Notes
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[1]
Maryse Boucher-Sanchez montre comment l’éducateur de milieu ouvert construit par ses micro-actions de nouveaux rapports d’existence pour un jeune, « Pratique éducative en milieu ouvert. Témoignage à l’appui », les Cahiers dynamiques, n° 34, p. 82-85.
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[2]
Ivan Gobry, Le vocabulaire grec de la philosophie, Ellipses, 2000, p. 11
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[3]
Au shi de La Garenne-Colombes, « il est prévu un repas collectif au moins trois fois par semaine. Ces repas ne sont pas obligatoires, et les jeunes qui ne peuvent pas ou qui ne veulent pas y venir ont la possibilité de prendre, plus tard, une barquette contenant le repas qui a été servi ce jour-là. Outre le fait qu’elle contient un repas, la barquette est pleine de théories, déjà sur la précaution à autrui et sur tout ce qui crée un rattachement, même lorsqu’on est absent on peut être avec les autres », les Cahiers dynamiques, n° 21, p. 45.
1Chaque fiche de la base des expériences éducatives accorde désormais une place prépondérante à ce que Géraldine Gourbin et Gilles Raymond nomment l’hypothèse éducative. Sa définition n’est en fait que le résultat d’un travail pratique avec les professionnels sur leurs propres expériences. Plusieurs pistes sont ici lancées. Leur intérêt tient sans doute au fait qu’elles n’ont, sous la plume de Gilles Raymond, aucune valeur normative. Elles sont comme une exploration possible à laquelle tout professionnel de l’éducation peut s’associer.
Rhétorique
2Les projets éducatifs fixent parfois des objectifs et des finalités qui n’admettent aucune possibilité d’échec pour ceux à qui ils sont destinés. Dans ces projets, nous avons un discours découpé en autant de parties apparemment nécessaires : des objectifs généraux, des objectifs opérationnels, des moyens et des contenus, et aussi des méthodes. Ces discours, où tout est prévu, garantissent le plus grand confort pour le « public cible » qu’ils visent. Ils nous viennent probablement d’une ingénierie de formation pour qui l’échec est seulement une erreur et non l’étape ou l’aboutissement d’un parcours dramatique. Celui qui s’inscrit dans un dispositif ainsi pensé entre dans un avenir obligatoirement possible. En bref, ces projets sont écrits dans la rhétorique d’une pure réussite, même s’ils s’adressent à ceux qui ont le plus lamentablement échoué dans tous leurs projets d’existence qu’ils soient scolaires, professionnels, relationnels, familiaux… Est-il possible alors de saisir le travail éducatif en échappant à cette rhétorique qui lamine un réel par définition profondément discontinu au profit d’une réalité reconstituée par de purs semblants ? Ou comment pourrait-on explorer des projets éducatifs dans un langage qui dirait l’activité professionnelle dans une perspective autre que celle de l’idéalisation d’autrui, de la situation ou d’un ordre social ?
À l’écoute
3Pour écrire les premières fiches de la base des expériences éducatives, Géraldine Gourbin et moi-même avons travaillé sur des discours qui ne disent parfois que peu de choses d’une réalité éducative singulière. Parce qu’ils sont un « en-dehors » qui doit être tenu et participent par leur propre logique d’une certaine uniformité en utilisant toujours les mêmes mots, les mêmes tournures d’exposition…
4Pour atteindre la réalité éducative, il a fallu écouter ces discours afin d’en faire advenir un moment singulier, celui qui donne accès à l’expérience. Nous rencontrons alors chaque professionnel pour écrire sa fiche. Elle doit traduire son expérience. Une expérience, ce n’est pas tout à fait une pratique, mais bien plutôt ce qui a été ou ce qui est tenté. « Are you experienced ? », chantait Jimmy Hendrix, ce que l’on pourrait traduire par : « Avez-vous pris le risque de tenter ? » Il parlait d’une tentative pour une génération d’exister par la drogue.
5Il s’agit, pour notre base, d’une tentative d’existence par l’éducatif. Ce qui nous amène à nous demander si ce n’est pas dans un rapport particulier entre de l’existence et de l’éducatif que l’expérience va apparaître. Ce rapport est d’emblée difficile à établir puisque l’existence, ce ramassis de discontinuités, est parfaitement dramatique, et l’éducatif, de son côté, est toujours une promesse sur un vivre ensemble ou sur une meilleure idée de soi…
6Les fiches de la base des expériences éducatives sont travaillées sur quatre points principaux qui nous semblent rendre compte de l’essentiel de ce qui a été tenté. À savoir : un contexte d’émergence (à partir de quoi l’expérience apparaît), une présentation de l’action (le déroulement et les étapes de l’expérience), des objectifs (ce que l’expérience dit vouloir atteindre) et des hypothèses. Initialement, nous nous contentions facilement du terme d’hypothèse pour dire qu’une expérience contenait une part non directement accessible. Aujourd’hui, après avoir travaillé sur une cinquantaine de fiches, nous sommes plus à même de préciser ce que l’hypothèse exprime.
Savoir et savoir-faire
7Comment pourrait-on définir l’hypothèse éducative telle que nous la travaillons dans les fiches de cette base ? Nous avons pensé qu’elle était une mise en relation entre des faits observés et une action organisée pour obtenir des résultats. Par exemple, un éducateur observe que les jeunes à qui il propose un stage professionnel ne s’y adaptent pas, non pas parce qu’ils manquent de compétences techniques mais parce qu’ils ont des difficultés relationnelles avec un entourage professionnel. L’éducateur en conclut qu’en situation de travail, le plan relationnel doit être privilégié dans son action éducative d’insertion. L’hypothèse est une mise en relation entre une observation et une action. Ainsi conçue, elle est un savoir professionnel. Le « faire » de l’éducateur repose sur un savoir, pour donner ce fameux savoir-faire.
8À ce titre, l’hypothèse ne peut pas se confondre avec l’objectif, et nous distinguons très clairement sur la fiche ces deux catégories explicatives. L’objectif indique un but à atteindre, en cela il est transparent. Tandis que l’hypothèse n’apparaît pas. Effectivement, l’éducateur ne dit pas son savoir professionnel au jeune et à sa famille qui pourraient sinon l’interpréter comme une exigence à leur égard ou comme une maladresse professionnelle. Mais d’autres raisons semblent empêcher l’éducateur de dévoiler son hypothèse. Si cette dernière se définissait comme un pur savoir professionnel, l’éducateur ne trouverait pas autant d’empêchement à l’exprimer.
9D’après les professionnels que nous avons rencontrés, le terme d’hypothèse donne une idée trop intellectualisée à leur action éducative, comme s’il prétendait détenir, par avance, la bonne réponse. Les professionnels, auteurs des fiches, nous disent souvent que l’hypothèse que nous cherchons, avec eux, à énoncer, n’existe pas au départ de leur propre action. Elle leur est arrivée dans « l’après-coup » ou dans le « pendant que » de leur action.
De l’hypothèse à l’idée
10Pour toutes ces raisons, nous avons préféré parfois appeler l’hypothèse « l’idée » et pour être plus précis « l’idée d’un éducateur ou d’un groupe de professionnels ». Rédiger ainsi une fiche, c’est affirmer que l’éducatif ne se réduit pas à des objectifs parce que justement ils sont trop objectifs et indépendants de ceux qui mènent le projet. Écrits à l’infinitif, ils se présentent comme des énoncés sans sujet. À l’opposé, l’hypothèse, si elle est conçue comme une idée, appartient à celui qui la met en œuvre. Pour cette raison, nous tenons à ce que la fiche porte le nom de son auteur. Elle implique un sujet initiateur individuel et collectif. L’affirmation de l’existence d’un auteur n’est que la traduction de notre écoute : nous tentons d’écouter celui qui exprime son idée et non un discours institutionnel. Dans ce sens, notre écoute peut réhabiliter de la « professionnalité ».
11La fiche affirme donc que toute expérience éducative exprime une combinaison possible entre une idée et un professionnel. Seule cette combinaison peut rendre compte de la profondeur de l’action : l’éducateur ne fait pas de l’éducatif sans s’impliquer dans une conception particulière de ce qu’il fait. À ce titre, la base des expériences éducatives peut être considérée comme le recueil des conceptions du travail éducatif, comme une véritable collection d’expériences. L’hypothèse, conçue comme idée, a donc une dimension singulière.
12Lorsque l’éducateur s’abstient de divulguer à l’adolescent et à sa famille que le fait de travailler a moins à voir avec des compétences qu’avec des capacités relationnelles, il s’abstient de faire part d’un savoir, certes, mais il s’abstient aussi de faire part de son idée. En la disant, il mettrait alors en cause son intentionnalité et se discréditerait complètement. Cela montre, d’une part, qu’il n’y a pas d’éducation en toute transparence et, d’autre part, que l’hypothèse, conçue comme idée, participe à la puissance de l’action. En disant au jeune et à sa famille ses objectifs, l’éducateur leur dit tout ce qu’il va faire, mais en gardant pour lui ses idées professionnelles, il ne dit pas tout de ce qu’il a pensé. C’est peut-être là que passe une limite entre ce qui sépare une simple action d’aide du travail éducatif. Dans l’une, on pense pour autrui, et dans l’autre, on pense autrui. L’idée indique que l’éducateur a déjà pensé autrui : il a posé un rapport particulier entre une perception d’existence et un projet d’action, donc entre deux régimes d’être différents.
13Mais l’idée n’est pas complètement libre, ou plutôt gratuite, même si elle renvoie systématiquement à un auteur. Dans toutes les fiches, elle parle de la condition sociale d’existence d’un jeune pour y répondre par une action spécifique qui cherche à tendre vers un social plus enviable. La perception éducative (l’idée) exprime toujours un processus de transformation. Ce processus est d’autant plus intéressant qu’il s’éloigne d’une adaptation directe au social. D’ailleurs, l’éducateur n’est pas un travailleur social, au sens où il ne cherche pas à remédier aux dysfonctionnements sociaux tels que le chômage, la délinquance, l’échec scolaire, la précarité… Il travaille plutôt le social en introduisant des rapports humains [1] dans des situations qui se présentent soit comme impensables, parce que le jeune ne situe pas ce qu’il vit, soit comme totalement convenues, parce qu’il s’en tient à ne vivre que ce qu’il a toujours vécu. Dans les deux cas, le jeune est aliéné.
14Pour dépasser cet état, qui confine souvent à la jouissance, l’éducateur va mettre en scène de multiples actions qui au bout du compte vont constituer l’expérience éducative dans laquelle il prend toujours un risque. Son action peut alors être qualifiée de « politique », dans le sens où il travaille une situation que ce soit dans le registre du contexte socio-économique de la famille, ou de la propre personne du jeune, ou encore de ses loisirs…, peu importe ! Dans tous les cas, il cherche à y initier des actes capables de produire des processus de rationalisation, ceux qui justement humanisent une situation particulière. Dans cette perspective, chaque expérience fait naître une raison dans des situations qui s’obstinent à ne vouloir être que des destins marqués par de multiples ruptures destructrices.
L’arrière plan
15L’idée éducative s’exprime par une perception qui cherche toujours à créer de nouveaux rapports humains dans une mise en scène vécue ici et maintenant. L’expérience contient en effet une utopie vécue au temps présent. Pour certaines expériences, c’est probant, car même si elles préparent les jeunes à obtenir une qualification, ou à s’abstenir de « délinquer » – il faut bien répondre à des objectifs –, elles leur donnent l’occasion d’accomplir ici et maintenant ce qui est bon pour eux en utilisant toutes les techniques à disposition (masques, voyages, contes, entretiens dans des lieux inédits…) pour atteindre le réel d’une situation.
16Le travail d’écriture de la fiche n’interroge donc pas principalement l’acte professionnel sous l’angle exclusif de son savoir, mais bien plutôt sous l’angle d’une action qu’on peut qualifier de « politique ». Ces manières de penser l’hypothèse nous montrent à quel point il est difficile d’en faire un simple moyen d’action ou un simple savoir pour l’action. Par contre, l’hypothèse peut être interrogée sur la place qu’elle occupe. Une éducatrice, auteur d’une fiche, suggérait que pour mieux appréhender l’hypothèse, il serait bon de l’appeler « l’arrière plan » ; ce qui ne serait pas directement mis en service pour l’autre, mais qui serait comme dans « l’arrière boutique éducative ». Cette proposition nous incite à poser, pour l’hypothèse, la question de son lieu. Les objectifs prennent place tout naturellement dans le texte des projets, dans les documents de présentation d’un service. Mais nous n’avons que rarement accès directement aux hypothèses parce que nous ne savons pas les situer.
Le contexte d’émergence
17Nous avons considéré, assez intuitivement, tout au début de notre travail sur la base, que l’expérience était la propriété du professionnel. Auteur de la fiche, l’éducateur est devenu l’auteur d’une action, donc son origine. Nous voyons apparaître cette origine dans la partie de la fiche que nous avons appelée le contexte d’émergence. Ce contexte est censé expliquer les conditions de départ de l’action, mais progressivement, au cours de notre travail, nous cherchons à mettre en valeur des processus plus liés aux personnes en négligeant les faits objectifs (manque de structures, modification des publics…).
18Le contexte renvoyait au début à une observation, à un état des choses qui devait justifier l’opportunité de l’action. En fait, l’éducateur participe totalement de ce contexte d’émergence, parce qu’il a pratiqué une activité, parce qu’il a une passion, parce qu’il a des connaissances universitaires, parce qu’il a rencontré un autre professionnel qui a la même posture professionnelle… Le contexte n’est pas seulement un point de départ pour l’action, il la suscite constamment.
19Ainsi incorporé dans le contexte d’émergence, l’éducateur n’est plus extérieur à la production de sa propre action. Là aussi, le travail d’écriture de la fiche implique que nous doutions des discours trop convenus, trop référés à l’institutionnel, sur des causalités trop fonctionnelles. C’est au bout de plusieurs entretiens avec les professionnels que nous trouvons avec eux une ou plusieurs hypothèses. Cette résistance à pouvoir dire signifie qu’ils ont une difficulté à situer la place qu’ils occupent dans leur propre action ou encore à situer le rapport qu’ils entretiennent avec leur propre idée.
20Tout ce que nous venons de dire sur l’hypothèse, comme idée, caractérise ce rapport. Premièrement : le professionnel intègre, pour établir son action, une perception de l’existence du jeune. Deuxièmement : il fait partie du contexte de sa propre idée. Troisièmement : il s’inscrit dans le social par des actes qui modifient l’ici et maintenant de la situation du jeune. Ces trois caractéristiques semblent prouver que l’éducateur est la cause de sa propre action éducative.
Étiologie éducative
21Dans son étymologie grecque, la notion de cause est exprimée par le terme « aïtia » qui est un « substantif féminin et un adjectif substantivé » dont dérive le « qualificatif aïtios qui signifie “auteur de” […]. C’est de ce terme que vient le mot étiologie : recherche des causes. » [2] La base pourrait être nommée à juste titre une étiologie éducative, c’est-à-dire le lieu de recherche des causes éducatives. Mais des causes qui seraient aussi des « auteurs de ». Quand nous parlions de l’auteur de la fiche, au début de la constitution de notre base, nous parlions d’un auteur qui prenait en responsabilité la retranscription d’une expérience. Maintenant, nous parlons d’un auteur qui se confond avec la cause dans l’expérience.
22L’éducateur peut certes être considéré comme le créateur de son action éducative et être situé alors à l’extérieur de celle-ci. Conception où l’on perçoit bien l’éducateur qui met en place une action pour qu’elle produise des effets. Dans ce cas, on distingue bien les effets de la cause. Mais il y a une autre manière de percevoir l’éducateur dans son action éducative en disant que de la place qu’il occupe, émane l’action éducative, ce qui signifie qu’il la contient. Pour le dire dans un autre langage : il l’incarne. L’action éducative n’est plus à l’extérieur de lui-même, elle coïncide avec lui. Dans ce cas, il est difficile de distinguer la cause de ses effets, parce que justement les effets résident dans la cause. C’est peut-être pour cette raison que la capitalisation de l’action éducative se réalise rarement : on ne peut pas distinguer l’action éducative de l’éducateur.
23Dans cette seconde perspective, nous abandonnons l’idée d’une création liée à la volonté de l’éducateur pour la concevoir plutôt comme une émanation. La base des expériences éducatives tenterait de définir la place éducative par les effets qu’elle implique plutôt que par les intentions qu’elle suppose. Les professionnels parlent en terme de « présence éducative » : là où il est tellement difficile de distinguer ce que l’éducateur fait de ce qu’il est. L’expérience dans ce sens se donne dans un registre énergétique et l’hypothèse (la cause) ne relève plus d’un vouloir éducatif mais de la puissance d’une situation particulière, dans laquelle le professionnel est profondément impliqué. Nous pourrions dire que l’hypothèse émane plutôt qu’elle ne s’efforce.
24Si nous prenons encore une fois notre séparation entre objectifs et hypothèses, avec les objectifs nous avons des énoncés qui s’efforcent de convaincre de la légitimité d’une action et qui en précisent le domaine de pertinence, alors qu’avec les hypothèses, conçues comme des causes « émanatives », nous sommes dans le registre d’une énergie qui provient d’une situation agencée par un éducateur, celle qui n’a de cesse de faire advenir de nouveaux effets pour la situation d’un jeune ou de sa famille.
Une partie de l’expérience
25En prenant le parti de situer l’hypothèse comme un contexte, dont l’éducateur fait partie, et comme une cause, qu’il remplit, nous avons commencé à dé-subjectiver l’expérience. Si dans un premier temps nous avions tenu, malgré ses réticences, à ce que l’éducateur soit l’auteur de son expérience, et à l’aider à situer sa subjectivité créatrice, nous entamons maintenant un autre mouvement. Encore une fois, c’est notre écoute, pendant nos entretiens avec les professionnels, qui nous renseigne sur la nature de notre recherche. Elle est dans son premier temps globalisante – « on fait le tour du propriétaire » –, puis elle devient plus insinuante pour vouloir prélever une partie de l’expérience qui pourrait la signifier au mieux. Ces parties de l’expérience peuvent être un bocal de sable, le bureau d’un centre de jour, le premier entretien avec un jeune… Ces « objets » forment des actes éducatifs à proprement parler. Quasiment indépendants de leurs auteurs, ils introduisent des processus de rationalisation (rapports d’humanisation que l’on introduit dans les situations d’aliénation qu’un jeune peut connaître).
26Nous croyons percevoir, dans de telles mises en scène, un « objet » particulier qui pourrait totaliser l’action éducative. En l’isolant, nous abandonnons la valorisation de l’auteur pour nous centrer sur « l’objet » dans l’expérience. Cela peut être un geste, un lieu, un texte, une procédure de travail… Nous la dé-subjectivons en persuadant l’auteur de nous en concéder une partie qui en exprimerait la totalité. Or « l’objet » de l’expérience, ou plutôt « l’objet » que l’expérience a su produire nous renvoie à un concret, c’est-à-dire ce avec quoi l’acte éducatif opère. Nous ne voulons pas parler « d’outil », parce que ce terme laisse entendre qu’il existerait préalablement des moyens adéquats pour opérer sur une situation éducative.
27Par exemple, sur la fiche « Un cheminement malgré soi », ce n’est pas le désert qui est à prendre comme un « outil » pour éduquer. Il nous faut surtout saisir (au sens de photographier) le geste du jeune qui, à la demande de l’éducatrice, prend le sable dans le bocal qu’elle lui tend. Le sable du désert pris dans le bocal « enseigne », par cet élément exclusif d’une région, qu’il faudra être solidaire pour ne pas mourir. Ce geste est « l’objet » détenteur du sens global de toute l’expérience éducative qui va s’en suivre. Il n’est en rien un « outil », parce qu’il détient une théorie, au même titre que la barquette de nourriture [3] remise aux jeunes d’un hébergement diversifié qui n’ont pas voulu ou pu être présents au repas. Dans ce dispositif, la barquette est en effet « l’objet » qui contient une théorie de la relation.
28De ce fait, l’hypothèse est un pari sur la transformation d’une réalité d’existence. Deux paris sont soutenus : ne jamais se concevoir sans les autres (la barquette propage les repas avec les autres) ; abandonner son individualisme (le sable parce qu’il est mortel doit nous réunir). Ce n’est pas l’éducateur qui affirme « l’objet », mais c’est « l’objet » lui-même qui affirme un nouveau rapport d’existence, encore inconnu par l’éducateur et le jeune. La transformation de la situation de l’autre passe plus par une puissance logique que par une prise de conscience psychologique, qui n’est souvent qu’un effort inutile.
En conclusion
29Les explorations de sens auxquelles nous avons procédées autour du terme d’hypothèse de l’expérience éducative, tel qu’il est employé dans la fiche, montrent qu’il est trop restreint si on le cantonne au registre du savoir. Il a fallu l’élargir par les pistes que notre propre écoute, sensibilisée par les rencontres avec les professionnels, nous a indiquées.
30Notre aide à dire se définit comme une augmentation de sens. Nous sommes à l’opposé d’un enregistrement de ce qu’un individu dit, pour développer ensuite ce qu’il veut dire ou ce qu’il a vraiment fait, comme s’il y avait à trouver quelque chose de plus vrai que ce qu’il nous disait. Non, notre écoute est ici du côté de l’augmentation du sens. Elle insinue, elle veut entendre, elle suggère pour développer ce qui fait l’acte éducatif. Nous avons conscience qu’elle est méthodologiquement discutable au regard d’une attitude de neutralité. Notre neutralité réside essentiellement dans le fait de prendre au sérieux ce que les auteurs des actions éducatives nous disent et de restituer ce qu’ils ont vraiment fait.
Notes
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[1]
Maryse Boucher-Sanchez montre comment l’éducateur de milieu ouvert construit par ses micro-actions de nouveaux rapports d’existence pour un jeune, « Pratique éducative en milieu ouvert. Témoignage à l’appui », les Cahiers dynamiques, n° 34, p. 82-85.
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[2]
Ivan Gobry, Le vocabulaire grec de la philosophie, Ellipses, 2000, p. 11
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[3]
Au shi de La Garenne-Colombes, « il est prévu un repas collectif au moins trois fois par semaine. Ces repas ne sont pas obligatoires, et les jeunes qui ne peuvent pas ou qui ne veulent pas y venir ont la possibilité de prendre, plus tard, une barquette contenant le repas qui a été servi ce jour-là. Outre le fait qu’elle contient un repas, la barquette est pleine de théories, déjà sur la précaution à autrui et sur tout ce qui crée un rattachement, même lorsqu’on est absent on peut être avec les autres », les Cahiers dynamiques, n° 21, p. 45.