Notes
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[1]
Montaigne, Essais, l. III, chap. ix.
-
[2]
Par exemple, Annie Fourcaut, Bobigny. Banlieue rouge, Paris, Éd. ouvrières/Presses de Sciences Po, 1986 ; Michel Hastings, Halluin la rouge (1919-1939). Aspects d’un communisme identitaire, Presses universitaires de Lille, 1991 ; Jean-Paul Molinari, Les ouvriers communistes. Sociologie de l’adhésion ouvrière au PCF, Thonon-les-Bains, L’Albaron, 1991.
-
[3]
Gouvernement.fr, « Les grands principes du service national universel », compte rendu du Conseil des ministres, 27 juin 2018 [en ligne : www.gouvernement.fr/conseil-des-ministres/2018-06-27/les-grands-principes-du-service-national-universel?utm_source=emailing&utm_medium=email&utm_campaign=conseil_ministre_20180627, consulté le 27/06/2018].
-
[4]
Mancur Olson Jr., Les logiques de l’action collective [Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1965], Paris, PUF, 1978.
-
[5]
Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de Sciences Po, 1989.
-
[6]
Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977. Ainsi définit-il l’effet pervers selon lequel « deux individus ou plus, en recherchant un objectif donné, engendrent un état de choses non recherché et qui peut être indésirable du point de vue soit de chacun des deux, soit de l’un des deux ».
-
[7]
Daniel Gaxie, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Swiss Political Science Review, 11 (1), 2005, p. 157-188.
-
[8]
Olivier Wieviorka, « À la recherche de l’engagement (1940-1944) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, « Les engagements du xxe siècle », 60, octobre-décembre 1998, p. 58-70.
-
[9]
Les chiffres de la Résistance sont très difficiles à établir. Henri Rousso, spécialiste de la période, avance un chiffre compris entre 200 000 et 300 000 combattants, soit entre 1 et 1,5 % de la population active de l’époque (Études sur la France de 1939 à nos jours, Paris, Seuil, 1985).
-
[10]
Philippe Burin, La France à l’heure allemande (1940-1944), Paris, Seuil, 1995.
-
[11]
Albert Hirschman, Bonheur privé, action publique [Shifting Involvment, Private Interest and Public Action, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1982], Paris, Fayard, 1983.
-
[12]
Cécile Bazin, Jacques Malet (dir.), La France bénévole, Paris, Recherche et solidarité, 2017.
-
[13]
Jacques Lagroye, Bastien François, Frédéric Sawicki, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 2002.
-
[14]
Florence Passy, L’action altruiste, Genève, Droz, 1998.
-
[15]
Hélène Duriez, « Modèles d’engagement et logiques de structuration des réseaux locaux de la gauche mouvementiste à Lille », Politix, 17 (68), 2004, p. 165-199.
-
[16]
Paul-Félix Lazarsfeld, Bernard Berelson, Hazel Gaudet, The People’s Choice : How the Voter Makes up his Mind in a Presidential Campaign, New York (N. Y.), Columbia University Press, 1944.
-
[17]
Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, La soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?, Paris, PUF, 1998 ; Robert-Vincent Joule, « La psychologie de l’engagement ou l’art d’obtenir sans imposer », communication au colloque Pour une refondation des enseignements de communication des organisations, 2003.
-
[18]
Kurt Lewin, « Group Decision and Social Change », dans Theodore Newcomb, Eugene Hartleye (eds), Readings in Social Psychology, New York (N. Y.), Holt, 1947.
-
[19]
Pour faire face aux carences d’approvisionnement durant la seconde guerre mondiale et à la nécessité de changer les habitudes alimentaires des ménages américains, Kurt Lewin fut chargé par les pouvoirs publics d’élaborer une stratégie incitative. En effet, les campagnes de communication réussissaient à convaincre mais ne produisaient aucun changement de comportement concret. Les ménagères assistant à une conférence sur la nécessité de manger des abats en l’absence de viande noble pouvaient être convaincues, elles n’avaient effectivement introduit des abats dans les menus quotidiens de leur maisonnée que pour 3 % d’entre elles. Les chiffres passent à 32 % d’entre elles quand les ménagères, à la demande de Kurt Lewin, s’engagent publiquement à cuisiner des abats en levant la main.
-
[20]
Jonathan J. Freedman, Scott C. Fraser, « Compliance without Pressure : The Foot-in-the-Door Technique », Journal of Personality and Social Psychology, 4, 1966, p. 195-202.
-
[21]
John T. Cialdini et al., « Low-Ball Procedure for Producing Compliance Commitment then Cost », Journal of Personality and Social Psychology, 36, 1978, p. 463-476.
-
[22]
Leon Festinger, Henry Riecken, When Prophecy Fails : A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 1956.
-
[23]
Linda Simon, Jeff Greenberg, Jack Brehm, « Trivialisation, the Forgotten Mode of Dissonance Reduction », Journal of Personality and Social Psychology, 68, p. 247-260.
-
[24]
Clémentine Chiarelli, « Le temps de l’adolescence et l’engagement politique », dans Anne Muxel (dir.), Temps et politique. Les recompositions de l’identité, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
-
[25]
Kenneth Keniston, Radical : Notes on Committed Youth, New York (N. Y.), Harcourt Brace Janovitch, 1968.
-
[26]
Élise Renard, Nicolas Roussiau, Ghozlane Fleury-Bahi, « Engagement de groupe, transformation des représentations sociales et modifications comportementales », Bulletin de psychologie, 521 (5), 2012, p. 467-477.
-
[27]
Il s’agit du titre de l’article du psychologue John Horgan, « From Profiles to Pathways and Roots to Routes : Perspectives from Psychology on Radicalization into Terrorism », in The Annals of the American Academy of Political Science, 618 (1-7), p. 80-94, 2008. Cette expression peut être traduite de la façon suivante : « Des profils aux cheminements, des racines aux itinéraires ».
-
[28]
Olivier Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel. Post scriptum », Revue française de science politique, 2001, 1 (51), p. 199-215.
-
[29]
Olivier Fillieule, « Le désengagement d’organisations radicales. Approche par les processus et les configurations », Lien social et politiques, 68, 2012, p. 37-59.
-
[30]
Charles Tilly, As Sociology Meets History, New York (N. Y.), Academic Press, 1981.
-
[31]
Charles Moskos, « From Institutional to Occupation : Trends in Military Organizations », Armed Forces & Society, 4 (1), 1977, p. 41-50.
-
[32]
Falco Rheinberg, Motivation, Stuttgart, W. Kohlhammer, 2002.
-
[33]
Fabrizio Batistelli, « Peacekeeping and the Post-Modern Soldier », Armed Forces & Society, 23 (3), 1997, p. 467-484.
-
[34]
Thierry Marchand, « Pourquoi s’engage-t-on ? », Inflexions, 3 (36), 2017, p. 165-177.
-
[35]
Résultats de la grande enquête « Pour qui, pour quoi risquer ou donner sa vie aujourd’hui », 2014, Radio France, https://docs.google.com/file/d/0BzEi-jlPmWIXNzViMWY5Y19iUXc/edit?pli=1. Pour la méthodologie de l’enquête, voir www.lesphinx-developpement.fr/blog/la-grande-enquete-sur-les-valeurs-et-lengagement-en-partenariat-avec-radio-france-methodologie.
-
[36]
François, Vieillescazes, « L’engagement volontaire dans l’armée de terre. Une analyse exploratoire », Revue française de sociologie, 19 (3), 1978, p. 341-372.
-
[37]
Erik Hedlund, Tibor Szvircsev Tresch, Motivation to Be a Soldier : A Comparison of Eight Nations, Stockholm, Swedish Defence University, 2017.
-
[38]
En 2017, après la parution de l’ouvrage, le gouvernement suédois a décidé de rétablir la conscription pour faire face à la menace russe avec autant d’efficacité que possible en palliant le manque d’engagements de volontaires.
-
[39]
Elyamine Settoul, « Classes populaires et engagement militaire : des affinités électives aux stratégies d’insertion professionnelle », Lien social et politique, 74, 2015, p. 95-112.
-
[40]
Source : US Census Bureau, 2010.
-
[41]
Jérôme Léger, « Pourquoi des jeunes s’engagent-ils aujourd’hui dans les armées ? », Revue française de sociologie, 44 (4), 2003, p. 713-734.
-
[42]
Erik Hedlund, Tibor Szvircsev Tresch, Motivation to Be a Soldier : A Comparison of Eight Nations, op. cit.
-
[43]
Mathias Thura, « “Dépêchez-vous d’attendre !” Travail militaire et socialisation au combat au sein d’une troupe de l’infanterie », Terrain, 63, septembre 2014, p. 54-72.
-
[44]
Jérôme Léger, « Pourquoi des jeunes s’engagent-ils aujourd’hui dans les armées ? », art. cité.
-
[45]
Erik Hedlund, Tibor Szvircsev Tresch, Motivation to Be a Soldier : A Comparison of Eight Nations, op. cit.
-
[46]
Thierry Marchand, « Pourquoi s’engage-t-on ? », art. cité.
-
[47]
Miguel Benasayag, Angélique Del Rey, De l’engagement dans une époque obscure, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2011.
-
[48]
Jacques Ion, S’engager dans une société d’individus, op. cit.
-
[49]
Stéphanie Vermeersch, « Entre individualisation et participation : l’engagement associatif bénévole », Revue française de sociologie, 45 (4), 2004, p. 681-710.
-
[50]
Paul-Louis Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », Vingtième siècle. Revue d’histoire, « Les engagements du xxe siècle », 60, octobre-décembre 1998, p. 118-123.
-
[51]
Jacques Ion, S’engager dans une société d’individus, op. cit.
-
[52]
Alexandra Makowiak, « Paradoxes philosophiques de l’engagement », dans coll., L’engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Cahiers du groupe », 2005.
Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu’un bond d’enthousiasme.
« J’vais voir si c’est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti à m’engager, et au pas de course encore.
— T’es rien c… Ferdinand ! » qu’il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l’effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.
Ça m’a un peu froissé qu’il prenne la chose ainsi, mais ça ne m’a pas arrêté. J’étais au pas. « J’y suis, j’y reste ! » que je me dis.
1Le sens étymologique et originel d’« engagement », défini par Montaigne en 1580 comme un « état où l’on est lié par quelque obligation [1] » implique que quelque chose soit déposé en « gage », en garantie de l’exécution d’une dette. L’idée d’une obligation extérieure, d’une servitude, d’une astreinte, s’impose. La relation d’engagement n’est pas binaire mais implique un troisième terme entre l’acte et l’acteur, ce au nom de quoi l’on agit. C’est ce troisième terme que la sociologie s’attache à saisir. Est-il une valeur, une conviction profonde ? un intérêt ? Ce troisième terme existe-t-il réellement ou est-il construit a posteriori pour justifier son action, l’acteur nommant « engagement » le basculement dans l’action, inventant une médiation, une articulation là où il n’y a que saut et rupture ? L’engagement serait alors le coup de pistolet des compétitions sportives, le moment arbitraire où tout commence, et il faudrait se tourner vers le sport pour le définir comme l’« action qui commence ou fait commencer une partie, un match ».
2Parler d’engagement est aussi en soi un engagement, au sens militaire du mot cette fois : « Action d’engager quelque chose ou quelqu’un dans un espace généralement resserré ou dans une situation difficile ; fait de s’y engager. » Quand la sociologie explore l’engagement, elle s’intéresse aux ressorts individuels de l’agir en ce qu’ils conduisent à un mouvement collectif. Quelles sont les valeurs motrices de celui qui aspire à s’engager ? Dans quelle mesure sont-elles déterminantes ? Les reconstitutions discursives livrées par les acteurs ne cèlent-elles pas d’autres motifs d’agir ? Comment intégrer dans les analyses le double rapport au temps de la notion, qui d’un côté désigne une manière d’être et d’agir en situation et de l’autre une promesse pour l’avenir, l’engagement à faire quelque chose, à la fois un acte issu d’une décision (l’acte de Bardamu, ponctuel et liminaire) et un processus ?
3On peut résumer ces deux approches de l’engagement comme étant deux mouvements distincts : l’un va du particulier vers le collectif (l’individu, mû par des valeurs, rejoint une communauté qui partage et fait vivre ses valeurs) et l’autre va du collectif vers le particulier (l’appartenance à une communauté nourrit les convictions et représentations de l’individu). D’un côté des approches plutôt politiques (des objectifs préexistants qui motiveraient l’engagement dans une mobilisation collective), de l’autre des approches plutôt économistes (analyse en termes d’intérêt). Le milieu académique, notamment en sociologie, a d’abord largement privilégié les études centrées sur les mouvements sociaux, le plus souvent de gauche et ouvrier dans les années 1980, avec, pour la France, de nombreuses monographies sur l’engagement ouvrier local [2] ou l’engagement associatif. La sociologie de l’action collective et du militantisme s’est concentrée sur une analyse socio-économique des mouvements militants afin d’en décrire la structure, sans problématiser l’engagement individuel et sa genèse. La mise en question de l’engagement s’est effectuée en réaction à cette approche descriptive. Plusieurs chercheurs ont adopté un paradigme individualiste, prenant peu en compte l’idéologie, voire récusant sa pertinence, pour s’attacher aux rétributions (matérielles ou symboliques) du militantisme, selon une explication utilitariste. Plus récemment, les travaux interactionnistes ont analysé d’une part les interactions des individus entre eux et d’autre part les interactions entre individus et contextes d’action, mêlant les niveaux d’analyse micro, méso et macro afin de retracer, dans sa profondeur et dans sa durée, la trajectoire des individus, pour aboutir à une redéfinition de l’engagement contemporain.
4La revue de littérature proposée dans cet article permet de revisiter les grands paradigmes d’analyse de l’engagement, et notamment de l’engagement militant, dans les sciences sociales. Elle suggère des pistes de réflexion pour penser le cadre spécifique de l’engagement militaire. Constituées d’« engagés » volontaires depuis l’annonce de la fin de la conscription le 22 février 1996 par Jacques Chirac, les armées suscitent des engagements et les encadrent dans un contexte de profonds changements. Les appartenances sont de moins en moins déterminantes, le pluralisme des valeurs s’impose, la lisibilité idéologique du monde et le sens de l’action militaire sont brouillés (dans la confusion de l’après-guerre froide). Les débats sur le service national universel – défini comme un « projet de société qui a pour finalité de favoriser la participation et l’engagement de chaque jeune dans la vie de la Nation, de valoriser la citoyenneté et le sentiment d’appartenance à une communauté rassemblée autour de ses valeurs, de renforcer la cohésion sociale et de dynamiser le creuset républicain », avec le but de « développer [la] culture d’engagement » [3] – montrent que l’engagement est plus que jamais au cœur des réflexions sur les logiques d’adhésion requises par les armées.
L’acte de l’engagement
5Avoir une vision du monde, des valeurs, une « certaine idée de la France », des croyances ou des choix politiques, ne suffit pas à sauter le pas et à s’engager. Comment se fait le passage à l’acte ? L’intérêt à agir est un facteur incitatif décisif mais d’autres facteurs entrent aussi en ligne de compte.
Un engagement au service de ses intérêts
6Mancur Olson, dans son ouvrage de 1965 The Logic of Collective Action [4], est l’un des premiers à avoir étudié l’articulation entre les actions collectives, les engagements individuels et les intérêts des acteurs. Il conteste que l’on puisse passer d’une bonne raison d’agir, au niveau individuel, à la mobilisation qui défend cet intérêt, et soumet ainsi la sociologie de l’action collective à une sorte de paradoxe de Zénon où l’on voit que l’action collective est théoriquement irréalisable et que le lien entre intérêt à agir et engagement n’est pas nécessaire. Toute action entreprise collectivement pour obtenir un bénéfice collectif représente un coût pour l’individu (en temps, en risque). L’action collective est improbable si l’on pense l’expliquer comme le seul résultat d’intérêts communs, car l’intérêt de l’acteur n’est pas d’agir, quand bien même il aurait intérêt au résultat de l’action. Olson montre que s’il a bien une réalité, l’intérêt économique seul est impuissant à mettre en branle un engagement. Il faut convoquer d’autres facteurs explicatifs, d’autres stimulants à l’action, parmi lesquels la contrainte, les intérêts personnels obtenus en participant à l’action collective (bénéfices annexes qui n’ont rien à voir avec la cause collective), ou encore les pressions de l’entourage. Pour Olson, il faut chercher les motifs de l’engagement dans les ressorts individuels, la cause de l’engagement servant de prétexte à des motivations afférentes.
7Dans ses recherches sur la mobilisation politique, Bernard Pudal [5] explore les rationalités culturelles et sociales des élites ouvrières qui se sont investies dans le Parti communiste français des années 1920-1930 : l’engagement répond à une logique d’intérêt (« servir sert ») et permet un « passage de l’indignité sociale vers une dignité politique ». Françoise Philip analyse quant à elle les stratégies mises en place par le RPR (Rassemblement pour la République) pour susciter l’engagement des jeunes et étudie l’engagement militant des jeunes au RPR en tant que poursuite d’« une perspective individualiste de carrière politicienne », selon le schème de l’action « rationnelle en finalité » de Max Weber. Le RPR, par des dispositifs comme la création d’une section Jeunes, laisse entrevoir la promesse de création de capital social ; les militants adhèrent au collectif afin de percevoir des rétributions matérielles et symboliques. Le militant, dans un souci de cohérence, et afin de renforcer sa légitimité, intériorise a posteriori les valeurs qu’il défend pour son intérêt personnel. Si l’engagement en faveur d’un intérêt collectif n’est pas possible sans la médiation d’un intérêt personnel supplémentaire à agir, l’atténuation de la distinction entre le militantisme motivé par l’intérêt général et le militantisme en quête de pouvoir et de reconnaissance n’est pas sans faire perdre à l’engagement de son aérodynamisme (friction provoquée par la rivalité et le trafic d’influence, lesquels nuisent à l’action collective). Une conséquence non voulue de l’utilisation de l’intérêt personnel comme logique motrice de l’engagement est la mise en concurrence des membres du groupe qui entraîne des dissensions, selon le modèle de l’effet pervers [6] développé par Raymond Boudon.
8Certains auteurs s’appuient également sur les thèses d’Olson pour les affiner. Daniel Gaxie [7], tout en reprochant à Olson une approche intentionnaliste réductrice, remet en cause lui aussi le désintéressement des militants. Il se place à égale distance d’une théorie de l’engagement ne prenant en compte que la recherche délibérée d’un intérêt et faisant de tout engagement une démarche cynique visant exclusivement le profit, et d’une théorie voyant l’engagement comme purement altruiste ou l’intéressement comme inconscient. La « cause » de l’engagement n’est pas le facteur explicatif déterminant. L’investissement dans la cause dépend de l’adéquation entre les attentes des acteurs et les possibilités de gratification de l’institution où l’on s’engage, d’une valorisation des rétributions matérielles et symboliques qui peuvent ou non contrebalancer les coûts occasionnés. Tous ces facteurs montrent que l’engagement est le fruit d’une configuration particulière dont l’équilibre précaire en explique la volatilité et dont les intérêts à agir constituent une part non négligeable, bien que non suffisante.
Un engagement déterminé par l’environnement et les relations sociales
9Olivier Wievorka [8], qui étudie l’engagement (dans la Résistance ou la Collaboration) durant les années 1940-1944, montre qu’il a été l’exception plus que la norme, alors même que la situation politique, fortement polarisée, incitait à la radicalité et que les appareils de propagande étaient déployés en grande ampleur [9]. Les effectifs de chacun des camps ont été relativement stables, sans que l’on observe sur eux une incidence forte de l’évolution du conflit ou des pronostics de victoire, et ce, bien que l’écoute massive de la BBC témoigne d’un rejet de la collaboration. Qu’est-ce qui distingue ceux qui se sont engagés et ceux qui ne l’ont pas fait ? Les explications par l’idéologie ou par les gains que l’acteur compte réaliser sont peu opératoires. Wievorka montre combien les ressources disponibles dans l’environnement des individus ont pu déterminer la forme prise par l’engagement ou le non-engagement. La fragmentation territoriale (exode, zone libre et occupée) et les impératifs de survie ont pu occasionner pour certains des impératifs d’ordre privé et des stratégies d’accommodation révélant pour la plupart des individus un abandon de l’intérêt général au profit de l’intérêt privé [10]. À l’inverse, ceux qui se sont engagés (les résistants mais aussi les collaborateurs, qui, contrairement à l’opinion commune, n’avaient pas un « intérêt à agir » évident, risquant d’être exécutés et étant promis à la réprobation générale) ont été prêts à sacrifier le court terme et les intérêts privés au profit d’un moyen terme et d’une vision globale. Par ailleurs, Wievorka montre que des valeurs poussant à l’engagement peuvent exister et ne pouvoir trouver un exutoire, soit que les moyens d’action proposés soient trop éloignés de la culture d’origine des acteurs, soit que les capacités d’encadrement et d’accueil des organisations soient insuffisantes au regard de la mobilisation et du désir d’engagement soulevés. Contrairement à la théorie olsonienne, ce n’est plus le rapport coûts/bénéfices qui est pris en compte mais le rapport coûts/utilité.
10Une autre approche invite à ne pas faire dépendre l’engagement du résultat qu’escompte l’acteur (intérêt personnel ou gain collectif) mais à prendre en compte le milieu en tant qu’il forme le contexte d’action. Albert Hirschman, dans son ouvrage Bonheur privé, action publique [11], fait de la déception le moteur de l’engagement et du désengagement. L’individu qui s’engage dans une action collective finit toujours par être déçu, il se désengage alors pour s’investir dans la sphère privée, d’où, insatisfait, il se tourne à nouveau vers la sphère publique. Tout en expliquant l’engagement par des motifs exogènes, son approche conteste le modèle olsonien : la décision n’est pas mue par une rationalité individuelle et économique mais par l’expérience de la déception. Son hypothèse s’accorde bien avec les raisons post-modernes de l’engagement, y compris dans les armées. Faire face à la déception provoquée par la routinisation des pratiques quotidiennes ; constater, parfois, le décalage entre les attentes et la réalité du métier (opération Sentinelle parfois perçue comme peu conforme aux attentes des jeunes réservistes ou engagés) peut conduire au désengagement.
11L’esprit d’équipe, le respect et la confiance envers les supérieurs sont des valeurs phares que mettent en avant les militaires ; les études constatent combien l’environnement affectif est primordial pour comprendre le fonctionnement de l’engagement. Selon l’enquête La France bénévole 2016 menée par l’organisme Recherches et solidarités [12], 25 % des engagements bénévoles se font à l’invitation d’un proche. Dans quelle mesure les interactions sociales influencent-elles ou donnent-elles sa forme à l’engagement ? Jacques Lagroye [13], politologue ayant beaucoup travaillé sur les mobilisations collectives et le militantisme, s’est intéressé particulièrement aux réseaux et montre que tout engagement a pour préalable nécessaire les relations qui structurent un ou plusieurs groupes ou réseaux sociaux (primaires ou secondaires). C’est ainsi que des primo-engagements a priori spontanés s’expliquent par l’appartenance d’un individu à des cercles sociaux qui relaient les incitations à la mobilisation. Florence Passy [14] surmonte le paradoxe olsonien et rend compte de la diversité des degrés d’engagement des individus par « les contraintes sociales, culturelles et relationnelles […] qui façonnent la décision de chaque individu ». Un acteur ayant la disponibilité et l’intention de s’engager ne le fera que s’il est inséré dans un réseau formel et l’engagement sera d’autant plus fort et plus stable que les différentes sphères sociales des individus seront liées et imbriquées à la cause défendue. Les approches par l’intentionnalité de l’acteur et par les réseaux sociaux où il est intégré doivent être conjuguées pour expliquer les phénomènes déterminant l’engagement qui ne se réalise qu’à la jonction d’un idéalisme individuel, d’une envie d’agir et d’une opportunité structurelle.
12Hélène Duriez [15], dans le cadre d’une étude sur la gauche à Lille, s’est intéressée à la multipositionnalité des acteurs les plus actifs, c’est-à-dire à leur multi-engagement pour des causes diverses. Cette multipositionnalité permet aux acteurs de rapprocher des sous-espaces d’engagement et d’activer des réseaux variés ayant de fortes ressources. Cherchant à mettre en cohérence leurs différents engagements, ils contribuent ainsi à construire le discours justificatif de la cause défendue et à le faire circuler. L’influence des maîtres de réseau structure l’espace de l’engagement. Collègues, membres de la famille et amis sont des facteurs d’incitation forts à l’engagement, déterminés moins par des valeurs et des messages que par une identification et une imprégnation. On retrouve ici des conclusions semblables à celles du politologue Paul Lazarsfeld [16] qui montrait, dans ses travaux de sociologie électorale, que les opinions ne reposaient pas tant sur la raison et l’argumentation mais plutôt sur l’influence et les relations affectives.
Des déterminants psychologiques et biographiques
13La recherche en psychologie de l’engagement montre que l’autorité ou la persuasion ne sont pas nécessairement efficaces pour influencer quelqu’un dans ses actes ou ses opinions. L’autorité peut imposer un acte de façon ponctuelle mais ne peut changer les façons de penser et d’agir sur le long terme. La persuasion quant à elle modifie les croyances, opinions et jugements mais ne comble pas la distance entre le penser et l’agir. Pour obtenir des effets et un certain comportement, d’autres ressorts psychologiques sont plus efficaces. Les « facteurs d’engagement », c’est-à-dire les contextes qui rendent possible la dissonance ou les situations qui conduisent à adopter un comportement problématique, ont été étudiés par différents auteurs dont les conclusions ont été réunies par Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois [17]. Dans tous les cas, pour qu’un facteur d’engagement soit efficace et qu’il y ait dissonance, l’individu doit avoir l’impression d’avoir agi librement en réalisant l’acte problématique. Les facteurs d’engagement ont été étudiés par des psychologues, parfois sur commande de gouvernements afin d’appuyer des politiques publiques. C’est le cas de l’effet de gel étudié par le psychologue comportementaliste d’origine allemande Kurt Lewin [18] (1890-1947) qui témoigne de l’importance de la prise de décision publique face à l’insuffisance de la persuasion pour engendrer le passage à l’action [19]. Selon Lewin, la décision prise publiquement est primordiale pour « engager » car elle joue un rôle de médiation entre l’acte et l’opinion en « gelant » l’univers des options possibles.
14De nombreuses expériences de psychologie ont été menées à la suite de celle-ci pour étudier le lien entre action et opinion (ou cognition, selon le vocabulaire de la psychologie). Par exemple, « l’effet du pied-dans-la-porte [20] » a été démontré : on peut obtenir d’un acteur un passage à l’acte, même si celui-ci est très contraignant, à condition de faire précéder la demande par une demande bien plus modeste. Pour amener quelqu’un à s’engager, la sollicitation doit aller crescendo. Les résultats du passage à l’acte sont supérieurs dans le cas où l’on procède, avec la première demande, à un étiquetage de type « Vous êtes vraiment quelqu’un de bien ». L’individu intériorise ce trait de caractère et cherchera ensuite à agir en conformité avec celui-ci. C’est l’effet de rationalisation. La technique (ou la situation, quand elle n’est pas mise en œuvre à dessein) d’« amorçage », similaire à celle du « pied-dans-la-porte », accroît la probabilité qu’une situation aboutisse à un engagement. L’amorçage a été étudié par Robert Caldini [21], qui montre que des conditions dont la nature contraignante rend peu probable qu’un individu les accepte sont agréées à condition qu’un accord préalable ait été obtenu sans que l’individu n’ait encore connaissance de l’intégralité de ces conditions. Une fois qu’il les découvre, il aura tendance à ne pas se dégager, alors même que l’exposé complet et immédiat de ce qu’on lui demandait aurait entraîné son refus.
15D’autres facteurs d’engagement qui incitent l’individu à agir en conformité avec un acte préparatoire sont par exemple la récurrence de l’acte, son coût élevé (plus un acte est coûteux, plus l’individu se sent engagé, ce qui a notamment été étudié dans des engagements radicaux dont les coûts d’entrée sont très élevés), le caractère interne (valeurs, personnalité) ou externe (avantages matériels, menace de sanction) des raisons par lesquelles il rend compte de son engagement (un engagement sera d’autant plus fort qu’on l’impute à des raisons internes et non externes). Toutes ces situations sont engageantes car l’individu agit afin de prévenir une situation de dissonance. Quand celle-ci a déjà eu lieu, afin de la réduire, les individus obéissent à divers schèmes d’action : rationalisation cognitive (réajustement des croyances vers le comportement) ou comportementale (poser un second acte allant dans le sens du premier pour créer de la cohérence), modification de l’univers social pour le rendre cohérent avec le comportement [22], ou encore trivialisation [23], c’est-à-dire minimisation de l’importance de l’attitude initiale ou du comportement.
16Clémentine Chiarelli [24], qui travaille sur l’engagement politique des adolescents, montre que celui-ci permet de résoudre au niveau psychique, par une dialectique entre « l’investissement narcissique et l’investissement objectal », certains conflits d’identité entre d’une part l’investissement sur le moi et d’autre part l’investissement dans des figures et objets autres (et perçus comme tels). Le narcissisme adolescent a besoin de supports de projection, de « relais d’identification et de gratification » afin de permettre au jeune de se désengager de l’identification aux figures parentales. L’engagement, par la socialisation forte qu’il implique et parce qu’il propose un idéal collectif, constitue un support d’identification (processus par lequel un individu assimile partiellement une propriété de l’autre afin de se transformer en conformité avec ce modèle) important pour le jeune, qui construit ainsi une identité autonome et consolide son narcissisme. La possibilité d’une figure de projection remplit aussi une fonction antidépressive. L’engagement, par l’intégration dans un groupe, peut apporter une « enveloppe protectrice » et remplacer par un narcissisme groupal un narcissisme individuel fragilisé. L’engagement politique peut également être considéré comme un espace sublimatoire, au même titre que le travail intellectuel. Kenneth Keniston [25] a montré les apports positifs de l’engagement au niveau le plus individuel. Étudiant les phénomènes de radicalité à partir d’entretiens avec des jeunes Américains New Left opposés à la guerre du Vietnam, il a mis en évidence que ces jeunes gens faisaient de leur engagement politique une cause personnelle, mêlant but politique et satisfaction personnelle.
17À un niveau moins micro, Nicolas Roussiau, Ghozlane Fleury-Bahi et Élise Renard [26] s’intéressent à l’effet de la norme d’un groupe sur l’engagement : dans quelle mesure un individu engagé en groupe change-t-il ses idées ou son comportement ? Ils analysent l’influence de deux facteurs : l’attraction pour le groupe (en termes affectifs) et la conformité aux normes du groupe. Ils observent ainsi que quand les sujets ne sont pas engagés affectivement dans un groupe, l’attraction pour le groupe est indexée sur l’adhésion à ses normes ou valeurs. En revanche, quand un individu est engagé affectivement auprès du groupe, l’attraction et l’adhésion sont liées de façon non linéaire : l’attraction décroît à mesure que décroît l’adhésion aux valeurs, jusqu’à un seuil critique où, par réaction, l’individu engagé ressent un regain d’attraction pour le groupe. Une autre variable de l’influence du groupe sur l’engagement individuel est la familiarité qui existe au sein de ce groupe. L’engagement dans un groupe familier renforce l’homogénéité du groupe (et, en contrepoint négatif possible, peut radicaliser ou pousser aux extrêmes les opinions et valeurs).
L’engagement en tant que processus biographique
18Pour comprendre l’engagement, il faut l’étudier comme une trajectoire, un processus, préférer au « pourquoi ? » le « comment ? » ou, en reprenant l’approche du psychologue John Horgan, avoir une approche « from profiles to pathways and roots to routes [27] ». Dans cette perspective, Olivier Fillieule, s’appuyant sur les travaux d’Howard Becker, étudie le militantisme comme activité sociale individuelle et dynamique, ce qui exige de l’analyser dans le temps, pour expliquer les trajectoires individuelles [28]. Le concept opératoire choisi est celui de la carrière : les attitudes et comportements sont déterminés par les attitudes et comportements passés et conditionnent à leur tour le champ des possibles à venir, situant ainsi les périodes d’engagement dans l’ensemble du cycle de vie. Le concept de carrière propose une interprétation continuiste de l’action sans « avant et après », où l’engagement est le fruit de l’accumulation et non d’une rupture. Le concept de carrière, qui conteste les déterminants causaux (qui permettraient de passer d’une cause à une conséquence sur le schéma de la bascule et de la rupture), a un fort pouvoir explicatif en ce qu’il permet une approche multicausale combinant des facteurs déterministes, structuralo-fonctionnalistes, macrosociaux, psychosociaux, et qu’il travaille les niveaux d’analyse micro (disposition, socialisation), méso (façonnage individuel) et macro (contexte politique) [29]. D’autres auteurs avaient déjà valorisé l’adaptation et les opportunités offertes aux acteurs. Ainsi Charles Tilly [30], en introduisant une dimension temporelle dans l’action collective, a montré que les changements structurels ne changent pas les dispositions intentionnelles des acteurs mais qu’ils modifient les opportunités d’action et donc les capacités de mobilisation.
19L’attention portée aux opportunités et aux alternatives ouvertes ou fermées au fur et à mesure de la carrière d’engagement s’applique particulièrement à l’étude de l’engagement militaire, notamment pour comprendre les problématiques relatives à la fidélisation des militaires sur le long terme.
Appréhender les motivations de l’engagement militaire
20Charles Moskos [31], dans l’examen des motivations présidant à l’engagement, oppose le modèle institutionnel et le modèle occupationnel ; les motivations institutionnelles sont tournées vers autre chose que soi, c’est-à-dire les autres (type altruiste), sa patrie, Dieu, ou encore un idéal tandis que les motivations occupationnelles sont des motivations individuelles et égocentriques (sans que le mot ne reçoive d’acception péjorative) telles que l’intérêt matériel ou la volonté de faire carrière. De la même manière, Falco Rheinberg [32] différencie les motivations extrinsèques et intrinsèques, selon que les facteurs de motivation sont internes ou externes à l’action engagée. Les motivations extrinsèques proviennent de récompenses ou de punitions obtenues à la suite de l’action, les motivations intrinsèques sont procurées par l’action elle-même (dans le cas de l’armée, l’esprit de camaraderie par exemple). Fabrizio Batistelli [33] spécifie le modèle de Moskos en distinguant trois types de raisons de s’engager : les motivations paléo-modernes, modernes et post-modernes. Si les motivations paléo-modernes sont de nature institutionnelle et si les motivations modernes sont d’ordre occupationnel, s’y ajoute un troisième type de motivations post-modernes, telles que la satisfaction d’un désir d’aventure, la recherche de sens et d’épanouissement personnel qui sont propres à la société post-matérialiste et post-transcendantale.
21Le général de brigade Thierry Marchand [34], sous-directeur du recrutement au sein du service des ressources humaines de l’armée de terre, distingue trois niveaux d’intérêt pour l’armée au sein d’une classe d’âge, recoupant la distinction entre motivations modernes, paléo-modernes et post-modernes. Le premier cercle est celui des sympathisants ayant confiance dans l’armée sans porter un intérêt particulier à la question. Le second réunit ceux qui ne rejettent pas la possibilité d’un engagement effectif dans l’armée (environ 40 % des garçons d’une classe d’âge depuis vingt ans, soit 150 000 jeunes, dont 30 000 ouvriront la porte d’un centre d’information). Le troisième est constitué de ceux qui sont d’emblée tournés vers les armées (entre 5 000 et 6 000 jeunes, ce qui est inférieur aux besoins). Parallèlement à ces trois catégories de jeunes, les recruteurs des armées identifient trois types de facteurs d’engagement : agir pour une cause juste, vivre une nouvelle vie structurée par la condition militaire et accéder à un premier emploi valorisant et valorisable. Le premier ensemble déterminé par un objectif vertueux correspond au type paléo-moderne de Moskos et repose principalement sur les valeurs de défense et de protection des principes de l’identité collective française. Le deuxième ensemble met en avant la dimension occupationnelle et moderne de l’engagement, l’accès à l’emploi est une motivation qui concerne davantage les militaires de rang et les sous-officiers que les officiers. Enfin, une troisième catégorie renvoie aux valeurs post-modernes et correspond à l’attractivité du style de vie militaire, marqué par un désir de se démarquer du quotidien et par une valorisation de la force physique, de l’effort et du goût pour le risque.
22Parler d’un régime paléo-moderne, moderne et post-moderne de l’engagement n’est pas établir une chronologie ou retracer une évolution ; ces trois motifs d’agir sont présents synchroniquement dans la société, a fortiori dans les armées.
Des motivations paléo-modernes
23L’idée d’un engagement au nom de valeurs transcendantes ou de l’intérêt général est présente à titre prescriptif ou incitatif aussi bien qu’à titre descriptif dès le point 1.1.1 du 11e rapport thématique du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) qui déclare que les militaires remplissent « une mission hors du commun au service de la Patrie et de la Nation ». Le général François Lecointre [35], s’exprimant sur l’engagement, insiste sur ce que l’engagement militaire a de radical, de total, de profondément collectif (donc, en écartant l’individualisme qui préside aux explications modernes et post-modernes de l’engagement) :
Un soldat est prêt à mourir pour son pays ; l’éventualité de la mort constitue une part essentielle de son engagement. […] le soldat est ainsi prêt à mourir, mais aussi à donner la mort pour la France. Et, dans les deux cas, il le fait au nom de ses concitoyens, en engageant leur responsabilité. Et en chaque occasion ses concitoyens et lui-même doivent réinterroger les raisons d’un engagement aussi extrême. Car pour un tel engagement, il n’existe pas de légitimité automatique ni définitive.
25Ici, la mort comme horizon exprime la radicalité de l’engagement, et donc sa gravité, qui ne peut être assumée que par la collectivité qui la justifie et la motive à la fois. La transcendance des paléo-modernes est invoquée comme condition nécessaire pour l’engagement militaire défini par son exceptionnalité. De fait, le onzième rapport thématique du HCECM d’octobre 2017 rapporte que 40 % des personnes interrogées ont déclaré s’être engagées pour « être au service de la France et être utile[s] à [leur] pays ».
26La justification paléo-moderne de l’engagement n’est pas absente des résultats de sondages s’intéressant plus largement à la population. L’enquête « Pour qui, pour quoi risquer ou donner sa vie aujourd’hui », menée en 2014 par Radio France conjointement avec l’institut de sondages Sphinx à l’occasion du centenaire de la première guerre mondiale, porte sur un échantillon constitué de 8 000 réponses venant de France et d’autres pays francophones (Suisse, Canada, Belgique). Il est constitué pour le cas français de 57 % de femmes et de 51 % de répondants âgés de moins de 35 ans interrogés sur les trois valeurs autour desquelles les Français pourraient se rassembler pour aborder le xxie siècle. Le triptyque de tête qui ressort des réponses est la solidarité, l’écologie et l’éducation. À la question afférente : « Pour faire vivre ces valeurs, de quelle manière seriez-vous prêt à vous engager personnellement ? », les trois réponses dominantes sont : « en respectant ces valeurs dans ma vie quotidienne » (91 %), « en votant » (64 %) et « en m’engageant dans une association » (57 %). Dans une moindre mesure, on trouve aussi : « en faisant connaître mon soutien moral » (52 %), « en manifestant » (45 %), « par un soutien financier » (30 %), « en m’engageant dans un parti politique » (15 %), « dans un syndicat » (11,7 %) ou « dans la pratique religieuse » (11 %). Une troisième question porte sur le stade ultime de l’engagement : « Seriez-vous prêt à risquer ou à donner votre vie ? » 71 % des personnes interrogées répondent par l’affirmative (68 % des femmes, 75 % des hommes), 73 % des moins de 35 ans, 70 % des 35-54 ans, 65 % des plus de 55 ans.
27On retrouve cette même implication allant jusqu’au sacrifice de sa vie dans d’autres études. Dans l’édition 2018 du Baromètre « Les jeunes et la défense » de la DICOD, à la question : « En cas de conflit armé, seriez-vous prêt à risquer votre vie pour la défense de votre pays ? », 55 % des 18-29 ans répondent par l’affirmative (« oui certainement » à 15 %, « oui peut-être » à 40 %). Quand ils spécifient les raisons ou valeurs pour lesquelles ils seraient prêts à risquer leur vie, le trio de tête est « pour défendre les miens » (80,8 %), « pour mes idéaux » (62,3 %), « pour mon pays » (21 %, dont 14 % des femmes, 29 % des hommes) et ce, quelles que soient les catégories d’âge. Les motivations paléo-modernes de type transcendantal/altruiste sont largement majoritaires (ses proches, ses idéaux, son pays) et prennent nettement le pas sur les motivations modernes (travail [2 %] ; argent [1 %]).
Des motivations modernes
28La décision, en 1996, du président de la République Jacques Chirac de mettre fin au service militaire et de constituer, à une échéance de six ans, une armée de métier, a fait des questions de recrutement et de fidélisation des jeunes engagés l’un des enjeux des armées. Dans leurs campagnes de communication, ces dernières insistent sur le caractère exceptionnel de l’engagement militaire, mais elles présentent aussi le métier militaire comme un métier, capable d’attirer des volontaires en fonction de ses avantages et de ses particularités. Comment une institution militaire, où les valeurs de hiérarchie et d’uniformité (« l’institution tend à agir comme si la ressource était composée d’individus très largement interchangeables [36] ») sont fortes, prend-elle en compte des « intérêts à agir » de type individualiste ? Comment gérer la diversité des motivations ? Plusieurs chercheurs montrent que sous les valeurs paléo-modernes invoquées, des motivations autres percent de façon systématique et qu’aux valeurs « vocationnelles » se greffent des nécessités plus prosaïques et économiques, y compris dans le champ militaire.
29L’engagement militaire est de plus en plus un engagement « occupationnel », perçu par les engagés en termes d’opportunités professionnelles, de même que pour les engagements civils. Selon le onzième rapport thématique du HCECM, 32 % des militaires interrogés déclarent avoir choisi l’armée pour profiter des possibilités de carrière. Les recrues justifient rétrospectivement leur engagement par des valeurs construites au fur et à mesure de leur carrière militaire : ainsi l’abnégation et l’honneur ne sont-ils pas des déclencheurs mais des résultats de l’engagement. Le premier rapport du HCECM de 2007 consacré aux valeurs de l’engagement rapporte que les militaires mettent en avant une « vocation » (parfois familiale), à servir l’État, et un fort attrait pour un milieu perçu comme structuré à partir des valeurs de discipline, de respect et de cohésion. Le rapport pointe cependant que la question des valeurs n’est pas suffisante pour définir l’attractivité de l’engagement militaire ; les considérations socio-économiques occupent aussi une large place. En effet, l’armée représente le premier employeur pour les jeunes (les besoins de l’armée française sont de 10 000 à 15 000 nouveaux engagés par an).
30Une étude comparative menée par des chercheurs suédois [37] entre la Belgique, le Japon, la Pologne, la Suède, la Suisse, Taïwan, la Turquie et la France, se fondant sur un échantillon de 3 127 recrues interrogées entre 2011 et 2012 (dont 190 Français, la majorité des personnes interrogées étant des Suisses et des Taïwanais), a étudié les motivations poussant à un engagement dans l’armée, dans le contexte de la décision du gouvernement suédois de mettre fin à la conscription (décision entrée en vigueur le 1er juillet 2010) [38]. L’approche comparatiste s’avère d’autant plus utile que les armées des différentes nations sont souvent appelées à intervenir ensemble. Parmi les pays étudiés, cinq ont des armées de métier : le Japon, la Belgique, la Pologne, la Suède et la France. Taïwan et la Turquie combinent armée de métier et conscription, l’armée suisse repose entièrement sur la conscription. Les recrues interrogées sont principalement des jeunes diplômés (seuls 15 % n’ont pas de diplôme de l’enseignement supérieur). 39 % des recrues françaises d’un échantillon principalement constitué d’officiers marquent un intérêt pour les considérations économiques. Pour 74 % des recrues françaises, le secteur militaire est plus avantageux que le secteur privé. Parmi les militaires de rang, les motivations modernes sont encore plus présentes. L’armée fédère particulièrement les attentes de jeunes issus d’un environnement économique défavorisé où le taux de chômage est élevé et qui sont à la recherche d’un engagement « occasionnel ».
31Les travaux d’Elyamine Settoul [39] sur l’armée comme vecteur d’intégration pour les populations immigrées le montrent. Les jeunes défavorisés issus de l’immigration sont attirés par l’armée par des considérations socio-économiques, en France comme aux États-Unis. Si dans le premier pays, les statistiques ethniques sont interdites, aux États-Unis où elles sont produites, on observe une forte représentation des minorités, qui ne recoupe pas les ratios du reste de la population : la population afro-américaine compose environ 18 % de l’armée américaine selon ce chercheur (contre 13 % de la population américaine totale [40]), ce qui révèle l’attractivité de l’armée pour ceux qui sont les plus défavorisés. Les compétences prises en compte lors des tests physiques et psychotechniques sont différentes de celles évaluées en milieu scolaire. Méritocratie et opportunité d’affirmation de son potentiel sont pour les jeunes des valeurs fortes de l’armée qui ne s’arrête pas au CV et aux origines sociales et géographiques. Les capacités sportives sont aussi particulièrement mobilisées, capacités souvent développées par les politiques publiques dans les quartiers populaires (le sportif de haut niveau incarne la possibilité d’ascension sociale la plus visible pour les jeunes défavorisés). Le métier militaire est un second choix acceptable quand vivre de son sport s’est avéré impossible. Les valeurs sportives de force, d’abnégation sont rapprochées par les jeunes des valeurs militaires. Jérôme Léger [41] a étudié les motivations des femmes à rejoindre l’armée dans des spécialités non militaires, administratives par exemple : elles sont attirées par la possibilité de se démarquer des femmes du civil (davantage que par la possibilité de rejoindre les hommes militaires) ainsi que par les garanties d’égalité hommes-femmes dans le salaire et dans les possibilités d’avancement.
32Si l’engagement militaire relève souvent d’un choix économique effectué en fonction des alternatives disponibles ou non, pour autant, la rationalité économique n’est pas seule à l’œuvre ; le rapport du HCECM de 2015 évalue à un tiers la baisse du nombre de candidats à l’engagement dans les armées en cinq ans (entre 2010 et 2015), période pourtant marquée par la dégradation de l’offre d’emploi due à la crise. Économie et engagement n’entretiennent pas une relation linéaire.
Des motivations post-modernes
33Les motivations post-modernes de l’engagement dans les armées sont des leviers importants qu’exploitent les campagnes de communication des armées : « Depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas dépassé ? » est le slogan du site de recrutement intitulé devenezvous-meme.com. Le premier rapport du HCECM de 2007 le montre : les attentes des militaires au moment de l’engagement sont très concrètement liées au métier pour ce qu’il apporte en lui-même : commander des hommes (91 % des recrues françaises estiment être motivées par la possibilité d’exercer des responsabilités et d’encadrer des hommes malgré leur jeunesse [42]), connaître l’aventure et l’engagement physique ou encore utiliser du matériel de haute technologie (notamment pour l’armée de terre ou de l’air). Le onzième rapport du HCECM montre également que 33 % des jeunes volontaires se sont engagés, attirés par la perspective d’exercer des métiers variés. Cette proportion dépend du corps intégré par le volontaire, comme le montre Mathias Thura : plus des deux tiers de ceux qui se sont engagés connaissaient, au préalable, la force qu’ils voulaient intégrer ou le métier précis qu’ils désiraient exercer [43]. La volonté d’exercer un métier très spécifique est le premier motif d’engagement dans les forces les plus techniques (pour les sous-officiers de l’armée de l’air par exemple). Les jeunes mieux formés invoquent l’excellence technique de l’armée qui leur permettra d’être reconnus dans leurs compétences, mais aussi de se former sur du matériel de haute technologie. Pour les jeunes techniciens, l’engagement est moins porteur d’une dimension affective et l’on trouve un plus grand détachement de la valeur de service des intérêts nationaux. Après la fin de la conscription obligatoire, les armées craignaient de ne pouvoir faire face à leurs besoins en recrutement et de ne trouver que des jeunes s’engageant « par défaut », pour des motifs strictement économiques. Mais d’autres enjeux de considération, de reconnaissance, de sécurité et de légitimité font aussi naître des motivations fortes.
34Jérôme Léger [44] montre que le désir du jeune de construire son identité autonome et de renvoyer de lui une image positive joue un rôle important. Les contrats signés dans les armées assurent aux engagés une stabilité de leur statut leur offrant une légitimité et une reconnaissance des compétences professionnelles. De plus, la subordination dans l’armée n’est pas perçue comme la manifestation d’une infériorité sociale mais comme le gage d’un fonctionnement efficace, mis à profit comme une opportunité pour se structurer et trouver un cadre de socialisation. L’engagement militaire participe ainsi de la construction d’une meilleure image de soi pouvant mobiliser. S’y ajoute la prise en compte de critères physiques et sportifs correspondant à la recherche d’un idéal de virilité. Parmi les autres raisons invoquées par les jeunes aspirants engagés volontaires, l’envie de « bouger » (désir de voyage, désir de changement) ou la convocation de tout un imaginaire ludique qui lui est attaché (les camouflages, les attaques fictives pour l’entraînement, le pilotage d’engins…) sont aussi des facteurs invoqués.
35L’étude suédoise mentionnée précédemment permet de comparer la proportion des motivations post-modernes, modernes et paléo-modernes des différents pays et d’étudier les facteurs corrélés à la prédominance de l’un ou l’autre de ces registres de valeurs [45]. En France, les motivations paléo-modernes et post-modernes semblent compter davantage que les motivations modernes. C’est aussi le cas pour la Suisse, la Suède ou la Belgique. Ces pays ont en commun d’avoir une armée professionnelle et de participer régulièrement à des missions internationales (obligatoires dans la formation militaire en France), partir à l’étranger étant considéré comme une opportunité. Les conscrits, toujours moins motivés que les volontaires, se retrouvent davantage dans les motivations post-modernes puis dans les motivations altruistes. Les engagés volontaires quant à eux mettent en avant d’abord les facteurs de motivation institutionnels puis post-modernes. Les recrues soumises à une série de huit propositions concernant leurs motivations au moment de l’engagement sont invitées à les classer sur une échelle d’importance allant de 1 (pas du tout) à 6 (beaucoup). Ces propositions sont les suivantes : défis physiques ; esprit d’équipe ; défis psychologiques ; bénéfices personnels apportés par l’entraînement ; améliorer sa résistance au stress ; améliorer son autodiscipline ; tirer profit de la vie militaire dans la vie civile ; renforcer son caractère. Le défi physique est un incitateur puissant pour les engagés français : 59 % des interrogés le notent 6 et 94 % le notent entre 4 et 6. Tous pays confondus, le fait d’être engagé volontaire augmente les chances d’être motivé par des défis physiques forts alors que le fait d’être diplômé ou d’être un conscrit diminue l’attractivité de ce facteur. Le défi psychologique est aussi une motivation forte, notée 4,7/6 par les recrues françaises (les Français, par rapport aux autres populations interrogées, sont particulièrement motivés par la perspective de renforcer leur caractère), mais qui diminue parmi les plus diplômés. L’esprit d’équipe joue particulièrement chez les conscrits ; il est plutôt moins important chez les diplômés. Certains facteurs extrinsèques influencent la hiérarchisation des incitations à s’engager. Ceux qui sont en couple attribuent une note inférieure aux différentes propositions quelles qu’elles soient. Être diplômé diminue aussi l’importance accordée à une augmentation de la résistance au stress ou aux bénéfices matériels tirés de l’engagement (c’est aussi le cas pour les conscrits et les volontaires les plus âgés).
Vers de nouvelles valeurs ?
36Les causes d’engagement dont font état les acteurs sont souvent post-modernes et privées, c’est-à-dire défendant des intérêts non matérialistes (comme le serait l’amélioration de sa situation économique). Dans le domaine militaire, ces mutations sont à l’œuvre et les motivations post-modernes sont présentes. Le général de brigade Thierry Marchand [46] déjà mentionné observe ces mutations dans le registre du temps et du sentiment d’appartenance à l’institution. L’abaissement de la durée des contrats est interprété comme une source de liberté plus que comme une forme de précarité par les jeunes. Même chez les officiers, l’obligation de service à l’issue du concours est mal acceptée si elle excède cinq ans, sans que cela témoigne d’une distance par rapport à l’institution. On doit plutôt l’interpréter comme « l’expression d’un besoin de distanciation entre un projet personnel, premier et prégnant, et des besoins collectifs qui trouveront in fine une solution ». Les valeurs de l’engagement contemporain se sont privatisées. C’est cette modification centrale qui irrigue en retour tous les autres aspects de l’engagement. La philosophe Angélique Del Rey [47] distingue deux types d’engagement, l’engagement transcendant et l’engagement immanent. Le premier est le fruit d’une raison consciente d’agir, qui pose un objectif à atteindre extérieur à elle-même. Le second ne se pose pas comme extérieur à un monde objectivé dont le sujet serait maître ; il est le fait d’un homme participant à son environnement, essentiellement en situation. Le premier type d’engagement se propose un idéal qu’il cherche à atteindre et pour lequel le présent n’est qu’un moyen transitoire, toujours lu en fonction d’une perspective future qui le dépasse et s’en préoccupe peu. L’engagement immanent est situationnel, il part du présent dont il participe et en cela ressortit à l’agir, car le moteur de l’agir n’est jamais transcendant mais il est toujours intérieur à la situation où l’on s’engage. Les idéaux politiques, qui se plaçaient dans l’attente d’un monde nouveau, sont concurrencés par le pragmatisme d’un engagement en faveur de résultats concrets à court ou moyen terme, tirant de lui-même sa satisfaction. Cela se joue dans la renégociation du rapport au temps et du rapport au collectif.
37Les campagnes de communication de l’armée mettent peu en avant la défense de la patrie (ou en tant que moyen d’accomplissement de soi comme le montre le slogan « Je protège mon pays / Je progresse dans ma vie ») mais surtout des valeurs post-modernes tournées vers l’individu (« En plus d’apprendre un métier, vous en apprendrez beaucoup sur vous-mêmes », « Nous mettons tout en œuvre pour vous permettre de vous élever très rapidement » – le visuel présente un hélicoptère –, « Je veux repousser mes limites au-delà des frontières »). Comme l’illustre l’armée, ce n’est pas seulement le rapport à l’action et au temps de l’engagement qui est renégocié dans l’engagement distancié, mais aussi le rapport au collectif. L’engagement contemporain maintient la plupart du temps l’autonomie individuelle du sujet, là où le militant affilié était dévoué à son organisation et fondu dans le collectif. Au niveau méso, les associations sont plus indépendantes, moins fédérées, tandis qu’au niveau micro, l’engagement est davantage individuel, marqué par une plus grande autonomie des personnes. Il n’y a pas exclusion mais complémentarité de l’engagement collectif et de l’individualisme.
38Jacques Ion valide le constat d’une individuation contemporaine, mais ce n’est ni pour le déplorer, ni pour le confondre avec l’égoïsme ; il s’agit au contraire de montrer que l’autonomie de l’individu est au fondement d’une pensée de l’engagement [48]. Il réfute l’idée que collectif et individu sont antagonistes. L’autonomisation, qui se manifeste par une horizontalité des appartenances (se jouant auprès des pairs plutôt qu’auprès des ascendants, c’est-à-dire plus choisies que subies), par une place centrale de la réflexivité constitutive de l’individu (autoanalyse qui conduit à interroger le monde social, processus de construction de sens) et par la mobilisation des affects (plus grande importance des émotions), modèle et motive les formes d’engagement contemporain. En s’appuyant sur l’analyse de l’engagement bénévole en milieu associatif, Stéphanie Vermeersch [49] développe les concepts d’affiliation collective et d’étayage identitaire, qui sont selon elle les plus grands dénominateurs communs entre les différents types d’engagement. Elle montre en quoi l’engagement bénévole profite à la construction de l’identité (étayage identitaire), qui est un ajustement constant du rapport à autrui, lequel passe par l’insertion dans des structures sociales (affiliation collective). L’engagement procède d’une double motivation, l’éthique (devoir moral de participation à la cité) et le plaisir (il en est le moteur en tant que le résultat est anticipé), et d’un double fondement relevant à la fois d’une dynamique d’individualisation et d’une volonté de participation sociale. Affiliation collective et étayage identitaire se répondent ; l’individu s’engage pour mettre ses valeurs en pratique et ainsi se construire, l’affiliation collective n’étant pas antithétique de l’individualisme.
39Le lien entre engagement et individu se retrouve en philosophie, articulé autour de la responsabilité, comme le montre Paul-Louis Landsberg [50] qui, dans le contexte contrarié de la fin des années 1930, élabore une pensée de l’action et du collectif à partir desquels se construire en tant qu’individu. Tout en reconnaissant la légitimité du désir de se replier sur soi pour réaliser dans son intériorité son humanité essentielle, Lansberg en dénie la validité et rappelle que nous sommes toujours liés à l’histoire d’une communauté à laquelle on appartient. Le sens de la vie individuelle ne peut se concevoir que dans la prise en charge de notre historicité, c’est-à-dire dans l’engagement, car le monde n’est pas une somme de faits que l’intelligence aurait à désigner et constater, dans une posture de neutralité, mais comporte des caractères de valeurs que l’on ne peut percevoir qu’en vertu de la connaissance que nous avons de notre situation, c’est-à-dire qu’en vertu d’un engagement. Il définit alors l’engagement comme « l’assumation [sic] concrète de la responsabilité d’une œuvre à réaliser dans l’avenir, d’une direction définie de l’effort allant vers la formation de l’avenir humain ». La prise de responsabilité correspond d’ailleurs à un fort désir des jeunes voulant s’engager et représente l’un des facteurs attractifs de l’armée. L’appartenance à une historicité demande un engagement dans une cause nécessairement imparfaite (puisque historique et donc humaine), loin de tout idéalisme. La beauté de l’engagement réside alors dans « la tension productive entre l’imperfection de la cause et le caractère définitif de l’engagement », tension qui garantit aussi contre le fanatisme (lequel ignore l’imperfection de sa cause et pense détenir une vérité absolue).
40Tout engagement implique donc une prise en compte du collectif, qui retourne au niveau individuel dans la mesure où il est aussi une identification du sujet avec une force transhistorique. Identification et non fusion : l’engagement n’est pas un embrigadement et requiert un être libre qui n’abandonne pas son individualité dans la force collective. Paul-Louis Landsberg retourne ainsi la question des valeurs de l’engagement : non seulement l’engagement se fait au nom de valeurs, mais l’engagement est nécessaire pour créer celles-ci. Le projet de service national universel explore par exemple les vertus de création des valeurs de l’engagement. La démarche d’engagement ne s’étiole pas – au contraire, elle se renouvelle [51]. L’individu ne se replie pas dans l’individualisme.
Conclusion
41L’engagement, en tant que conscience que nos valeurs nous obligent et traduction de cette conscience dans des choix et des actes, devient une théorie des conditions de l’action. Longtemps assimilé au militantisme, lui-même associé à l’armée à laquelle l’étymologie le rapporte (militia est le service militaire, le métier de soldat), l’engagement est redéfini du fait des mutations de sa forme et de ses ressorts mais aussi du fait des nouvelles approches et méthodes par lesquelles la sociologie l’aborde. Mais si sociologie et psychologie montrent que ce sont les actes qui engagent plus que les valeurs, cela ne signifie pas qu’il faille déconsidérer le lien entre les valeurs et l’engagement.
42La philosophe Alexandra Makowiak [52], travaillant sur la troisième partie du Discours de la méthode cartésien, éclaire la conception de l’engagement non comme la conséquence d’une cause mais comme le résultat d’un processus. Pour Descartes, le philosophe doit cesser le travail spéculatif et suspendre le doute méthodique afin d’agir, car il est dans la vie comme un voyageur perdu en forêt qui s’engagerait sur un chemin sans savoir si c’est le bon mais qui, à condition de ne pas se retourner ou faire demi-tour, finirait par arriver quelque part. On retrouve ici l’idée d’un engagement à la fois liminaire (le choix d’un chemin), arbitraire (sans connaître son terme ni savoir sur quoi il est fondé à l’origine) et a posteriori (le choix initial consenti plus ou moins consciemment et conforté par une multitude de choix subséquents forme in fine l’engagement). Le fait de s’engager serait une démarche heuristique, le fait d’être engagé, sa conséquence nécessaire, imprévisible, constatée a posteriori, et l’engagement, l’un des aspects de la condition humaine prise à la fois au niveau individuel et collectif.
43L’engagement volontaire dans les armées, à la conjonction de l’individu et du collectif, des valeurs paléo-modernes, modernes et post-modernes, marqué par des signes de mutations mais aussi par une certaine pérennité, traduit bien le besoin d’agir inhérent à la nature humaine. L’armée, transmettant des valeurs d’effort, d’esprit d’équipe et de rigueur, transforme ses recrues au-delà de la seule durée de l’engagement. L’engagement militaire, en tant qu’engagement exigeant, réquisitionne l’individu dans de multiples aspects de sa personne, l’implique sur un long terme et le forme en tant que citoyen.
Notes
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[1]
Montaigne, Essais, l. III, chap. ix.
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[2]
Par exemple, Annie Fourcaut, Bobigny. Banlieue rouge, Paris, Éd. ouvrières/Presses de Sciences Po, 1986 ; Michel Hastings, Halluin la rouge (1919-1939). Aspects d’un communisme identitaire, Presses universitaires de Lille, 1991 ; Jean-Paul Molinari, Les ouvriers communistes. Sociologie de l’adhésion ouvrière au PCF, Thonon-les-Bains, L’Albaron, 1991.
-
[3]
Gouvernement.fr, « Les grands principes du service national universel », compte rendu du Conseil des ministres, 27 juin 2018 [en ligne : www.gouvernement.fr/conseil-des-ministres/2018-06-27/les-grands-principes-du-service-national-universel?utm_source=emailing&utm_medium=email&utm_campaign=conseil_ministre_20180627, consulté le 27/06/2018].
-
[4]
Mancur Olson Jr., Les logiques de l’action collective [Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1965], Paris, PUF, 1978.
-
[5]
Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de Sciences Po, 1989.
-
[6]
Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977. Ainsi définit-il l’effet pervers selon lequel « deux individus ou plus, en recherchant un objectif donné, engendrent un état de choses non recherché et qui peut être indésirable du point de vue soit de chacun des deux, soit de l’un des deux ».
-
[7]
Daniel Gaxie, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Swiss Political Science Review, 11 (1), 2005, p. 157-188.
-
[8]
Olivier Wieviorka, « À la recherche de l’engagement (1940-1944) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, « Les engagements du xxe siècle », 60, octobre-décembre 1998, p. 58-70.
-
[9]
Les chiffres de la Résistance sont très difficiles à établir. Henri Rousso, spécialiste de la période, avance un chiffre compris entre 200 000 et 300 000 combattants, soit entre 1 et 1,5 % de la population active de l’époque (Études sur la France de 1939 à nos jours, Paris, Seuil, 1985).
-
[10]
Philippe Burin, La France à l’heure allemande (1940-1944), Paris, Seuil, 1995.
-
[11]
Albert Hirschman, Bonheur privé, action publique [Shifting Involvment, Private Interest and Public Action, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1982], Paris, Fayard, 1983.
-
[12]
Cécile Bazin, Jacques Malet (dir.), La France bénévole, Paris, Recherche et solidarité, 2017.
-
[13]
Jacques Lagroye, Bastien François, Frédéric Sawicki, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 2002.
-
[14]
Florence Passy, L’action altruiste, Genève, Droz, 1998.
-
[15]
Hélène Duriez, « Modèles d’engagement et logiques de structuration des réseaux locaux de la gauche mouvementiste à Lille », Politix, 17 (68), 2004, p. 165-199.
-
[16]
Paul-Félix Lazarsfeld, Bernard Berelson, Hazel Gaudet, The People’s Choice : How the Voter Makes up his Mind in a Presidential Campaign, New York (N. Y.), Columbia University Press, 1944.
-
[17]
Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, La soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?, Paris, PUF, 1998 ; Robert-Vincent Joule, « La psychologie de l’engagement ou l’art d’obtenir sans imposer », communication au colloque Pour une refondation des enseignements de communication des organisations, 2003.
-
[18]
Kurt Lewin, « Group Decision and Social Change », dans Theodore Newcomb, Eugene Hartleye (eds), Readings in Social Psychology, New York (N. Y.), Holt, 1947.
-
[19]
Pour faire face aux carences d’approvisionnement durant la seconde guerre mondiale et à la nécessité de changer les habitudes alimentaires des ménages américains, Kurt Lewin fut chargé par les pouvoirs publics d’élaborer une stratégie incitative. En effet, les campagnes de communication réussissaient à convaincre mais ne produisaient aucun changement de comportement concret. Les ménagères assistant à une conférence sur la nécessité de manger des abats en l’absence de viande noble pouvaient être convaincues, elles n’avaient effectivement introduit des abats dans les menus quotidiens de leur maisonnée que pour 3 % d’entre elles. Les chiffres passent à 32 % d’entre elles quand les ménagères, à la demande de Kurt Lewin, s’engagent publiquement à cuisiner des abats en levant la main.
-
[20]
Jonathan J. Freedman, Scott C. Fraser, « Compliance without Pressure : The Foot-in-the-Door Technique », Journal of Personality and Social Psychology, 4, 1966, p. 195-202.
-
[21]
John T. Cialdini et al., « Low-Ball Procedure for Producing Compliance Commitment then Cost », Journal of Personality and Social Psychology, 36, 1978, p. 463-476.
-
[22]
Leon Festinger, Henry Riecken, When Prophecy Fails : A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 1956.
-
[23]
Linda Simon, Jeff Greenberg, Jack Brehm, « Trivialisation, the Forgotten Mode of Dissonance Reduction », Journal of Personality and Social Psychology, 68, p. 247-260.
-
[24]
Clémentine Chiarelli, « Le temps de l’adolescence et l’engagement politique », dans Anne Muxel (dir.), Temps et politique. Les recompositions de l’identité, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
-
[25]
Kenneth Keniston, Radical : Notes on Committed Youth, New York (N. Y.), Harcourt Brace Janovitch, 1968.
-
[26]
Élise Renard, Nicolas Roussiau, Ghozlane Fleury-Bahi, « Engagement de groupe, transformation des représentations sociales et modifications comportementales », Bulletin de psychologie, 521 (5), 2012, p. 467-477.
-
[27]
Il s’agit du titre de l’article du psychologue John Horgan, « From Profiles to Pathways and Roots to Routes : Perspectives from Psychology on Radicalization into Terrorism », in The Annals of the American Academy of Political Science, 618 (1-7), p. 80-94, 2008. Cette expression peut être traduite de la façon suivante : « Des profils aux cheminements, des racines aux itinéraires ».
-
[28]
Olivier Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel. Post scriptum », Revue française de science politique, 2001, 1 (51), p. 199-215.
-
[29]
Olivier Fillieule, « Le désengagement d’organisations radicales. Approche par les processus et les configurations », Lien social et politiques, 68, 2012, p. 37-59.
-
[30]
Charles Tilly, As Sociology Meets History, New York (N. Y.), Academic Press, 1981.
-
[31]
Charles Moskos, « From Institutional to Occupation : Trends in Military Organizations », Armed Forces & Society, 4 (1), 1977, p. 41-50.
-
[32]
Falco Rheinberg, Motivation, Stuttgart, W. Kohlhammer, 2002.
-
[33]
Fabrizio Batistelli, « Peacekeeping and the Post-Modern Soldier », Armed Forces & Society, 23 (3), 1997, p. 467-484.
-
[34]
Thierry Marchand, « Pourquoi s’engage-t-on ? », Inflexions, 3 (36), 2017, p. 165-177.
-
[35]
Résultats de la grande enquête « Pour qui, pour quoi risquer ou donner sa vie aujourd’hui », 2014, Radio France, https://docs.google.com/file/d/0BzEi-jlPmWIXNzViMWY5Y19iUXc/edit?pli=1. Pour la méthodologie de l’enquête, voir www.lesphinx-developpement.fr/blog/la-grande-enquete-sur-les-valeurs-et-lengagement-en-partenariat-avec-radio-france-methodologie.
-
[36]
François, Vieillescazes, « L’engagement volontaire dans l’armée de terre. Une analyse exploratoire », Revue française de sociologie, 19 (3), 1978, p. 341-372.
-
[37]
Erik Hedlund, Tibor Szvircsev Tresch, Motivation to Be a Soldier : A Comparison of Eight Nations, Stockholm, Swedish Defence University, 2017.
-
[38]
En 2017, après la parution de l’ouvrage, le gouvernement suédois a décidé de rétablir la conscription pour faire face à la menace russe avec autant d’efficacité que possible en palliant le manque d’engagements de volontaires.
-
[39]
Elyamine Settoul, « Classes populaires et engagement militaire : des affinités électives aux stratégies d’insertion professionnelle », Lien social et politique, 74, 2015, p. 95-112.
-
[40]
Source : US Census Bureau, 2010.
-
[41]
Jérôme Léger, « Pourquoi des jeunes s’engagent-ils aujourd’hui dans les armées ? », Revue française de sociologie, 44 (4), 2003, p. 713-734.
-
[42]
Erik Hedlund, Tibor Szvircsev Tresch, Motivation to Be a Soldier : A Comparison of Eight Nations, op. cit.
-
[43]
Mathias Thura, « “Dépêchez-vous d’attendre !” Travail militaire et socialisation au combat au sein d’une troupe de l’infanterie », Terrain, 63, septembre 2014, p. 54-72.
-
[44]
Jérôme Léger, « Pourquoi des jeunes s’engagent-ils aujourd’hui dans les armées ? », art. cité.
-
[45]
Erik Hedlund, Tibor Szvircsev Tresch, Motivation to Be a Soldier : A Comparison of Eight Nations, op. cit.
-
[46]
Thierry Marchand, « Pourquoi s’engage-t-on ? », art. cité.
-
[47]
Miguel Benasayag, Angélique Del Rey, De l’engagement dans une époque obscure, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2011.
-
[48]
Jacques Ion, S’engager dans une société d’individus, op. cit.
-
[49]
Stéphanie Vermeersch, « Entre individualisation et participation : l’engagement associatif bénévole », Revue française de sociologie, 45 (4), 2004, p. 681-710.
-
[50]
Paul-Louis Landsberg, « Réflexions sur l’engagement personnel », Vingtième siècle. Revue d’histoire, « Les engagements du xxe siècle », 60, octobre-décembre 1998, p. 118-123.
-
[51]
Jacques Ion, S’engager dans une société d’individus, op. cit.
-
[52]
Alexandra Makowiak, « Paradoxes philosophiques de l’engagement », dans coll., L’engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Cahiers du groupe », 2005.