Notes
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Gilles Chantraine, sociologue, est chargé de recherche au clerse-cnrs/université de Lille 1. Il est notamment l’auteur de Par-delà les murs. Expériences et trajectoires individuelles en maison d’arrêt (puf-Le Monde, Paris, 2004).
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[1]
G. Chantraine (sous la direction de), C. Touraut, S. Fontaine, Trajectoires d’enfermement. récits de vie quartier mineur, Guyancourt, cesdip, collection « Études & données pénales», n° 106, 2008.
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[2]
Service médico-psychiatrique régional, dans les établissements pénitentiaires.
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[3]
Commission technique d’orientation et de reclassement.
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[4]
Allusion au film Forest Gump.
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[5]
Action éducative en milieu ouvert.
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[6]
Aide sociale à l’enfance.
1En 2007 et 2008, le sociologue Gilles Chantraine a mené une étude [1] sur les trajectoires sociales des mineurs détenus. En recueillant et analysant vingt récits biographiques de jeunes incarcérés, l’étude fait émerger une parole qui décrit le quotidien de l’enfermement et met en perspective les destins individuels. Nous présentons ici un extrait de cette étude dans lequel Thierry, âgé de 17 ans, raconte la solitude, le confinement et la violence qu’il subit en prison. Il évoque aussi la singularité d’un projet d’avenir simple et pourtant lointain dont la réalisation, dit-il, suffirait à son bonheur.
2« Quand j’ai des envies suicidaires et que je bois, c’est comme si j’étais pas bourré: je sens rien » (Thierry).
3« Thierry, il est connu par le juge des enfants depuis… peut-être pas depuis sa naissance mais quasiment » (éducatrice).
4« Il y en a un qui vient d’arriver, ça serait vraiment un bon cas pour toi… mais tu auras du mal à le retrouver quand il sera sorti de prison… et puis ça pourrait être dangereux pour toi » m’annonce Michel, l’un des éducateurs travaillant en détention, avec qui j’échange de manière privilégiée. L’arrivée de Thierry à la prison C. résonne comme une mauvaise blague à répétition pour les éducateurs et les surveillants. Thierry est connu à la fois par les surveillants (c’est la troisième fois qu’il est incarcéré), et depuis bien plus longtemps par les éducateurs pjj. Son frère J., incarcéré depuis un an dans une autre prison, est également un habitué des maisons d’arrêt de la région. On les décrit comme dangereux, bêtes, imprévisibles, violents; ils sont souvent comparés: «Tu vois Thierry, et bien il faut imaginer son frère: c’est le même en plus bête, et en pire. » Son éducatrice me prévient: « C’est une famille qui est en grande difficulté. Bon, Thierry, il y a de forts soupçons sans pour autant qu’on ait pu le vérifier, mais c’est un gamin qui est né après un alcoolisme fœtal. Donc il y a des déficiences chez lui. »
5Les documents contenus dans son dossier socio-éducatif sont relativement redondants: seule la taxinomie varie selon la qualité professionnelle des auteurs des notes et expertises, mais toutes dressent un tableau inquiet et stigmatisant: ici, il « fabule, il ment », là il est « ingérable », là il a un « surmoi gravement carencé », là encore il est « violent avec les petits ». Les différents rapports, et notamment celui d’un institut médico-pédagogique, suggèrent, constatant « l’inadaptation » de leur propre dispositif, d’envoyer Thierry dans une institution plus « contenante ». D’institution en institution, le profil social de Thierry s’affine pour devenir un client idéal pour la prison.
Je relis mes notes brutes de terrain à l’issue de ma première rencontre avec lui, lorsque j’accompagnais son éducateur alors que Thierry venait d’arriver à C., transféré d’un quartier mineur d’une autre prison en voie de fermeture: « La misère sociale à l’état pur. Sa tête est déformée. Il a les bras rongés par les griffes; il ne cesse de se gratter. » Pour échapper à ce misérabilisme instinctif, il faut tenter de saisir d’abord l’empathie de ce jeune: Thierry s’attache aux personnes, s’intéresse aux autres, à leur devenir – il est en joie, par exemple, lorsqu’il apprend que le sociologue attend un enfant. Cette réalité traversera l’ensemble des entretiens réalisés avec lui. Souvent, aux questions du sociologue, Thierry répond par d’autres questions, voulant en savoir plus sur sa vie (« A-t-il des enfants? Une femme? A-t-il fini son livre? »). Thierry parle facilement de lui-même et de son expérience, malgré sa conscience d’être parfois difficile à comprendre: « je ne parle pas vraiment français, je parle argot », faisant référence à un chtimi extrêmement prononcé. Il faut saisir encore son humour, perceptible au cœur même des descriptions les plus dramatiques de sa vie quotidienne, ou lorsqu’il parle de pêche ou de musique. Des thèmes structurent les récits: l’alcool (« Quand je commence, je commence, ça y est j’arrête plus; je commence à l’eau de vie à 90 °C, après c’est tout, Martini, Ricard, Pastis… j’enchaîne! »), la violence omniprésente au sein de son foyer, les dépressions de sa mère, la crainte de son grand frère (ou plutôt la crainte des « bêtises » qu’il est capable de faire en sa compagnie), le décès de son père (récent et violent), ses relations violentes avec les forces de police, la peur de devenir majeur, la peur d’une nouvelle incarcération, enfin ses « démons »: angoisses et envies suicidaires que seules peuvent provisoirement calmer l’alcoolisation massive. Le passage en prison, pour Thierry, apparaît comme un démultiplicateur d’incertitude et de souffrance, après un temps d’enfermement durant lequel l’ensemble des stigmates sociaux qui constituent son identité sociale lui sont renvoyés en pleine face; comme à l’extérieur.
Placement, stigmates et multiplication des affaires
6Une note établie par la Direction territoriale de prévention et d’Action sociale justifie les raisons du placement en invoquant un milieu violent, agressif, « sous-tendu par l’alcoolisation régulière des parents ». Les parents « se refusant au dialogue », une mesure de placement a été « décidée pour permettre aux enfants d’évoluer dans un contexte autre, dans un climat quelque peu plus sécurisant et structurant qu’il ne pouvait l’être auparavant ». Son éducatrice, lors d’un entretien réalisé alors que Thierry est sorti de prison, résume: « Dans sa vie de tous les jours, et qui plus est, dans son entourage proche, familial, ça peut être l’horreur. L’horreur: la violence à l’extrême, les coups de folie… Comment dire? Sans compter les délits. Bon, et puis tous les démons qui l’habitent, parce que c’est un gamin qui est extrêmement perturbé par son histoire familiale. » Depuis 1999 (Thierry a alors 10 ans), une série de placements, notamment en institut médico-pédagogique, le font finalement aboutir dans un centre éducatif fermé (cef), où il était censé apprendre la cuisine, avant un conflit sur son droit de sortie le week-end:
7« J’étais dans un cef et puis… j’avais droit à des retours week-end là… mais ils m’ont pas fait retourner en week-end donc j’en ai eu marre quoi. Là je me suis taillé et puis c’est tout, ils m’ont renvoyé. »
8Cette période est également celle durant laquelle il se fait de plus en plus souvent « gauler »: « je faisais des petits cambriolages, des petits sacs à l’arrache, des trucs comme ça. Je me faisais jamais prendre et puis là… à 15-16 ans là je me suis fais prendre quoi ».
9L’historique par affaire du service éducatif auprès du tribunal (seat) indique, depuis 2005, une destruction de bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes; une dégradation ou détérioration grave d’un bien appartenant à autrui; un vol aggravé par deux circonstances; une destruction du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes; une menace de mort réitérée.
10Dans son récit, seules deux options s’ouvrent à lui du point de vue de sa sociabilité: soit traîner avec des jeunes qui l’entraîneront dans la délinquance, soit passer du temps avec des « sdf », les seuls qui le « respectent »: « Ça sert à rien les copains: ça t’influence à aller piquer, ça t’influence à aller faire des cambriolages, à piquer des bagnoles, tout des trucs comme ça quoi. Je préfère avoir des copains sdf. Au beau milieu de la journée ils vont se torcher. Ils se sont dit “je pourrai pas faire ma vie, rien quoi”, donc ils sont devenus sdf. J’ai un copain comme ça, et puis ben quand j’ai une pièce dans la poche ben je lui donne. Ouais, ils sont contents quand je leur donne un asticot pour la pêche… ils pêchent encore. Il y a que eux qui me respectent. Ils me respectent, je les respecte, logique. Ils me respectent pas, je les respecte pas. Ils sont tranquilles, ils sont… ils parlent, ils s’expriment bien quoi. »
La détention: isolement individuelle, impasse professionnelle
11Thierry raconte ce qui cette fois-ci l’a amené en prison: « Ça faisait un moment que le mec d’en face [voisin d’en face], il s’embrouillait avec mes parents. Je marche sur le trottoir d’en face, celui où il y a sa maison, et il me dit de dégager. Je lui dis que le trottoir est à tout le monde. Il me dit de ne pas bouger, je ne bouge pas, il revient avec une 22 long riffle, il me la met sur la tête. Je lui dits“vas-y tire”, il ne tire pas. Je lui dis que le soir son champ il brûle. Et le soir j’ai brûlé son champ. »
12Deux facteurs mêlés concourent à faire de la détention de Thierry une période d’isolement et d’inactivité. D’abord, depuis qu’il a été transféré, Thierry est en « régime rouge » (« J’ai pété un câble et je me suis battu avec un surveillant » explique t-il). Autrement dit, il sort très peu de cellule, et passe ses journées à regarder la télé… sauf lorsqu’il en est également privé: « Je squatte, je compte les mouches. Quand j’ai quelque chose à faire je le fais. Là rien du tout. »
13D’une manière générale, il dénonce le caractère très coercitif de la prison: « J’attends. Je suis même pas sorti en promenade là, ça sert à rien. Sortir en promenade pour quoi faire? Poireauter et faire 44 fois le tour de la cour, ça sert à rien. Tandis qu’à V. (prison précédente) c’est encore plus grand que la cour là. Et puis tu as des ballons, tu peux jouer au foot, tu peux faire un match, tu peux discuter avec des majeurs, tu vois des trucs comme ça. Et il y a de la vie quand même. Ici, je sais pas, c’est comme si nous on était des mulots, tu sais avec l’aigle qui va arriver qui va nous attaquer. Comme si ils nous mettaient dans une petite cage. Pour une prison c’est trop… c’est trop renforcé. Il y a pas de vie ici. Tandis qu’à V. il y a des lois à respecter à V., mais c’est quand même plus vivable. C’est trop enfermé. Ça m’enferme. »
14Mais si Thierry ne sort pas en promenade, ce n’est pas uniquement parce qu’il n’y voit aucun gain de liberté par rapport à sa cellule, mais également parce qu’il est, selon le jargon du quartier mineur, une « victime » en détention (d’où l’allusion à « l’aigle prédateur » dans la citation précédente): dès qu’il sort, il se fait insulter, chamailler, envoyer des coups. Certains insultent son père (mort deux mois auparavant), sachant comment lui « faire péter les plombs ». Alors qu’il pensait que le transfert d’une prison à l’autre allait lui permettre d’en finir avec les conflits précédents, il découvre que ses « ennemis » de là-bas sont transférés en même temps que lui, important dans leur nouveau lieu de contention les « histoires » de la prison précédente. Thierry considère qu’il n’est pas en sécurité en cour de promenade, et met en cause les surveillants: « Des moments, on a beau crever devant eux, ils signalent rien. » Les surveillants avouent rire parfois de sa crédulité: « Thierry, tu lui dis qu’il y a une piscine dans la prison, il le croit. » Lui dénonce une inégalité de traitement par rapport aux autres jeunes incarcérés. Thierry s’invente alors des marges de manœuvre comme il peut… « Je suis en [régime] rouge, mais je m’en fous hein, c’est pas moi le perdant… En retour je vais les avoir, ils vont me demander quelque chose, et ben “va voir ailleurs, va trouver un autre pigeon”. Je les embête à dire “ouais t’as pas un truc à nettoyer? t’as pas un truc à nettoyer?”, et puis une fois qu’il m’aura trouvé un truc à nettoyer je lui dirais “ben vas-y, va voir un autre”. »
15L’isolement de Thierry en prison est encore renforcé par l’absence de soutien de sa mère, source d’amertume et de rancœur: « Le dernier coup je suis tombé en détention et j’ai écrit quoi, bien 25 lettres d’affilée, je sais pas j’arrivais pas à m’arrêter. J’écrivais, j’écrivais, j’écrivais quoi. Je les ai toutes envoyées. Aucune réponse. Je me suis dit “de la merde”. Je lui ai fait une lettre d’adieu et je lui ai envoyée. C’est seulement là après qu’elle m’a répondu, elle m’a dit: “ouais pourquoi tu m’as envoyé ça? Non ou sinon là, si je veux, une fois que j’ai fini la détention, je prends le paquetage, je me casse c’est bon. C’est comme si, comme si j’avais 18 ans. Et que si elle cherche après moi, elle se sera pas occupée de moi en prison mais dehors elle veut s’occuper de moi… faut pas charrier. »
Les réunions hebdomadaires du mardi matin permettent de reconstituer le point de vue professionnel sur la détention de Thierry. D’abord, un constat fait consensus: sa situation empire, il devient plus agressif avec les adultes, et il est de plus en plus déprimé. Son passage au quartier disciplinaire pour agression de surveillant n’a fait qu’empirer les choses. Depuis quelques jours, il parle de suicide (« ça va pas: j’ai des attentats suicide » dit-il en entretien), et réclame d’aller au smpr [2] (« parce que ce sera peut-être mieux là-bas, je pourrai parler avec des infirmières » m’expliquera-t-il). Les différents éducateurs en présence (qui suivent Thierry soit à l’extérieur, soit à l’intérieur de la prison) évoquent les possibilités pour organiser sa sortie de prison. Son propre souhait de partir en centre éducatif renforcé (cer) ou en cef paraît irréaliste. En discutant plus tard avec un éducateur, celui-ci m’expliquera, désabusé, que Thierry fait partie de la catégorie « des déchets dont personne ne veut »: « en cer, les places sont chères, c’est pas gagné avec Thierry ». Son éducatrice « fil rouge » pense que la meilleure solution pour lui serait de trouver un centre de soins pour travailler autour de sa « problématique alcoolique », ce qui « permettrait aussi de travailler d’autres problèmes, comme la violence ». J’apprends durant cette réunion que Thierry est en réalité issu d’une fratrie de 16 enfants (et non d’un unique frère comme il me l’a d’abord dit), ce qui sera plus tard évoqué spontanément par Thierry dans un entretien (« on est 16, mais ils sont pas avec nous »). Une autre idée de l’éducatrice serait de négocier un statut cotorep [3] pour Thierry, « car sans ça, à 18 ans, il se retrouve sans rien ».
Perspectives: démarches administratives, dépression et pronostic professionnel
16Cette crainte professionnelle trouve un écho dans le récit de Thierry, entretien réalisé trois mois après sa sortie de prison (sur le lieu de travail de son éducatrice « fil rouge »): il voit arriver sa majorité à grands pas. Si les différentes actions entreprises par les professionnels à son égard n’ont pas été couronnées de succès en terme d’insertion, elles constituaient néanmoins un support et un lien social dont le terme accentuerait encore son isolement et ses difficultés à entreprendre des démarches: « Maintenant, je vais être majeur. Et j’aurais plus de suivi comme quand on était mineurs. Ça veut dire, quand j’étais mineur, j’avais des aides, des assistantes sociales, des éducateurs, des… des psychiatres, tous les trucs comme ça, pour t’aider. Là, en étant majeur, tu les auras pas, ça. Et ce sera deux fois plus dur.
17Ça sera à toi de te démerder tout seul, quoi, parce que t’es majeur. Les papiers, ce sera à moi d’y aller tout seul. Les rendez-vous, à moi tout seul. Si je dois avoir des procès… Si je vais être arrêté, tu vois, les trucs comme ça, quoi, ce sera pour moi. Y’aura plus ma mère dans le lot, y’aura plus… les éducatrices ou les trucs comme ça. »
18Nous abordons sa relation avec son éducatrice, avec laquelle il a effectué différentes démarches, et qui constitue pour lui un support essentiel pour ses démarches administratives: « Elle serre la vis, comme on dit. Sur tout ce qui est papiers, sur la citoyenneté, quoi, l’environnement. Comment je me comporte, comment je me dirige et tout, quoi. Elle m’aide bien quand même, parce qu’il y a des moments, je suis bloqué sur des papiers… Elle m’aide et puis ça va tout seul… Là, j’ai fait tous mes papiers, tous mes papiers sont là, quoi. Sécurité Sociale, la mission locale, l’anpe, l’Assedic… demandeur d’emploi… Tout, quoi. Pointage tous les mois comme quoi que je suis toujours au chômage, que je cherche un emploi. Et puis ça, là, j’attends. »
19Son éducatrice, elle, salue ces initiatives comme une victoire: « J’avais déjà suivi une fois Thierry en sortant de maison d’arrêt. J’ai dû le sortir un 9 janvier l’année dernière. Deux jours plus tard, il était reparti, pour… Il avait refait une connerie le soir même, le 9 au soir. Donc avec lui, c’est une victoire chaque jour: j’ai réussi à ce qu’il vienne à mes convocations, j’ai réussi à l’emmener à la mission locale, et à ne serait-ce que régulariser des papiers administratifs. » De sa propre initiative, Thierry s’est porté volontaire à « L’armée de la deuxième chance » (epide, Établissement public d’insertion de la défense), ce qui a surpris son éducatrice qui y voit là une tentative intéressante. Thierry explique: « C’est pour nous aider dans la vie, quoi. Nous apprendre un métier… À devenir des gens civils, je sais pas, des… Des gens corrects, quoi… La plupart des gens, quand ils sortent de détention, ils vont là-bas. Ils demandent pour aller là-bas, quoi, et puis ils s’en sortent. Et par mois, j’ai 140 euros. Et à partir du troisième mois, j’ai 160. Logé, nourri, logé, blanchi, et puis un salaire, quoi. Donc je suis payé, quoi. Par mois… Déjà ça, ça fera de l’argent de côté, hein. »
20Thierry dit avoir arrêté les délits, et retrouvé une sociabilité qui le tient relativement éloigné de la délinquance (« Les sdf, c’est des gens fréquentables, pas des gens que tu fréquentes et puis après, tu te retrouves en prison. Je préfère boire que faire des braquages, des agressions, des violences… »). Il évoque la transformation de ses relations avec la police depuis qu’il s’est « calmé », et développe simultanément une théorie de la délinquance et de sa répression:
21« Tu veux dire que ça t’es arrivé de te faire taper par des flics?
22– Ouais. Avec la matraque et tout, hein. Bombe lacrymo et tout.
23– Dans quelles circonstances?
24– Après un cambriolage, par exemple?
25– Oh, à chaque fois, on avait le droit à la ceinture. Ça veut dire qu’ils nous arrêtent “Toi, mets-toi les menottes, hop, à la fouille.” Hop, on arrive en garde à vue, pou! pou! pou! pou! Tabassés.
26– Ça, ça t’es arrivé plusieurs fois?
27– Oh ouais, à chaque fois. Dès qu’on se faisait arrêter, bing. Pour le plaisir, parce qu’ils aiment bien frapper… Mais moi j’étais plus malin qu’eux, moi, parce que je leur ai baisé leur gueule, parce que là, maintenant, ils s’ennuient: j’fais plus rien. C’est vrai, avant, à des moments, ils me disaient: “Espèce de branleur, arrête de faire tes conneries. Vous commencez à nous faire chier qu’on doit vous courir après.” Ben moi je leur ai dit: “Ben ferme ta gueule, c’est grâce à nous que t’as des sous, c’est grâce à nous que t’as du travail”. Je dis: “Ben alors? Cours après nous, Forest [4].” C’est vrai, hein? C’est grâce à nous, hein! Regarde, comme les prisons, c’est grâce à nous qu’ils sont payés, hein. Y’aurait pas de taulards, y’aurait pas de délinquance, ils seraient pas payés. Ils auraient peut-être un autre métier mais bon, qu’est-ce que tu veux que je dise, moi? »
28Son éducatrice, elle, évoque de nouveaux délits: « Il n’y a pas eu de plainte. Et la police est pas venue chez lui. Bon. Moi, je veux dire, c’est pas mon boulot d’aller non plus le dénoncer. À la limite, j’ai déjà dit à la maman, “s’il ramène un objet frauduleux chez vous, moi je conseille lourdement d’aller ramener ça à la police”. Et il arrivera ce qu’il arrivera. Elle est pas capable de le faire, par contre, dernièrement, y’avait un truc comme ça, et elle a exhorté Thierry à le rendre, c’était une débroussailleuse, parce qu’ils volent tout ce qui passe, hein, quand ça lui prend, bon. Je suis au courant de certaines choses, mais dont je ne peux rien faire. Je peux rien faire. Quand il me les raconte, je vais bien sûr pas lui dire “t’as raison”, mais quand il dit “pas vu pas pris”, je lui réponds “Tu sais ce qui te pend au nez”. Il a peur de retourner en prison, il a peur de pas s’en sortir, il a peur de ses 18 ans, il sait quand même que la justice est différente au delà des 18 ans. Bon. Donc il en a peur de tout ça, mais il maîtrise pas pour autant. »
29Un événement majeur est source d’incertitude pour Thierry: la libération proche de son frère J., incarcéré dans une prison de la région. D’un entretien à l’autre (l’entretien avec l’éducatrice a été réalisé immédiatement après celui de Thierry), un consensus entre l’éducatrice et Thierry s’établit. « Mon frère, il va sortir bientôt, je ne sais pas, ça fait peur… Ben déjà ma sœur C., parce qu’elle est là… J’ai ma sœur C. vient de revenir chez moi, quoi. Et de là, elle fait des crises tout le temps. Il y en a une qui commence, ben l’autre, ma mère, elle termine. Donc de là, ça fout des problèmes dans la famille, quoi. Donc de là, ma mère elle me donne rien, et puis moi, j’attends d’avoir dix-huit ans, et puis… Je m’en vais. Et déjà moi et mon frère, c’est comme si on avait une équipe de foot. À deux, on vaut une équipe de foot. En fait, on est chiens et chats, après on est frères, frères, on est comme ça, quoi. On se chamaille, on rigole, on se chamaille… Donc de là, avec ma sœur C. en plus… »
30Son éducatrice confirme le danger que représente le retour du frère au foyer: « La maman est de toute façon terrorisée à l’idée du retour de J., non pas parce que c’est J., mais parce que le duo J. et Thierry lui en ont fait voir des… Ben, des horreurs, disons ce qui est […] J. est reconnu malade psychiatrique. Donc il a normalement un traitement à prendre au domicile et il doit se rendre au centre de jour psychiatrique. Pour vous dire, quand j’ai pris la mesure, c’était derrière un collègue, un grand baraqué, bon, et qui ne rentrait plus chez Thierry, à cette époque-là, tellement c’était dangereux. Parce qu’il y avait Thierry et J. Bon, là, J. étant incarcéré, moi ayant repris les choses, un jour, Thierry m’a dit: “Mais moi, j’en ai marre, vous rentrez jamais chez moi”, moi je lui ai dit: “Tu sais très bien pourquoi je rentre pas chez toi.” Comment dire? “Moi, je veux dire, j’ai une vie après mon boulot, je peux pas me mettre en danger comme ça. Qu’est-ce qui me garantit”… Bon, finalement, c’est vrai qu’actuellement, je retourne chez lui, mais je ne sais pas, après le retour de J., si je vais y retourner. »
31Ainsi, malgré « l’exploit » des démarches administratives et l’inscription volontaire de Thierry à l’armée de la seconde chance, son éducatrice est profondément pessimiste et fataliste sur l’avenir de Thierry, et évoque le pire: « Je sais pas ce que son avenir lui prévoit. Mais il est clair que de toute façon, avec Thierry, je suis pas sûre qu’un jour, on pourra dire: “Il est tiré d’affaire, et il ne retournera pas en taule”. Avec lui, chaque jour est une victoire, parce que c’est un jour où il est pas encore retombé. C’est un gamin qui est extrêmement abimé et à mon avis, il y retournera, quoi. Il y retournera. Il a une aemo [5] via l’ase [6], qui court au moins jusque sa majorité, mais ça fait belle lurette qu’ils ont baissé les bras. J’ai jamais eu de contact avec eux. Pour eux, ils en sont arrivés à la conclusion: “C’est peine perdue, de toute façon, Thierry, c’est un gamin qui est foutu”. Ils pensent que de toute façon, comment dire? Que ça ne s’arrêtera pas jusqu’à ce qu’un jour, la mère, elle tombe. Voilà. Y’a un danger, comment dire? Cette dame est un danger. Sans compter peut-être l’entourage proche et tout.
32– Je ne comprends pas… Que la mère tombe… en prison?
33– Non…
34– Qu’elle meurt… tuée?
35– Oui, parce que de toute façon, c’est ingérable, quoi, la maison, et qui plus est, les deux frères. Comment dire? Elle ne portera jamais plainte contre ses enfants, parce qu’elle les aime, même s’ils la terrorisent, même s’ils la martyrisent. Elle ne fera jamais de choix, à savoir… Comment dire? “Je vais en virer un pour garder l’autre”, bon alors elle les accepte tous, elle est souvent en train de dire: “Je vais le foutre dehors à 18 ans”, mais elle ne le fera jamais. Sachant que par ailleurs, elle a ses autres enfants qui sont placés et qui ne peuvent pas rentrer à la maison parce qu’il y a Thierry à la maison. Et qu’il y aura J. aussi. Parce que c’est dangereux pour les autres enfants. Donc elle est sur un dilemme continuel. C’est les uns ou les autres, et elle refuse de faire un choix, et puis après tout, c’est tous ses enfants, et elle ne le fera jamais, cette dame-là. Même si Thierry, de toute façon, parce que ça s’est déjà fait, la menace, voire la frappe. Il y a des choses graves. Jamais il n’y aura de plainte de la part de la maman. Donc c’est aussi comme ça que l’ase en est arrivée, et moi, je ne suis pas forcément loin d’y penser non plus, parce que dans une situation comme celle-là, on peut rien faire, quelque part. Si la maman se mobilise pas à un moment pour faire des choix réels qui sont, c’est sûr, très très cruels, si elle décide pas de porter plainte, bon… Alors elle m’appelle régulièrement. Au secours, etc. Et moi, j’arrive à avoir un discours pour raisonner Thierry, mais c’est pas ma place. Moi, je suis pas sa mère, à Thierry. Je lui rappelle que de toute façon, s’il va trop loin, ben s’il y a des plaintes, s’il est pris, de toute façon, j’irai le revoir en prison, quoi, mais bon. Mais c’est pas à moi de prendre ces décisions-là. Mais c’est vraiment une situation qui est très très très lourde, Thierry. »
36Le pessimisme de Thierry prend le dessus. D’abord en évoquant les stigmates liés à l’incarcération, et plus généralement liés à son passé: « Ma jeunesse, je l’ai foutue en l’air. Parce que j’ai fait de la prison, j’ai fait des délits, j’ai fait… C’est même pas une jeunesse, quoi, c’est une jeunesse en l’air, quoi, foutue. Je m’en sortirai pas dans ma vie, je le sais. Ça fait deux fois que je tombe en prison ça y est. »
37Ce profond pessimisme structure la seconde moitié de notre dernière rencontre: « Depuis le temps que j’ai fait de la taule, ça m’a foutu ma vie en l’air. […] Tu vas te présenter dans une entreprise “Oh, regarde…” Ben allez hop… Surtout en plus pour vol ou un truc comme ça, hein. Tu vas aller dans une entreprise “Ben regarde, le gars, il a été en prison pour vol. Ben… allez, dégage.” Ah ouais. C’est bien de faire le con, hein. Mais ben, après, t’assumes. T’assumes la sale réputation dans ton quartier, dans… dans ta vie, quoi…. »
38Il évoque ensuite ses « démons », au premier rang desquels la mort de son père dont il ne parvient pas à faire le deuil; la date anniversaire de la mort de son père est notamment une source d’angoisse profonde: « On va arriver en février, là. Et mon père, il est décédé du 13 au 14. Donc là, c’est ça, du 13 au 14, je vais être, je vais être à l’envers, quoi. Je suis certain, je vais même me retrouver à l’hôpital avec un coma éthylique. À des moments, je me suis déjà envoyé là-bas. Psychiatrie et tout. »
39Que retenir du récit de Thierry? Sur la détention durant laquelle je l’ai rencontré, qu’elle est dramatiquement marquée par l’isolement spatial et social, mais que cet isolement ne semble pas pire qu’à l’extérieur de la prison; que sa trajectoire est surdéterminée par une histoire familiale; qu’il serait illusoire, vain et purement idéologique de prétendre ou de croire – compte tenu notamment de l’absence d’école pour Thierry et de la gestion « portes fermées » qui domine la quartier (via l’utilisation massive du « régime rouge ») – que son incarcération puisse avoir un effet autre qu’une simple neutralisation temporaire, et une stigmatisation renforcée. Tout au mieux qu’elle puisse remplir son office par effet d’épuisement: « En prison, on engrange de la souffrance », répètera-t-il. Son récit éclaire également la manière dont le « régime rouge », soit une mesure institutionnelle, s’emboîte étonnement bien avec la gestion du territoire telle que l’imposent les détenus dominants: le régime rouge exclut de tout sauf de la promenade… et la promenade est interdite aux « victimes », achevant de forcer Thierry à se recroqueviller en cellule, et à « compter les mouches. »
40Mais il faut retenir également que le désespoir de Thierry n’a pas eu raison de tous ses rêves, et que ses compétences bien réelles (la pêche) pourraient, un jour, lui ouvrir les portes du bonheur.
41« C’est vraiment ta passion de pêcher…
42– Moi ce que j’ai envie de faire c’est tenir un magasin! Mais je sais pas comment m’y prendre. Je sais pas si avec vous il aurait possibilité, que vous m’aidiez dans ça?
43– Je sais pas trop comment je peux t’aider… je ne suis pas éducateur…
44– Oh avec un éducateur pjj non! Non j’en veux pas. C’est pas la peine, je préférerais avoir un gars comme vous. Vous faites pas partie de la justice. Le problème pour ouvrir un magasin c’est qu’il faut de l’argent, il faut un capital quoi. Ça… moi je suis pas riche du tout quoi! Déjà je… Ah je compterais pas sur vous pour l’argent non! Non ne vous inquiétez pas pour ça, ou alors si vous me dépannez je vous le rendrai ça c’est logique.
45– C’est un magasin de pêche que tu aimerais bien avoir?
– Un petit… ou même ou alors vous savez quoi, faire un petit truc quoi. J’économise, tu sais je me garde un petit paquet d’argent, et puis je sais pas je m’achète des plombs, des lignes, des hameçons, des 10, des 20, des 18, des hameçons de brochet, des trucs comme ça. Des petits sillons, des sillons électriques. Tu sais, de faire ça dans, je sais pas j’aurais un petit studio, hop je pose ça dans mon studio. Je me mets une affiche: « promotion », tout des trucs comme ça. Hop ils viennent chez moi. À chaque fois, dès que j’ai encore un gros paquet, ben je rachète! Je rachète les mêmes trucs ou alors j’en rachète d’autres. C’est comme si je vendais du cidre quoi puis que j’en vendais, j’en rachetais. Et je serais heureux. »
Notes
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[*]
Gilles Chantraine, sociologue, est chargé de recherche au clerse-cnrs/université de Lille 1. Il est notamment l’auteur de Par-delà les murs. Expériences et trajectoires individuelles en maison d’arrêt (puf-Le Monde, Paris, 2004).
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[1]
G. Chantraine (sous la direction de), C. Touraut, S. Fontaine, Trajectoires d’enfermement. récits de vie quartier mineur, Guyancourt, cesdip, collection « Études & données pénales», n° 106, 2008.
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[2]
Service médico-psychiatrique régional, dans les établissements pénitentiaires.
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[3]
Commission technique d’orientation et de reclassement.
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[4]
Allusion au film Forest Gump.
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[5]
Action éducative en milieu ouvert.
-
[6]
Aide sociale à l’enfance.