Couverture de LCDM1_021

Article de revue

Lecture critique

Pages 161 à 163

Notes

  • [1]
    Le choix de dramatiser plutôt que d’expliquer est prégnant chez des auteurs tels que Bill Berkeley et Robert D. Kaplan. Mais c’est Madame de Staël dans ses Considérations sur la Révolution Française qui exprime avec le plus de verve et de clarté cette conception : « Les événements que nous avons rappelés jusqu’à présent ne sont que de l’histoire dont l’exemple peut s’offrir ailleurs. Mais un abîme va s’ouvrir maintenant sous nos pas ; nous ne savons quelle route suivre dans un tel gouffre, et la pensée se précipite avec effroi, de malheurs en malheurs, jusqu’à l’anéantissement de tout espoir et de toute consolation. Nous passerons, le plus rapidement qu’il nous sera possible, sur cette crise affreuse, dans laquelle aucun homme ne doit fixer l’attention, aucune circonstance ne sauroit exciter l’intérêt : tout est semblable, bien qu’extraordinaire ; tout est monotone, bien qu’horrible ; et l’on serait presque honteux de soi-même, si l’on pouvait regarder ces atrocités grossières d’assez près pour les caractériser en détail », (Madame de Staël, 1818, Considérations sur la Révolution Française, Delaunay, Bossange et Masson, Paris, p. 112).
  • [2]
    Pour une étude centrée sur le massacre, voir l’ouvrage collectif dirigé par David El Kenz qui propose le point de vue des historiens sur le fonctionnement de ce phénomène à travers le temps (El Kenz D., 2005, Le massacre, objet d’histoire, Gallimard, Paris).
  • [3]
    « J’ai dû procéder comme un archéologue l’aurait fait ».
    (p. 247)
English version

1 The Logic of Violence in Civil War de Stathis N. Kalyvas est né d’un agacement face aux nombreux penseurs qui qualifient les guerres civiles d’irrationnelles. Trop souvent les descriptions dramatisées des atrocités suffisent, sans qu’aient été expliqués les mécanismes et les décisions dont les actes de violences ne constituent que l’aboutissement. Des observateurs aux acteurs, des témoins aux victimes, nombreux sont ceux qui réduisent la guerre civile à ses dimensions de sauvagerie et de barbarisme. Ces guerres ont trop souvent été repoussées dans les sphères de l’absurde, de la folie des hommes, au point d’en faire un objet qui ne devrait pas être étudié. La force expressive de l’image et du son a pris le pas sur l’analyse rigoureuse des causes et des effets à laquelle aspirent les sciences de l’Homme. On montre sans expliquer, on regarde sans comprendre [1]. Pourtant, qualifier un phénomène d’irrationnel n’est souvent rien d’autre qu’un constat d’échec. Devant la complexité et la difficulté de rendre intelligible un objet aussi expressif que la violence, nombreux sont les chercheurs et les observateurs qui baissent les bras et se réfugient derrière un récit dramatisé des guerres civiles.

2 En écrivant ce livre, Kalyvas s’insurge contre cette démission. Il veut montrer que les irruptions de violence dans les guerres civiles ne se produisent pas de manière aléatoire. Il cherche une logique qui rendrait compte des actes que nous avons justement le plus de mal à appréhender : l’élimination délibérée de civils par des combattants alors même que ces derniers ont pour objectifs de gouverner ces populations. Un paradoxe lui sert de point de départ : des dyades de villages voisins à composition sociale et politique similaire, l’un ravagé par la violence, l’autre relativement épargné. De telles dyades existent dans de nombreuses guerres civiles, tel Manesi et Gerbesi dans la guerre civile grecque, Los Olivos et Los Marines dans celle espagnole, Ravira et Dolores durant « La Violencia » en Colombie ou encore Bukos et Novo Selo au Kosovo (p. 2).

3 En vue de résoudre ce paradoxe, Kalyvas construit une théorie de la violence dans les guerres civiles sur le modèle de la micro-économie. Ayant écarté les massacres dont les logiques de fonctionnement diffèrent [2]. L’auteur de The Logic of Violence in Civil War se concentre exclusivement sur l’exécution délibérée de civils suspectés de sympathie ou de collaboration avec l’ennemi. Cette violence est une production conjointe entre le non-combattant qui dénonce et le combattant qui tue. Sans le premier, le second ne peut cibler ceux qui collaborent avec l’ennemi et l’usage de la force devient contre-productif. À l’inverse, un taux élevé de dénonciation ne découle pas sur des exécutions de civils dès lors que les combattants n’agissent pas à partir des informations qui leur sont fournies. L’irruption de la violence contre les civils résulte donc d’une rencontre entre les intérêts des civils et ceux des combattants, c’est-à-dire d’une interaction entre l’offre d’information des non-combattants et la demande d’information des forces armées. Selon qu’un village soit dominé par une faction ou qu’il soit disputé, les civils seront plus ou moins incités à dénoncer et les forces armées auront plus ou moins intérêt à faire usage de ces renseignements et à tuer ceux suspectés de collusion avec la faction adverse. En modélisant la violence sur les civils comme un problème micro-économique, Kalyvas montre que c’est le niveau relatif de contrôle spatial des belligérants qui détermine l’occurrence de la violence. Ainsi, à la différence de Gerbesi, Manesi était un village que ni les communistes ni l’armée grecque ne parvenait à contrôler. Comme les deux factions étaient bien implantées, dénoncer signifiait courir le risque de voir s’abattre sur soi et sur ses proches les représailles de l’autre faction. Ce sont donc les habitants de Manesi qui ont sauvé leur village des destructions, tandis que ceux de Gerbesi avaient tout intérêt à dénoncer et les insurgés à exécuter ceux qu’ils soupçonnaient d’être en faveur du gouvernement.

4 Kalyvas parvient donc à prédire l’occurrence de la violence. Sa focalisation sur l’espace local, celui du village, lui procure la précision de l’archéologue [3]. Sa modélisation micro-économique lui permet de présenter une logique qui pourra être testée sur cet espace délimité. À la lecture de l’ouvrage, on ne peut qu’admirer la brillante leçon de méthodologie scientifique que nous offre Kalyvas. Cependant, il n’atteint cette rigueur analytique qu’au prix d’un réductionnisme extrême. En pensant l’action comme un rapport coût/avantage, Kalyvas met de côté le rôle joué par l’intentionnalité. Se profile ici une théorie de l’acteur rationnel qui permet de prédire et d’analyser efficacement « où » et « quand » la violence se produit, mais non « pourquoi ». Les choix et les intentions des individus sont écartés. Les acteurs agissent par nécessité ou par calcul rationnel. Peu importe l’attitude, peu importe l’idéologie, seul compte le processus qui mène le combattant à tuer. Ceci revient à affirmer que tous les mouvements armés placés dans des situations similaires devraient agir de la même manière, ce qui est faux. Les différences de pratiques de l’Armée Rouge et de l’US Army malgré des contextes locaux étonnamment proches en Afghanistan ne peuvent s’expliquer dans le cadre d’une théorie de l’acteur rationnel. Si, grâce à son réductionnisme, Kalyvas peut prédire les irruptions de violence, il se prive par la même occasion des moyens de saisir pourquoi les acteurs la mènent de telle manière et non de telle autre.

5 Peut-être la violence de guerre, en particulier celle des guerres civiles, est-elle trop complexe, trop diverse pour se plier à un modèle ? Peut-être faut-il avant tout l’observer pour la décrire avec rigueur, la décrire rigoureusement pour mieux l’analyser ? Dans ces conflits fratricides, la violence constitue bien souvent un message dont la portée dépasse celle de l’acte. Elle peut être un moyen d’affirmer une souveraineté, d’exprimer un ressentiment ou encore de provoquer la peur. Or, si la violence est un message, il faut l’écouter, s’immerger dans le langage de l’acteur, dans sa rhétorique et dans sa manière de transcrire ses paroles en actions. On ne peut faire l’économie de s’intéresser aux pratiques, aux répertoires de violence qu’utilisent les combattants. Décrire la violence comme les acteurs la perçoivent, c’est l’expliquer bien mieux que n’importe quel modèle.

6 The Logic of Violence in Civil War n’épuise donc pas, loin de là, la recherche sur la violence contre les civils. Kalyvas en a parfaitement conscience puisque l’objectif premier de son livre était la mise en place d’un programme de recherche, Order, Conflict and Violence, accueilli aujourd’hui par l’Université de Yale. Avec son ouvrage, il offre une théorie à explorer, à préciser, mais aussi à discuter et à disputer. Son livre est une première pierre pour que chercheurs et observateurs n’aient plus d’excuses pour s’abandonner à la tentation des trames dramatisantes et des images évocatrices.


Date de mise en ligne : 20/08/2018

https://doi.org/10.3917/lcdm1.021.0161

Notes

  • [1]
    Le choix de dramatiser plutôt que d’expliquer est prégnant chez des auteurs tels que Bill Berkeley et Robert D. Kaplan. Mais c’est Madame de Staël dans ses Considérations sur la Révolution Française qui exprime avec le plus de verve et de clarté cette conception : « Les événements que nous avons rappelés jusqu’à présent ne sont que de l’histoire dont l’exemple peut s’offrir ailleurs. Mais un abîme va s’ouvrir maintenant sous nos pas ; nous ne savons quelle route suivre dans un tel gouffre, et la pensée se précipite avec effroi, de malheurs en malheurs, jusqu’à l’anéantissement de tout espoir et de toute consolation. Nous passerons, le plus rapidement qu’il nous sera possible, sur cette crise affreuse, dans laquelle aucun homme ne doit fixer l’attention, aucune circonstance ne sauroit exciter l’intérêt : tout est semblable, bien qu’extraordinaire ; tout est monotone, bien qu’horrible ; et l’on serait presque honteux de soi-même, si l’on pouvait regarder ces atrocités grossières d’assez près pour les caractériser en détail », (Madame de Staël, 1818, Considérations sur la Révolution Française, Delaunay, Bossange et Masson, Paris, p. 112).
  • [2]
    Pour une étude centrée sur le massacre, voir l’ouvrage collectif dirigé par David El Kenz qui propose le point de vue des historiens sur le fonctionnement de ce phénomène à travers le temps (El Kenz D., 2005, Le massacre, objet d’histoire, Gallimard, Paris).
  • [3]
    « J’ai dû procéder comme un archéologue l’aurait fait ».
    (p. 247)

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions