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Article de revue

Confrontés à la question du genre

Parcours de deux directeurs de service de la pjj

Pages 66 à 74

Notes

  • [*]
    Saïda Houadfi est directrice de service de la pjj, doctorante en sociologie, actuellement directrice du foyer d’accueil d’urgence et d’orientation de la direction des affaires sanitaires et sociales à Nouméa, Nouvelle-Calédonie.
  • [**]
    Steevens Tetu-Dumas est directeur de service de la pjj, en charge du pôle international au bureau de la législation et des affaires juridiques à la Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse (dpjj).
  • [1]
    Montaigne, Les essais, III, Paris, Gallimard, Collection « La Pléiade », Œuvres complètes, 1962, p. 832.
  • [2]
    F. Héritier, Homme, femmes, la construction de la différence, Paris, Éd. Le pommier-Cité des sciences et de l’industrie, 2005.
  • [3]
    C. Allan et C. Mas, Femmes et politique, Paris, Ellipses, 2007, p. 123.
  • [4]
    H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré, D. Sénotier, Dictionnaire critique du féminisme, Paris, Puf, 2004.
  • [5]
    D. Gardey, I. Löwy (sous la direction de), L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2000.
  • [6]
    G. Moore, M. Vianello, Genre et pouvoir dans les pays industrialisés. Enquête sur les disparités hommes-femmes, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2004.
  • [7]
    La protection judiciaire de la jeunesse, Rapport au Président de la République suivi des réponses des administrations et organismes intéressés, juillet 2003, p. 44.
  • [8]
    5 154 femmes pour 3 419 hommes à la pjj en 2012. Bilan social 2012 de la dpjj, p. 15.
  • [9]
    H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture, coll. « Folio essais », 1989, p. 123.
  • [10]
    Intervention de Jean-Marie Miramon, enpjj, Roubaix, le 23 mars 2011, « Penser le métier de directeur d’établissement social et médico social ».
  • [11]
    Constat notamment étayé lors de la journée consacrée à la mixité : « La mixité en réflexion à la dir Grand Nord », article intranet paru le 30 mai 2013.
  • [12]
    Intervention de Dominique Youf, Philosophie de l’action éducative, enpjj, Roubaix, le 6 décembre 2010.
  • [13]
    Constats étayés par la journée « La mixité en réflexion à la dir Grand-Nord », article intranet paru le 30 mai 2013 et dans le cadre de l’étude menée par Saïda Houadfi sur la délinquance des filles et les pratiques professionnelles y ayant trait.
  • [14]
    Conseil d’État, Assemblée, 28 mai 1954, Barel.

1La rencontre professionnelle de Saïda Houadfi et Steevens Tetu-Dumas a eu lieu en 2009, lors de leur formation de directeurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj). Depuis cette date, de stages en prises de postes, ils ont beaucoup collaboré, souvent discuté de leurs expériences professionnelles, toujours questionné leurs pratiques. Un duo pétillant pour un texte à quatre mains qui revient ici sur la question du genre dans leurs parcours de directeur et directrice de service.

2

« Je dis que les mâles et les femelles sont jetés en un même moule ; sauf l’institution et l’usage, la différence n’y est pas grande [1]. »
Montaigne

3Dans le monde professionnel, du moins celui que nous connaissons, le fait d’aborder la notion de genre et la différence des sexes suscite, quasi systématiquement, le débat. Pourtant, en matière de délinquance juvénile, la question du genre s’est imposée à nous, tant dans sa prise en compte dans la perception du public que dans les pratiques professionnelles relatives à la prise en charge et aux pratiques d’encadrement.

4L’un de nos postulats de départ, à la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj), est de distinguer la délinquance des filles de celle des garçons et par extension, prise en charge des filles et prise en charge des garçons. La façon dont est regardée, évaluée la délinquance juvénile, qu’elle soit dite féminine ou masculine, détermine nécessairement le mode selon lequel elle sera traitée. Il suffit d’observer les questions soulevées par les décisions de l’autorité judiciaire lorsqu’il s’agit de confier une mineure à une structure d’hébergement pour mesurer l’importance des notions de sexe et de genre dans le discours et les positionnements professionnels. Mixité, séparation par sexe, nos institutions, qu’elles se situent dans l’aide et l’accompagnement ou dans la contrainte, restent traversées par des perceptions communément partagées autour d’un modèle de classification binaire masculin/féminin [2]. Pour répondre aux besoins des mineurs-es que nous accompagnons, il ne s’agit pas de nier toutes différences entre les deux sphères mais de les redéfinir, en introduisant d’autres dimensions telles que celles ayant trait à la culture, à l’identité sociale, etc. En tant que professionnel-le de l’éducation, nous mesurons la complexité que sous-tend la notion de genre, certes relativement récente en sciences sociales, mais qui remonte dans sa réalité à l’aube de l’humanité, et, qui participe, de fait, à l’organisation sociale de notre société moderne.

Le genre : une approche conceptuelle pour définir une réalité sociale

5Dans les discours, la frontière entre les notions de « genre » et de « sexe » est poreuse. Pour Platon déjà, les sexes masculin et féminin, « ne diffèrent qu’en ce que la femme enfante [3] ». Le dictionnaire critique du féminisme [4] définit le sexe comme relevant généralement du biologique et le genre comme découlant d’une construction sociale. « Les sociétés humaines, avec une remarquable monotonie, surdéterminent la différenciation biologique en assignant aux deux sexes des fonctions différentes (divisées, séparées et généralement hiérarchisées) dans le corps social en son entier. Elles leur appliquent une “grammaire” : un genre (un type) “féminin” est imposé culturellement à la femelle pour en faire une femme sociale et un genre “masculin” au mâle pour en faire un homme social. » C’est cette définition que nous retiendrons dans l’illustration de nos expériences. La référence au concept de genre a certainement permis la remise en cause de stéréotypes, encore aujourd’hui considérés comme relevant de l’ordre naturel. Cependant, faisant référence à deux critères l’un invariable (le sexe biologique) et l’autre, variable (le sexe social), le genre amène à une scission entre les disciplines que sont la sociologie et les sciences humaines [5]. Dans la pratique, en dépit d’une volonté manifeste d’égalité entre tous, femmes et hommes restent assignés à des tâches, attitudes, comportements qu’il y a lieu de questionner, notamment lorsqu’on est en présence d’adolescents-es en pleine construction identitaire. D’autant que le comportement n’est pas seulement déterminé par la seule volonté de la personne, il est également influencé par les normes sociales, par l’habitude, par les effets socialement attendus du comportement en question [6].

6Nos expériences respectives, loin d’être exhaustives, permettent de questionner cet ordre préétabli, lequel, bien que confortable intellectuellement et socialement parlant, n’en demeure pas moins un lieu de représentations, de préjugés et souvent même de violence.

De la virilité imposante : la masculinité comme gage de cadre éducatif

7Il est toujours difficile, dans ces cas, de dépasser, de surmonter la dichotomie entre féminin/masculin. Cette dichotomie, traversée par l’évolution des mouvements féministes, participe activement à la construction de représentations sociales. Celles-ci, en dépit d’une volonté manifeste d’évolution égalitaire entre les sexes, amènent, entre autres, soit à valoriser l’un au détriment de l’autre, soit à nier toute forme de différence entre les deux. Ainsi, de nombreux échanges informels ont ponctué nos deux années de formation. Certains d’entre eux ont touché à l’interprétation des constats du rapport de la Cour des comptes de juillet 2003 et notamment, autour des difficultés rencontrées par les directeurs nouvellement nommés. En effet, les magistrats de la rue Cambon relevaient que la « fuite » des plus expérimentés des directeurs vers le milieu ouvert, contraignait les jeunes professionnels (« et, le plus souvent, les jeunes directrices [7] ») à exercer la direction de structures d’hébergement accueillant les jeunes les plus difficiles. Ces difficultés rencontrées par les directeurs, directrices recruté-es par voie externe sont aujourd’hui identifiées ; cependant, la précision de la Cour des comptes, en l’occurrence, concernant les « jeunes directrices » a activement contribué à véhiculer une approche différente des attitudes et aptitudes professionnelles selon le sexe. Dans les interprétations, les difficultés sont renvoyées à l’appartenance au sexe féminin plutôt qu’objectivées par le nombre important de « jeunes » professionnelles nommées sur une structure d’hébergement.

8Au-delà de ces constats, notre formation de futur-e dirigeant-e public-que a été marquée par une dimension sexuée des rapports sociaux, tant dans les relations interpersonnelles au sein du groupe de stagiaires que dans le cadre d’interventions diverses. En effet, la fonction de direction se fonde sur de multiples attributs, dont l’un des plus marquants, l’autorité, a fait l’objet d’échanges enrichissants. Il en a été ainsi des débats autour de la formation aux techniques de contention physique destinées à l’encadrement des mineurs-es. Peut-être, selon nous, une manière de renforcer l’apparente masculinité des équipes éducatives aujourd’hui statistiquement et majoritairement composées de femmes [8]. Selon certains, une façon de protéger le ou la mineure de sa propre violence, pour d’autres, une volonté de marquer l’autorité des adultes. Dans notre prise de position commune, il s’agissait avant tout d’une confusion majeure entre le pouvoir exercé sur l’autre et le concept d’autorité. Pour Hannah Arendt, il est fondamental de distinguer l’autorité du pouvoir, de la violence : « Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire qui est toujours hiérarchique. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments [9]. »

9Au cours de notre formation, l’exercice de l’autorité inhérente à la fonction de direction, « la représentation symbolique du pouvoir », est avancé comme « présentant des différences essentielles […] suivant que l’on soit homme ou femme ». Le modèle véhiculé du management dit féminin repose sur la « capacité d’écoute et parfois des tâtonnements qui permettent d’autres représentations, d’autres codes, d’autres attentes de ceux qui seront sous leur responsabilité [10] ». À l’instar de Lombroso et son déterminisme biologique, le mode de management, le profil du « manager » est-il déterminé par son sexe ? Il ne s’agit pas là de bannir ce type de grille de lecture mais de la coupler à d’autres, en déconstruisant le recours aux interprétations communément admises et respectées mais que nous considérons, cependant, réductrices d’une réalité davantage complexe. En effet, la fonction des directeurs-directrices a manqué d’une approche pluridisciplinaire touchant aux notions intrinsèques au métier (approches anthropologique, philosophique, sociologique, etc.) ; cette approche pluridisciplinaire permettant d’avoir une réflexion autour de ce qui mène à reproduire, à véhiculer un nombre certain de représentations sociales, images trompeuses ou du moins réductrices de la réalité.

10Alors que l’une d’entre nous questionnait l’universalité de la lecture freudienne, elle fut comparée à deux reprises, à une amazone guerrière ; cette situation, au demeurant anecdotique, laisse transparaître une violence symbolique sous-tendue. Faute de déconstruction théorique dans ce cas, l’humour peut s’avérer, un précieux dérivatif. La mise en scène de certains attributs, qu’ils soient « virils » ou « féminins », a mis en exergue un parallélisme entre le monde animal et le monde professionnel. Dans notre euphorie d’initié-é à la conceptualisation, les théories biologistes se sont invitées naturellement dans nos échanges. Ainsi, à l’instar de certains mammifères, lions ou loups par exemple, des figures charismatiques ont suscité un appel à la théorie de l’alpha ; l’alpha animal emblématique meneur du groupe. Chez l’humain, certaines caractéristiques participent au repérage des individus alpha : poignée de main qui broie la main faisant, de fait, oublier que ce moment est sensé être convivial et socialisant, emploi de termes affectueux en direction des collègues féminines ou des mineures accompagnées « nénettes », « ma p’tite dame ». Le choix du vocabulaire, quelque anecdotique qu’il puisse paraître, se doit d’être, notamment dans les professions socio-éducatives où l’immixtion dans la vie de l’autre occupe une place prépondérante, remis en question ; et ce, pour davantage de respect vis-à-vis de celui que l’on nomme usager. Dans les fonctions d’encadrement, la notion d’autorité étant substantielle, il importe de la traiter dans toutes et sous toutes ses formes afin de bénéficier d’une réflexion sur les principes qui régissent la vie sociale et, notamment, de comprendre les processus qui amènent les mineurs-es à transgresser les règles.

La prise en charge éducative des filles : une question complexe parasitée par les représentations autour du genre ?

11La délinquance des filles, lors de nos rencontres avec les différents corps de métier (éducateurs, chefs de service, psychologues, directeurs, magistrats), fut abordée sous l’angle de la complexité des problématiques des mineures, lesquelles semblaient générer une prise en charge plus difficile que celle des garçons [11]. Une délinquance décrite comme tournée vers l’intérieur (vers soi avec des mises en danger telle que la prostitution) alors que celle des garçons est essentiellement tournée vers l’extérieur où la notion d’appartenance à un groupe de pairs est très présente (vols, agressions, etc.). Les professionnels-les rencontrés-ées mettent, dans leur grande majorité, l’accent sur le danger rencontré par les filles alors que pour les garçons, l’acte délictueux est plutôt vu comme l’expression de leur conflit avec la loi, avec la société. Il est à souligner qu’une partie des filles fait face, au cours du suivi, soit à une grossesse ou à la maternité, ce qui modifie de façon importante les modalités de prise en charge et de façon certaine, le regard porté sur elles. Une juge des enfants, questionnée sur sa pratique en matière d’incarcération, fait part de son refus d’en ordonner, lorsqu’il s’agit de mineures, en avançant deux arguments : l’un reposant sur une réalité contextuelle, l’autre faisant appel à ce que Dominique Youf [12] nomme, [sa] « compréhension émotionnelle ». En effet, d’un point de vue pratique, la pauvreté en établissements pénitentiaires pouvant recevoir des mineures ne permet pas aux magistrats de recourir à l’incarcération ; pauvreté qui, en dépit de l’adhésion ou du rejet suscité par le sujet de l’incarcération des mineurs-es, ne saurait être saluée ni regrettée, lorsque l’on sait qu’une mineure incarcérée en établissement pénitentiaire peut se retrouver soit seule, soit mise en relation avec des adultes ; chose totalement inconcevable pour les garçons. De même, l’éloignement du réseau familial et social accentue l’isolement de ces jeunes, qui se trouvent ainsi doublement sanctionnées. D’un point de vue plus personnel, la magistrate estime que l’égalité reste à promouvoir, cependant, au regard de l’état actuel de nos prisons, elle déclare que l’égalité à tout prix, et notamment dans ce cadre, n’est pas souhaitable.

12D’autres constats ont alimenté nos questionnements et échanges. Ainsi, l’observation d’un collègue, auditeur, s’intéressant à l’incarcération des mineurs-es n’a pas manqué d’alimenter notre réflexion. En effet, dans le cadre du recensement effectué par l’Administration pénitentiaire, seules trois catégories de personnes apparaissent : les hommes, les femmes et les mineurs de sexe masculin. Les mineures ne sont pas répertoriées alors même que leur incarcération est manifeste même si elle ne se présente pas dans les mêmes proportions que celle des garçons. Considérées dès lors comme « femmes », la caractéristique de la minorité de ces jeunes, objet premier de notre action, leur est, du moins par écrit, déniée. Cela étant, en matière de détention, une mineure peut partager l’espace qui lui est alloué avec des femmes, considérées comme peu dangereuses, alors que cette même idée paraîtrait impensable pour un garçon. Ces pratiques, loin d’être l’apanage d’une administration, traversent l’ensemble de nos institutions lorsque le genre entre en scène.

L’hébergement collectif à l’épreuve de la mixité

13L’accès à l’hébergement mixte dans une majorité des structures de la pjj est si préoccupant qu’il est aujourd’hui traité dans des groupes de travail ayant pour objet de mener une réflexion autour du sujet et de proposer des perspectives d’action.

14C’est notamment dans le cadre de l’hébergement en établissement de placement éducatif (epe) que la dynamique professionnelle soutient l’inégalité de pouvoir et/ou d’autorité entre les professionnels de sexe masculin et celles de sexe féminin montre toute son ampleur. Une éducatrice peut plus aisément que son collègue exprimer sa crainte d’exercer des services de nuit seule. Ce qui est considéré comme une faille chez un homme est désigné par un autre vocable chez une femme, « sensibilité », « douceur ». L’un des écueils de la mission d’éducation dévolue à la pjj réside, selon nous, dans la perpétuation de ces modèles sans en questionner le fondement et son ancrage. Risquer, en effet, d’éduquer nos mineurs-es à intérioriser des normes les amenant à considérer comme inégal ce qui leur est différent revient, pour les professionnels-les de l’éducation, à tendre vers une socialisation engendrée par les inégalités fondées sur la différence sexuelle.

15En octobre 2012, un article paru sur intranet présentait le projet pédagogique d’un établissement accueillant exclusivement des mineures de 15 à 18 ans. La genèse du projet reposait sur l’idée de mettre de côté les enjeux liés à la sexualité. Tout professionnel des secteurs éducatif, sanitaire et social a conscience que l’idée même, pour des adolescents, « de mettre de côté » la sexualité, repose sur un leurre. De plus, un collectif de filles ne remet pas en cause la question sexuelle qui peut être autre que celle communément admise par l’hétérosexualité. Cet exemple, étayé par d’autres constats [13], a le mérite de montrer combien est complexe la question sexuelle en hébergement collectif et renvoie à une quasi impossibilité, dans notre champ, celui de la délinquance, à penser l’homosexualité comme éventualité de pratique sexuelle pour certain-e-s de nos jeunes. D’autres pratiques sont, par ailleurs, constatées : sous prétexte d’une configuration inadaptée des locaux, les demandes d’admission de filles sont souvent rejetées ou restent tout simplement sans réponse ; le fait que la jeune risque de se retrouver seule dans un collectif de garçons est également avancé lors des demandes d’accueil. Inadaptation des locaux, mise en place d’activités repérées comme spécifiquement féminines, isolement de la mineure, sont autant de manières détournées de pointer la complexité de la prise en charge des filles. Une majorité de professionnels rencontrés, de toutes disciplines, met l’accent sur les difficultés engendrées par le passage à l’acte des filles, leur comportement frisant même, selon certains, l’hystérie. Selon nous, cette complexité est davantage accentuée par le fait que la prise en charge des filles est quasi systématiquement traversée par la question sexuelle ; question ô combien délicate, encore aujourd’hui, dans nos professions, d’autant que l’éventualité d’une grossesse, présentée comme risque majeur pour la mineure, a pour effet d’intensifier le contrôle de la sexualité des filles différemment de ce qui est pratiqué envers les garçons.

16La situation d’un mineur de 13 ans décrit, de façon illustrée, la façon dont le genre participe activement à la réponse apportée. Des démarches étaient entamées pour lui permettre de reconnaître un enfant, dont il s’accordait à assumer la paternité. La mère de l’enfant, majeure, était accueillie dans une structure de type mère/enfant. De la magistrate aux intervenants éducatifs et sociaux, la question du détournement de mineur n’a jamais été abordée. Une correspondance entre lui et la mère de son supposé enfant était effective au vu et su de tous. L’âge de ce jeune parent aurait-il été pris en compte différemment s’il avait été une jeune adolescente ?

Le genre dans la fonction publique : neutralité et différence

17Dans le champ de l’éducatif, comme ailleurs, les discours peuvent hiérarchiser les difficultés de prise en charge en fonction de critères chronocentristes ou androcentristes, par l’appréciation de la condition sociale en fonction des normes féminines de nos sociétés contemporaines ou encore des préjugés patriarcaux. Dans un État de droit où l’égalité juridique des individus est défendue par la Constitution, il est aujourd’hui contradictoire, voire inconcevable, pour une administration d’État de poursuivre dans une pratique différentielle des prestations sociales fondée sur la coutume. Faire fi de cette mixité inhérente à la société française reviendrait en effet à nier toute possibilité d’innovation et d’intégration de ces citoyens en devenir.

18Comment envisager la mixité si initialement un écart subsiste entre les pratiques véhiculées et la réalité des rapports humains en vigueur dans nos sociétés contemporaines ? Envisager la mixité implique en effet de pouvoir situer les pratiques éducatives au regard des différences sociales, ethniques, culturelles, sexuelles ou encore religieuses actuelles. Le fonctionnaire bénéficie comme tout citoyen de la liberté d’opinion [14]. Cette liberté est toutefois limitée dans le cadre de l’exercice de ses fonctions par le devoir de réserve et par le principe de neutralité des services publics. Celui-ci a une résonnance toute particulière dans les missions dévolues à la pjj au regard du public pris en charge et de l’influence que peut avoir chacun des agents amenés à accompagner des adolescents-es pendant une période plus ou moins longue de leur vie. Cette nécessaire neutralité des agents de l’État ne doit pas pour autant les dispenser d’aborder l’ensemble des sujets de société afin de préparer chacun de ces adolescents-es aux contraintes et aux paradoxes qui jalonneront leur vie adulte. Il y a là un devoir de transparence et d’échange nécessaire pour armer ces mineurs face à la complexité du monde auquel ils appartiennent.


Date de mise en ligne : 02/05/2014

https://doi.org/10.3917/lcd.058.0066

Notes

  • [*]
    Saïda Houadfi est directrice de service de la pjj, doctorante en sociologie, actuellement directrice du foyer d’accueil d’urgence et d’orientation de la direction des affaires sanitaires et sociales à Nouméa, Nouvelle-Calédonie.
  • [**]
    Steevens Tetu-Dumas est directeur de service de la pjj, en charge du pôle international au bureau de la législation et des affaires juridiques à la Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse (dpjj).
  • [1]
    Montaigne, Les essais, III, Paris, Gallimard, Collection « La Pléiade », Œuvres complètes, 1962, p. 832.
  • [2]
    F. Héritier, Homme, femmes, la construction de la différence, Paris, Éd. Le pommier-Cité des sciences et de l’industrie, 2005.
  • [3]
    C. Allan et C. Mas, Femmes et politique, Paris, Ellipses, 2007, p. 123.
  • [4]
    H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré, D. Sénotier, Dictionnaire critique du féminisme, Paris, Puf, 2004.
  • [5]
    D. Gardey, I. Löwy (sous la direction de), L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2000.
  • [6]
    G. Moore, M. Vianello, Genre et pouvoir dans les pays industrialisés. Enquête sur les disparités hommes-femmes, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2004.
  • [7]
    La protection judiciaire de la jeunesse, Rapport au Président de la République suivi des réponses des administrations et organismes intéressés, juillet 2003, p. 44.
  • [8]
    5 154 femmes pour 3 419 hommes à la pjj en 2012. Bilan social 2012 de la dpjj, p. 15.
  • [9]
    H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture, coll. « Folio essais », 1989, p. 123.
  • [10]
    Intervention de Jean-Marie Miramon, enpjj, Roubaix, le 23 mars 2011, « Penser le métier de directeur d’établissement social et médico social ».
  • [11]
    Constat notamment étayé lors de la journée consacrée à la mixité : « La mixité en réflexion à la dir Grand Nord », article intranet paru le 30 mai 2013.
  • [12]
    Intervention de Dominique Youf, Philosophie de l’action éducative, enpjj, Roubaix, le 6 décembre 2010.
  • [13]
    Constats étayés par la journée « La mixité en réflexion à la dir Grand-Nord », article intranet paru le 30 mai 2013 et dans le cadre de l’étude menée par Saïda Houadfi sur la délinquance des filles et les pratiques professionnelles y ayant trait.
  • [14]
    Conseil d’État, Assemblée, 28 mai 1954, Barel.

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