Couverture de LCDM_033

Article de revue

Lectures critiques

Pages 215 à 225

Notes

  • [1]
    Concernant l’efficience ou l’efficacité, la question est au centre de polémiques entre pratiquants. Voir Gabriel Facal, « Technical Continuities of the Martial Ritual Initiations in the Malay World », Martial Arts Studies, 4, 2017, p. 46-69 ; Douglas Farrer, « Efficacy and Entertainment in Martial Arts Studies : Anthropological Perspectives », Martial Arts Studies, 1, 2015, p. 34-45 ; Jean-François Loudcher, « Arts de la guerre, arts martiaux, arts et sports de combat : une réflexion épistémologique et anthropologique », dans Jean-François Loudcher, Jean-Nicolas Renaud, Éducation, sports de combat et arts martiaux, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2011, p. 22-48.
  • [2]
    Voir par exemple, « Introduction », dans Thomas Green, Joseph Svinth (eds), Martial Arts of the World : An Encyclopedia of History and Innovation, Santa Barbara (Calif.)/Oxford, ABC/CLIO, p. xix ; Paul Bowman, Martial Arts Studies : Disrupting Disciplinary Boundaries, Londres, Rowman and Littlefield International, 2015 ; Sixt Wetzler, « Martial Arts Studies as Kulturwissenschaft : A Possible Theoretical Framework », Martial Arts Studies, 1, 2015, p. 20-33.
  • [3]
    Voir André-George Haudricourt, « La technologie culturelle : essai de méthodologie », dans Jean Poirier (dir.), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », 1968, p. 731-880.
  • [4]
    Jean-Vincent Holeindre, La ruse et la force. Une autre histoire de la stratégie, Paris, Perrin, 2017.
  • [5]
    Marcel Mauss, « Les techniques du corps », dans id., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968.
  • [6]
    Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Félix Alcan, 1934, p. 181.
  • [7]
    Jean-Pierre Warnier, « Les jeux guerriers du Cameroun de l’Ouest. Quelques propos iconoclastes », Techniques & culture, 39, 2002, p. 12.
  • [8]
    Jean-Marc de Grave, « The training of Perception in Javanese Martial Arts », dans Douglas Farrer, John Whalen-Bridge, Martial Arts as Embodied Knowledge : Asian Traditions in a Transnational World, New York (N. Y.), Suny Press, 2011, p. 123-143, ici p. 138.
  • [9]
    La société contre l’État, Paris, Minuit, 1974.
  • [10]
    Homo Aequalis, vol. I, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique ; vol. II, L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1977, 1978.
  • [11]
    Maître de conférences en relations internationales au Birkbeck College à Londres.
  • [12]
    Le ciblage est un processus décisionnel de sélection, de recherche, d’acquisition et de traitement des objectifs comportant plusieurs étapes : analyser et évaluer l’intérêt et les vulnérabilités de l’entité visée. La question est de savoir comment et quand synchroniser les actions létales.
  • [13]
    Cette liste est non exhaustive, bien d’autres références à des théoriciens anglo-saxons et européens viennent enrichir le texte.
  • [14]
    Elle est une branche ancienne des mathématiques permettant de modéliser les notions de perspective et d’horizon ; elle est reliée aux problèmes de représentations graphiques et par extension à des problèmes informatiques.
  • [15]
    Formation militaire de lanciers lourdement armés.
  • [16]
    En référence à la notion d’« homme augmenté ».

Technique et efficacité : des arts martiaux à l’art de la guerre

Matthieu Debas, Du sabre à l’esprit. Arts martiaux et art de la guerre, Levallois-Perret, Jean-Pierre Otelli, 2017

1Dans cet ouvrage, Matthieu Debas s’intéresse à la question, peu étudiée, du rapport entre efficacité des techniques martiales [1] et efficacité des techniques guerrières. Pour l’auteur, la notion d’efficacité est intimement liée à ce qu’il nomme la voie de la « maîtrise ». Cette voie implique que, pour que l’objectif de victoire soit atteint, celui-ci s’inscrive dans une visée globale, qui anticipe les répercussions de l’action guerrière dans le temps et l’espace. Ce cheminement conduit au développement par l’individu d’un mode d’être et d’action spécifiques, résultant en une symbiose sans cesse mise à l’épreuve entre ce que l’auteur nomme le « sabre » et l’« esprit », notions et relations qu’il se propose de mettre au jour.

2Debas élabore sa réflexion à partir de son riche parcours opérationnel en tant que militaire et comme pratiquant chevronné d’arts martiaux japonais. Il mobilise cette double expérience pour explorer deux facettes des pratiques martiales : l’une, qu’il considère comme individuelle, est celle des arts martiaux, et l’autre, qu’il envisage comme collective, concerne l’art de la guerre. La notion d’arts martiaux ne fait pas l’objet d’une définition approfondie, alors même qu’elle est ardemment débattue au sein des Martial Arts Studies[2]. On comprend toutefois qu’elle est entendue par l’auteur dans le sens de pratiques de combat codifiées à main nue et avec armes blanches, un art entendu comme ars, c’est-à-dire un savoir-faire technique, qui implique en outre une dimension éthique et philosophique. La notion d’arts martiaux ne renvoie donc pas dans cette étude aux pratiques de combat « sportivisées » à plus ou moins haut degré, telles que le grand public se les représente en contexte moderne occidental. Quant aux pratiques guerrières, elles sont décrites comme l’exécution disciplinée d’actions coordonnées, selon des procédés militaires. Debas analyse ces deux types de pratiques comme intégrant « une créativité qui surprendra l’adversaire, tirera le meilleur parti de la situation et fera saisir l’initiative » (p. 11). Dans la perspective développée par l’auteur s’opère donc une conjugaison du créatif et du technique.

3La dimension artistique du combat à laquelle renvoie cette synergie est analysée tout au long de l’ouvrage (voir infra). Quant à la notion de technique, Debas en propose une acception totalisante. Celle-ci est contenue par l’image du sabre, choisie pour symboliser la technique martiale dans ses aspects matériel et immatériel. La technique se voit ainsi définie comme le couplage d’une technologie – entendue dans le sens commun de technologie matérielle et non pas, comme en anthropologie, comme la science qui étudie les faits techniques, la technologie culturelle [3] – et comme un procédé, c’est-à-dire une façon de faire et de se comporter. À partir de cette définition, Debas montre que la technique martiale est conçue pour servir l’efficacité guerrière, définie selon l’objectif de l’action et en fonction de la manière d’atteindre celui-ci. La « bonne manière » varie d’une culture à l’autre (p. 13), mais dans tous les cas elle ne se limite pas seulement à défaire un adversaire mais aussi à poser les conditions d’une paix durable. Elle englobe ainsi « le résultat tactique et l’enjeu stratégique, quelles que soient les nuances du contexte culturel » (p. 133).

4Comme le souligne le général de division Francisco Soriano dans la préface qu’il fait de cet ouvrage, l’efficacité opérationnelle doit s’imposer « au sein d’un environnement de plus en plus complexe […] où les acteurs politiques, économiques, humanitaires et même l’opinion publique entrent dans l’équation stratégique » (p. 8). Cette dimension holiste de l’environnement indique que, bien que l’habileté technique soit une condition nécessaire de l’efficacité, elle ne lui suffit pas. Surtout, la technique est « à double tranchant » : elle peut aussi bien servir l’efficacité que s’y opposer. Debas relève à ce titre douze écueils potentiels d’un mésusage de la technique, lorsque celle-ci est « en deçà du nécessaire ou au-delà du suffisant ». Il développe particulièrement les exemples de l’intelligence artificielle, de la sophistication technologique et des dogmatismes techno-centriques, en signalant l’importance de maintenir des savoir-faire « dégradés » afin d’atteindre les objectifs du combat lorsque les outils nominaux, normaux, font défaut.

5Il en tire la conséquence que le recours au sabre doit, pour déboucher sur une réelle efficacité (incluant la sortie de crise et l’instauration d’une paix durable), rester sous contrôle de l’esprit. Dans la définition qu’il donne de ce concept, celui-ci embrasse les dimensions intellectuelle, morale (rapportée ici au courage et à ce qu’il nomme la « force de caractère »), éthique et spirituelle du combattant individuel, du stratège ou de l’unité combattante. Or, et c’est là la thèse principale de cet ouvrage, le contrôle de l’esprit peut se développer de façon privilégiée en traçant la « voie de la maîtrise ». Celle-ci passe tout d’abord par une mise en système des acquis techniques, en étayant l’expertise des techniques fondamentales dédiées à une tâche spécifique (qualifiées de techniques « cœur de métier ») par des techniques complémentaires (des « techniques procédés ») visant à transformer directement des qualités profondes chez le technicien. L’auteur cite par exemple la programmation neurolinguistique, élaborée dans les années 1970, ainsi que les techniques d’optimisation du potentiel, développées dans la décennie 1990 et permettant au combattant d’accroître l’ensemble de ses facultés physiques, intellectuelles, morales et spirituelles, tout en ambitionnant l’équilibre entre ces différentes qualités. Il développe particulièrement une réflexion sur le zen (citant par exemple le maître Taisen Deshimaru), lequel « favorise la congruence dans l’action, c’est-à-dire l’engagement cohérent de toutes les dimensions de l’être, la parfaite unité du corps et de l’esprit ».

6L’exemple taoïste fournit également des clés pour l’action efficace, le « non-agir » appelant à appréhender la nature profonde des choses et à épouser les mouvances du réel. L’auteur cite à ce propos les stratèges chinois Sun Tzu et Sun Bin, qui considèrent ces tenants subtils dans leurs traités respectifs de l’art de la guerre. Dans le sillage du sinologue François Jullien, Debas montre que ces conceptions s’opposent (tout en précisant qu’il s’agit d’une tendance qui pourrait être nuancée) à la pensée stratégique occidentale. Celle-ci, telle qu’elle s’est développée depuis l’Antiquité, se structure autour d’un écart important entre théorie et pratique. Néanmoins, Debas s’efforce de mettre en résonance les approches et il cite à cet effet les travaux de polémologues ayant établi des similitudes entre traditions orientales et occidentales. À ce titre, cet ouvrage converge avec les analyses de Jean-Vincent Holeindre [4], dans un ouvrage paru la même année, qui met en perspective la permanence dans la guerre moderne de la complémentarité entre la ruse et la force.

7À l’aune de son étude, Debas propose douze pistes d’exploitation pour les armées occidentales modernes en vue d’optimiser leur rapport à la technique. Il discute notamment de trois grands thèmes. Il affirme tout d’abord l’importance du contrôle de la sophistication. Il décrit ensuite la nécessité pour les combattants d’assimiler les outils de guerre et celle de renforcer leur conscience (d’eux-mêmes, de leur environnement, et de leur adversaire), incluant aussi bien le recours aux techniques d’optimisation du potentiel personnel ou collectif que le renforcement de la perspective de la mort. Enfin, il souligne l’intérêt d’encourager la pratique des arts, non pas seulement martiaux mais aussi éventuellement picturaux, sculpturaux et musicaux. Les techniques du zen peuvent permettre aux combattants de générer une congruence entre ces dimensions et l’auteur montre de façon convaincante que l’efficacité martiale requiert une vie spirituelle féconde et un profond sens du réel (p. 135). Pour étayer son argument, il brosse le portrait de grands maîtres de guerre : un combattant (Masutatsu Oyama) et un stratège (Miyamoto Musashi) japonais, ainsi que le chef du corps expéditionnaire français en Italie, Alphonse Juin.

8L’ouvrage s’achève par la réflexion de cinq experts sur les questions de la technique et de l’efficacité. Les personnalités conviées proviennent d’horizons martial, militaire, philosophique, historico-sociologique et religieux. Ces hommes – un point de vue féminin aurait probablement enrichi cette partie du livre – offrent des témoignages et proposent des perspectives tout à fait éclairantes et complémentaires sur le sujet traité. Ils confirment de ce fait la nécessité invoquée par Debas de croiser les réflexions au sein et hors du milieu de la défense.

9Cette exploration du lien entre arts martiaux et art de la guerre peut alimenter les débats encore peu élaborés sur les pratiques de combat au sens large, y compris les sports de combat et les méthodes d’autodéfense. Ce champ de recherche est encore embryonnaire et, à ce titre, cet ouvrage fait office d’œuvre pionnière. Sur le volet technique, l’auteur aurait pu renforcer son analyse en mobilisant les travaux de l’anthropologie des techniques. Il la rejoint à certains égards, en proposant une approche systémique des techniques, mais n’en tire pas toutes les conclusions. La méthode anthropologique permet de faire émerger la façon dont la technique relève d’une action socialisée sur la matière, d’une production sociale, et de faire ressortir les logiques culturelles qui déterminent les choix techniques [5]. On comprend que les maîtres de guerre cités visent l’efficacité en s’abstrayant de tout déterminisme, mais on peut se demander si la focale sur le Japon ne limite le champ d’exploration et si, au contraire, une approche plus comparative n’aurait pas enrichi la compréhension du lien entre technique, efficacité, déterminants culturels et capacités d’abstraction vis-à-vis de ces déterminants.

10Pour éclairer cette recherche de surpassement des déterminismes, l’auteur mobilise judicieusement la notion d’intuition, dont la définition est ici empruntée à Henri Bergson : « La sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable [6]. » Les réflexions autour de cette notion pourraient trouver écho dans le travail de Jean-Pierre Warnier sur la praxéologie et la culture matérielle : l’action réciproque de la matérialité et du corps, les processus de « mise en objet » du sujet, ainsi que les « conduites sensori-affectivo-motrices [7] », acquises par apprentissage et socialisées. On a là affaire à une forme de connaissance incorporée, qui a été abordée dans plusieurs études sur les arts martiaux. À Java centre, Jean-Marc de Grave relève que le « sens interne » (rasa sejati), central, assure une perception de l’environnement, y compris dans ses composantes vibratoires (getaran), en complémentarité avec les sens externes [8]. On pense également à l’œuvre de Jean-François Billeter, qui a étudié les pratiques bimillénaires chinoises qu’il qualifie de « vivifiantes ». Ce sinologue montre qu’à la vision du corps-objet en vigueur en Occident s’oppose celle du « corps propre » chinois. Le corps peut y être saisi par la sensibilité proprioceptive et il est au centre d’une vision énergétique (selon la notion de qi). Les pratiques vivifiantes (entraînement du souffle, médecine) forment système, elles sont une voie d’accès à la connaissance, fondent la base d’une philosophie et même d’un art de vivre.

11Debas place cette dimension artistique au centre de sa réflexion sur les pratiques martiales. L’aspect esthétique de la technique se manifeste du fait que la maîtrise s’appuie sur l’interaction harmonieuse de toutes les dimensions (physique, intellectuelle, morale, spirituelle) de l’être humain. L’esthétique des techniques martiales n’a donc pas valeur d’ornementation, elle découle de l’harmonie propre à la maîtrise. Mais l’auteur va plus loin, en montrant que cette harmonie est au cœur de l’autorité du chef. La justesse de son jugement et la force de ses engagements permettent au chef de convaincre autant que de vaincre et garantissent ainsi une efficacité à long terme. Debas rejoint donc par une autre voie les conclusions de Pierre Clastres sur la chefferie indienne [9]. Dans celle-ci, le consentement aux normes soutenues par la société surplombe le rapport coercitif.

12Au contraire de cette forme d’autorité, « naturelle », qui émerge de l’harmonie – dans sa définition socialement construite –, Debas souligne que la supériorité technologique de la puissance occidentale crée un système qui, « en ramassant sur lui toutes les cartes […] force l’autre à changer de jeu ». En citant ainsi Jean Baudrillard, Debas formule l’hypothèse que la supériorité technologique de l’Occident peut être comprise par les autres sociétés comme un aspect d’une supériorité globale et risque de contribuer à engendrer des réactions d’opposition et à alimenter les thèses conspirationnistes, telles celles développées par certains groupes terroristes islamistes. L’auteur converge de cette façon avec l’une des thèses générales de l’anthropologue Louis Dumont [10] : le phénomène d’effets-retours possibles face au monopole de la violence légitime.

13En synthèse, cet ouvrage montre la nécessité pour le pratiquant d’arts martiaux et le guerrier d’inscrire sa formation au combat sur la voie de la maîtrise. Il ouvre à une réflexion plus large sur les risques, pour les nations et leurs citoyens, des politiques de surarmement et des logiques économiques fondées sur le commerce des technologies de guerre. De par l’approche multidimensionnelle de la réflexion proposée, le livre que signe Debas pourra enrichir non seulement les travaux des polémologues et spécialistes des arts martiaux, mais aussi ceux des philosophes et anthropologues qui travaillent sur l’art, le religieux, ou le politique.

14Gabriel Facal
Centre Asie du Sud-Est, Institut de recherches asiatiques

L’art de la guerre à l’ère de l’intelligence artificielle, s’adapter ou être remplacé ?

Antoine Bousquet, The Eye of War : Military Perception from the Telescope to the Drone, Minneapolis (Min.), University of Minnesota Press, 2018 ; Kenneth Payne, Strategy, Evolution, and War : From Apes to Artificial Intelligence, Washington (D. C.), Georgetown University Press, 2018 ; Paul J. Springer, Outsourcing War to Machines : The Military Robotics Revolution, Santa Barbara (Calif.), Praeger Security International, 2018

15Les potentialités offertes par l’intelligence artificielle (IA) dans la conduite de la guerre soulèvent la question du bien-fondé et des limites de la technologie face à la stratégie militaire. Le combattant profite des évolutions techniques dans la capacité à appréhender l’environnement et à le rendre visible, l’exemple du passage de l’utilisation du télescope en Europe au drone met en lumière ce processus (Bousquet, 2018). Le souci d’une meilleure efficacité se traduit par la formalisation du principe d’« externalisation ». Le spectre d’un système puissant capable de remplacer le soldat est bien présent et soulève ainsi l’épineuse question de la dépendance à l’automatisation (Springer, 2018). Certains chercheurs américains voient dans l’augmentation de la centralité accordée à l’IA, que cela soit dans le secteur civil ou militaire, le risque d’un effondrement économique, et vont encore plus loin dans leur réflexion en dénonçant l’éventualité de l’extinction de la civilisation humaine. Au fil des siècles, les hommes ont su développer un sens inné de la stratégie que l’accès à l’intelligence artificielle n’annihile pas inéluctablement (Payne, 2018).

16Le premier ouvrage de cette lecture critique, The Eye of War : Military Perception from the Telescope to the Drone, d’Antoine Bousquet [11] confronte, autour de la problématique du ciblage [12], le lien afférant entre l’usage de la technologie et la perception militaire, du xviie siècle à nos jours. Le croisement de l’histoire de l’art, des mathématiques, des techniques et de la stratégie offre aux lecteurs un axe de réflexion réellement intéressant. L’auteur caractérise la létalité de la technologie autour des notions de perception, d’annihilation et de destruction. Au fil des siècles, les progrès technologiques ont permis aux « soldats » d’acquérir, de manière progressive, la capacité de tuer à distance. À première vue, l’auteur propose une réflexion classique et approfondie à l’aide des thèses développées notamment par Paul Varilio, Martin Van Creveld, Martin Libicki [13]. Parallèlement, toute l’originalité et la richesse du texte reposent sur l’angle retenu, la géométrie projective [14]. Il justifie le choix de cette formalisation mathématique de l’espace en démontrant que la rationalité inspirée de la Renaissance en Europe a transmis les fondements des technologies de la « perception » militaire contemporaine. Ce parti pris scientifique se décline dans les cinq chapitres suivants : la perspective, la détection, l’imagerie, la cartographie, et le camouflage. Cette déclinaison montre les limites physiques de l’être l’humain. En effet, sa vision à l’« œil nu » comme son nom l’indique, est bien moindre par rapport aux potentialités que peut offrir une machine : la vision nocturne, ou encore les instruments de mesure et de localisation (sonar sous-marin, télémètre optique, satellite, GPS). Pour contrer cette hypervisibilité, l’« hypercamouflage » est développé (leurres, essaims de drones) dans le but de renforcer les tactiques de (dis)simulation et de dispersion. Selon l’auteur, elles ont pour effet de mettre en place une forme d’« endo-militarisation » où la frontière entre paix et guerre est complètement diluée. En conclusion, Antoine Bousquet pense que l’être humain a tendance à disparaître du fait de l’autonomie et de la capacité technologique des machines à comprendre (« The Ghost in the machine »). L’ouvrage Eye of War engage une réflexion profonde et élégante, développée sur six siècles, au sujet des techniques qui ont permis d’augmenter l’aptitude du soldat à atteindre des capacités de surveillance inégalée et par extension à celle de détruire.

17Le second ouvrage, Outsourcing War to Machines : The Military Robotics Revolution, du célèbre historien et professeur militaire américain à l’Air Command and Staff College de la base aérienne de Maxwell, Paul J. Springer, propose une réflexion empirique sur la notion d’« externalisation » qu’offre la robotique militaire, thématique quasi absente de la littérature universitaire. Huit chapitres rythment le texte dont le développement montre la progression irréversible de la technologie. L’auteur formule de manière préliminaire, essentiellement américano-centrée, les définitions de système inhabité, de robotique, et d’intelligence artificielle, ensemble de l’énumération qu’il porte au rang de la guerre globale contre la terreur. Selon P. Springer, les militaires sont très souvent les premiers à « adopter » les innovations technologiques. À cet effet, il justifie sa réflexion en s’interrogeant sur la révolution dans les affaires militaires (RMA) et s’appuie sur des exemples allant de la Phalange grecque [15] au bombardement stratégique de Robert Pape, jusqu’à l’arme nucléaire. Dans ce cadre, les robots sont-ils pour autant une RMA ? Springer répond en faisant référence à la porosité entre le domaine militaire et le domaine civil, que la lutte contre le terrorisme a renforcée. L’aspect technologique n’est pas le seul axe à être traité par l’auteur, le droit des conflits armés et l’éthique sont aussi des défis recensés. Springer s’interroge également sur la notion de moralité que le robot ne possède pas, contrairement à l’être humain, mais qui se distingue par d’autres « qualités » comme la capacité de calcul ultrarapide et de l’autonomie dans la prise de décisions. L’auteur finalise sa réflexion autour de thématiques qu’il paraît essentiel de développer : les atouts des robots militaires, la guerre d’annihilation, et les limites des robots létaux autonomes. En ce sens, le lecteur pourra trouver des éléments de réponse, quant à la possibilité de surpasser, par des moyens mécaniques, les facultés humaines. Même s’il est complexe de prédire précisément les évolutions techniques de la robotique, Paul J. Singers souligne le fait que l’intelligence artificielle présente à l’avenir des dangers qu’il ne faut pas mettre de côté.

18Par ailleurs, Strategy, Evolution, and War : From Apes to Artificial Intelligence, l’ouvrage de Kenneth Payne, chercheur britannique à la School of Security Studies du King’s College de Londres, partage une réflexion approfondie sur l’évolution de l’homme en termes de stratégie et de guerre. La temporalité proposée est extrêmement large et toute la finesse intellectuelle de Payne repose sur un large panel d’informations critiques se faisant écho dans trois chapitres. À cet effet, il prend pour point de départ la Préhistoire et réussit à emmener son lecteur jusqu’à la notion d’intelligence artificielle ; ce qui représente un réel tour de force en moins de trois cents pages. L’idée défendue par l’auteur est qu’au fil des siècles, les hommes ont bâti un socle anthropologique permettant de tirer parti du savoir du plus grand nombre. Du fait de sa grande pluridisciplinarité qui lie histoire, relations internationales, économie, anthropologie et psychologie évolutionniste, l’ouvrage permet une réflexion riche. Le point de convergence de ce texte, divisé en trois grandes parties, est la stratégie militaire passée et celle en devenir. Il défend l’idée selon laquelle la culture et la technologie occupent un rôle de premier plan en comparant les thèses de Thucydide à Clausewitz. En ce sens, il propose également de réfléchir au fait que l’arme nucléaire peut représenter une révolution psychologique. Payne répond par la négative en soulignant la grande différence entre une arme « intelligente » et une arme nucléaire ; l’une aurait la capacité de prendre une décision de manière autonome alors que l’autre nécessite l’intervention humaine. Quelle incidence pourrait avoir toutefois l’IA sur une boucle décisionnelle militaire ou, à plus grande échelle, une nation pourrait-elle contraindre d’autres nations moins dotées en IA ? L’auteur met surtout en garde contre la notion d’IA dans sa version armée ; cet usage semble, selon lui, à proscrire en raison du risque d’instrumentalisation. L’escalade, la dissuasion et la coercition sont prises pour exemples et mettent en lumière le fait que cette technologie produira inévitablement des modes d’action différents de ceux exercés par les facultés cognitives des hommes. Les questions suscitées par Payne, au sujet de la part grandissante de l’intelligence artificielle, offrent au lecteur un champ de réflexion critique de trois mille ans sur l’interface homme-machine.

19Derrière la crainte de voir l’être humain remplacé par la machine se profile également la peur que notre espèce disparaisse au profit de technologies dotées d’une intelligence puissante et inventée par nos soins. Bousquet montre en quoi la technique a permis l’augmentation de la capacité du soldat à faire la guerre au regard des capacités à décider et à détruire, d’où le danger souligné par Springer en l’absence de moralité des machines. Même si Payne reconnaît également que les machines ne sont pas dotées de morale, sa thèse s’oppose à celle de Springer par rapport à la place accordée à l’homme. En effet, Springer pense que les machines connaissent une progression telle qu’elles entrent de manière silencieuse dans nos esprits au point de nous faire perdre la capacité de prise de décision. Payne souligne, quant à lui, le fait que l’IA est programmée en amont par l’homme et ne saurait avoir d’incidence. Le dépassement par l’IA dans le domaine des facultés cognitives, qui sont propres à l’homme, engendre des questions éthiques. À ce titre, Paul J. Springer montre que la robotique peut conduire à une « externalisation » de la réalisation de tâches militaires à laquelle s’ajoute le caractère annihilateur de l’usage de l’IA, défendu également par Antoine Bousquet. La revue critique de ces trois ouvrages permet d’appréhender la complexité du sujet dans les définitions stratégiques et techniques de ce qu’est l’IA. Ces auteurs réalisent un important travail d’assimilation des données théoriques et pratiques qui offrent au lecteur des pistes de réflexion pour appréhender la question cruciale de l’adaptation ou du remplacement de l’être humain dans la conduite de la guerre. L’homme se trouverait déjà sur la voie de l’« augmentation [16] » en ayant pour finalité de se robotiser lui-même.

20Océane Zubeldia
IRSEM

Notes

  • [1]
    Concernant l’efficience ou l’efficacité, la question est au centre de polémiques entre pratiquants. Voir Gabriel Facal, « Technical Continuities of the Martial Ritual Initiations in the Malay World », Martial Arts Studies, 4, 2017, p. 46-69 ; Douglas Farrer, « Efficacy and Entertainment in Martial Arts Studies : Anthropological Perspectives », Martial Arts Studies, 1, 2015, p. 34-45 ; Jean-François Loudcher, « Arts de la guerre, arts martiaux, arts et sports de combat : une réflexion épistémologique et anthropologique », dans Jean-François Loudcher, Jean-Nicolas Renaud, Éducation, sports de combat et arts martiaux, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2011, p. 22-48.
  • [2]
    Voir par exemple, « Introduction », dans Thomas Green, Joseph Svinth (eds), Martial Arts of the World : An Encyclopedia of History and Innovation, Santa Barbara (Calif.)/Oxford, ABC/CLIO, p. xix ; Paul Bowman, Martial Arts Studies : Disrupting Disciplinary Boundaries, Londres, Rowman and Littlefield International, 2015 ; Sixt Wetzler, « Martial Arts Studies as Kulturwissenschaft : A Possible Theoretical Framework », Martial Arts Studies, 1, 2015, p. 20-33.
  • [3]
    Voir André-George Haudricourt, « La technologie culturelle : essai de méthodologie », dans Jean Poirier (dir.), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », 1968, p. 731-880.
  • [4]
    Jean-Vincent Holeindre, La ruse et la force. Une autre histoire de la stratégie, Paris, Perrin, 2017.
  • [5]
    Marcel Mauss, « Les techniques du corps », dans id., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968.
  • [6]
    Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Félix Alcan, 1934, p. 181.
  • [7]
    Jean-Pierre Warnier, « Les jeux guerriers du Cameroun de l’Ouest. Quelques propos iconoclastes », Techniques & culture, 39, 2002, p. 12.
  • [8]
    Jean-Marc de Grave, « The training of Perception in Javanese Martial Arts », dans Douglas Farrer, John Whalen-Bridge, Martial Arts as Embodied Knowledge : Asian Traditions in a Transnational World, New York (N. Y.), Suny Press, 2011, p. 123-143, ici p. 138.
  • [9]
    La société contre l’État, Paris, Minuit, 1974.
  • [10]
    Homo Aequalis, vol. I, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique ; vol. II, L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1977, 1978.
  • [11]
    Maître de conférences en relations internationales au Birkbeck College à Londres.
  • [12]
    Le ciblage est un processus décisionnel de sélection, de recherche, d’acquisition et de traitement des objectifs comportant plusieurs étapes : analyser et évaluer l’intérêt et les vulnérabilités de l’entité visée. La question est de savoir comment et quand synchroniser les actions létales.
  • [13]
    Cette liste est non exhaustive, bien d’autres références à des théoriciens anglo-saxons et européens viennent enrichir le texte.
  • [14]
    Elle est une branche ancienne des mathématiques permettant de modéliser les notions de perspective et d’horizon ; elle est reliée aux problèmes de représentations graphiques et par extension à des problèmes informatiques.
  • [15]
    Formation militaire de lanciers lourdement armés.
  • [16]
    En référence à la notion d’« homme augmenté ».
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