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Article de revue

Commencer, oui… mais finir ?

Pages 87 à 89

Notes

  • [1]
    Anne Bidois est sociologue, maître de conférence à l’université de Rouen.
  • [2]
    lerussi (Alain), “Introduction”, lerussi (Alain) [dir.], Quand on se quitte, Ars, 1999.
  • [3]
    dubar (Claude), op. cit., p. 521-522.
  • [4]
    Extrait d’entretiens avec des éducateurs en hébergement et en milieu ouvert.
  • [5]
    Préface à lin (J.), La vie de radeau, Théétète, 1995.
  • [6]
    rouzel (Joseph), Le transfert dans la relation éducative, Dunod, Paris, 2002, p.7.

1Que savons-nous de la complexité de la fin de prise en charge ? Comment soutenir ce temps particulier et ne pas mettre à mal l’action menée jusque là ? La question a été posée par Céline Pettini à travers un mémoire professionnel réalisé dans le cadre de la formation initiale des éducateurs de la pjj, sous la direction d’Anne Bidois.[1]

2Tristan a été confié à un centre éducatif renforcé (cer) en 2007. Il y a passé trois mois ponctués de temps durs, de colères et également de moments de plaisir. Il est maintenant sorti et n’est pas parvenu à s’inscrire dans le projet d’insertion qu’il avait construit avec son éducatrice de milieu ouvert, ni à faire le deuil de ce suivi en hébergement. Plus d’un an après la fin de sa prise en charge, Tristan reprend régulièrement contact avec l’équipe. Voici ce qu’il dit de sa vie actuelle : « Je sais pas, là je suis dehors, je fais ce que je veux, au cer on ne faisait pas ce qu’on voulait, dès qu’il y avait une activité, on y allait […] J’ai rien compris moi quand je suis ressorti du cer, je suis rentré chez moi, je refaisais ce que je voulais […] qu’ils me laissent au cer ! ». Du côté des professionnels, la majorité des éducateurs interrogés sur le sujet s’accordent à dire que ce n’est pas toujours “si simple”.

Le spectre de la rupture

3« Le travail de séparation est une des bases du travail éducatif. Cette obligation est nécessaire car sans elle, les liens affectifs, les identifications rendraient les attachements trop forts […]. Sans ce cadre institutionnel fort, cette relation éducative non seulement ne serait qu’une aventure privée mais elle ferait courir des risques à l’adolescent, à l’adulte. » [2] Une fin de prise en charge trouverait ainsi son sens éducatif en ce qu’elle constitue une séparation et non une rupture. Il convient alors de comprendre la complexité de ce temps spécifique pour pouvoir construire des pratiques éducatives permettant de mettre en œuvre une séparation au profit du jeune, une séparation dynamique.

4Dans un premier temps, c’est le vécu de ruptures et de séparations souvent présentes dans le parcours des jeunes suivis que ce mémoire prend en compte. Ces expériences peuvent ressurgir chez l’individu dans ses rapports à l’autre, ses attachements, ses futures séparations. Lorsqu’elles ont été douloureuses ou traumatiques, elles sont réveillées par l’approche d’une fin de relation. Elles vont alors avoir une influence sur la fin du suivi éducatif, lui donner une certaine tonalité en fonction des réactions du jeune, mais également marquer des fonctionnements de méfiance par rapport aux attachements et aux séparations, et pour finir, faire barrage aux transactions identitaires.

5Lorsque la séparation n’est pas synonyme d’autonomisation mais de perte d’un objet (ici la relation éducative ou les bénéfices de la relation éducative), elle peut se traduire par des angoisses d’abandon. Le jeune est confronté à la perception de sa dépendance à l’égard de ces objets. De la douleur de la séparation, qui peut être remplacée par une quête de sensation ayant un effet d’auto sabotage, au refus de terminer la relation, les mécanismes de rupture se répètent.

6La séparation suppose un changement d’état. On observe que les pressions peuvent être multiples et sources d’angoisse : comment satisfaire des objectifs fixés en si peu de temps ? Comment quitter le cadre du cer, rassurant, où la vie est organisée de manière quotidienne ? Que vais-je trouver “à l’extérieur” ? Est-ce que la famille, les pairs vont autoriser mes changements ? Aurai-je des soutiens ?

7Pour le jeune, la problématique de la transaction identitaire est donc double : par rapport à lui-même et par rapport aux autres. Claude Dubar énonce cette dualité de la constitution de l’identité. Elle se fonde sur une double transaction articulant des processus biographiques et identitaires intimement liés. « La transaction biographique consiste à projeter des avenirs possibles en continuité ou en rupture avec un passé reconstitué (trajectoire). […] La transaction relationnelle fait reconnaître ou non par les partenaires institutionnels la légitimité de ses prétentions, compte tenu des objectifs et des moyens de l’institution ». [3] Ainsi, l’enjeu du changement d’état chez le jeune, c’est d’abord la manière dont il pourra faire la transition entre ce qu’il a été et ce qu’il souhaite devenir. Mais c’est aussi la manière dont la famille, en tant qu’institution, va reconnaître et autoriser ou non ce changement.

Les freins chez les profesionnels

8Le vide, le manque, exigent la création de sens, le recours à la dimension symbolique, pour que la séparation soit supportable. Les éducateurs sont donc confrontés à la recherche de ce qui pourrait introduire du sens dans la fin de prise en charge. Comment apprendre, intégrer un autre fonctionnement ? Comment leur transmettre que d’autres façons de se quitter sont possibles et constructives ?

9Si la fin de prise en charge est un temps fort du suivi éducatif en ce sens qu’elle va venir réveiller chez les jeunes des expériences d’attachements souvent douloureuses et les faire agir en fonction de ces réminiscences, les éducateurs vont interagir avec ces comportements.

10Ce mémoire propose donc, dans un second temps, de comprendre de quelle place les éducateurs agissent et d’observer la façon dont la fin de prise en charge est inscrite dans leurs pratiques d’un point de vue individuel et institutionnel. Les paroles des professionnels montrent que ce moment de la fin de prise en charge est peu référencé sur les plans de la formation et des pratiques et que la pensée collective à ce sujet reste peu développée ou officieuse. Pourtant, ils nomment certains obstacles : le temps qui presse, la culpabilité de ne pas “bien” terminer la mesure…

11À la différence de l’accueil en début de prise en charge, l’expérience de la relation éducative va demander aux éducateurs l’implication de leur vécu avec le jeune au regard de leurs compétences professionnelles. Ces compétences sont basées sur le principe du croisement de leurs identités professionnelles et individuelles, ils travaillent avec ce qu’ils sont et avec ce que leur a transmis l’institution professionnelle (formation, valeurs professionnelles partagées, etc.). La clôture de la prise en charge va donc se faire aussi au regard de cette implication complexe. Les paroles des éducateurs illustrent ce principe de croisement des identités : « On est obligé de faire avec notre humanité, notre profession ». « L’attachement […] on a l’impression qu’on sert à quelque chose et puis il y a parfois aussi des situations qui nous bouleversent beaucoup plus, qui nous émeuvent, […] qui nous font écho avec des choses ». « Ces gamins, moi, il y en a plein qui m’ont marqué, profondément marqué. Et il n’y a pas de programme intégré qui me permet de les zapper dès lors que la mesure est finie, quoi. Donc oui, je les garde dans un coin de ma tête donc oui, j’y repense, pas forcément aux heures de boulot d’ailleurs ». [4]

Interactions

12S’attacher à comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les interactions jeunes/éducateurs incite alors à prendre en compte les enjeux de l’implication. Nous constatons à travers ce mémoire professionnel que cette implication peut interagir avec les réactions des jeunes face à la séparation de façon complexe. Elle peut donc dans certaines situations freiner la mise en place d’une séparation dynamique en induisant aussi de la part des professionnels des attitudes de rejet ou de maintien dans la dépendance à travers les mécanismes de transfert et de contre-transfert mais aussi de don et de contre-don.

13Le défi de la mise en œuvre d’une séparation dynamique pour ces jeunes ne doit donc pas se passer de la prise en compte de ces facteurs. Sans cela, il s’agirait d’une entreprise privée, guidée par les “instincts” et les affects, au risque de maintenir le jeune dans des modèles d’attachements peu constructifs. Se laisser guider par ses “impressions” (uniquement) c’est risquer de soutenir, malgré soi, la reproduction de la rupture dans le parcours de ces jeunes ou à l’inverse, d’entretenir la dépendance, dans le sens d’une non-autonomisation, qui n’autoriserait pas l’accession à sa propre personne. Néanmoins, l’investissement reste nécessaire pour que la relation existe et c’est ce que souligne Joseph Rouzel : « On aura beau essayer de neutraliser, d’aseptiser, de maîtriser la relation éducative sous les idéologies du management, de la gestion des populations, ou de l’ingénierie, l’acte éducatif reposera toujours sur une rencontre humaine. Les éducateurs fabriquent de l’humain et, comme le disait Fernand Deligny, “c’est autrement difficile que de monter une expédition au pôle Nord avec des chiens de traîneaux”.[5] » [6]

Donner du sens

14Enfin, au regard de l’ensemble de ce travail de compréhension, cette recherche tente de répondre à la question suivante : Comment soutenir les professionnels dans leurs pratiques lorsque la fin de prise en charge s’avère difficile et peut encline à une séparation dynamique pour les jeunes ? Nous suggérons quelques pistes de réflexion et éléments de réponse.

15Il convient d’abord d’identifier l’éventuel manque que va créer la fin de prise en charge. Cet effort permettra d’adapter au mieux la continuité du parcours du jeune au delà du suivi par la mise en place de relais répondant à la nouvelle problématique du jeune et l’autorisation par le professionnel de ce nouvel investissement de la part de l’adolescent.

16Il importe également de soutenir la prise de recul des professionnels dans les mécanismes de transfert en se tournant vers une démarche davantage institutionnalisée et investie de l’écoute des professionnels et de la recherche de compréhension à ce sujet.

17Il s’agit enfin de mettre en avant l’introduction de pratiques ritualisées qui viendront acter la fin de prise en charge afin de donner du sens aux différentes étapes vécues par le jeune et soutenir ainsi les processus de transaction identitaire nécessaires à l’évolution de l’individu. Les jeux de langage et la mise en place d’événements “marqueurs temporels” peuvent permettre de ritualiser les pratiques et étayer les processus de transactions identitaires auprès des jeunes et de leurs familles.

18Au moment de la conclusion de nouvelles interrogations persistent cependant. En effet, nous avons évoqué la nécessité que les familles “autorisent” le changement de statut de leur enfant et permettent le désir de se projeter dans une nouvelle trajectoire. Mais quels axes permettraient aux professionnels de travailler avec elles cette autorisation ? Réflexion commencée… mais finie ?

Notes

  • [1]
    Anne Bidois est sociologue, maître de conférence à l’université de Rouen.
  • [2]
    lerussi (Alain), “Introduction”, lerussi (Alain) [dir.], Quand on se quitte, Ars, 1999.
  • [3]
    dubar (Claude), op. cit., p. 521-522.
  • [4]
    Extrait d’entretiens avec des éducateurs en hébergement et en milieu ouvert.
  • [5]
    Préface à lin (J.), La vie de radeau, Théétète, 1995.
  • [6]
    rouzel (Joseph), Le transfert dans la relation éducative, Dunod, Paris, 2002, p.7.
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