1Des Antilles à la Guyane, l’action de la pjj doit prendre en compte les particularités locales. Façonnées par l’histoire, les relations avec la Métropole, les cultures de ces pays obligent l’éducateur à s’adapter. Quatre d’entre eux ont accepté de participer à cette table ronde pour mieux expliquer le sens de leurs interventions éducatives.
2Les Cahiers dynamiques : Pourriez-vous vous présenter et nous expliquer dans quel cadre vous travaillez, notamment en rapport à la multiculturalité ?
3Ludovic Cavigny : Je suis éducateur à la pjj, en Martinique à Le Robert, et je peux dire que la multiculturalité est de mise chez nous. La Martinique est un département très métissé. La diversité culturelle y est énorme. Par rapport à cette diversité, il n’y a pas, selon moi, de choc culturel. C’est cette richesse qui fait notre identité antillaise.
4Ramsi Ibn-Salem : Je suis éducateur à l’uemo (unité éducative de milieu ouvert, ndlr) de Kourou, en Guyane, depuis un an. La spécificité de ce territoire, au niveau culturel, c’est qu’il y a une forte population d’immigrés, essentiellement des Brésiliens, des Haïtiens et des Surinamais. Mais nous prenons aussi en charge un public d’origine créole et une autre petite minorité, les Hmongs. Personnellement, je n’ai pas eu affaire à eux. J’ai eu à intervenir sur les communes de Maripasoula et Papaichton, essentiellement avec des Amérindiens et des Bonis.
5Jamila Hamidou : Je suis éducatrice au stemo (service territorial éducatif de milieu ouvert, ndlr) de Saint-Laurent du Maroni, dans l’Ouest guyanais. La spécificité de ce territoire est que la grande majorité de la population est constituée de Bushinengues, d’un peu d’Amérindiens, de Créoles, d’Haïtiens et de Surinamais.
6Corinne Diakok-Edinval : Je travaille au stemo (Id.) de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. J’y suis éducatrice depuis à peine six mois. Notre population n’est pas définie de l’intérieur comme étant une population spécifique. On parle de Guadeloupéens, des personnes vivant sur le territoire, mais pas en termes de spécificités de populations.
7LCD : Mais peut-on parler d’ethnies ou de différence culturelle ?
8R.I-S. : Pour les gens du Fleuve, on parle de différences culturelles.
9J.H. : Nous, nous parlons d’ethnies.
10LCD : Avec ces différences culturelles, est-ce que la famille est différente ? Est-ce qu’il y a une façon particulière d’appréhender la famille, la place de la mère, du père, des enfants ?
11R.I-S. : Nous suivons des jeunes issus du village Saramaca, à Kourou. Quand on rencontre les familles, on observe en priorité la grande absence du père, ce qui peut exister en Métropole aussi, mais là encore plus fréquemment. Ils ne viennent jamais aux rendez-vous ou quasiment jamais. Par contre avec les mères, il y a souvent une barrière linguistique : elles ne parlent pas français. La traduction est faite par le jeune ou par une sœur ou un frère. Ce sont de grandes familles. Et ce sont souvent des demi-frères et demi-sœurs. Chez les Saramacas, la polygamie est culturelle. C’est accepté et reconnu, même si en France la polygamie n’existe pas. C’est pour cela aussi qu’il y a absence des pères parce qu’ils vivent avec plusieurs femmes en même temps. Ceci en tout cas pour le village Saramaca.
12J.H. : Je ne dirais pas que c’est de la polygamie. Moi, je ne vois pas plusieurs femmes en même temps. C’est plutôt qu’on va facilement se séparer … mais je ne suis là que depuis septembre.
13R.I-S : Je pense que les deux existent.
14L.C. : C’est un peu comme chez nous, en Martinique. Je ne dirais pas qu’il y a de la polygamie, mais il y a plusieurs pères ou des mères ayant plusieurs pères pour leurs enfants. Dans la famille il peut y avoir deux ou trois pères et une même mère. La monoparentalité est de mise chez nous et depuis longtemps. Dans le temps, on parlait de l’autorité parentale, du respect des anciens, du respect des adultes en général. Mais depuis, par cette diversité justement, qui fait notre richesse, ces normes et ces valeurs ont été remises en cause. Malheureusement, ce manque de repères fait que nous déplorons pas mal de violence du fait qu’il n’y a plus ce côté patriarcal. L’ancêtre qui prenait les jeunes, qui inculquait des valeurs, n’est plus d’actualité.
15LCD : Par rapport à quoi ces normes seraient-elles remises en cause ? En lien avec la culture ?
16L.C. : Avec la culture, avec la diversité, avec les apports d’ailleurs. Ces apports font notre richesse, mais il y a aussi la violence qui arrive avec.
17C.D-E. Pour les familles antillaises, on parle surtout de matricalité. Les familles sont organisées autour de la mère. Ce n’est pas de la matriarcalité, mais de la matricalité. Le père est présent mais la mère est le personnage central, qu’on avait l’habitude d’appeler poteaumitante, le poteau de la maison, et qu’on est en train de remettre en question. Dire d’une femme qu’elle est poteaumitante n’est pas très féminin. On commence à parler de centralité autour de la mère. On dit que cela provient de l’esclavage. Il n’y avait pas de familles noires puisque le maître disposait d’un cheptel. Les enfants pouvaient être enlevés à la mère. La famille nucléaire père-mère-enfant n’existait pas. La famille s’est organisée après l’esclavage autour de la mère, avec une mère qui était à l’intérieur de la maison et des pères qui faisaient le tour de plusieurs femmes, qui allaient et venaient. Les gens pouvaient se mettre ensemble mais ne se mariaient pas. Cela a duré un certain temps, jusque dans les années soixante. Alors on a commencé à parler de départementalisation. Les familles ont commencé à vouloir se conformer à l’ordre établi, celui de la famille père-mère-enfant. Beaucoup de couples se mariaient très tard. Dans ma famille par exemple, il y a eu trois mariages en même temps. Ma sœur, ma tante et ma grand-mère se sont mariées la même année. On ne se mariait pas, on régularisait la situation. Il y a eu aussi un changement dans les années soixante-dix avec la venue des allocations familiales. On a commencé à dire que le père des enfants, c’était l’État. Certaines personnes ont commencé à dire que les mères faisaient des enfants pour les allocations. Cela a beaucoup déstructuré les familles parce que, pour avoir certaines de ces aides, il fallait être seul. Beaucoup de femmes s’organisaient pour que l’homme ne soit pas présent dans la maison, même s’il était là. Quand l’enquêteur social venait, la mère se déclarait seule. Cela a désorganisé les familles et je pense que c’est de là que viennent tous les problèmes d’autorité. On dit qu’il n’y a pas de père mais le père symbolique est connu. Il y a eu une étude sur la présence des pères dans les familles. On disait qu’il n’y avait pas de père mais chaque enfant connaissait son père, même si les enfants avaient des pères différents. Ces familles, qui étaient la norme, étaient vues comme dysfonctionnantes parce qu’il n’y avait pas de père. Ce n’est que dans les années quatre-vingt qu’on s’est rendu compte que c’était un mode de fonctionnement.
18R.I-S. : J’aimerais revenir sur le fait que les enfants connaissent leur père. Connaître son père est une chose. Accepter son autorité, avoir une relation affective avec son père, c’est autre chose. Le connaître n’est pas suffisant. Est-ce qu’il est présent ? Est-ce qu’il fait des choses avec son fils ou avec sa fille ?
19C.D-E : Ce n’est pas une question qui se posait. La mère était là et s’occupait de ses enfants. D’ailleurs elle disait que c’était elle la maman et le papa. Même quand il est présent dans une maison, c’est la mère qui est mère.
20R.I-S. : Mais alors quel est le rôle du père ? Seulement d’être connu ?
21L.C. : Le père assure sa fonction de père, son travail de père vis-à-vis de son enfant. Il fait des activités avec son enfant. Le côté affectif sera toujours là. Il aimera toujours son enfant et il lui fera comprendre tant bien que mal.
22R.I-S. : De la façon dont vous présentez les choses, on a l’impression que l’enfant connait son père, sans plus.
23C.D-E. : Ce n’est pas faire un pas de côté que de se rendre compte que certaines familles fonctionnent comme ça. On n’a pas forcément besoin d’un père, d’un père ayant de l’autorité. Sinon nous serions tous devenus fous en Guadeloupe. C’était comme ça, c’est tout, les familles n’avaient pas de pères.
24R.I-S. : Toutes les familles fonctionnent comme ça ?
25C.D-E. : C’était la majorité.
26R.I-S. : On a aussi l’impression qu’il n’y a pas de couple, de famille père-mère-enfant. Ça n’existe pas ?
27J.H. : C’est le constat que vous faisiez chez les Saramacas. Chez les Bushinengés, c’est pareil. C’est la mère qui va faire l’éducation. On sait que le père existe. Souvent les enfants le connaissent.
28R.I-S. : Ce n’est pas le cas chez les Créoles guyanais. Il y a des divorces.
29C.D-E. : Les sociétés de plantation existent au niveau des trois Guyanes et même du Venezuela, de la Bolivie, jusque vers Miami, dans les populations noires. Le modèle familial était comme ça. C’est en train de changer.
30R.I-S. : Vous voulez dire que l’homme était toujours parti, qu’il était toujours au travail ?
31C.D-E. : Non. Dans une société de plantation, l’homme noir était dépossédé de sa paternité. Il n’était qu’un étalon. Il était esclave. Il appartenait au maître qui en faisait ce qu’il voulait.
32R.I-S. : La femme aussi !
33C.D-E. : La femme avait les enfants au moins le temps de l’allaitement aussi court soit-il. Dans ces plantations, les gens se retrouvaient de famille en famille par les prénoms parce qu’ils se donnaient les mêmes prénoms. J’ai retrouvé mes origines à travers un prénom que mon grand-père avait donné.
34R.I-S. : En même temps, on a quitté la société de la plantation et l’esclavage même si l’influence s’en ressent encore aujourd’hui.
35C.D-E. : En 60 et 70, il y a eu une mutation mais ces choses-là restent. Les pratiques restent.
36LCD : Le rôle de la mère est-il aussi ébranlé par rapport à ces cultures qui viennent de Métropole ? Cette évolution est-elle plutôt négative et, arrivez-vous à repérer ce qui fragilise le rôle de la mère ?
37L.C. : On observe beaucoup plus de violence. C’est lié au fait que c’est la mère qui a l’autorité, que le père existe mais qu’il est ailleurs. Les pères n’ont pas toujours la main-mise sur les enfants.
38C.D-E. : Je pense qu’on est dans une période de changement. Les nouveaux rôles ne sont pas encore bien établis. Chez les jeunes, il y a une remise en question de ces rôles familiaux, où la mère était toute-puissante et le père inexistant. Les femmes elles-mêmes sont en train de réintroduire du père dans leur famille. À mon avis les jeunes sont en train de réinventer quelque chose. On assiste, comme en France, à la masculinisation des comportements des filles. Et, en même temps, il y a une plus grande soumission. Beaucoup plus de jeunes filles sont battues.
39LCD : On retrouve aussi ce phénomène chez les mamans en Guyane, dans les différentes populations ?
40R.I-S. : On ne peut pas répondre d’une manière générale sur la Guyane. Les Haïtiens, sont aussi dans le cas de la mère toute seule et du père absent. J’ai l’exemple d’un jeune que j’ai en suivi. Il vit avec sa maman. Le père vit encore au domicile. Il n’est pas marié. Il ne partage plus la chambre avec son ex-compagne. Il a une autre compagne avec laquelle il a déjà des enfants mais il n’a pas déménagé. Pour le bien des enfants de la première famille, ils sont restés ensemble. C’est quand même une forme de polygamie.
41L.C. : Ce n’est pas de la polygamie, c’est une relation avec son ancienne femme.
42J.H. : C’est un respect des enfants qui sont là. Même s’ils sont séparés, ça ne va pas se faire dans la souffrance. Ce ne sera pas un rejet.
43R.I-S. : Ils disent clairement qu’ils restent ensemble pour le bien des enfants. Cela ne va pas sans problème parce que la nouvelle compagne n’est pas contente que le monsieur ne se soit pas installé avec elle. Ils ont aussi des enfants. Et il en avait déjà d’avant. C’est très compliqué.
44J.H : J’ai l’exemple d’un couple, maintenant séparé. La femme a eu des enfants au préalable. Elle a rencontré un homme avec lequel elle a eu d’autres enfants. Cet homme a toujours été la référence des enfants précédents, qui ne sont pas ses propres enfants. Aujourd’hui ils sont séparés mais, même s’il a quitté la maison, il vient régulièrement.
45L.C. : Il y a ce contexte de l’égalité des sexes, où la femme à tendance à dire qu’elle ne veut pas se coltiner un homme alors qu’elle peut vivre sa vie. Ce contexte est assez tendance actuellement. Ce n’est pas comme au temps passé où la femme était là et où l’homme allait de part et d’autre. La femme bouge autant parce qu’il y a l’épanouissement.
46LCD : Ce n’est pas spécifique à la culture mais à la société peut-être ?
47R.I-S. : C’est un concept venant de Métropole.
48LCD : Justement : Il y a une influence de la Métropole sur la manière de vivre ?
49L.C. : Je pense. Il y a cette influence et il y a ce côté tendance. C’est l’épanouissement de la femme : « Nous aimons nos enfants, mais ça ne nous empêche pas de vivre notre vie. »
50C.D-E. : Je pense que la femme antillaise de manière générale est une femme émancipée. Elles l’étaient avant puisqu’elles étaient seules dans la maison à élever les enfants. Elles étaient indépendantes de toutes façons. La première chose qu’une mère apprend à sa fille, c’est l’indépendance : « Surtout, ne dépend de personne. Tu peux le mettre dehors quand tu veux ! »
51R.I-S. : Il y a un autre phénomène que je vais tenter de décrire sans tomber dans le schématique. En Guyane, la population brésilienne est nombreuse. Les brésiliennes sont en général très jolies. Je vais l’exprimer de façon un peu brute. Des Métropolitains, des Français de l’Hexagone, se font « attraper ». Ils se laissent séduire par ces charmantes dames, qui essaient d’obtenir le mariage, pour les papiers, pour une sécurité financière et administrative. Elles annoncent ensuite qu’elles ont des enfants au Brésil, qu’elles vont les ramener et que ce serait sympa de les reconnaître. Je vais décrire l’histoire quand ça se passe très mal. Ils achètent un terrain au Brésil. Lui n’a pas le droit d’être propriétaire au Brésil, il lui appartient donc à elle. Ils finissent par se séparer. Elle garde le terrain et elle garde les enfants qu’il a reconnus. Et il paie une pension alimentaire. C’est le cas le pire mais il existe. Nous avons eu une ou deux mesures judiciaires sur une histoire de couple mixte. Ils étaient partis s’installer en Métropole. Il avait kidnappé la gamine en Métropole et était revenu en Guyane. Comme on avait compris qu’il l’avait kidnappée, on a réussi au bout de l’investigation à ce que la petite fille reparte en Métropole chez sa mère brésilienne. C’est un exemple. Toutes les brésiliennes ne sont pas comme ça, et il existe aussi ce genre de situation avec des Dominicaines.
52C.D-E. : Chez nous, en Guadeloupe ce sont les hommes qui vont chercher des femmes à Saint-Domingue. Elles sont jolies. Elles sont claires de peau. Ils vont aussi en chercher à Cuba. Et ceci dans toutes les couches de la population. Ils peuvent acheter des terrains à Saint-Domingue.
53R.I-S. : Ils en ont le droit ?
54C.D-E. : Ils peuvent aussi avoir des entreprises à Saint-Domingue. J’ai en tête l’exemple d’un homme qui est parti chercher une femme à Saint-Domingue. Il savait qu’elle avait trois enfants. Quelquefois, ces femmes deviennent prostituées. J’ai eu le cas d’une mère, une fille de vingt-six ans qui a cinq enfants de quatre pères différents. C’est chaque fois le père du suivant qui reconnaît le précédent. Elle veut ses papiers. Elle est avec un homme de quarante-six ans qu’elle cherche à épouser. J’ai demandé à plusieurs de ces hommes pourquoi ils étaient avec des femmes de Saint-Domingue. Et ils m’ont répondu que c’était trop difficile avec les femmes d’ici parce qu’elles sont trop indépendantes. Ils vont donc chercher ailleurs.
55LCD : On sent bien des spécificités et une façon particulière de voir la famille. Comment travaillez-vous avec ça ? Y a-t-il une particularité dans le travail ? Est-ce qu’il faut s’adapter plus vite ?
56J.H. : Je trouve que chez les Bushinengés, on retrouve des fonctionnements à l’africaine. C’est quelque chose que j’avais déjà rencontré en région parisienne.
57Nous avons la chance à Saint-Laurent du Maroni (Guyane) d’avoir une interprète surinamaise et un éducateur bushinengé. Ils nous apportent beaucoup de soutien parce qu’ils connaissent la culture et la linguistique.
58R.I-S. : Pour moi, c’est un peu pareil. Nous avons un peu plus de diversité de populations étrangères. La barrière est vraiment celle de la langue. Contrairement aux collègues antillais, je ne parle pas le créole. Je ne peux même pas l’utiliser et je suis handicapé par rapport à ça. Nous avons eu un volontaire du service civique qui parlait le takitaki, la langue du Fleuve, ça m’a facilité les choses. C’est le vrai problème. Pour l’aspect culturel, cela se fait au contact des gens. On comprend peu à peu comment fonctionne la famille chez les Haïtiens, chez les Surinamais, chez les Amérindiens, même si on ne peut pas en faire une analyse très fine.
59LCD : Par rapport à cette prise en charge, il y a donc une adaptation particulière à avoir ?
60C.D-E. : Il ne faut pas hésiter à chercher appui auprès des psychologues. Même si on est du pays, il faut faire un travail sur soi pour sortir des idées reçues de la famille idéalisée, pour travailler avec ce qu’on trouve sur le terrain. On a beaucoup parlé de famille élargie. Je travaille beaucoup avec la famille élargie parce que je cherche des relais, oncles, tantes, cousines.
61R.I-S. : Et les grands-parents.
62C.D-E. : Oui, beaucoup les grands-parents.
63LCD : Y a-t-il une prépondérance de la famille élargie et de son utilisation, sur vos territoires plus qu’en Métropole ?
64R.I-S. : Oui, ce sont souvent des personnes ressources.
65J.H. : ll n’y a pas énormément d’alternatives. Il y a un manque de structures.
66C.D-E. : C’est une des premières questions que je pose : « Qui s’occupe de l’enfant ? »
67J.H. : Les réunions familiales ont beaucoup d’importance chez les Bushinengés. Nous avons parlé tout à l’heure d’autorité légale et de la loi française, mais il faut aussi prendre en compte les autorités coutumières. Je vais l’illustrer avec une situation. Une famille avait signalé qu’il y aurait peut-être eu un viol du beau-père sur une fille handicapée. Nous sommes allées voir, avec ma collègue interprète. La mère nous a dit que tout ça était résolu dans le sens où le beau-père avait été exclu de la famille. Toute la communauté s’était réunie et avait décidé d’exclure ce beau-père et de résoudre les choses ainsi. Le beau-père, lui, souhaitait aller en gendarmerie et faire ça dans la loi française.
68LCD : Il y a donc des règlements à l’intérieur des familles ?
69R.I-S. : Oui, même en dehors de la loi, j’ai quand même l’impression que l’inceste est véritablement un tabou dans toutes les communautés. Les familles élargies réagissent à l’inceste et excluent ou sanctionnent. Après, il y a passage devant la justice ou pas. Si c’est le cas, c’est qu’il y a eu dépôt de plainte ou signalement.
70L.C. : Chez nous, en Martinique, cela existait avant mais plus maintenant. Quand on a fait quelque chose sortant de l’ordinaire, on tombe sous le coup de la loi. Et les jeunes restent des jeunes. Ils mettent des choses en place pour essayer de grandir. Le travail que nous faisons actuellement avec eux, même si ce n’est pas entendu, apportera ses fruits demain. Nos jeunes restent des jeunes en devenir.
71J.H. : Pourtant, je parlerais quand même d’adaptation. C’est le mot de la journée. Une capacité à s’adapter en permanence.
72R.I-S. : Oui, il y a le problème de l’interculturalité qui réclame une adaptation mais, si je compare mon travail ici avec celui que j’ai pu avoir en Métropole, le travail éducatif, il y a quand même quelque chose de commun, les problèmes économiques et sociaux qu’il ne faut pas oublier. L’insertion professionnelle des jeunes est compliquée ici, et particulièrement parce qu’il y a moins de possibilités. La crise touche aussi les territoires d’Outre-mer. Le chômage des jeunes est important ici. Il touche tout le monde, toutes les communautés. Mais, d’une manière générale, c’est certainement culturel aussi, je trouve les jeunes plus respectueux ici qu’en Métropole. La famille, même si elle est éclatée, a encore des valeurs.
73L.C. : Nous souhaiterions tous avoir plus de moyens pour aider ces jeunes à concrétiser leurs rêves, leurs projets, pour mieux travailler avec eux. Il y a la volonté de faire, par tous les moyens. Même sans moyens, on essaie de trouver une parade pour faire avancer les jeunes.
74C.D-E : On est obligé d’être dynamique, d’être créatif. Les situations sont là et il faut faire avec le peu de moyens qu’on a. On est obligé d’être inventif. Je trouve que c’est une richesse de travailler ici parce qu’il faut chaque fois se remettre en question. On est tout le temps obligé de s’interroger. Je suis contente de faire ce métier parce qu’on est tout le temps en train de réfléchir, toujours en train de chercher quelque chose de nouveau, d’autres solutions. Je trouve qu’il est important d’avoir un travail dynamique.
75J.H. : Malgré tout, je constate que, même si on n’a pas forcément beaucoup de moyens, on a quand même des possibilités ici. Et, comme nous le disions tout à l’heure, nous nous en remettons beaucoup aux solutions familiales. Je me rends compte aussi en travaillant ici que je compte beaucoup plus sur les mères dans tout ce qui est travail éducatif. En Métropole, je pense que j’avais beaucoup plus tendance à dire qu’il fallait faire comme ceci et comme cela. Les familles n’étaient pas forcément très impliquées dans l’éducation des enfants et se déchargeaient sur l’éducateur. Alors qu’ici, quand quelque chose ne va pas, je demande à la mère d’insister pour que les autres membres de la famille viennent et participent.
Points de repère
• À environ 1 500 km au Sud de la Martinique, sur le continent sud-américain, au Nord du Brésil on trouve les « trois Guyanes » : La Guyane française (Saint Laurent du Maroni, Kourou) ; le Suriname qui correspond à l’ancienne colonie de la Guyane hollandaise et le Guyana ou République coopérative du Guyana, anciennement Guyane britannique.
• Noir-Marron : Le marronnage était le nom donné à la fuite d’un esclave hors de la propriété de son maître en Amérique ou aux Antilles à l’époque coloniale. Le fuyard lui-même était appelé Marron ou Nègre Marron, Negmarron voire Cimarron (d’après le terme espagnol d’origine).
• Les Bonis, Akulus, Bushinengues sont un groupe ethnique du Suriname issu de descendants d’esclaves africains rebelles. Les Bushinengues – littéralement, les noirs des forêts, aussi appelés noirs marrons – se sont échappés des plantations hollandaises aux xviie et xviiie siècles.
• Les Hmong, Mong ou H’Mong sont un peuple d’Asie originaire des régions montagneuses du sud de la Chine (spécialement la région du Guizhou) au nord du Viêt Nam et du Laos. Au cours des dernières décennies, une forte population de Hmong a émigré aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada, en Allemagne, au Japon, en Argentine et en France dont environ 2 000 en Guyane.
• Les Saramacas sont un peuple noir-marron descendant d’esclaves fugitifs emmenés au Suriname pour travailler dans les plantations. Une importante communauté Saramaca vit en Guyane.