1Peu avant de quitter le site de Vaucresson, l’enpjj a tenu une dernière journée d’étude le 26 juin dernier. Directeur de l’évaluation et du développement à l’École des hautes études de la santé publique, Christian Chauvigné y a présenté une synthèse prospective des grandes évolutions de la formation supérieure professionnelle à l’usage des écoles de service public. Animateur depuis ses origines du Réseau des écoles de service public (resp) – auquel appartient l’enpjj – il dégage cinq tendances lourdes et deux scenarii pour chaque tendance. Éclairages prospectifs pour prévoir des incertitudes.
2Le resp est né de la volonté de mieux repérer les espaces de collaboration possible entre les différents acteurs des services publics, et de former les cadres des services publics à investir cet espace. Très vite, l’existence du resp a favorisé la prise de conscience d’une appartenance des écoles à une sphère commune d’activité : la gestion de formations supérieures professionnelles. Ces formations ont la caractéristique de devoir répondre simultanément à des exigences académiques et à des exigences professionnelles. Quelles sont les grandes évolutions qui vont impacter ce secteur dans les prochaines années ?
3Il est toujours difficile de faire de la prospective en période de changements et d’incertitude, mais comme le faisait remarquer Jean-Pierre Boutinet, il y a une vingtaine d’années : « Tout se passe comme si les individus étaient d’autant plus contraints d’inventer leur futur qu’aucun système prévisionnel ne pouvait leur dire de quoi demain serait fait ». Un colloque est organisé en début 2009 pour rendre hommage à cet auteur avec un titre évocateur : « La crise des anticipations : prévoir les incertitudes, gérer l’imprévisible ». C’est bien à cette démarche que je convie le lecteur, car à défaut de prévoir l’avenir, il est possible de déceler dans le présent les tendances lourdes dont les effets sont susceptibles de se déployer et de dessiner des scenarii pour l’avenir. Pour chaque tendance explorée, je proposerai deux scenarii contrastés, soulignant ainsi qu’aucun changement ne témoigne nécessairement, a priori, d’une avancée.
L’approche compétence
4L’approche compétence a envahi tous les domaines de la formation. Aujourd’hui, les formations s’annoncent, toutes, orientées à la construction de compétences (enseignements primaire, secondaire, supérieur). Il est acquis que les formations ne sont pas simple accumulation de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être. Elles visent à réaliser un apprentissage, à préparer à un agir. Ainsi la déclinaison des référentiels (« métiers », « de compétences », « de formation », « de validation ») montre la traçabilité de cette préoccupation sans toutefois que cela modifie toujours les pratiques de formation ou de professionnalisation. Les modèles utilisés, pour rendre compte des compétences, expliquent pour beaucoup la difficulté à tirer toutes les conséquences de cette référence aux compétences en formation.
5Des travaux de recherche permettent aujourd’hui de mieux comprendre les conditions de construction des compétences. L’analyse de l’activité, de ses composantes cognitives et motivationnelles, des dimensions normative et identitaire de la compétence, sont autant de références pour rendre plus efficientes la formation et la professionnalisation.
6Prendre le temps d’une analyse de l’activité, c’est adosser la description des compétences à des éléments les plus proches de la réalité des pratiques. C’est aussi pouvoir rendre compte de la spécificité des compétences en fonction de leur contexte d’expression. C’est encore éviter d’enfermer, a priori, la description des compétences dans une logique de revendication d’identité professionnelle.
7Cette tendance va très probablement se développer sous l’effet conjugué des exigences de comparaison, mais aussi de distinction, entre les offres de formation et de qualification. Pour les professionnels, comme pour les employeurs, voire pour les étudiants, une lisibilité plus grande des compétences construites en formation ou sur les terrains s’affirme de plus en plus comme un enjeu fort.
8Cette entrée par l’activité pourrait bien aussi contribuer à renouveler les ingénieries de la professionnalisation en resituant la mise en activité au centre du processus de formation. L’ensemble des apports en centres de formation ou sur les terrains d’exercice serait considéré alors comme des ressources pour la réalisation d’activités contractualisées, soumises à réflexivité et évaluées.
9Ces tendances peuvent potentiellement conduire à des effets contrastés :
- Scénario 1 : l’approche compétence renforce les manières de faire existantes au détriment de l’innovation ; une centration sur les résultats à obtenir au détriment de la réflexion sur la pertinence des buts ; une focalisation sur les savoirs pratiques et immédiatement opérationnels au détriment des savoirs d’intelligibilité.
- Scénario 2 : l’approche compétence consacre un dialogue renouvelé entre professionnels, formateurs et chercheurs; une conception relative et ouverte de l’expression des compétences qui favorise l’adaptation aux nouveaux contextes ; un recours plus fréquent à la réflexivité sur les pratiques.
La formation tout au long de la vie
10Si l’idée d’une formation tout au long de la vie n’est pas nouvelle, elle prend un relief particulier dans un contexte caractérisé par l’accélération des changements et des adaptations attendues des individus comme des organisations. Il ne faut pas remonter loin pour trouver des conceptions de la formation professionnelle offerte en début de carrière et débouchant sur une qualification qui devait rester pertinente pour l’ensemble de la vie professionnelle.
11Quatre types de raisons plaident pour mettre en œuvre une formation tout au long de la vie :
- les attentes sociales ne cessent d’évoluer, les caractéristiques des publics (comportements, cultures) aussi. Les professionnels sont constamment amenés à s’adapter ;
- les compétences des individus ne sont pas statiques mais sont constamment en construction;
- les savoirs disponibles évoluent et des actualisations sont régulièrement nécessaires;
- les reconversions au cours d’une vie professionnelle deviennent de plus en plus fréquentes et pourraient bien devenir la norme.
12Ces tendances peuvent potentiellement conduire à des effets contrastés :
- Scénario 1 : limitation drastique des temps de formation initiale au profit d’une adaptation au poste de travail ; renouvellement de l’adaptation en fonction d’évolution sur le poste de travail ou de changement de fonction.
- Scénario 2 : maintien d’une formation généraliste et ouverte en formation initiale professionnelle facilitant les adaptations futures; offre de temps de réflexivité tout au long de l’activité professionnelle pour renforcer les compétences ; offre de formation d’adaptation et de qualification en fonction des changements d’emploi ou de métier.
La plus grande intégration des appareils de formation et des logiques de qualification
13Jusqu’à présent, l’offre de formation professionnelle était multiple, dispersée, proposant des qualifications pas toujours comparables et souvent non convertibles. Les frontières entre formations généralistes et formations professionnelles paraissaient bien étanches. Diplômes et certificats relevaient de registres bien clivés, les uns positionnant dans la hiérarchie des situations sociales à revendiquer, les autres reconnaissant la capacité à assumer des fonctions définies.
14La construction européenne, les effets de la mondialisation, accompagnant les politiques de formation centrées sur le développement de compétences et la formation tout au long de la vie, sont en train de modifier, de façon durable, cette partition. Le principe d’une capitalisation de crédits transférables (processus de Bologne et de Copenhague) met en cause l’unité de l’instance de qualification. Le supplément au diplôme transforme en système de certification, ce qui était la reconnaissance d’un niveau acquis dans un champ disciplinaire donné. La validation des acquis de l’expérience, voire la certification d’acquis en entreprise, fragilise le monopole des appareils de formation dans leurs différentes fonctions.
15Les universités sont invitées à offrir davantage de débouchés à leurs étudiants. Elles développent leur offre de formations professionnalisantes et viennent faire concurrence aux établissements qui traditionnellement organisent les formations supérieures professionnelles. De nouvelles collaborations se font jour entre universités et écoles de formation supérieure professionnelle : les unes trouvant l’opportunité d’un accès à un champ professionnel, les autres, une voie pour faciliter l’accès à un diplôme pour leur public.
16Des écoles de service public se sont engagées dans cette voie depuis des années, une partie des formations étant intégrée dans une offre universitaire. Cela devrait ouvrir la possibilité à ceux qui ont préparé le diplôme universitaire, voire à un diplôme équivalent, avant de passer le concours, d’obtenir un allègement de leur formation statutaire. La possibilité ouverte d’identifier une partie de formation universitaire dans les cursus proposés pour les cadres fonctionnaires pourrait bien conduire à exiger, lors des concours, cette première qualification universitaire et ainsi limiter l’investissement en formation initiale professionnelle pour les administrations.
17Ces tendances peuvent potentiellement conduire à des effets contrastés :
- Scénario 1 : les recrutements dans la fonction publique se réalisent sur la base d’un concours dont l’accès suppose des compétences attestées par un diplôme ou un certificat en lien avec l’activité attendue ; les écoles de service public assument alors un rôle d’acculturation aux fonctions et d’accompagnement dans le parcours professionnel.
- Scénario 2 : les écoles affirment leur rôle de centres de formation interdisciplinaires et leur rôle certificateur ; elles se positionnent dans le champ en montrant leur apport spécifique tout en construisant des liens avec l’appareil universitaire.
L’émergence d’un nouveau rapport entre recherche et professionnalisation
18Un discours récurrent dans le domaine de la formation professionnelle exprime le regret d’une inscription insuffisante des savoirs attestés dans les pratiques professionnelles. Le professionnel est censé adosser sa pratique aux savoirs les plus récents en lien avec ses activités. Dans les faits, la littérature de recherche est abondante et peu accessible aux professionnels ; elle traite de problématiques lointaines de celles rencontrées dans l’exercice professionnel. D’un autre point de vue, les chercheurs sont aujourd’hui invités à participer à des programmes de recherche plus interdisciplinaires et apportant des éclairages pour des champs d’intervention.
19Le transfert des savoirs scientifiques issus de la recherche vers l’action est un enjeu largement reconnu dans l’univers de l’enseignement. La pratique inverse qui consisterait à faire se manifester, à travers des processus organisés, des savoirs d’action est nettement moins mise en œuvre. L’objet est d’arriver à extraire et à formaliser ces savoirs incorporés dans l’action.
20L’enjeu du développement des compétences individuelles et collectives est précisément d’arriver à faire se confronter des savoirs scientifiques et des savoirs d’action, lesquels en situation normale ne sont pas portés à se conjuguer spontanément. Les écoles supérieures professionnelles connaissent cette problématique sans qu’elle ne fasse toujours l’objet d’un traitement systématique. Les formations académiques à visée professionnelle ignorent le plus souvent cette problématique tant elles s’inscrivent dans une logique de l’application, les produits de la recherche étant censés s’imposer naturellement à l’action.
21Sur un autre plan, cette confrontation peut jouer un rôle non négligeable dans le développement de la recherche par les nouvelles questions qu’elle est susceptible de faire surgir. On peut supposer, sous l’effet de l’attente d’une plus grande participation de la recherche au développement économique et social, que ces tendances vont se développer dans les années à venir.
22Ces tendances peuvent potentiellement conduire à des effets contrastés :
- Scénario 1 : la recherche est instrumentalisée pour répondre à des problématiques économiques et sociales ; les chercheurs sont peu investis et considèrent le contenu de leurs rapports comme de l’information descendante vers les milieux professionnels ; la recherche s’appauvrit et le clivage entre recherche et professionnalisation reste en l’état.
- Scénario 2 : des manifestations régulières ou des supports de diffusion permettent aux chercheurs et aux professionnels, autour de thématiques, de confronter un état actualisé des savoirs et des savoirs d’action ; chaque type d’acteurs y trouvent des ressources pour enrichir son activité.
L’exigence de la qualité
23La qualité, l’assurance qualité de l’enseignement supérieur et des formations professionnelles sont devenues en quelques années une préoccupation majeure. Si en France les effets de cette tendance sont encore mineurs, dans la plupart des pays du monde de nombreuses pratiques témoignent de la prise en compte de ces nouvelles exigences.
24Cette tendance se développe dans un contexte où de multiples évolutions, en forte interaction, ont lieu : internationalisation de l’offre de formation, diversification des modes d’accès au savoir, nouvelles formes de régulation sociale et politique, territorialisation de la décision politique, autonomie plus forte des individus et des organisations.
25Les enjeux liés à ce contexte se traduisent aussi dans le contenu de la qualité attendue : visibilité et lisibilité de l’offre de formation, inter-reconnaissance des diplômes et des qualifications, adéquation des compétences construites aux besoins professionnels, responsabilités accrues des opérateurs, etc.
26Les processus de Bologne et de Copenhague font de l’assurance qualité des formations une des conditions de l’aboutissement des objectifs qu’ils portent. Les « références et lignes directrices pour l’assurance qualité dans l’espace européen de l’enseignement supérieur » ont fait l’objet d’une recommandation de la Commission européenne en 2006.
27La qualité est liée à la problématique des besoins, comme en témoigne une des définitions les plus souvent prises en référence, « l’ensemble des caractéristiques d’une entité qui lui confèrent l’aptitude à satisfaire des besoins exprimés et implicites ». Les besoins à l’égard d’un produit ou d’un service sont le plus souvent différenciés pour une même catégorie de bénéficiaires, et plusieurs catégories de bénéficiaires peuvent être concernées ; c’est le cas pour l’activité de service que représente l’enseignement supérieur.
28La qualité à laquelle il est fait référence dans les démarches qualité est toujours une qualité socialement construite : c’est une qualité relative, négociée, située et évolutive. Son intérêt majeur est de constituer un point d’accord, permettant à un ensemble d’acteurs de partager des repères communs sur ce qui peut être attendu d’une activité, à une époque et dans un contexte donnés.
29Deux orientations s’observent dans les pratiques d’assurance qualité, l’une qui se centre sur la sécurisation et qui privilégie les procédures et les logiques de contrôle, l’autre qui est plus orientée vers la dynamisation et l’amélioration et qui valorise l’innovation, la prise d’initiatives, des références qui sont plus des points de repère que des prescriptions. Cette seconde orientation l’emporte dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la formation professionnelle au plan international.
30Ces tendances peuvent potentiellement conduire à des effets contrastés :
- Scénario 1 : l’assurance qualité des formations conduit à davantage d’exigences formelles, de procédures, avec perte progressive du sens de leur utilité ; la qualité se traduit par plus de normalisation, d’homogénéisation.
- Scénario 2 : l’assurance qualité ouvre à un dialogue permanent entre les parties prenantes sur le sens de l’activité et la réponse aux besoins de professionnalisation ; elle favorise une adaptation permanente à l’évolution des contextes.
Conclusion
31Au terme de cette tentative d’analyse prospective, beaucoup d’incertitudes demeurent. D’autres tendances auraient pu trouver leur place dans cette analyse, notamment l’évolution de l’usage des Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (tice). La réalité à venir composera vraisemblablement entre les différents scenarii présentés. Une chose est sûre : de profondes évolutions en cours pourraient modifier durablement le champ des formations supérieures professionnelles. L’ambition de ce propos n’était que de « prévoir les incertitudes », il restera aux dirigeants de ce secteur à « gérer l’imprévisible ».