée, l’institution judiciaire se trouvait personnifiée en une sorte de famille de substitution, qui, si elle protège Malony, jette les vies des autres adolescents dans le hors-champ. Parallèlement, le film suit le tempo de la procédure et reflète la réalité statistique : tout se passe comme prévu, et sinon, tout devrait rentrer dans l’ordre. S’il y a des temps morts, des reports de jugements, des incohérences, de l’impureté documentaire, dont les durées échappent à l’« image juste » pour retrouver la vie même des individus, ils ont été coupés au montage. Il y a ainsi des éléments de la vie des centres pour mineurs qui sont omis (pour des questions de points de vue et de durée ?) : les mesures de sevrage concernant la drogue (on ne voit que le rationnement des cigarettes), le recours à l’analyse psychologique ou pédo-psychiatrique (absence problématique dans la mesure où Malony est systématiquement le sujet de sauts d’attention et de crises de violence), la porosité du légal et de l’illégal, du permissif et du répressif, les micro-stratégies de résistance et de prise en charge, l’ennui.
Une juge suffisamment bonne
6Il y a néanmoins quelques faux raccords institutionnels qui échappent au dispositif sociologique. L’histoire institutionnelle suit l’histoire de la naissance du désir amoureux et sexuel de Malony. Cette histoire, scellée symboliquement par la naissance d’un enfant, lui fera acquérir la maturité biologique et psychique pour enfin quitter l’institution. L’acquisition de cette maturité est donc avant tout représentée par les caractères objectifs de la personne : naissance d’un enfant et acquisition de la majorité légale. Mais il faut noter que le film montre étrangement que le désir sexuel de Malony se forge dans et par l’institution pénale (il couche avec la fille de l’institutrice du centre dans une chambre du lieu). Bien plus, le désir de Malony se concentre, durant deux plans, sur la juge (Catherine Deneuve). Cette dernière, étant venue déjeuner au centre, laisse ou oublie son foulard. Malony le subtilise et s’enferme dans sa chambre noire pour le renifler à son aise. Au moment de la clarification des désirs de Malony, la fiction retrouve (inconsciemment ?) un trope classique du roman courtois afin de montrer subrepticement que l’institution judiciaire, en l’éminente personne de la juge, prend en charge la vie sexuelle fantasmée de l’adolescent pour la faire advenir à maturité. On perçoit ainsi, sous la bonne volonté et au-delà de la « mère suffisamment bonne [1] », une étrange promesse de bonheur dans les regards que se rendent la juge et Manoly [2]. Il y a une sorte d’échelle d’intensité des fantasmes de Malony liée à la hiérarchie institutionnelle de sa prise en charge, déterminée par le fait que la vie désirante de l’adolescent se réalise dans et par l’institution. En deçà de la rencontre avec sa petite amie et de la naissance d’un enfant (promesse sociale d’un nouveau commencement), la sortie du domaine judiciaire de Malony semble bien plus liée à son chemin désirant, difficilement frayé à travers le complexe d’œdipe (lié de manière plus explicite à sa mère). C’est donc par une sorte de lapsus involontaire que le film révèle, sous les sauts de violence inexpliqués de Malony, un domaine important que son point de vue « systémique [3] » et administratif n’a cessé de refouler, un « plus » que le cinéma peut apporter au matériel sociologique : la prise en compte de la précarité du désir, de l’ambiguïté de l’existence psychique et fantasmée propre à l’adolescence ainsi que leurs rôles discrets dans la sortie de la minorité et du parcours judiciaire, au-delà du point de vue statistique et institutionnel que choisit d’adopter le film.
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Paul Choquet est étudiant en philosophie à l’université Paris 1.
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Donald W. Winnicott.
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Quand il retrouve les autres adolescents du centre, ces derniers lui demandent en rigolant s’ils ont couché ensemble.
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Si l’expertise psychologique peut faire partie de la procédure, elle n’est pas montrée dans le film (une telle expertise, liée à l’enquête sur la sexualité, était pourtant déjà présente dans Les 400 coups de Truffaut).