Couverture de LCD_046

Article de revue

Quatre questions pour eva

Pages 82 à 88

1Quelles sont les difficultés principales de certaines adolescentes, notamment celles issues des différentes vagues d’immigration? Chantal Perronnet et Sophie Balias ont bien voulu prêter leur voix à eva (alias Espace vie adolescence) pour répondre précisément à quatre questions des Cahiers dynamiques.

2LCD: eva, qui êtes-vous?

3eva: L’espace vie adolescence (eva) a été créé dans les années quatre-vingts par deux éducatrices qui travaillaient en foyer et qui, par ailleurs, s’intéressaient au droit des femmes et aux changements liés à différentes lois; sur la contraception, sur l’interruption volontaire de grossesse, sur la parentalité. Les services de la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj) s’ouvraient à la mixité, du côté des professionnels et aussi des jeunes pris en charge, notamment en foyer. Elles se sont rendu compte qu’il était très difficile malgré tout d’aborder les questions de sexualité et les différences sexuelles avec les adolescents, peut-être parce que, en foyer il y a beaucoup d’autres choses à traiter que l’intimité individuelle. Il y avait le groupe. Et il y avait, dans le foyer, des interdits qui n’étaient pas si clairs pour les équipes éducatives, qui faisaient plutôt office de « cache-sexe» et permettaient de refermer la question de la sexualité plutôt que de l’épanouir. Au niveau social, elles se sont aperçues également que les jeunes filles suivies par la pjj, comme leurs mères, avaient peu accès aux nouveaux droits, ou s’en saisissaient peu. Et comme, à titre personnel, elles travaillaient sur les questions du droit des femmes et de certains droits à défendre, avec des militantes du Mouvement français pour le planning familial, le contexte était favorable à la création d’outils pédagogiques, des ateliers à l’époque très transversaux, très en lien avec ce qui se passait localement ou au niveau du département. Elles se sont lancées dans l’invention d’une structure nouvelle et elles ont proposé ce qui, au départ; était un « atelier femmes », en affirmant, volontairement, le côté féminin pour poser la question de la sexualité et de la mixité à la pjj.

4Au départ, c’était parce que les droits accordés, grâce aux luttes féministes, n’étaient pas forcément compris ou utilisés par les jeunes femmes. C’était un moyen de les informer. Tout le monde, à cette période, s’interrogeait sur ces droits nouveaux. Rien n’était acquis et je pense que c’est toujours d’actualité.

5LCD: Qui sont ces jeunes femmes que vous accueillez, est-il possible de les décrire?

6eva: Nous avons vu une évolution en vingt-cinq ans, au niveau de leurs origines par exemple, comme dans les mouvements de population et d’immigration dans toute la société française et surtout en Seine-Saint-Denis. Il y a vingt-cinq ans, c’étaient plutôt des jeunes filles du Maghreb de la deuxième génération, avec des problèmes d’adolescence amplifiés par les conflits culturels. Au fil des années, aux environs de 1990, c’était plutôt des personnes originaires de l’Afrique subsaharienne. Nous trouvions d’ailleurs que, compte tenu des implantations sur le territoire, nous touchions peu ces jeunes filles et cela nous étonnait. Nous avons pensé que, si elles ne venaient pas, c’est parce qu’on n’entendait pas leurs particularités. Nous avons essayé de nous former. À cette époque le Groupement pour l’abolition des mutilations sexuelles (gams) essayait de s’implanter en Seine-Saint-Denis. Une militante est venue nous rencontrer parce qu’elle voulait, comme les autres permanentes, toucher ces jeunes filles. En fait, elle nous a été utile pour nous éveiller à la question des mariages, « organisés » selon les parents, « forcés » selon nous, des mutilations sexuelles, des préparatifs des mariages forcés. Comme nous étions préparées à entendre, les jeunes filles sont venues et nous avons vu davantage de jeunes filles d’Afrique subsaharienne, avec de nouveaux traumatismes comme ceux de la guerre. Des jeunes filles des îles aussi, des Comores, d’Haïti. Elles étaient plus fraîchement exilées. On retrouve à peu près les mêmes problématiques. Des jeunes filles souvent seules, venues rejoindre de la famille par exemple, pas forcément de la famille proche. Des jeunes filles confiées très tôt à leur grand-mère restée au pays, les parents étant exilés. Elles venaient rejoindre un père ou une mère qu’elles n’avaient pas connu auparavant.

7Dans les années 1980, il y avait davantage de jeunes filles arrivées avec leurs parents. Il y avait, outre les conflits de l’adolescence, ceux des traditions. Au fil des années, j’ai l’impression qu’on voit de plus en plus le cas, quel que soit le pays d’origine, de jeunes filles en rupture de lien très précoce avec la famille ou la mère, élevées au pays par des tantes ou des grands-mères. On les envoie souvent vers 12 ans – je vois un rapprochement avec la puberté – rejoindre la famille. Dans le meilleur des cas ce sont les parents qui arrivent à la recevoir. Parfois c’est beaucoup plus flou. Pour elles, c’est un cumul: l’exil, le fantasme sur les retrouvailles avec les parents, le décalage affectif dû au fait de ne pas avoir eu de liens; la famille qui accueille, souvent recomposée, dans de grandes difficultés; la crise d’adolescence et la crise économique. C’est de plus en plus ainsi que cela se dessine. De même que se dessine de plus en plus une population d’adolescentes dont les parents eux-mêmes ont connu des prises en charge, des difficultés au niveau du logement, le chômage et de grosses difficultés financières. Il y a vraiment une dégradation par rapport aux parents. La génération des enfants subit encore plus ces difficultés économiques.

8Il y a aussi des migrations que l’on touche encore très peu: les Pakistanaises, les Asiatiques. Et c’est encore plus difficile au niveau des Roms. Par le biais qui nous intéresse, celui de la condition féminine, c’est encore plus difficile parce que, dans le pays même, il y a peu de droits, peu de lois. C’est encore plus difficile d’imposer ou de faire prendre conscience des différences de lois. En Afrique noire, par exemple, l’excision peut être interdite par des lois locales et on peut le reprendre. On ne peut pas le reprendre avec l’Égypte, par exemple, un pays dont on parle peu mais dans lequel il y a énormément d’excisions. Les difficultés des pays eux-mêmes peuvent compliquer l’évocation des droits des enfants et des femmes. C’est pareil pour beaucoup de pays. Je vois des ressemblances dans toutes ces différences. Dans ma pratique, dans l’accueil, quand j’entends des jeunes filles, quel que soit le pays d’origine, pour moi la souffrance est la même. Je reçois toujours une jeune fille dont je dois prendre en compte l’histoire familiale. On voit bien que, quelles que soient les traditions ou le pays d’origine, la souffrance est la même. Dans le décalage entre ce qui doit être et la loi du pays ou la loi familiale, la souffrance est la même. Une Haïtienne pourra toujours dire que c’est comme ça chez elle, les coups de fil électrique qu’elle a pris vont autant la faire souffrir et la marquer que la violence avec une badine en bois chez les Tamouls. De même pour les mariages organisés. Il y a, de toute façon, une acculturation générale, mais c’est l’universel que j’entends de cette souffrance et particulièrement celle des jeunes filles. Souvent, on le voit bien dans les statistiques qui sont faites pour les recherches de l’Observatoire des violences contre les femmes, c’est dans la famille qu’il y a le plus de dangers pour les enfants et pour les jeunes filles. Pour les jeunes filles, même si c’est tabou, c’est moins tabou compte tenu des campagnes qui sont faites, en Seine-Saint-Denis notamment, de parler des violences sexuelles faites sur les petites filles. Oui, c’est d’abord dans le cercle familial. Elles connaissent la plupart du temps l’agresseur. Ce n’est pas un inconnu. Et on n’en parle pas dans le milieu familial. Même si, à un moment ou à un autre, elles en ont parlé, par exemple à leur mère, dans un premier temps ce sont souvent elles qui sont dénigrées. On ne va pas les croire. Elles vont être stigmatisées comme étant fautives. Elles vont être mises à l’écart et maltraitées. Il faut savoir que cette culpabilité est souvent transmise de génération en génération. Cette banalisation vient du fait que les mères souvent, ayant subi ce type de violences, ont bien du mal à protéger et à évoquer le fait avec la génération suivante.

9Les jeunes filles que nous recevons ont subi beaucoup de violences, très tôt, et des violences sexuelles, très tôt. Ce n’est pas le cas de n’importe quelle adolescente. Malgré cela, elles arrivent à un âge où elles se posent des questions, sur elles et leurs parents, sur leur futur état d’adulte. Elles contestent le fait d’être toujours un objet soumis à la loi des parents, aux choix des parents. Elles voudraient bien être particulières et uniques. Elles ont cette richesse incroyable, cette force physique, ce désir de vie et cette beauté de l’adolescence. L’effervescence du corps, les changements dans le corps, leur posent énormément de questions. Elles sont dans cette période qui n’est pas, pour moi, une crise mais plutôt un état extraordinairement riche, celui de l’adolescence. Les adultes ont du mal avec cette période peut-être parce qu’ils en ont un gros regret. S’étant casés et ayant dû prendre des voies qu’ils n’avaient pas envisagées, ou admises, dans l’adolescence, ils sont souvent très critiques, négatifs. Par rapport à la sexualité des adolescents, ils ont très envie de cette liberté, de cette ouverture, de cette fraîcheur et de cette beauté. Du coup, ils disent que les adolescents ne peuvent faire que n’importe quoi, n’importe comment, sans comprendre, sans précautions, alors que les adolescents se font beaucoup de souci pour leurs parents. Ils considèrent que ce sont eux qui ne prennent pas de précautions et qui font n’importe quoi et n’importe comment. Je pense qu’il y a, chez les adultes, beaucoup de rancœur, peut-être par irrespect de leurs idéaux.

10LCD: Quelle type de situations vivent ces jeunes femmes?

11eva: Une jeune fille m’a raconté que, lorsqu’elle avait six ans, sa mère l’a laissée pour partir travailler en France. C’était posé comme ça et pas autrement. Il a fallu lui faire exprimer la colère qu’elle a pu ressentir, étant enfant, d’être abandonnée sans qu’on lui demande son avis. Il n’est même pas pensable qu’elles aient pu ressentir de la colère. Le fait de leur dire qu’un enfant a le droit d’être en colère quand le lien à la mère a été interrompu très jeune, que ce soit pour des questions économiques, des contingences extérieures leur permet d’en parler. Il est encore plus dur à évoquer quand il s’agissait d’une volonté de la mère de laisser l’enfant pour faire autre chose. Tout cela fait partie de ce qu’elles vont reprendre assez rapidement ici. Dès le premier entretien, en général, elles arrivent à évoquer leur naissance et le cheminement, pour qu’il y ait une reprise chronologique, pour éviter que cela parte dans tous les sens. Pour nous aussi il s’agit de retrouver les différents points qui vont revenir dans le travail ultérieur. Très souvent, elles arrivent facilement à retrouver la mémoire de tous ces petits événements qu’elles ont subis.
J’ai aussi accompagné une jeune fille qui avait fui sa famille, laquelle a débarqué deux heures après pour réclamer son enfant. Elle avait subi une telle pression qu’elle avait accepté le mariage. Elle devait aller à l’étranger avec son mari et là, elle ne l’a pas supporté. La mère lui disait: « Je t’aime tellement. C’est pour ton bien, mon enfant. Accepte ce mariage sinon tu seras rejetée de tout le clan, de toute la famille. Et, moi-même, je vais souffrir. » Elle a pris conscience que cette mère était prête à la voir partir à l’étranger, donc à ne plus la croiser avant longtemps. Elle a donc compris que c’était le début de la fin, que les arguments de sa mère ne tenaient pas et que c’était elle qui comptait. Elle a donc fui et elle est venue ici. Elle m’a dit qu’elle ne voulait pas partir à l’étranger, qu’elle avait toute la pression du clan familial et que tout le monde la cherchait. Dans un tel cas, il faut mesurer très vite les propos et organiser une protection. Il faut trouver un financement pour une chambre d’hôtel, l’accompagner pour des soutiens futurs. Il est déjà très difficile de se mettre en marge de la famille. Quand elles y parviennent, c’est très courageux. Ce n’est facile pour personne de couper dix-huit ou vingt ans avec sa famille et, encore plus, quand la famille est particulière, quand on n’a pas réglé ses comptes avec le pourquoi de leur violence. Ces jeunes femmes sont toutes anéanties par cette remise en cause de l’amour filial. Comment peut-on, à ce point, ne pas les aimer et les utiliser comme des objets? Il faut trouver la force de surmonter cet anéantissement. Et il faut trouver un hébergement, de l’argent, des soutiens. Tant qu’on n’a pas tout cela, c’est très dur. Et il faut toujours être vigilant par rapport à la culture. Au sein d’une même culture, certaines familles vont être particulièrement violentes et d’autres pas. La transmission de la violence à l’intérieur de la famille est liée à certaines familles. Toutes les familles africaines ne vont pas exercer ou transmettre cette forme de violence et cela peut très bien être franco-français. Les familles les plus précocement et les plus facilement violentes envers leurs filles seront celles qui vont organiser les mariages forcés, ou plus facilement supporter qu’il y ait eu des violences et des agressions sexuelles sans défendre, protéger ou accompagner leur enfant. Tout cela étant dans le paradoxe total. Il y a souvent un tabou et une pression très forte sur la sexualité et, en même temps, leur maltraitance va jusqu’à tolérer, du moment que ce n’est pas dit et totalement assumé par l’enfant, une certaine forme de sexualité. Ce sont vraiment des familles qui reproduisent et qui sont maltraitantes de toute façon.
Les jeunes femmes, elles, disent l’horreur des rapports sexuels forcés avec une personne que l’on n’a pas choisie et qui s’avère violente. Les rapports avec ces hommes qui disent: « On me l’a donnée » ou bien: « J’ai payé pour » ou encore: « J’ai été formé pour être l’auteur de violences et l’autre la victime. » Elles cherchent à s’échapper et ce sont des violences sur des violences pour acquérir ce qui paraît être une autonomie.
LCD: Justement, quel est la place des hommes dans ces histoires?
eva: Quand on les entend, on s’aperçoit qu’au niveau de la santé on tient peu compte de leurs souffrances. « Comme tu es un garçon, tu ne pleureras pas. » Ils sont très négligés, pour les yeux, pour les dents. C’est pareil pour la sexualité. Il faut qu’ils assurent, qu’ils soient à l’aise, qu’ils n’aient pas de peurs. Or ils ont, comme les filles, voire pire, peur de la première fois et ils ont peu de lieux pour exprimer cette peur. Ils ont aussi des peurs quand ils sont formés par les films pornos parce qu’ils se disent qu’ils ne seront jamais aussi forts, aussi longtemps, avec des éjaculations de trois litres. Ils ont besoin d’être rassurés, de dédramatisation. C’est très intéressant de les entendre parler de leurs peurs. Ils ont très peur d’avoir mal parce qu’ils voient de (faux) exploits dans les films porno. Grâce à un travail avec les militants du planning, on s’est aperçu que c’était mieux d’avoir un groupe mixte et des intervenants mixtes, et que des hommes se chargent de ces questions de l’intime, pour débattre des représentations, des idées reçues. Cela facilite les choses pour que les jeunes hommes se sentent à l’aise, posent des questions et entendent les réponses. S’il s’agit d’un homme qui paraît à l’aise, ayant une certaine expérience, et qui évoque ce qui n’est pas normal, comme de forcer, de penser qu’une mini-jupe est une porte ouverte, que si une femme n’a pas dit non ou qu’elle n’a rien dit c’est que c’est bon. Il y a du travail! Il s’agit de décaler la notion auteur-victime. De même qu’il ne faut pas que les jeunes filles restent coincées à leur place de victimes. Elles ont été victimes mais pas seulement. Avant il y a eu une vie. Après, il y en aura une autre. Il faut essayer de sortir de l’idée que les jeunes hommes sont forcément destinés à être des agresseurs, arriver à trouver par quel biais ils comprendront combien cela peut être une libération et un acquis de ne pas être dans le schéma de domination, qui est toujours d’actualité.

De l’écoute des ados à la mise en scène, la radio, le cinéma

Des actions filles-garçons ont été montées avec d’autres professionnels de la pjj du département.
Cela a commencé par une action de théâtre-forum. Des jeunes ont créé des saynètes. Ils ont ensuite fait des affiches. Puis ils ont souhaité faire une émission de radio et cela a été possible par l’intermédiaire d’un atelier du service d’insertion de Villemomble. Il y a eu une émission de radio avec d’anciens groupes et des nouveaux. Dans cet atelier, il y a un professeur technique et une éducatrice qui créent des émissions de radio. L’une d’elles, qui s’intitule Apprendre, a été reprise par des philosophes qui trouvaient que les jeunes avaient des idées passionnantes sur la façon dont ils apprenaient, où ils avaient appris, dans leur famille ou avec des copains d’école. Là, il s’agissait des relations entre garçons et filles avec une interview d’Isabelle Clair, qui intervient aussi par rapport au film. […] Dans une classe de seconde, des extraits de cette émission de radio ont servis de support.
Et enfin ils ont voulu faire un film sur les relations filles-garçons. Il a été réalisé par des jeunes (pjj et non-pjj), des professionnels de la pjj (psychologues, assistantes sociales, éducateurs et éducatrices) et une équipe de l’association La cathode (des réalisateurs et professionnels du cinéma). Cela a donné lieu à un film de vingt-cinq minutes qui peut servir de support, comme les émissions de radio, les affiches, les saynètes, pour des débats entre jeunes adolescents, pjj ou non. Le film a été présenté le 18 février au cinéma de Saint-Denis.
Quel que soit le support, il sert de prétexte pour faire parler d’autres jeunes sur leur vision des relations filles-garçons. Et cela marche très bien. Comme cette émission est très bien faite, ils sont toujours impressionnés que des jeunes aient pu faire quelque chose d’aussi fignolé, aussi pro. Ce qui est dit vient de leurs pairs et contemporains et leur évoque quelque chose. On peut parler de ces questions en groupes mixtes.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions