Couverture de LCD_045

Article de revue

Penser l'action éducative au pénal au premier temps de l'Éducation surveillée

Article de Jean Chazal commenté par Jean-Jacques Yvorel

Pages 81 à 84

Notes

  • [*]
    Jean-Jacques Yvorel, responsable du département sciences humaines à l’enpjj
  • [1]
    Théorie de politique criminelle qui consiste à repenser tout le système pénal sur la défense des Droits de l’Homme et non plus sur la défense de la société.
  • [2]
    Décret du 12 avril 1952 pris en application de l’article 2 de l’ordonnance du 2 février 1945, modifiée par la loi du 24 mai 1951, jo, 15 avril 1952. Ce décret qui prévoit la création d’établissements spécifiques pour peine n’est pas abrogé et figure toujours dans le code pénal mais il n’a jamais été appliqué.
  • [3]
    Terme de criminologie clinique signifiant la “capacité criminelle” d’un sujet. Synonyme de dangerosité.
  • [4]
    Marc Ancel est un magistrat et théoricien du droit, principal promoteur de la Défense sociale nouvelle.

1En 1952 Jean Chazal, juge des enfants emblématique et principal rédacteur de l’ordonnance du 2 février 1945, prononce devant l’Institut de droit comparé, haut lieu de la Défense sociale nouvelle, [1] une conférence intitulée Mesures de rééducation et peines devant les tribunaux pour enfants. À cette date, en dehors de la correction paternelle et du vagabondage, la compétence des juges pour enfants se développe uniquement au pénal. La réflexion du magistrat nous semble éclairer les débats actuels sur l’action éducative au pénal.

2« […] On m’a appris, sur les bancs de la Faculté, que la peine était intimidatrice et qu’elle assurait ainsi une prévention à la fois individuelle et collective. Il est, d’autre part, indiscutable que toute sanction pénale implique une réprobation de la Société devant l’acte du délinquant. Cette censure sociale peut jouer un rôle préventif, plus spécialement dans les communautés humaines qui ne vivent pas sous le signe de l’anonymat collectif.

3« D’antiques notions aux résonances souvent subconscientes sous-entendent également la peine. C’est la notion de rétribution. Le châtiment est le prix du délit et, à travers le châtiment, le délinquant paie le droit de reprendre sa place dans la Société. C’est la notion d’expiation et de purification. Le délinquant expie et se purifie dans le châtiment à moins que ce ne soit la Société qui se purifie à travers le sacrifice du coupable. C’est enfin la notion de libération. Il est indiscutable que la peine, plus particulièrement dans les périodes troublées, a été et reste un exutoire à des tensions collectives.

4« Le but poursuivi dans l’application à un jeune délinquant d’une mesure de rééducation est tout différent. La mesure de rééducation a essentiellement pour but de permettre la réinsertion du sujet dans la Société et sa réadaptation sociale. J’ajouterais volontiers qu’elle doit également favoriser l’épanouissement du jeune délinquant. Il est bon, je pense, de donner ce correctif pour que la notion de réadaptation sociale n’implique pas une simple idée de mécanisation du sujet. Le conditionnement a sans doute une grande importance dans la rééducation, celle-ci ne saurait cependant être réduite à une simple acquisition de réflexes conditionnés. […] »

5L’auteur rappelle alors succinctement les différentes mesures éducatives dont le juge des enfants dispose (liberté surveillée, famille d’accueil, institut de rééducation, foyer de semi liberté).

6« Si les buts sont différents, les déterminantes qui conditionnent la peine et la mesure de rééducation sont également différentes. Nous savons tous que la gravité de la peine est encore proportionnelle à la gravité du délit. Il est seulement souvent bien difficile de déterminer en soi la gravité d’un délit. […] Au contraire, la mesure de rééducation dépend essentiellement de la connaissance acquise de la personne du mineur délinquant étudiée en relation avec ses milieux de vie. La mesure est donc essentiellement individualisée. Est-ce à dire que le délit perd de son importance ? Assurément non. Il a d’abord une importance juridique. Devant le tribunal pour enfants au même titre que devant les autres juridictions, le délit doit être prouvé en fait et caractérisé en droit. Le Juge des enfants ne doit pas sombrer dans l’arbitraire. […]

7« Importance juridique du délit mais aussi importance psychologique. La nature du fait délictueux, sa gravité en soi, les circonstances qui l’entourent, l’attitude du jeune délinquant devant son acte, autant d’éléments qui nous éclairent sur la personnalité du sujet. Nous pouvons enfin dire que le délit est, à l’exception des délits occasionnels ou contraventionnels, une expression des difficultés que présente un enfant, difficultés dont il faut poser le diagnostic.

8« Si la mesure de rééducation dépend essentiellement de la connaissance de la personne de l’enfant, nous devons en conclure qu’il ne saurait y avoir une hiérarchisation dans les mesures. Elles ne sont pas plus ou moins graves pour des faits plus ou moins graves. Il existe des types différents de mesures qui s’adaptent à des types différents de sujets. Il m’est ainsi arrivé de placer dans un centre de rééducation de jeunes délinquants auxquels étaient reprochés des délits aussi anodins que ceux de vente “à la sauvette” dans les couloirs du métropolitain ; il résultait des enquêtes que le milieu familial était tellement déficient que l’éloignement du mineur s’imposait et que sa rééducation devait être entreprise en profondeur. […] »

9Il souligne ensuite l’importance des investigations “bio-socio-psychologique” car ce sont elles qui « vont permettre au juge des enfants de se décider et d’effectuer un choix parmi les mesures mises à sa disposition », même si « l’observation doit se poursuivre pendant tout le temps de la rééducation ».

10« À ce point de mon exposé, je crois devoir mettre l’accent sur une troisième différence entre peine et mesure de rééducation. Leurs inspirations profondes sont nettement différentes. Le système de la peine est, à mon avis, indiscutablement basé sur une affirmation de la responsabilité morale et personnelle du sujet auquel la sanction répressive est appliquée. Le système de la mesure de rééducation est, au contraire, essentiellement basé sur la connaissance des facteurs et des causes d’un comportement asocial et c’est en partant de cette connaissance qu’un régime éducatif est décidé par le Juge. […]

11« L’application de la peine classique suppose que le juge soupèse la responsabilité morale du délinquant et apprécie son degré de responsabilité. Il en tire ensuite des conséquences relativement à la peine. C’est à l’égard de ce système que je crois devoir faire d’importantes réserves. Comment est-il d’abord possible de transposer dans le domaine du fait positif et mesurable une notion de responsabilité morale qui représente une valeur philosophique, voire métaphysique ? […] »

12Jean Chazal souligne ensuite une contradiction du système fondé sur la responsabilité morale : les individus les plus dangereux, ceux qui ont de « lourdes anomalies caractérielles » sont ceux qui, sauf à délaisser « la conception actuelle de notre justice pénale » seront condamné à l’incarcération la plus brève.

13« Dans le système de la mesure de rééducation, cet angoissant problème ne se pose pas. Connaissant les causes, le juge essaie de déterminer la meilleure des mesures. Je dirais volontiers que la notion de responsabilité de la cause se substitue à celle de la responsabilité personnelle. Elle m’apparaît comme étant l’inspiration profonde de l’action des tribunaux pour enfants.

14« Est-ce la négation de la responsabilité morale et personnelle ? Je ne le pense pas. Pour ma part, je donne la plus grande importance à cette notion. Elle est seulement beaucoup plus pour moi, juge des enfants, un point d’aboutissement qu’un point de départ. Les rééducations les plus achevées et les plus complètes sont, en effet, celles qui amènent un délinquant à prendre insensiblement conscience de sa responsabilité devant lui-même et devant la Société à laquelle il appartient, à savoir choisir, refuser et accepter.

15« Je vois enfin une troisième différence entre la peine et la mesure de rééducation. La peine est définitivement prononcée par le juge. Il appartient seulement à l’Administration ou au pouvoir exécutif de lui apporter certains correctifs. Au contraire, le juge des enfants et le tribunal pour enfants peuvent, à tout instant, réviser la mesure de rééducation initialement prise selon les perspectives combinées de l’intérêt éducatif du mineur et de l’intérêt de la protection sociale. […] »

16Jean Chazal souligne les réticences des juristes « orthodoxes » devant cette possibilité de réviser la chose jugée et en soutien la nécessité avant de poursuivre.

17« J’ai voulu, par cette analyse, souligner combien la mesure de rééducation appliquée au mineur délinquant était différente de la peine classique. Il serait cependant téméraire et inexact d’affirmer que la notion de peine est exclue des tribunaux pour enfants. D’autre part, toute mesure de rééducation comporte un aspect intimidateur puisque, à des degrés différents, elle tend à limiter la liberté du sujet. Intimidatrice est également la possibilité donnée au juge de réviser la mesure initialement prise. Le jeune délinquant n’ignore pas que si sa conduite n’est pas satisfaisante, le juge pourra le soumettre à un régime éducatif moins libéral que le régime initialement appliqué. […] »

18On notera la contradiction entre ce propos et le principe de non hiérarchisation des mesures énoncé plus haut… Jean Chazal rappelle ensuite que l’ordonnance de 1945 permet au juge d’entrer en voie de condamnation quand le mineur à plus de 13 ans et qu’il peut même ne pas retenir l’excuse atténuante de minorité entre 16 et 18 ans.

19« Quand le Juge opte-t-il pour la condamnation pénale ? On entend souvent dire que c’est le non discernement du jeune délinquant, que c’est son irresponsabilité qui permettrait au juge de le faire bénéficier d’un régime protecteur et éducatif. Le régime répressif serait donc réservé à des mineurs dont le discernement et la responsabilité paraîtraient suffisants. Nous ne saurions trop lutter contre une telle façon de voir.

20« Si le discernement et l’irresponsabilité sont de simples fictions juridiques permettant au juge de faire sortir l’enfant d’un droit pénal classique, j’accepte volontiers d’y souscrire, mais sachons ne pas donner à ces fictions une réalité psychologique. […]

21« Sans doute, il n’est jamais venu à ma pensée de prétendre que le psychisme d’un jeune délinquant est semblable à celui d’un adulte. L’enfant, voire l’adolescent n’ont pas acquis leur maturité bio-psychique. Leurs fonctions supérieures de contrôle sont incertaines. Ils sont souvent dominés par leurs impulsions. Leur conditionnement social est encore mal assuré. Ils sont particulièrement vulnérables devant les sollicitations du monde extérieur et devant les chocs que celui-ci peut leur faire subir. Souvent leur comportement exprime des “fixations infantiles”. Mais différencier le psychisme d’un enfant de celui d’un adulte, c’est rester dans le cadre des constatations positives et non philosopher autour des notions fuyantes de responsabilité et de discernement.

22« Quel est donc le critère qui peut permettre au juge d’opter pour une condamnation pénale ? Il est indiscutable à mon avis, que c’est encore la connaissance de la personne du délinquant qui doit déterminer le choix du magistrat. La peine doit être tout autant individualisée que la mesure de rééducation. […]

23« Il est des mineurs délinquants, le plus souvent proches de leur majorité pénale, qui sont peu éducables, mais cependant intimidables par une peine conditionnelle où ferme. Il est aussi de jeunes délinquants qui ne posent aucun problème éducatif, mais qui doivent cependant recevoir de la justice un avertissement, ayant à la fois une valeur intimidatrice et réprobatrice de leur conduite. […]

24« Une question se pose enfin. N’est-il pas des cas où les circonstances particulièrement audacieuses ou odieuses d’un acte anti-social doivent inciter le juge à marquer sa décision d’un caractère exemplaire, et, en conséquence, à prononcer une rigoureuse condamnation pénale ? Je pense que l’on doit donner une réponse affirmative à cette question. On ne saurait nier toute valeur aux notions d’exemplarité et de prévention collective. Il importe toutefois que le souci de la rééducation du jeune “condamné” ne s’efface pas. C’est pourquoi les peines privatives de liberté appliquées à des mineurs doivent être exécutées dans des prisons-écoles. La France s’est engagée dans cette voie en mettant en place des institutions spéciales qui ne doivent pas être confondues avec les Maisons d’éducation surveillée, mais dans lesquelles les jeunes condamnés sont cependant soumis à un régime éducatif et astreints à une formation professionnelle. [2]

25« Je me suis longuement expliqué sur les possibilités d’application d’une peine devant les juridictions des mineurs. Ne pensez pas cependant que l’importance que j’ai donnée à cet aspect de mon sujet procède en moi du souci de voir les tribunaux pour enfants appliquer fréquemment des condamnations pénales. Je ne saurais trop affirmer que les condamnations pénales doivent toujours rester exceptionnelles et que l’application de la mesure protectrice et éducative constitue la régle devant les tribunaux pour enfants. […] »

26Jean Chazal évoque ensuite la possibilité offerte au juge depuis la révision de 1951 de cumuler peine et liberté surveillée. Il ne s’agit pas bien sûr d’associer cette mesure de milieu ouvert avec une peine privative de liberté ce qui aux yeux du magistrat pour enfants constituerait un sorte d’oxymore judiciaire, mais il souligne l’intérêt éducatif qu’il peut y avoir à prononcer conjointement une amende et une liberté surveillée. Le délégué à la liberté surveillée veille alors à ce que le mineur paye bien lui-même l’amende. Chazal utilise les termes d’« amende éducative » et de « réparation » pour qualifier ce processus.

27« Est-ce que, par l’application d’un tel système, la Société est protégée efficacement contre le danger que peut représenter un jeune délinquant ? […]

28« Généralement oui », répond Jean Chazal, avant de poser la question des quelques « adolescents profondément anti-sociaux et dont la “témébilité”[3] est particulièrement lourde ». La solution proposée, inspirée par un eugénisme radical, illustre bien les dangers de la naturalisation et de la médicalisation du social.

29« Pour eux, il faut instituer des Maisons de défense sociale. Ils y seront placés sans condition de durée. La société sera protégée. Mais ces Maisons de défense sociale ne devront pas seulement être instituées dans le souci de la sécurité collective. Dans une maison de défense sociale on doit s’efforcer d’améliorer dans toute la mesure du possible les jeunes anormaux dangereux. Les ressources de la médecine, des thérapeutiques médico-psychologiques, de la psychothérapie doivent être utilisées. On amènera ainsi, dans un certain nombre de cas, ces sujets à un régime de semi-liberté. Sans doute, on ne parviendra que rarement à leur guérison complète, mais la possibilité de les faire vivre en semi-liberté sera déjà un résultat remarquable.

30« Dans cet exposé, j’ai d’abord voulu souligner les oppositions existant entre la notion de mesure, de rééducation et celle de peine entendue dans son sens étroit, mais il me semble que progressivement la peine elle-même a évolué. Appliquée à un mineur délinquant elle doit être individualisée. D’autre part elle se teinte de la notion de rééducation, c’est le régime de la prison-école dont je vous ai entretenu, c’est celui de l’amende éducative. C’est pourquoi la notion qui me parait dominer l’action des tribunaux pour enfants est celle de traitement.

31« […] C’est à travers cette conception du traitement du délinquant que l’intervention du juge des enfants s’inscrit dans les perspectives de l’École contemporaine de défense sociale, défense sociale qui, ainsi que l’a souvent souligné M. le Président Ancel, [4] doit être humaine. […] »

Notes

  • [*]
    Jean-Jacques Yvorel, responsable du département sciences humaines à l’enpjj
  • [1]
    Théorie de politique criminelle qui consiste à repenser tout le système pénal sur la défense des Droits de l’Homme et non plus sur la défense de la société.
  • [2]
    Décret du 12 avril 1952 pris en application de l’article 2 de l’ordonnance du 2 février 1945, modifiée par la loi du 24 mai 1951, jo, 15 avril 1952. Ce décret qui prévoit la création d’établissements spécifiques pour peine n’est pas abrogé et figure toujours dans le code pénal mais il n’a jamais été appliqué.
  • [3]
    Terme de criminologie clinique signifiant la “capacité criminelle” d’un sujet. Synonyme de dangerosité.
  • [4]
    Marc Ancel est un magistrat et théoricien du droit, principal promoteur de la Défense sociale nouvelle.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions