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Article de revue

Légitimer la peur pour la dépasser

Pages 72 à 74

Notes

  • [1]
    delumeau (Jean), La peur en Occident, Paris, Fayard, 1978.
  • [2]
    relier (Annick), « Enquêtes sur la peur », Informations sociales, n° 24, 1992.
  • [3]
    legendre (Pierre), La fabrique de l’homme occidental, Paris, Mille et une nuits/Arte éditions, 1995.
  • [4]
    « La peur », Management sanitaire et social, n° 3, avril 2000.
  • [5]
    delumeau (Jean), op. cit.

1« Celui qui n’a pas peur n’est pas normal. Ça n’a rien à voir avec le courage » (Jean-Paul Sartre). Le secteur social est exposé plus que d’autres aux affects ou incertitudes générés par les peurs. Pour Sabine Laurent, directrice du cpi d’Asnières, reconnaître, identifier et légitimer ces sentiments constituent des enjeux vitaux pour les professionnels du champ social, notamment pour ceux de la Protection judiciaire de la jeunesse au moment où l’action éducative est sommée de produire des résultats tangibles et lisibles. Légitimer la peur pour mieux la dépasser…

2Émotion intime, la peur traduit toujours l’émergence d’un désordre psychosomatique. II existe différentes sortes de peurs : celle qui excite et celle qui protège. Mais aussi celle qui change de nature pour se transformer en angoisse, qui envahit et qui inhibe : la peur-souffrance. S’éloigner de l’angoisse qui altère nos sens, nos jugements et érode notre rationalité, c’est identifier la peur et permettre ainsi de la dominer ou de la dépasser. Accepter que certaines situations puissent au quotidien engendrer la peur constitue un fondamental de nos institutions.

Une émotion fondatrice

3La peur revêt des formes et des contenus qui diffèrent suivant les temps, les espaces et les cultures. Conséquence des menaces qui pèsent sur nous, elle traduit une sensation fondatrice de toute existence. « C’est une émotion choc, provoquée par la prise de conscience d’un danger présent et pressant qui menace notre conservation », [1] affirme l’historien Jean Delumeau. Émotion naturelle, la peur est individuelle, collective, sociale et professionnelle. Elle rôde partout.

4Mais parce qu’ils accompagnent des êtres en souffrance qui font de la violence un exutoire à la misère ou parfois la folie, les professionnels du social sont chaque jour confrontés à la peur. L’ adolescent placé dans une institution en situation d’urgence est agité, voire violent. Il fait peur. Le sentiment d’insécurité qu’il inspire et l’ambiance qu’il crée augmentent l’excitation. Cette agitation alimente les attitudes et interventions inadaptées chez des professionnels déstabilisés par ces comportements incompris.

5Les adolescents ont peur autant qu’ils font peur. La problématique du lien, de l’accès à l’altérité au moment de l’adolescence s’exprime par la peur de leur dépendance et de l’emprise de l’adulte. Elle exige de la part des professionnels une expérience et une sécurité intérieure suffisantes pour garantir au mineur un cadre rassurant, une explicitation des intentions à son égard, un travail d’élaboration des objectifs éducatifs pluridisciplinaires.

6Si les protocoles d’intervention sont perturbés, les relations sont affectées par la peur et ses différentes réactions émotionnelles. Les comportements professionnels se dégradent. Ainsi les professionnels n’agissent plus, ils réagissent : fuite, silence, non révélation de comportements dangereux… Exemple ? Cet éducateur raconte qu’un adolescent inscrit en stage arrivait chaque jour au volant d’une bmw. Il avoue n’être jamais intervenu pour faire cesser ce manège, illégal et dangereux. La cause ? Crainte des ennuis ou d’éventuelles représailles ? Il n’en a jamais parlé à ses collègues. Pourquoi ? Sentiment de culpabilité, certitude de ne pas avoir respecté les procédures…

7Chaque professionnel est amené à ressentir un jour l’effroi suscité par ces figures de la peur : délire, tentative de suicide, violence… Mais il peut aussi engendrer la peur chez le jeune. Comment ? Par l’exigence de ses demandes, par les paradoxes de ses attentes, par ses injonctions au changement et même en exportant sa propre peur. [2]

8Situation exemplaire : une éducatrice confie que des visites à un père de famille s’effectuaient en binôme, avec un collègue. Mais au fil des rencontres, les deux éducateurs ont commencé à craindre cet homme, toujours très excité. Un jour, la jeune femme terrorisée s’est sentie incapable de se rendre, une fois de plus, au domicile de ce parent irascible. Quelques semaines plus tard, au cours d’une ultime visite, l’homme s’est saisi d’une arme avant d’en menacer l’éducateur qui n’a dû qu’à son sang froid de calmer ce déséquilibré. C’est après cet incident seulement que les éducateurs ont « avoué » aux autres membres de l’équipe qu’un seul d’entre eux se rendait à ces rencontres. Ils les jugeaient trop risquées pour la jeune femme. L’insuccès de cette mission et la mise en danger de l’éducateur ont été induits par l’omerta que génère la peur.

Sur le front du non-dit

9Dans le champ social en particulier, la peur de la peur, son approche et son expérience se disent peu car elles se dissimulent. De multiples causes, profondes et complexes, se conjuguent pour instaurer le silence, le repli sur soi, et parfois la fuite : l’opacité de l’institution, la honte de la défaillance, la crainte de la mise en cause.

10Le déni de ce sentiment de la part des autres est un élément supplémentaire qui clôt hermétiquement le couvercle du silence : « J’étais stagiaire depuis un mois et demi dans un foyer de la Protection judiciaire de la jeunesse. Le chef de service m’a demandé d’assurer seul la soirée pour rendre service, raconte Jean. Je n’ai pas osé refuser. Le soir, j’ai vécu deux situations difficiles : un adolescent est tombé dans le coma, tandis que d’autres garçons du groupe se battaient à coups de chaises. Le lendemain, j’ai expliqué comment j’avais assumé cette soirée. Bien qu’ayant finalement maîtrisé la situation, l’épisode avait été éprouvant pour moi. Lors de mon évaluation, plusieurs semaines après cet évènement, l’équipe d’éducateurs m’a reproché de “ vivre difficilement les conflits ”. En conséquence, je me suis promis de ne plus parler à mes collègues de mes accès de faiblesse et de peur. » Qui pourrait soutenir que cette approche permettra l’épanouissement d’un jeune collègue ?

11Les personnels des institutions se trouvent en première ligne sur le front du non-dit. Nombreux sont ceux qui travaillent « la peur au ventre » mais n’en parlent jamais, même à leur collègue le plus proche. Pourquoi ? Parce que ce sentiment est associé à la lâcheté. Parce que rien dans leur formation ne les a préparés à identifier, à reconnaître la peur et surtout à la partager.

12Ne pas rester dans l’ombre, c’est lutter contre les sentiments de honte et de dépréciation personnelle qui adviennent à la suite d’une agression ou d’un événement traumatisant (accident, tentative de suicide…). À l’évidence, la peur ne peut être abordée sous le seul angle d’un dysfonctionnement personnel et renvoyée dans la sphère de l’intime. Elle doit faire l’objet d’un travail collectif suggéré et encouragé par les directeurs d’établissement en accompagnant les personnels dans la valorisation de leur image et de leur capacité humaine et éducative.

Mise en mots

13« Pour être habitable, le monde doit être mis en scène avec des mots », déclare Pierre Legendre. [3] À l’évidence, c’est d’abord pendant leurs formations que les professionnels – éducateurs, assistants de service social, directeurs… – doivent être informés et formés au sujet de cette sensation qui va les accompagner au quotidien. Il est naturel d’éprouver de la peur, il est absolument nécessaire d’en parler.

14Positiver la peur, l’admettre dans la pratique professionnelle permet de prendre quelques précautions, et de réduire parfois le danger. Le principe de précaution constitue le moyen de préserver les êtres en obligeant à anticiper les effets, par une organisation plus rigoureuse des actions présentes.

15La reconnaissance collective de la peur dans l’exercice professionnel et une meilleure gestion de l’angoisse pourraient procéder d’une stratégie de lutte contre le « burn-out », la fatigue, la lassitude ou encore la perversité, [4] et participer à un processus de légitimation. Il appartient donc aux responsables des institutions de lever le « tabou de la peur ». Le sentiment de sécurité qui en découlera créditera la fondation d’une nouvelle identité professionnelle.

16Le cadre de travail institutionnel doit développer des lieux et des temps où les intervenants pourront exprimer ce qui fait leurs souffrances et leurs angoisses. La possibilité de bénéficier d’un superviseur externe doit être offerte à toutes les équipes. Plus le cœur du métier est soumis à des incertitudes, plus l’organisation et l’ambiance du travail doivent a contrario être précises et explicites.

17Écrire le mot « peur » dans un projet de service doit engendrer un accompagnement adapté après chaque événement traumatisant. Relier chaque professionnel à une mission collective, par le truchement du projet de service, s’avère une nécessité absolue. En effet, l’appartenance au collectif développe le sentiment de sécurité. Par ailleurs, une organisation qui tolère l’écart, promeut les suggestions, les initiatives, les conflits, symbolise le meilleur antidote à la peur, parce qu’elle valorise la parole et optimise la mission sociale.

18Une fois la meilleure des organisations mise en place, il convient d’affirmer, afin de ne plus avoir peur de mal faire, que tout travail ne peut s’effectuer dans la stricte application des consignes.

Un juste équilibre

19L’action des professionnels du social qui consiste à établir un lien de proximité avec les mineurs et leurs familles, condition de la mise en œuvre de l’action éducative, n’est rendue possible qu’en l’absence de menaces quant à leurs compétences.

20La représentation, dans l’opinion, du mineur fauteur de trouble est venue altérer de façon considérable la confiance en soi des professionnels, encourageant ainsi une forme d’autarcie et une sorte de repli sur la sphère institutionnelle.

21Il s’avère donc indispensable que la Protection judiciaire de la jeunesse permette l’expression de ces doutes et de ces peurs. Les responsables, au croisement des besoins et des projets, doivent encourager les professionnels de terrain à exercer en direction des partenaires et de la société civile leur mission d’experts, dépositaires de connaissances spécifiques liées à la prise en charge directe des publics. Mineur délinquant ou en danger, à qui il est urgent de rendre son statut de sujet social et sa personnalité.

22La peur est inhérente à la condition humaine. Il est nécessaire que chacun s’interroge sur sa relation personnelle avec ce sentiment. Assurément, l’homme ne peut vivre sans un·environnement protecteur. Il doit trouver un juste équilibre entre risque et assurance, liberté et sécurité. Et il lui faut admettre qu’à un moment donné, l’excès d’assurance ne rassure plus et que la recherche fébrile de la protection génère à nouveau l’angoisse [5] et empêche l’action.

Notes

  • [1]
    delumeau (Jean), La peur en Occident, Paris, Fayard, 1978.
  • [2]
    relier (Annick), « Enquêtes sur la peur », Informations sociales, n° 24, 1992.
  • [3]
    legendre (Pierre), La fabrique de l’homme occidental, Paris, Mille et une nuits/Arte éditions, 1995.
  • [4]
    « La peur », Management sanitaire et social, n° 3, avril 2000.
  • [5]
    delumeau (Jean), op. cit.
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