1Pour Janique Lepage, psychologue clinicienne à l’uemo de Tourcoing, la dimension clinique de son métier ne peut véritablement se déployer que dans la rencontre. À travers la situation de Saïd et Ahmed, deux frères jumeaux, elle illustre l’intérêt de croiser les regards, d’explorer de nouvelles approches, de diversifier les mises en mots, de renouveler les outils… Récit.
2J’ai souhaité témoigner de ma façon de concevoir la pluridisciplinarité par le truchement d’une situation complexe, de celles qui font naître le sentiment d’impuissance dans les équipes…
3L’uemo de Tourcoing s’était vu confier une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert pour Ahmed et une mesure de liberté surveillée préjudicielle pour Saïd, frères jumeaux âgés de plus de 17 ans. Dès lors, leur père a multiplié les sollicitations envers le service ! Il était toujours question du placement de Saïd. L’éducateur ne voyait jamais la mère au point même de se demander si elle n’avait pas quitté le domicile.
4Les adolescents étaient fuyants et ne semblaient rien attendre. Pour faire court, on pourrait dire que Saïd se révoltait dans la réitération de passages à l’acte violents et qu’Ahmed évoluait sur un mode d’apparence déficitaire. Bien évidemment, ces jeunes gens refusaient de me rencontrer. Que pouvaient-ils bien avoir à faire avec une psychologue ?
5Alors que Saïd était placé en cer, il a exprimé à l’éducateur, lors d’une conduite, la peur que sa mère le tue. Nous tenions le point de départ d’un travail possible avec lui. Passé ce moment fécond où quelque chose d’intime avait pu être lâché, il avait repris ses distances.
Faire sens
6Nous avions en notre possession une ioe effectuée un an auparavant par un service habilité et qui évoquait déjà cette peur chez Saïd. Nous avions le sentiment que cette investigation d’orientation éducative n’avait fait sens pour personne. À l’uemo de Tourcoing, la mesure d’ioe constitue un moment privilégié pour le travail avec les familles. La reprise de l’histoire familiale des parents, de leur rencontre, de la naissance des enfants n’a d’intérêt que dans la perspective que chacun puisse se saisir ou se ressaisir d’évènements fondateurs dans son parcours ou d’éléments de compréhension des difficultés présentes.
7Nous avons proposé aux parents des entretiens familiaux avec les éducateurs respectifs des deux jeunes et moi-même. J’assurais l’animation, ce qui rendait les éducateurs disponibles pour faire alliance, notamment avec les jeunes absents de ce travail. La conséquence immédiate de ce dispositif a été de rendre une place à Ahmed et d’ouvrir les yeux des parents sur son mal-être. En partant de l’écrit d’ioe dès la première rencontre, ces entretiens ont permis d’interroger la peur de Saïd à laquelle correspondait la peur de cette mère d’être tuée par son fils. Ils ont révélé l’existence d’une mort réelle, celle d’un premier fils.
8Nous avons reconnu ces parents dans leur lutte sans faille et à l’unisson contre la maladie de cet enfant. Ainsi, ils ont pu exprimer leurs différences et leurs contradictions d’aujourd’hui face aux comportements des jumeaux. Le père est une personne posée tandis que la mère se décrit comme explosive. Monsieur lui reproche de minimiser les difficultés de leurs fils au regard de sa propre enfance douloureuse. Madame considère que son époux a peur de leurs garçons et interprète son silence comme de la lâcheté. En déconstruisant avec eux leurs représentations et en leur permettant d’exprimer leurs ressentis, nous envisagions une complémentarité possible entre leurs approches.
La parole aux parents
9Dans le même temps, nous avons proposé au couple de participer à l’atelier « la parole aux parents ». Cet atelier mensuel, animé par un éducateur, l’assistante sociale et moimême, propose un espace convivial pour les parents invités à venir au service différemment. La conversation se met en place à la faveur du climat créé autour du partage du café et des gâteaux. Sans ordre du jour préétabli, nous sommes à l’écoute des préoccupations immédiates des parents présents. L’objectif est de valoriser les compétences de chacun par la mutualisation des questionnements et des savoirs. Monsieur et Madame ont été moteurs dans ce groupe. Ils ont notamment côtoyé une mère isolée qui vivait en même temps qu’eux l’incarcération d’un fils. Ils ont redécouvert une force, celle d’être deux pour faire face, comme à l’époque de la maladie de leur fils aîné.
10Un samedi, Madame s’est présentée seule, son époux était au collège, et aucun autre parent n’était présent. L’éducateur était mobilisé sur une conduite. Nous nous sommes retrouvées à trois… entre femmes. Sans hésiter, Madame s’est saisie de ce contexte privilégié pour nous raconter son enfance de fille de harki et son rapatriement. Nous étions disponibles pour accueillir ses souvenirs et ses émotions. L’assistante sociale et moi étions à l’époque en formation avec l’association lilloise « Laisse ton empreinte » qui « valorise l’histoire de vie de personnes ou de groupes à travers des supports artistiques ». Nous avons proposé à cette mère un accompagnement individualisé pour retranscrire son parcours. En six séances, nous avons réalisé pour et avec elle un album qui pourra devenir, si elle le décide, un support aux échanges avec son époux, ses enfants… Durant ces séquences, la peur de mourir est réapparue, celle de la petite fille qui avait dû fuir l’Algérie la nuit, sans un mot d’explication. Cette peur initiale nichée depuis au creux de l’être, la mère l’avait transmise malgré elle…
11Nous clôturons l’année de rencontres avec les parents par une œuvre collective qui symbolise l’implication de chacun. Cette année, nous nous sommes laissés guider par Madame dans la création d’une peinture sur verre. Si je vous dis qu’elle représente un chemin fait d’empreintes de pas, petits et grands, et qu’à son extrémité, les empreintes sont côte à côte…, vous mesurerez comme moi le chemin parcouru par ces parents. Saïd et Ahmed vont mieux.
Boîte à outils
12Quand je suis entrée à l’Éducation surveillée en 1984, on parlait de la boîte à outils de l’éducateur ! Depuis 1995, je l’ai troquée contre celle de psychologue mais je demeure attachée à l’idée qu’il nous faut souvent réinventer notre façon d’intervenir. À charge pour moi de multiplier et de renouveler mes outils et d’explorer de nouvelles approches, car la dimension clinique de mon métier ne peut véritablement se déployer que dans la rencontre.