Notes
-
[1]
Pierre Dabezies, « La spécificité militaire : esquisse d’une approche globale de l’armée », Arès, 3, 1990, p. 77-105.
-
[2]
Bernard Boëne (dir.), La spécificité militaire, Paris, Armand Colin, 1990.
-
[3]
Cité dans Laure Bardiès, « Du concept de spécificité militaire », L’année sociologique, 61 (2), 2011, p. 273-295.
-
[4]
Cité dans ibid., p. 273-295.
-
[5]
Ibid., p. 273-295.
-
[6]
On se référera ici avec profit aux travaux de Mathias Thura, Adeline Poussin et Christel Coton.
-
[7]
Ce travail a été réalisé par Émilie Retsin dans le cadre d’un doctorat en psychologie sociale (université Paris-Descartes) mené au sein de la DRHAT et financé par la Direction générale de l’armement (DGA). Cette thèse a été soutenue en décembre 2018.
-
[8]
L’analyse du traitement médiatique repose sur un travail de base de données réalisé à l’Inathèque pour la période 2001-2011, ainsi que sur la veille et le calcul des unités de bruit médiatique réalisé par Kantar depuis 2008 pour le ministère de la Défense devenu ministère des Armées.
-
[9]
Paris, État-major de l’armée de terre, mai 2016.
-
[10]
Paris, État-major de l’armée de terre, été 2018.
-
[11]
Ronald Hatto, Anne Muxel, Odette Tomescu, Enquête sur les jeunes et les armées. Images, intérêt et attentes, Paris, IRSEM, 2011, p. 40-41.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Anne Muxel, Ronald Hatto, Odette Tomescu-Hatto, Baromètre de la jeunesse. Vague 3, Paris, CEVIPOF/Ministère de la Défense, 2016, p. 4.
-
[14]
Cette base de données a été constituée pour la période 2001-2011 sur le critère de l’apparition des militaires dans les journaux télévisés et magazines de reportage et de documentaires des chaînes hertziennes ainsi que de Canal + lors de sa diffusion en clair. Cette base de données a fait l’objet d’une étude détaillée publiée dans les collections de l’IRSEM : L’image des militaires français à la télévision (2001-2011), 2012.
-
[15]
100 UBM signifient que 100 % de la population française a été exposée une fois au traitement de l’actualité en question.
-
[16]
Laurie Boussaguet, Florence Faucher, « La construction des discours présidentiels post-attentats à l’épreuve du temps », Mots, les langages du politiques, 118, novembre 2018, p. 95-114.
-
[17]
UBM : unités de bruit médiatique. La mesure des unités de bruit médiatique commandée à la société Kantar par la DICOD est disponible depuis 2008 sur les sujets dépendant du ministère de la Défense/des Armées. Les UBM telles que calculées par la société Kantar incluent la presse papier nationale et régionale, les médias audiovisuels (en particulier au moment des trois principales tranches d’information du matin, du midi et du soir), les chaînes d’information en continu, certains réseaux sociaux et supports d’information sur Internet. Par un système de péréquation, l’institut aboutit au calcul d’un nombre d’UBM par thématique, une UBM correspondant à l’exposition d’1 % de la population française au traitement médiatique de ladite thématique ; un nombre de 300 UBM signifie donc que l’ensemble de la population a été exposée entièrement trois fois à ce traitement médiatique.
-
[18]
« Focus Défense », DICOD, 20 novembre 2015.
-
[19]
Nicolas Beaupré, « La victimisation des combattants de la Grande Guerre », dans Sylvain Schirmann (dir.), Guerre et paix. Une destinée européenne ?, Bruxelles, Peter Lang, 2016, p. 99-112.
-
[20]
Anne Muxel, Ronald Hatto, Odette Tomescu-Hatto, Baromètre de la jeunesse. Vague 3, op. cit.
-
[21]
« Les jeunes et la défense », vague 3, enquête CSA pour la DICOD, février 2018.
-
[22]
Ronald Hatto, Anne Muxel, Odette Tomescu, Enquête sur les jeunes et les armées. Images, intérêt et attentes, op. cit., p. 71.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Anne Muxel, Ronald Hatto, Odette Tomescu-Hatto, Baromètre de la jeunesse. Vague 3, op. cit.
-
[25]
« Les jeunes et la défense », enquête citée.
-
[26]
Certaines hypothèses d’analyse renvoyant à des facteurs générationnels mériteraient d’être analysés plus avant, en particulier dans la manière dont les uns et les autres, en fonction de leur âge, ne partagent pas les mêmes expériences opérationnelles.
-
[27]
Olivier Galland, Jean-Vincent Pfirsch, Les jeunes, l’armée et la nation, Paris, C2SD, 1998.
-
[28]
Ronald Hatto, Anne Muxel, Odette Tomescu, Enquête sur les jeunes et les armées. Images, intérêt et attentes, op. cit., p. 72-73.
-
[29]
« La fonction militaire dans la société française », Paris, HCECM, 11e rapport, septembre 2017, p. 135.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
Revue annuelle de la condition militaire, HCECM, décembre 2019.
-
[32]
Églantine Wuillot rend ainsi compte d’une enquête menée auprès de 5 823 élèves en France : « Quand les élèves se sont vu proposer la consigne “Raconte l’histoire de France”, ils ont dû rapidement choisir des faits, synthétiser leurs connaissances, dégager les événements qu’ils jugeraient dignes d’intérêt pour l’histoire de France […]. Au total, on trouve le terme “guerre” dans plus de 60 % des textes » (François Lanthéaume, Jocelyn Létourneau (dir.), Le récit du commun, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2016, p. 83-99).
Introduction
1Depuis les années 1980 et surtout 1990, les sciences humaines et sociales se sont penchées sur les particularités du métier militaire, au moment même où il tendait à apparaître de plus en plus dans l’espace public comme une profession ordinaire. Pierre Dabezies utilise pour la première fois en 1980 l’expression « spécificité militaire [1] ». Il fait alors référence à la différenciation entre la sphère militaire et la sphère civile. Il identifie l’usage de la force et, si la situation le requiert, l’obligation de détruire et/ou de tuer, comme le point le plus saillant de la spécificité militaire, qui n’existe dans aucune autre profession. Quelques années plus tard, Bernard Boëne [2] propose une décomposition de cette spécificité en deux catégories distinctes : d’une part la spécificité fonctionnelle et d’autre part la spécificité sociopolitique. La spécificité fonctionnelle rassemble les éléments considérés comme « les exigences imposées par la perspective de l’exercice d’une violence collective [3] », par exemple la présence d’une hiérarchie importante, la centralisation de la décision, une discipline forte ou encore l’esprit de corps. La spécificité sociopolitique correspond aux « caractéristiques sociales et politiques distinctives consécutives à l’intégration des individus dans les armées [4] ». Ce type de spécificité se réfère aux aspects juridiques cadrant les droits et les devoirs des soldats, mais aussi à la place des militaires dans la société. De ces catégories découlent de multiples points de distinction par rapport à la sphère civile, comme un système culturel incluant des traditions et des valeurs au fondement de l’identité forte du métier militaire, ainsi qu’un principe de disponibilité des soldats rendant possible un déploiement quasi immédiat si nécessaire. Se penchant à son tour sur la notion, Laure Bardiès précise aussi : le « fondement de la spécificité militaire, l’explication ultime des particularités des armées par rapport à d’autres organisations humaines, ne réside pas dans l’injonction faite à leurs membres de mourir, mais dans le fait de devoir, si l’ordre en est donné, combattre collectivement et violemment au nom de la communauté souveraine [5] ». La possibilité de combattre paraît dès lors non seulement comme un élément important dans la différenciation entre le métier de militaire et les autres professions du monde civil, mais bien plus encore comme celui qui organise et structure toutes les caractéristiques de la vie militaire.
2Au moment de franchir la porte d’un centre de recrutement, les motivations des candidats sont diverses. Ils entament cependant tous un parcours qui tend à ordonner ces motivations diverses à une finalité commune et à les faire entrer dans un processus particulier de socialisation. Les travaux sur ces modalités de socialisation en montrent les chemins divers : s’articulent des routines de travail, des héritages et des traditions, des cohérences plus ou moins fortes entre les promesses faites par l’institution à ces jeunes recrues et les réalités sociales contrastées propres à tout groupe humain [6].
3La question qui se pose est alors celle de l’adéquation entre les motivations initiales réelles et/ou énoncées par les candidats au recrutement. Il s’agit de saisir les décalages entre d’une part les réalités vécues sous l’uniforme et la finalité particulière du métier des armes, et d’autre part l’image qu’ont les militaires d’eux-mêmes et celle qu’ils perçoivent dans la société.
4Les hypothèses et pistes de conclusion présentées dans cet article s’appuient sur une enquête menée en 2016 et 2017 grâce aux outils de la psychologie sociale, au sein de la DRHAT (Direction des ressources humaines de l’armée de terre), destinée à dégager les représentations que les jeunes Français et les soldats de l’armée de terre ont de la vie militaire [7]. Ces résultats sont mis en perspective avec d’autres, antérieurs ou concomitants, obtenus par le biais d’enquêtes sociologiques régulières afin de mesurer les évolutions à l’œuvre depuis la professionnalisation en lien avec les transformations du traitement médiatique du fait militaire [8]. Se dégage ainsi un paysage de concordances et de dissonances qu’il sera nécessaire d’analyser pour s’interroger sur leur rôle dans les processus de recrutement et de fidélisation des militaires déjà expérimentés.
Une image des armées structurée par la guerre
5Il apparaît d’abord que les jeunes Français en général et ceux qui sont candidats au recrutement auprès de l’armée de terre ont une vision du métier militaire nettement plus structurée par la guerre que les générations précédentes, et en particulier celle qui arrivait à l’âge adulte au moment de la professionnalisation, à la fin des années 1990.
6En témoigne une première étude réalisée en février et mars 2016 lors de laquelle des militaires, des nouveaux engagés dans l’armée de terre ainsi que des jeunes civils ont été interrogés sur leurs représentations sociales du métier de militaire. Huit éléments constitutifs de la spécificité militaire, ici appelés « éléments opérationnels », ont été retenus à partir des travaux sociologiques évoqués plus haut ainsi que de la documentation militaire (en particulier le Code du soldat ; L’exercice du commandement dans l’armée de terre [9] ; L’alliance du sens et de la force [10]) : la mort, le combat, la hiérarchie, la discipline, la centralisation de la décision, l’« esprit de corps » (ou esprit d’équipe), l’identité professionnelle et la disponibilité. 1 094 participants ont été interviewés lors de l’étude exploratoire. Les deux populations militaires (les « anciens » militaires, et les « nouveaux engagés ») ont participé à l’étude grâce à une enquête en ligne diffusée via une plateforme du ministère de la Défense. Les jeunes civils ont répondu à la même enquête sur papier durant leur Journée défense et citoyenneté. Pour cette question, cinq champs de réponse étaient proposés. Dans la majorité des cas, tous les champs de réponse ont été complétés et ont ainsi permis de collecter 5 276 réponses. La production moyenne de réponses varie très peu selon les populations, les anciens ont donné en moyenne 4,8 réponses, les nouveaux engagés, 4,9 et les jeunes civils, 4,7 réponses. Les participants étaient divisés en trois populations distinctes : la première était composée de 515 militaires français (âge moyen : vingt-sept ans) ayant entre deux ans et demi et trois ans et demi d’ancienneté au sein de l’armée de terre. La seconde population rassemblait 243 nouveaux engagés dans l’armée de terre ayant en moyenne vingt-deux ans. Enfin, la troisième population comprenait 336 jeunes civils de dix-huit ans en moyenne, interrogés lors de leur Journée défense et citoyenneté. Il leur était demandé de répondre à la question suivante : « Si je vous dis “militaire”, quelles sont les cinq premières idées qui vous viennent à l’esprit ? » Les réponses apportées ont été analysées sur le critère de la présence ou de l’absence des éléments contenus dans la spécificité militaire.
7Ces trois populations offraient l’opportunité d’évaluer les écarts de connaissance et de perception de la vie militaire entre ces trois groupes. Les jeunes civils, par définition, n’avaient aucune expérience du fait militaire et ne disposaient donc que des connaissances acquises par leur parcours antérieur (école, famille, vie sociale, médias, en particulier). Les « nouveaux engagés » venaient de signer leur contrat avec l’armée de terre lorsqu’ils ont été interrogés. Ils avaient donc reçu des informations sur leurs futures conditions de travail et sur le fonctionnement de l’armée française durant leur processus de recrutement, mais n’avaient pas encore commencé la formation initiale suivie par tous les militaires. Leurs connaissances à propos de l’armée française pouvaient dès lors provenir de leur parcours antérieur mais aussi des éléments « prescrits » qui leur ont été donnés lors de la phase de recrutement. Enfin, les militaires plus anciens avaient terminé leur formation initiale et avaient déjà vécu leurs premières expériences sur le terrain lorsqu’ils ont été interrogés. Au poids de leur parcours antérieur venait donc s’ajouter celui de la réalité vécue du métier de militaire.
8Le tableau 1 présente la position de chacun des huit éléments opérationnels dans la représentation sociale des trois populations. Ces éléments sont suivis de parenthèses, reportant leur fréquence d’occurrence (premier nombre) ainsi que leur rang moyen d’évocation (second nombre).
Tableau 1. Position des huit éléments opérationnels de la spécificité militaire au sein des représentations sociales du terme « militaire »
Militaires avec ancienneté | Nouveaux engagés | Jeunes civils | |
Éléments présents dans le noyau central | Discipline (118 ; 2.6) Disponibilité (81 ; 2.7) Esprit d’équipe (18 ; 2.0) | Discipline (57 ; 2.8) Combat (24 ; 2.5) Esprit d’équipe (21 ; 2.5) Disponibilité (15 ; 2.9) | Combat (48 ; 1.1) Discipline (33 ; 1.1) Mort (15 ; 2.3) |
Éléments présents dans le système périphérique | Combat (30 ; 2.9) Hiérarchie (23 ; 2.9) | Hiérarchie (9 ; 2.7) | Hiérarchie (3 ; 3.7) |
Éléments non évoqués dans la représentation sociale | Mort Décision centralisée Identité professionnelle | Mort Décision centralisée Identité professionnelle | Décision centralisée Identité professionnelle Disponibilité Esprit d’équipe |
Tableau 1. Position des huit éléments opérationnels de la spécificité militaire au sein des représentations sociales du terme « militaire »
9Lorsque l’on interroge de jeunes civils sur ce qu’évoque pour eux le mot « militaire », la mort et le combat font partie des trois mots les plus présents dans le noyau central de leurs réponses aux côtés du terme « discipline ». Si l’on élargit l’étude aux autres mots cités entrent aussi dans le noyau central les termes : « guerre », « armes », « protection », « défense », « sécurité », « uniforme », « soldat », « défendre le pays », « missions », « danger » et « service ».
10D’autres éléments ont par ailleurs été cités par les trois populations. Dans le tableau 2, ils sont représentés dans le noyau central des représentations. Grâce à une analyse thématique, ils ont été classés selon quatre catégories distinctes : les éléments se référant à des comportements et à des compétences professionnelles attendus dans le métier de militaire, des éléments se référant aux caractéristiques et aux aspects spécifiques des missions confiées aux militaires, des éléments se référant au pays, à la France, et d’autres éléments qui n’ont pu être classés dans les catégories précédentes.
Tableau 2. Éléments additionnels présents dans le noyau central des représentations sociales des trois populations
Militaires avec ancienneté | Nouveaux engagés | Jeunes civils | ||
Éléments additionnels présents dans le noyau central | Éléments liés aux comportements attendus et aptitudes professionnelles dans le noyau central | Honneur | Rigueur | Courage |
Rigueur | Sport | Sport | ||
Respect | Exemplarité | |||
Courage | Volontaire | |||
Dépassement de soi | Camaraderie | |||
Sport | Responsabilité | |||
Valeurs | Abnégation | |||
Solidarité | ||||
Éléments liés aux caractéristiques et aux points spécifiques relatifs aux missions | Sentinelle | Protection | Guerre | |
Guerre | Uniforme | Armes | ||
Défense du pays | Servir | Protection | ||
Treillis | Guerre | Défense | ||
Soldat | Sécurité | |||
Uniforme | ||||
Soldat | ||||
Défendre le pays | ||||
Missions | ||||
Danger | ||||
Service | ||||
Éléments liés au pays | Patrie | |||
Patriotisme | ||||
Autres éléments non classés | Fierté | Métier | Armée | |
Travail | Ordre | |||
Aventure | Strict | |||
Famille |
Tableau 2. Éléments additionnels présents dans le noyau central des représentations sociales des trois populations
11Ces résultats ont l’intérêt de venir confirmer par une méthodologie différente le constat déjà fait par des enquêtes antérieures d’une très nette évolution de l’image des armées au sein de la jeunesse française. Déjà en 2011, le terme « guerre » était le plus fréquemment prononcé parmi les mots cités par les jeunes quand ils pensaient à l’armée. Les auteurs constataient :
En l’espace de dix années, la perception que les jeunes ont des types de métiers dont l’armée est pourvoyeuse s’est modifiée, dans le sens d’une plus grande affirmation de ses fonctions combattantes et de ses capacités opérationnelles en situation de conflit. En effet, alors qu’en 1998, 36 % des jeunes citaient les métiers d’administration et de bureau comme un secteur de recrutement important, ils ne sont plus que 29 % aujourd’hui à faire la même réponse. Il en est de même pour les métiers scientifiques ou de recherche (25 % en 1998, 14 % aujourd’hui) [11].
13Certes, à la question « À quoi sert l’armée ? », la guerre n’arrivait qu’en troisième position après « défendre » et « protéger ». Cependant, la guerre apparaissait bien comme le premier moyen d’action évoqué alors que les deux premiers mots cités relevaient davantage de la désignation de finalités par l’autorité politique qui a recours aux armées. Derrière la guerre venaient ensuite « aider » et « maintenir la paix » [12]. Dans une étude suivante, menée au printemps 2016 (22 avril au 13 mai 2016), les jeunes Français interrogés évoquaient spontanément des mots qui renvoyaient d’abord aux valeurs (à 70 %) puis aux métiers et compétences (à 39 %), puis à la guerre (à 36 %) [13]. Si l’on ajoute aux mots qui renvoyaient à la guerre ceux qui avaient un lien avec les armes (16 %), le champ lexical du combat arrivait en deuxième position avec 52 %. Le champ des « valeurs » quant à lui recouvrait des termes comme « défense », « protection », « sécurité », « paix », « rigueur », « discipline », « droiture », « honneur », « fierté », « respect », « force » et « courage ».
14Mis en regard, ces résultats sont les révélateurs d’une jeunesse pour qui les armées sont donc désormais à la fois des groupements humains ayant un lien avec la guerre mais aussi avec un champ de valeurs renvoyant à la défense de la nation et au service de la patrie. Depuis la fin des années 1990, l’image des armées auprès de la jeunesse a largement évolué ; elle est bien davantage structurée par l’action combattante accomplie au service de son pays.
Le traitement médiatique de la spécificité militaire
15Parmi les facteurs d’explication évoqués en 2011, les auteurs évoquaient « l’implication de l’armée française dans un certain nombre de conflits internationaux récents ». L’hypothèse d’un lien fort entre ce que les jeunes Français savent de cette actualité et leurs représentations du fait militaire se pose donc et mérite une analyse fine. En effet, les opérations françaises massives dans les années 1990 ont, elles aussi, été médiatisées sans pour autant produire chez les jeunes Français de la fin du xxe siècle le même type de représentations que celles des années 2010.
16C’est donc un type particulier de médiatisation dans un contexte opérationnel donné qu’il faut ici prendre en compte. Le traitement du fait militaire subit en effet des évolutions très fortes à partir de 2008 et de l’embuscade d’Uzbin qui cause la mort de dix soldats français en Afghanistan les 18 et 19 août. À partir d’une base de données [14], on constate que le nombre de documents dans lesquels les militaires apparaissent sur les chaînes hertziennes est multiplié par 3,2 entre 2001 et 2011, passant de 55 à 177 documents annuels. Cette augmentation repose presque exclusivement sur un nombre beaucoup plus important de documents consacrés à l’engagement en Afghanistan, multiplié par 12 entre 2007 et 2008. Ce traitement médiatique abondant des opérations reprend de plus belle lors du déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013. À titre de comparaison, au moment de l’embuscade d’Uzbin, le nombre d’unités de bruit médiatique mesurées par Kantar pour le ministère de la Défense [15] s’élève à environ 3 000. Il atteint 17 000 lors de la semaine du déclenchement de l’opération Serval. Alors que de 2001 à 2008, l’actualité opérationnelle n’occupe plus de 50 % de l’exposition des militaires à la télévision qu’en cas de crise majeure, elle occupe l’essentiel des documents télévisuels consacrés aux armées à partir de 2008 ; les sujets sociaux ou sociétaux (condition militaire, féminisation et intégration des minorités visibles) ainsi que l’action humanitaire ou logistique d’aide aux populations en France et à l’étranger (catastrophes naturelles et crises humanitaires) sont traités de manière continue mais occupent en proportion et dans la durée une place moins importante à partir de 2008.
17Au-delà de ces données quantitatives, la tonalité même du traitement des opérations évolue : alors que, en dehors des périodes de crise, il raconte essentiellement les aspects logistiques et humanitaires avant 2008, la potentialité ordinaire de l’acte combattant devient la trame principale de récit après l’embuscade d’Uzbin. Ce tournant est durable puisqu’il caractérise de manière encore plus nette le traitement de l’opération Serval au Mali mais également celui de l’opération Barkhane qui prend sa suite dans la bande sahélo-saharienne à partir d’août 2014. Pourtant, les affrontements directs avec l’ennemi y sont beaucoup plus rares.
18Enfin, le traitement médiatique évolue dans la manière dont il expose le lien entre les opérations et la défense de la nation. Ce lien n’apparaît pas toujours clairement lors des années d’engagement en Afghanistan et au début de l’opération Serval en raison de l’éloignement des théâtres et, pour l’Afghanistan, de débats forts sur la légitimité de l’opération et le sens du sacrifice consenti par ceux qui y meurent ou sont blessés. Cette tonalité évolue très nettement avec les attaques terroristes de 2015, en particulier après le 13 novembre. Le lien entre les opérations extérieures et la lutte contre les acteurs du terrorisme islamiste est affirmé par les mots et par les images dans l’ensemble des médias d’information. Les prises de parole politiques et le consensus sur les engagements à l’intérieur et à l’extérieur alimentent l’exposition explicite d’une relation qui ne fait pas débat. L’appel au patriotisme est récurrent : des travaux récents l’ont montré, le thème de la patrie est constitutif des discours de François Hollande qui suivent cette deuxième salve d’attaque [16]. L’afflux de candidatures de jeunes Français voulant rejoindre les armées est traité par les médias dans des reportages aux accents patriotiques. Le 20 novembre 2015, alors que le nombre d’UBM [17] « défense » est encore très fort une semaine après les attaques (12 040 UBM), le recrutement est l’un des quatre thèmes principaux relevés par la veille d’actualité du ministère de la Défense (avec la lutte contre Daech, le service de santé des armées et l’opération Sentinelle) [18]. Les officiers interviewés dans les médias se font l’écho de cet attachement à la nation ; le colonel Éric de Lapresle, chef du bureau marketing et communication du recrutement de l’armée de terre, déclare dans Le Monde le 20 novembre 2015 : « Depuis les attaques, les valeurs qui émergent sont le drapeau, la nation, la patrie […]. Ce sont celles que défend l’armée et il existe sans doute dans la population un besoin de s’y retrouver. » Les dispositifs médiatiques de grandes émissions télévisées renforcent très nettement cette tonalité de la communication institutionnelle. Le 4 février 2016, l’émission Complément d’enquête sur France 2 diffuse un reportage intitulé Enfants de la patrie, sur les candidats à l’engagement militaire. Nicolas Poincaré présente l’émission depuis les Invalides. Dans l’un des reportages, un jeune volontaire, Tony, est ainsi présenté par la voix off : « Ces jeunes veulent servir leur pays […]. Tony veut être capable de monter au front. » Le jeune homme renchérit : « Si on doit mourir, on mourra, donc autant servir à quelque chose et mourir pour son pays. » Tony et son père sont filmés aux côtés du monument aux morts de leur commune ; le second explique qu’il serait « malheureux mais fier » d’y voir le nom de son fils ; il aurait « défendu son peuple » et serait « mort pour la France ». Sur des images d’un bureau de recrutement de l’armée de terre, la voix off raconte que le site internet « prend des allures de courrier du cœur ».
19Des points de correspondance apparaissent donc très nettement entre les évolutions de l’image des armées au sein de la jeunesse française et les évolutions du traitement médiatique du fait militaire : la confrontation possible avec la violence et la mort devient un marqueur central des représentations médiatiques du fait militaire autant que de la manière dont les jeunes Français parlent de la vie sous l’uniforme. Cependant, une interrogation subsiste sur le fait que la spécificité militaire soit correctement racontée, perçue et comprise : la population de jeunes civils se démarque en étant la seule à évoquer la mort dans le noyau central de ses réponses sans qu’il soit possible de déceler s’il s’agit de celle, possible, des militaires français, ou de celle donnée à l’ennemi. Cette centralité de la mort conduit à interroger la place qu’elle occupe dans les représentations de la spécificité militaire. L’hypothèse que le sacrifice consenti s’affiche dans les représentations des jeunes Français comme un pilier primordial de l’engagement militaire s’impose alors même qu’il n’est que la conséquence possible et non souhaitée de la finalité combattante.
20À partir de 2008, après l’embuscade d’Uzbin, des formes de ritualisation médiatique se mettent en place. Quand un soldat français tombe, des codes narratifs similaires sont utilisés à la fois dans la presse écrite et à la télévision. Dans ce dernier média, la photo du ou des défunts sur fond de drapeau français est affichée et sont rappelées les circonstances de leur décès, illustrées par des images d’accrochages et de combats. Ce traitement médiatique est alimenté par le spectacle des hommages nationaux dans la cour des Invalides retransmis en direct à la télévision. Cette ritualisation se poursuit au-delà de la fin de l’engagement en Afghanistan. Le nombre de morts moins important de l’opération Serval et la tonalité épique beaucoup plus affirmée des prises de parole politiques relayées font évoluer le traitement médiatique de l’engagement français en Afghanistan qui faisait du soldat défunt une figure victimaire. Parce que l’embuscade d’Uzbin a constitué un choc collectif et médiatique et que le nombre de morts sur ce théâtre est apparu, à tort ou à raison, comme exceptionnel (11 militaires défunts en 2008, 11 à nouveau en 2009, 16 en 2010, 26 en 2011), les années 2008 à 2011 ont laissé une trace particulière dans les représentations des jeunes Français, alors adolescents au moment de la médiatisation de cette actualité.
21Le lien plus affirmé dans l’espace public entre les opérations militaires et la défense de la patrie après novembre 2015 explique que l’image victimaire du soldat ancrée dans le temps long du xxe siècle [19], encore très présente dans l’espace médiatique en 2008, ait pu glisser progressivement vers une image du soldat comme figure patriotique sacrificielle. Certains autres résultats vont dans ce sens. Dans le Baromètre de la jeunesse de 2016, la question du sacrifice figure en bonne place parmi les qualités attribuées à un bon militaire par les jeunes : 53 % d’entre eux citent l’esprit d’équipe et le courage, et 32 %, le fait d’être prêt à sacrifier sa vie [20]. Cette image occupe une place d’autant plus importante qu’elle réactive des représentations ininterrompues depuis 1918 du poilu français comme figure sacrificielle et patriotique.
22Si cette représentation du soldat comme figure sacrificielle n’est pas absolument incompatible avec la compréhension de la spécificité militaire, il est possible qu’elle la fausse. En effet, si la mort du soldat français occupe de manière durable une place plus importante dans les représentations médiatiques que celle de son action, elle peut progressivement se vider de sens. La mort du soldat n’a de sens qu’au regard du rapport de force qui l’oppose à un autre acteur politique. Si ce rapport de force est proportionnellement peu traité, la prédominance de la ritualisation médiatique qui entoure le décès de chaque soldat français mène à une incompréhension de la spécificité militaire. On constate d’ailleurs, dans l’étude de 2016, que la mort n’est pas évoquée par les nouveaux engagés, ni dans le noyau central, ni dans le système périphérique, ni non plus par les militaires ayant de l’ancienneté. Le combat, en revanche, est toujours présent dans le noyau central des nouveaux engagés, aux côtés de la discipline, de l’esprit d’équipe et de la disponibilité. Les nouveaux engagés interrogés n’ont pas encore traversé toutes les étapes de socialisation et de formation propres au milieu militaire puisqu’ils viennent de signer leur contrat. En revanche, ils ont pu affiner leur représentation du fait militaire au cours du processus de recrutement et ils se différencient en cela des jeunes civils.
23Cette image sacrificielle est-elle un frein ou un levier pour l’engagement des jeunes Français alors même qu’en février 2018, 15 % d’entre eux se disent prêts à risquer leur vie pour leur pays avec certitude et que 40 % peuvent l’envisager en cas de conflit armé [21] ? Les enquêtes menées depuis la professionnalisation ne rendent pas compte des variations substantielles du nombre de jeunes Français se disant prêts à envisager un engagement sous l’uniforme. Ils étaient 42 % en 1998 à pouvoir l’envisager [22]. En 2011 [23], 15 % disent l’avoir déjà envisagé et 27 % pouvoir l’envisager, soit 42 % au total. En mai 2016 [24], ils sont 7 % à l’envisager avec certitude et 30 % à répondre qu’ils pourraient l’envisager, soit 37 % au total. Ces deux chiffres passent à 11 % et 29 % en février 2018, pour un total de 40 % [25].
24Ces chiffres montrent que l’image sacrificielle du soldat n’est pas dissuasive mais qu’elle n’est pas non plus particulièrement mobilisatrice à moyen terme. Néanmoins il reste à comprendre les motivations de la minorité prête à s’engager ainsi que la manière dont les militaires peuvent se sentir compris dans ce qui fait la spécificité de leur engagement.
Recrutement, fidélisation et représentations médiatiques du fait militaire : une question de cohérence
25La cohérence entre les attentes des jeunes recrues, les réalités du métier militaire et ce que les militaires perçoivent de leur image dans la société mérite interrogation dans un contexte où la fidélisation demeure pour l’armée de terre un défi jamais complètement relevé depuis la professionnalisation. Si bien des raisons liées à l’inadéquation entre les exigences du métier militaire et les modes de vie contemporains sont souvent évoquées, l’hypothèse est faite ici qu’entre également en jeu une question de sens vécu et de sens perçu.
26Les motivations de ceux qui s’engagent sont évidemment multiples et personnelles. Par ailleurs, les uns et les autres reconstruisent par leur discours le cheminement de leur motivation initiale en fonction de leur parcours au sein de l’armée de terre et de ce qu’ils ont appris et expérimenté de la vie militaire. Pour autant, cette énonciation a elle-même un intérêt parce que, sans être l’exacte vérité de faits, elle en offre un reflet. En outre, elle permet de saisir comment les militaires, ayant déjà subi les processus de formation et de socialisation propres aux armées, relisent l’histoire qui les a menés à cette vie particulière. Sans entrer dans l’éventail large des motivations de chacun, la question d’une juste compréhension des finalités de l’engagement militaire permet de comprendre les ressorts de la décision de s’engager ainsi que la pérennité de cet engagement dans la durée.
27Sur ce sujet, une seconde étude menée dans l’armée de terre en 2017 a permis de prendre en compte trois populations distinctes : les « renouvelants », militaires en fin de premier contrat, ayant décidé de rester engagés dans l’armée de terre, les « renonçants », en fin de premier contrat, ayant choisi de quitter l’institution, et enfin les « fidélisés » qui avaient déjà renouvelé au moins une fois leur contrat. Tous ont répondu à la question suivante : « Pour quelle(s) raison(s) vous êtes-vous engagé(e) dans l’armée de terre ? » Une analyse lexicale de ces données a été réalisée (logiciel Alceste) et a permis de les répartir en trois classes distinctes.
28Dans la première classe, regroupant 23 % des données, les « traditions familiales » sont récurrentes dans les réponses apportées par les participants. Certains témoignent également d’un « rêve d’enfant », d’une opportunité de « quitter le domicile familial » ou le « système scolaire ». Les notions de « tradition », de « famille » et de « service militaire » sont aussi présentes. Au sein de cette classe, la population des fidélisés est surreprésentée alors que celle des renonçants est sous-représentée.
29Au sein de la deuxième classe (38 % des données), la « cohésion » est la notion la plus convoquée. L’esprit de « corps », mais aussi des notions telles que la « camaraderie », l’« esprit d’équipe », ou encore l’« unité », reviennent très régulièrement. Les missions (« extérieures », « à l’étranger ») sont aussi présentes. Enfin, le « dépassement », le « goût de l’effort » et de l’« aventure » sont aussi des notions fréquemment mises en avant. Les renouvelants y sont surreprésentés tandis que les fidélisés, ayant déjà renouvelé leur contrat au moins une fois y sont sous-représentés.
Tableau 3. Analyse lexicale des raisons de l’engagement
Classe 1 Fidélisés surreprésentés Renonçants sous-représentés | Classe 2 Renouvelants surreprésentés Fidélisés sous-représentés | Classe 3 Fidélisés surreprésentés Renouvelants sous-représentés |
Militaire Service Famille Rêve Engager Trouver Civil Familial Tradition Aimer Terre Enfant Petit Famille Enfance National Travail Pension Arme | Cohésion Esprit Mission Goût Voyage Sport Emploi Patriotisme Action Sécurité Effort Équipe Camaraderie Aventure Se dépasser Discipline Argent Retraite Opérations | Servir Pays Utile Défendre Protéger Monde France Découvrir Porter Apprendre Voyager Connaître Service Passion Aider Horizon Gagner Patrie Valeurs |
Tableau 3. Analyse lexicale des raisons de l’engagement
30La troisième classe quant à elle regroupe 39 % des unités classées autour de l’idée centrale de « servir le pays », de le « défendre », de le « protéger ». Les termes « découvrir de nouveaux pays », « de nouveaux horizons », « voyager » ou encore « aide aux populations » sont mentionnés. Les fidélisés y sont légèrement surreprésentés alors que les renouvelants y sont sous-représentés.
31Une analyse lexicale systématique permet de classer les notions abordées dans les propos des différents types de militaires interrogés.
32Les renouvelants et les fidélisés, souhaitant pourtant tous rester engagés au sein de l’armée de terre, apportent des réponses différentes pour expliquer les raisons de leur engagement. Les renonçants quant à eux ne sont surreprésentés dans aucune des trois classes et sont même sous-représentés dans la première, comme si les raisons qu’ils donnent de leur engagement ne leur permettaient pas de constituer un groupe bien identifié.
33Les renouvelants, surreprésentés dans la classe 2, mettent en avant certaines valeurs portées par l’institution militaire pour expliquer les raisons pour lesquelles ils se sont engagés dans l’armée de terre. En s’engageant, cette population cherche à se dépasser, à vivre des « aventures » à travers les missions extérieures, tout en privilégiant l’esprit d’équipe, l’une des huit facettes de la spécificité militaire.
34Les fidélisés sont quant à eux surreprésentés dans les deux autres classes. Ils soulignent dans la classe 1 l’importance des traditions familiales et du service militaire pour expliquer les raisons de leur engagement dans l’armée de terre. Celle-ci représente aussi pour eux une opportunité de quitter tant le domicile familial que le système scolaire, ou encore d’approcher un « rêve d’enfant ». Dans cette classe, les fidélisés s’opposent ainsi aux renonçants qui ne cherchent pas au moment de leur engagement les mêmes opportunités. Dans la classe 3, les fidélisés, cette fois-ci, sont opposés aux renouvelants, privilégiant l’importance des missions de l’armée de terre (« servir le pays », « protéger les populations », « aider ») dans leurs raisons de s’engager. L’attrait du « voyage » et la « découverte de nouveaux horizons » sont également mentionnés.
35Malgré ces écarts [26], renouvelants et fidélisés se retrouvent dans une énonciation commune d’attentes très fortes renvoyant à la fois à un idéal personnel de vie et à une volonté d’engagement collectif. C’est un changement par rapport à ce qu’enseignaient les enquêtes menées au moment de la professionnalisation. En 1998 en effet :
Les jeunes invoquaient en premier la possibilité d’avoir un emploi stable (42 % des réponses) et en second le fait de ne pas être au chômage (39 %) [27]. Plus de dix ans plus tard, l’ordre des motivations est tout autre, et les jeunes mettent en avant des raisons en étroite correspondance avec l’idée même d’engagement : la première citée est l’envie de faire quelque chose pour son pays (37 %), et la seconde, le goût pour le travail en équipe (30 %). Une minorité de jeunes tentés par l’engagement reconnaît faire ce choix pour avoir un emploi stable (24 %) ou échapper au risque du chômage (16 %) [28].
37Les résultats énoncés par les enquêtes réalisées dans le champ de la psychologie sociale confirment que ce qui pouvait paraître comme un choix par défaut dans une perspective d’insertion sur le marché du travail est devenu un choix présenté comme la volonté positive de servir un idéal dans un cadre porteur de valeurs.
38Ces évolutions apparaissent comme un écho assez fidèle de l’évolution des campagnes de communication de l’armée de terre en vue du recrutement. Après la décision de la suspension du service national en 1997, l’armée de terre doit recruter massivement. C’est alors la campagne dite « des 400 métiers », largement médiatisée, et cherchant à séduire les jeunes Français par une promesse de qualification dans un contexte de chômage de masse. Sur les affiches, une paire de rangers accompagnée du slogan : « Avec ces chaussures, vous pouvez devenir coiffeur » ; ou encore un dessin de casque : « Avec ce casque, vous pouvez devenir comptable. » Les développements textuels insistent : « L’armée de terre recrute des jeunes dans de nombreux domaines. L’aventure devient un métier de spécialiste. Les candidats auront une formation professionnelle et pourront l’approfondir. » Le clip vidéo renvoie à la même promesse de qualification : « Vous faites quoi ces trois prochaines années ? L’armée de terre recrute dans plus de 400 métiers. » Les prises de parole institutionnelles qui accompagnent cette campagne dans les médias sont presque exclusivement construites sur ce même argumentaire. Les campagnes suivantes, en particulier celles lancées en 2004 (« Un métier, bien plus qu’un métier ») et 2007 (« Lorsque vous vous engagez, nous nous engageons »), insistent davantage sur certains piliers de la spécificité militaire (l’esprit de corps pour la première, le dépassement de soi pour la seconde) mais demeurent presque exclusivement orientées vers l’idée du profit personnel que la jeune recrue pourra tirer de son engagement. En 2010, la campagne « Devenez vous-mêmes » marque un tournant en orientant les ingrédients habituels de la nécessaire séduction des jeunes Français vers une finalité militaire plus affirmée, qui demeure depuis structurante dans la communication de recrutement.
39La finalité combattante de l’engagement militaire constitue-t-elle alors une motivation énoncée par les différentes populations interrogées ? Dans la seconde étude, les références à la mort, pourtant présentes dans l’image que les jeunes Français ont des armées, sont absentes des motivations à l’engagement énoncées par les militaires ayant déjà une expérience de la vie sous l’uniforme. Ces résultats sont cohérents avec ceux de la première étude qui montrent que seuls les jeunes civils évoquent la mort dans le noyau central de leurs représentations. Dans cette même première étude, les militaires avec ancienneté ne citent la guerre que parmi les éléments liés aux caractéristiques des missions, tandis qu’ils évoquent beaucoup plus abondamment les éléments liés aux comportements attendus et aux aptitudes professionnelles. La maturité de la vie professionnelle des militaires avec ancienneté transparaît dans ces propos. Les processus de formation et de socialisation par lesquels ils sont passés leur permettent de remettre la question de la mort à une place conforme aux critères que se donne l’armée de terre. Enfin, le combat ne semble pas un élément déterminant, contrairement à ce qui apparaissait quelques années auparavant : ces militaires ayant de l’expérience ne disent pas s’être engagés pour combattre mais bien pour servir un idéal individuel et collectif, au sein duquel le combat apparaît comme un ultime moyen.
40Cette cohérence des réponses apportées tend à montrer que les jeunes Français qui s’engagent au sein de l’armée de terre, et qui continuent d’y servir au-delà d’un premier contrat, ont une vision assez claire de la spécificité militaire dans le cadre d’exercice d’un choix professionnel porté par des attentes qu’ils énoncent comme très fortes. Ces attentes trouvent-elles alors une réponse dans la réalité de la vie militaire ? La question est centrale alors même que 67 % des militaires de l’armée de terre disent pouvoir envisager de quitter l’institution comme l’a montré un rapport du HCECM en 2017 [29]. Ces chiffres sont emblématiques du défi de la fidélisation. Au moment de la professionnalisation, l’objectif était que la durée moyenne des contrats des militaires du rang de l’armée de terre soit de 6,5 ans ; il atteignait 4,5 ans en 2017 [30] et 5 ans en 2018 [31]. Les causes de la fidélité des militaires à leur employeur sont multiples, mais la présence du mot « travail » parmi leurs motivations initiales permet d’envisager que le maintien dans un emploi stable est aussi à prendre en compte.
41L’attrait pour le monde civil n’est pas un facteur suffisant pour comprendre la difficulté de l’armée de terre à fidéliser ses recrues. Dans le même rapport du HCECM, le statut militaire et la participation active à la défense des intérêts du pays sont des leviers de fidélité pour 79 % des militaires interrogés tandis que la conciliation vie privée/vie militaire et l’insuffisance des moyens accordés pour remplir les missions constituent des incitations au départ pour 55 % d’entre eux. Certes, 86 % des militaires estiment que leurs attentes initiales ont été totalement (28 %) ou en partie (58 %) satisfaites, mais les motifs invoqués des 14 % qui expriment explicitement une nette déception méritent attention. Ils évoquent une insatisfaction sur des valeurs insuffisamment mises en pratique (discipline, respect de l’uniforme, notamment), mais aussi et surtout leur frustration par rapport à la possibilité de partir en opération extérieure, lieu de mise en pratique de la finalité combattante de leur engagement.
42Enfin, l’image même des militaires dans l’opinion publique n’est pas sans compter. En janvier 2017, 88 % des Français disent avoir une bonne image des armées (sondage IFOP/DICOD), mais selon le rapport du HCECM, l’image que les militaires de l’armée de terre perçoivent d’eux-mêmes chez leurs concitoyens est plus contrastée. Certes, 80 % d’entre eux pensent que les Français ont une bonne image des armées, 81 % se sentent considérés comme compétents et efficaces, et 70 % estiment que les armées sont source de fierté pour les Français. Mais ils ne sont plus qu’une minorité à penser que les armées sont connues (34 %) et reconnues à leur juste valeur (43 %). Ainsi les militaires se sentent-ils aimés mais ils ne se sentent pas compris dans ce qui fait la particularité de leur engagement. Si les représentations médiatiques accordent désormais une place plus grande aux opérations et à l’acte combattant, les oscillations entre une image médiatique victimaire et une représentation sacrificielle du destin du soldat français peuvent expliquer cette forte dissonance. Si le sacrifice possible de leur intégrité physique et psychologique est un corollaire consenti de leur engagement, il n’apparaît dans les représentations de leur vie professionnelle ni comme une donnée constitutive de leur pratique ordinaire, ni comme une finalité.
Conclusion
43L’acte combattant polarise davantage que par le passé l’image que les jeunes Français ont des armées en général et de l’armée de terre en particulier. Les représentations de cette population sont en concordance très forte avec les évolutions récentes du traitement médiatique du fait militaire et des opérations. Ces dernières expliquent pour une large part la place centrale que la mort occupe dans l’image des armées. Pour autant, cette évolution ne paraît pas jouer de manière significative sur le nombre de ceux qui souhaitent s’y engager ou envisagent de le faire. En revanche, cela influe sur les motivations de la minorité prête à entrer dans un processus de recrutement et qui exprime alors de fortes attentes, davantage construites sur un idéal de vie qu’à partir de motivations par défaut suscitées par les difficultés récurrentes d’insertion sur le marché du travail.
44Ceux qui se sont engagés au sein de l’armée de terre ont une image de leur institution structurée par une compréhension de la spécificité militaire plus juste que les autres jeunes Français ne connaissant la vie militaire qu’au travers de leur culture familiale, des savoirs scolaires ou encore des médias. Les jeunes recrues, comme les militaires plus anciens, ont une vision de leur métier non pas liée à une finalité sacrificielle mais aux actions qu’ils sont amenés à conduire. Le traitement médiatique n’est pas sans conséquences sur leur manière de se percevoir et d’apprécier les conditions de leur vie sous l’uniforme : les dissonances entre des représentations médiatiques très structurées par le sacrifice consenti de leur intégrité physique et la réalité de leur pratique professionnelle peuvent expliquer leur difficulté à se sentir compris et pleinement reconnus par leurs concitoyens.
45Au regard de la place centrale qu’occupent la mort et le combat dans la compréhension de la spécificité militaire et dans le contexte d’un déploiement important en opérations intérieures et extérieures, il convient donc de s’interroger davantage sur les strates successives de la mémoire collective française du fait militaire alimentant les représentations de l’ensemble de la population. À l’occasion des cérémonies du centenaire du 11 novembre 2018, le débat sur la nécessité de commémorer le destin du poilu soit en tant que victime, soit en tant que combattant a pris un tour polémique qui est venu raviver la question de la place de la mort dans le rapport de force politique qu’est toute guerre. Enfin, c’est aussi la culture scolaire qu’il faudrait prendre en compte alors même que la guerre apparaît comme un pilier central des traces mémorielles que les élèves conservent des programmes d’histoire qui leur sont enseignés [32].
Notes
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[1]
Pierre Dabezies, « La spécificité militaire : esquisse d’une approche globale de l’armée », Arès, 3, 1990, p. 77-105.
-
[2]
Bernard Boëne (dir.), La spécificité militaire, Paris, Armand Colin, 1990.
-
[3]
Cité dans Laure Bardiès, « Du concept de spécificité militaire », L’année sociologique, 61 (2), 2011, p. 273-295.
-
[4]
Cité dans ibid., p. 273-295.
-
[5]
Ibid., p. 273-295.
-
[6]
On se référera ici avec profit aux travaux de Mathias Thura, Adeline Poussin et Christel Coton.
-
[7]
Ce travail a été réalisé par Émilie Retsin dans le cadre d’un doctorat en psychologie sociale (université Paris-Descartes) mené au sein de la DRHAT et financé par la Direction générale de l’armement (DGA). Cette thèse a été soutenue en décembre 2018.
-
[8]
L’analyse du traitement médiatique repose sur un travail de base de données réalisé à l’Inathèque pour la période 2001-2011, ainsi que sur la veille et le calcul des unités de bruit médiatique réalisé par Kantar depuis 2008 pour le ministère de la Défense devenu ministère des Armées.
-
[9]
Paris, État-major de l’armée de terre, mai 2016.
-
[10]
Paris, État-major de l’armée de terre, été 2018.
-
[11]
Ronald Hatto, Anne Muxel, Odette Tomescu, Enquête sur les jeunes et les armées. Images, intérêt et attentes, Paris, IRSEM, 2011, p. 40-41.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Anne Muxel, Ronald Hatto, Odette Tomescu-Hatto, Baromètre de la jeunesse. Vague 3, Paris, CEVIPOF/Ministère de la Défense, 2016, p. 4.
-
[14]
Cette base de données a été constituée pour la période 2001-2011 sur le critère de l’apparition des militaires dans les journaux télévisés et magazines de reportage et de documentaires des chaînes hertziennes ainsi que de Canal + lors de sa diffusion en clair. Cette base de données a fait l’objet d’une étude détaillée publiée dans les collections de l’IRSEM : L’image des militaires français à la télévision (2001-2011), 2012.
-
[15]
100 UBM signifient que 100 % de la population française a été exposée une fois au traitement de l’actualité en question.
-
[16]
Laurie Boussaguet, Florence Faucher, « La construction des discours présidentiels post-attentats à l’épreuve du temps », Mots, les langages du politiques, 118, novembre 2018, p. 95-114.
-
[17]
UBM : unités de bruit médiatique. La mesure des unités de bruit médiatique commandée à la société Kantar par la DICOD est disponible depuis 2008 sur les sujets dépendant du ministère de la Défense/des Armées. Les UBM telles que calculées par la société Kantar incluent la presse papier nationale et régionale, les médias audiovisuels (en particulier au moment des trois principales tranches d’information du matin, du midi et du soir), les chaînes d’information en continu, certains réseaux sociaux et supports d’information sur Internet. Par un système de péréquation, l’institut aboutit au calcul d’un nombre d’UBM par thématique, une UBM correspondant à l’exposition d’1 % de la population française au traitement médiatique de ladite thématique ; un nombre de 300 UBM signifie donc que l’ensemble de la population a été exposée entièrement trois fois à ce traitement médiatique.
-
[18]
« Focus Défense », DICOD, 20 novembre 2015.
-
[19]
Nicolas Beaupré, « La victimisation des combattants de la Grande Guerre », dans Sylvain Schirmann (dir.), Guerre et paix. Une destinée européenne ?, Bruxelles, Peter Lang, 2016, p. 99-112.
-
[20]
Anne Muxel, Ronald Hatto, Odette Tomescu-Hatto, Baromètre de la jeunesse. Vague 3, op. cit.
-
[21]
« Les jeunes et la défense », vague 3, enquête CSA pour la DICOD, février 2018.
-
[22]
Ronald Hatto, Anne Muxel, Odette Tomescu, Enquête sur les jeunes et les armées. Images, intérêt et attentes, op. cit., p. 71.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Anne Muxel, Ronald Hatto, Odette Tomescu-Hatto, Baromètre de la jeunesse. Vague 3, op. cit.
-
[25]
« Les jeunes et la défense », enquête citée.
-
[26]
Certaines hypothèses d’analyse renvoyant à des facteurs générationnels mériteraient d’être analysés plus avant, en particulier dans la manière dont les uns et les autres, en fonction de leur âge, ne partagent pas les mêmes expériences opérationnelles.
-
[27]
Olivier Galland, Jean-Vincent Pfirsch, Les jeunes, l’armée et la nation, Paris, C2SD, 1998.
-
[28]
Ronald Hatto, Anne Muxel, Odette Tomescu, Enquête sur les jeunes et les armées. Images, intérêt et attentes, op. cit., p. 72-73.
-
[29]
« La fonction militaire dans la société française », Paris, HCECM, 11e rapport, septembre 2017, p. 135.
-
[30]
Ibid.
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[31]
Revue annuelle de la condition militaire, HCECM, décembre 2019.
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[32]
Églantine Wuillot rend ainsi compte d’une enquête menée auprès de 5 823 élèves en France : « Quand les élèves se sont vu proposer la consigne “Raconte l’histoire de France”, ils ont dû rapidement choisir des faits, synthétiser leurs connaissances, dégager les événements qu’ils jugeraient dignes d’intérêt pour l’histoire de France […]. Au total, on trouve le terme “guerre” dans plus de 60 % des textes » (François Lanthéaume, Jocelyn Létourneau (dir.), Le récit du commun, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2016, p. 83-99).