Notes
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[*]
Nahima Laïeb est formatrice chercheure à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse.
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[1]
Geaser, selon l’expression de M. Lamy, se prononce « jaser ». Voir M. Lamy, « Propos sur legeasp », revue Expliciter, n° 43, Poitiers, janvier 2001.
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[2]
É. Bourgeois, L’adulte en formation, regards pluriels, éd. De Boeck, 2001.
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[3]
H. Breton, « De l’échange intentionnel à l’analyse attentionnelle des pratiques : se professionnaliser par développement de la capacité réflexive », dans C. Guillaumin, S. Pesce, N. Denoyel, Pratiques réflexives en formation, ingéniosités et ingénieries émergentes, Paris, L’Harmattan, octobre 2009.
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[4]
Quelques questions initiales formulées par des éducateurs stagiaires lors d’un geasp, celles-ci sont livrées sans aucune modification.
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[5]
Y. Fumat, C. Vincens, R. Étienne, Analyser les situations éducatives, éd. esf, coll. « Pratiques et enjeux pédagogiques », 2003.
1La rencontre de situations éducatives complexes sur les terrains d’expérimentation amène rapidement l’éducateur stagiaire à entremêler description des faits et jugement sur la situation. Ce constat est vrai pour l’ensemble des situations vécues au quotidien. Le métier d’éducateur est en effet un métier inscrit dans le cadre de relations complexes, qui nécessite des espaces institutionnels au sein desquels l’exercice professionnel puisse être explicité et mis en réflexion. En ce sens, la méthodologie du gease peut participer à une forme d’analyse des situations éducatives.
2Ces espaces doivent en effet contribuer à garantir le travail des professionnels et de fait, les logiques d’accompagnement mises en œuvre. De même que le référentiel des métiers et des compétences inscrit l’analyse des situations comme une composante du métier d’éducateur et que dans un même temps, les cahiers des charges des structures pjj posent comme une obligation l’analyse de la pratique professionnelle, il importe que l’instance de formation puisse proposer, dès l’entrée en formation des stagiaires, un (des) dispositif(s) repéré(s) qui permet(tent) un entraînement à l’analyse de situations au travers d’une méthodologie explicite.
3Dans cette perspective, la méthodologie développée au sein des Groupes d’entraînement à l’analyse des situations éducatives (gease), en supposant une « multiréférentialité » nécessaire pour appréhender une situation éducative dans toutes ses composantes, permet d’accéder à plusieurs niveaux d’analyse : pédagogique, didactique, institutionnel, sociologique, psychologique. Initialement utilisée par les enseignants qui rencontraient des situations pédagogiques complexes, elle se développe depuis dans le champ de l’éducation spécialisée, du soin, etc. Dans ce contexte, le concept de multiréférentialité, cher à Ardoino, invite le narrateur à déployer une vision diversifiée des situations.
Vers une valorisation des savoirs d’action
4Il est une façon de concevoir le gease qui serait celle de l’envisager en tant que méthode visant à l’élucidation de la pratique en cours. Il peut de fait être utilisé aussi bien auprès de professionnels expérimentés, mais également en formation initiale des éducateurs, en devenant un support à l’élaboration professionnelle prenant appui sur l’alternance. L’enjeu est de taille dans la mesure où les pratiques quotidiennes, bien entendu, mais également le rendu compte des analyses et/ou préconisations, auprès des usagers, du service, des partenaires, des magistrats, dans le cadre courant de l’exercice professionnel, requiert invariablement de décortiquer ce qui relève de la description et de toute forme d’interprétation. Or, l’implication dans le réel de l’activité souligne la difficulté à se décentrer spontanément.
5Dans ce contexte, adopter une posture réflexive ne va pas de soi. Cela passe par des temps d’apprentissage qui nécessitent à la fois de l’entraînement et de la méthode. Suspendre l’activité en cours pour y revenir requiert également engagement et distanciation pour reprendre le titre d’un livre majeur de Norbert Elias. Cette démarche nécessite fondamentalement un apprentissage, « L’apprentissage est vu comme un processus de participation authentique, où un tel processus est rendu possible : un contexte qui cherche à prendre en compte le stagiaire dans sa globalité, en situant l’apprentissage dans ces dimensions cognitives, affectives, physiques et sociales [2]. » Autrement dit, les conditions d’apprentissage sont à élaborer en vue de proposer un dispositif rigoureux qui garantisse la confidentialité et la bienveillance des participants. Le processus d’apprentissage consiste d’abord à faire vivre une activité en initiant pendant celle-ci des savoir-faire. Le retour sur le vécu permet à chaque stagiaire de construire des savoirs. Les conditions de l’apprentissage sont importantes à prendre en compte afin de garantir le processus attendu comme le souligne Étienne Bourgeois.
6Plus globalement, s’intéresser à la manière dont les apprenants vont opérer des choix dans la construction d’une identité professionnelle nous amène également à intervenir en formation à partir des apprenants, de leur rencontre avec les situations vécues sur « le terrain ». Sans exclure l’importance des connaissances transmises qui concourent à l’éclairage théorique, il semble également raisonnable de pouvoir valoriser la construction d’autres savoirs, ici, les savoirs d’action considérés comme de puissants vecteurs de professionnalisation. En ce sens, nous nous inscrivons dans l’approche développée par Breton : « Prendre l’expression des pratiques professionnelles comme support de formation, c’est suggérer que le potentiel d’apprentissage se trouve dans la conscientisation des savoirs tacites mobilisés dans les gestes, les actes, les opérations et les projets professionnels. Le processus formatif se réalise par la verbalisation des compétences imprégnant l’agir professionnel, la formalisation de ses compétences, par la socialisation des manières de faire qui par croisement des regards vient offrir des possibilités d’enrichir et de complexifier les manières de faire [3]. »
L’entraînement au service de l’acquisition d’une méthode
7Le dispositif est scandé par des phases repérées et respecte un timing rigoureux. De façon brève, après le choix d’une situation, il convient de situer classiquement quatre grandes phases suivies d’une phase finale (même si dans la conduite il existe des variantes) : la présentation de la situation-problème par un narrateur, les questions informatives des pairs centrées sur le « comment » et non le « pourquoi », la formulation des hypothèses de compréhension, les propositions d’action. Une autre phase vient clore le dispositif en se détachant de la situation-problème, il s’agit ici de l’évaluation du dispositif lui-même à partir du vécu des stagiaires.
8Le temps de la description d’une situation amène le narrateur à opérer des choix dans un temps limité. Le passage par la formulation d’une question à ses pairs n’est pas aisé. Le formateur peut ici venir en aide à la formulation pour être au plus près de l’interrogation du stagiaire. La variété des questions vient souligner les préoccupations concernant l’activité réelle en cours de construction : Comment travailler au quotidien avec un jeune qui a violé sa sœur à plusieurs reprises ? Comment travailler avec un collègue qui a établi une relation exclusive avec une adolescente au sein du collectif d’hébergement ? À quel moment fait-on une note d’incident à destination du magistrat quand le jeune répète plusieurs fois les mêmes actes ?, Comment être cohérent au sein d’une équipe intervenant en hébergement ? Comment travailler avec un adolescent dont le psychiatre dit qu’il n’est pas malade alors que l’équipe éducative est confrontée tous les jours à des comportements troublants ? Comment travailler la question de la séparation entre une grand-mère de 87 ans et l’adolescent en sachant que c’est la seule famille de ce dernier [4] ?…
9L’hétérogénéité des questions souligne les préoccupations des stagiaires, dans l’ici et maintenant, et crée au sein du groupe un respect quant à celles-ci. Il importe d’insister sur l’implication minimale du stagiaire dans une situation éducative réelle, qui risquerait sinon de limiter la contribution des pairs tant dans les propositions d’hypothèses de compréhension que les propositions d’action. D’où la nécessité, dans le cas de questions généralistes (par exemple : « Que fait la pjj pour les jeunes ayant des problèmes psychologiques ? ») de pouvoir inviter le stagiaire à se centrer sur une situation éducative rencontrée pour formuler autrement sa question. En ce qui concerne les questions techniques, celles-ci ne sont pas retenues dans cet espace de travail. Les réponses qu’elles appellent (administratives, juridiques, etc.) sont apportées lors d’autres séquences de formation.
10La qualité du questionnement est donc essentielle pour aider le narrateur à verbaliser et « conscientiser » son expérience, pour les participants à se construire une représentation de la situation et des hypothèses de compréhension. Maurice Lamy insiste sur l’importance de cette phase pour initier la démarche d’analyse, elle permet un double mouvement : d’une part les participants s’entraînent dans le questionnement en développant la capacité d’écoute, d’autre part le narrateur est amené à verbaliser ce qui n’est pas spontané.
11L’initiation même du gease modifie déjà le regard posé sur la situation, comme le soulignent des membres éminents du « groupe de Montpellier », pionniers de cette approche en France « lorsque le narrateur parle, il élabore dans son discours un mélange subtil de faits bruts, de représentations imaginaires et d’interprétations personnelles qui donnent du sens à ce qu’il a vécu. Son récit est déjà une analyse de quelque chose qui est resté partiellement une énigme pour lui, mais qu’il s’est efforcé de mettre en ordre en le transposant dans le langage. Ce premier temps du récit avant même l’intervention directe du groupe contribue souvent à lui faire voir les choses différemment [5] ».
12Le passage à la formulation des hypothèses de compréhension et des propositions d’actions est sans doute un moment important dans la conduite du dispositif. Il importe que le formateur favorise l’explicitation en invitant les stagiaires à utiliser le « je ». Bien souvent, les propositions d’action dans l’activité quotidienne sont soumises, sans évoquer les éléments de compréhension initiaux qui ont amené le professionnel à favoriser telle option. Elles se retrouvent également dans cette situation de formation où les propositions d’action peuvent surgir sur un mode critique (« Il aurait fallu faire ceci ou cela… »). En ce sens, prendre le temps de faire émerger les éléments de compréhension est une des conditions pour favoriser la variété des propositions, le contradictoire pour viser la multiréférentialité. C’est cette intention qui guide le formateur dans ses relances, ses reprises, sans parti pris, en agissant sur la dynamique de groupe. Les conditions de l’entraînement mobilisent toute l’attention de ce dernier pour garantir le cadre déontologique, éthique, méthodologique.
13Si l’articulation de ces deux étapes successives nécessite de bien identifier les éléments de compréhension pour définir ensuite des pistes d’action, il est demandé ici au narrateur, au cours de cette phase, de ne plus prendre la parole. Il écoute attentivement les propositions faites, voire les note. À l’issue, il indiquera à ses pairs ce qu’il retient de ces propositions et ces dernières ne seront plus discutées. Situer les différents niveaux de propositions permet d’aider les stagiaires à s’entraîner à distinguer des éléments de natures différentes. Déplier une situation permet d’envisager un champ de possibles pour l’action, parfois insoupçonnables. C’est probablement une des vertus de cet accompagnement.
Déplier une situation en vue de déployer le champ des possibles : une condition pour envisager d’autres manières de faire
14De notre point de vue, l’acquisition d’une rigueur méthodologique nécessite un entraînement régulier, qui trouve du sens dès la formation initiale. Dans la mesure où comme le signifient avec force Fumat et alii, il s’agit de postures mentales qui ne sont pas spontanées, qu’il faut découvrir, consolider, ancrer. Autrement dit, en formation, il s’agit de s’entraîner à apprendre à « geaser », pour modifier certaines attitudes spontanées. Cet apprentissage vise à dépasser la vision unilatérale d’une situation, en se mettant à la place des autres, en s’habituant à adopter une posture réflexive. Il s’agit d’une méthodologie parmi d’autres qui ne doit pas être exclusive. En effet, dans la formation, il existe d’autres manières d’analyser les situations éducatives à partir d’études de cas créés par les formateurs. La démarche méthodologique employée permet de revisiter autrement une situation dans laquelle l’éducateur stagiaire n’est pas impliqué. La variété des propositions reste importante à déployer pour offrir des références diversifiées.
15Plus globalement, ce type de dispositif centré sur la mobilisation des savoirs d’action peut contribuer, de sa place, à l’acquisition d’une méthodologie de l’action éducative nécessaire pour exercer un métier complexe inscrit dans la relation d’aide.
16Une des forces du dispositif réside également dans le fait, à terme, de développer des compétences tant individuelles que collectives. En effet, l’implication de chacun dans cet apprentissage, et ce quelle que soit la place occupée, participe fortement à l’élaboration collective, et au-delà à l’intégration dans « une communauté de pratiques ». Gageons que cet apprentissage, centré sur les processus, puisse se poursuivre en situation de travail.
17Enfin, cette approche ne saurait être limitée à un corps de métier spécifique même si elle nous semble parfaitement trouver sa place dans la construction de l’identité professionnelle du métier d’éducateur. Elle peut en effet être envisagée dans le cadre d’autres fonctions, telles que celles d’encadrement, pour appréhender les situations professionnelles complexes tel que Maurice Lamy le formule dans le cadre du Groupe d’entraînement à l’analyse des situations professionnelles (geasp). Ce dispositif méthodologique obéit à la même rigueur, mais introduit une variante dans la sélection du type de situations, autres qu’éducatives.
Notes
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Nahima Laïeb est formatrice chercheure à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse.
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Geaser, selon l’expression de M. Lamy, se prononce « jaser ». Voir M. Lamy, « Propos sur legeasp », revue Expliciter, n° 43, Poitiers, janvier 2001.
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É. Bourgeois, L’adulte en formation, regards pluriels, éd. De Boeck, 2001.
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H. Breton, « De l’échange intentionnel à l’analyse attentionnelle des pratiques : se professionnaliser par développement de la capacité réflexive », dans C. Guillaumin, S. Pesce, N. Denoyel, Pratiques réflexives en formation, ingéniosités et ingénieries émergentes, Paris, L’Harmattan, octobre 2009.
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Quelques questions initiales formulées par des éducateurs stagiaires lors d’un geasp, celles-ci sont livrées sans aucune modification.
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Y. Fumat, C. Vincens, R. Étienne, Analyser les situations éducatives, éd. esf, coll. « Pratiques et enjeux pédagogiques », 2003.