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Article de revue

Sciences sociales et défense : de l’« aide à la décision » aux contributions à l’action publique

Pages 341 à 348

Notes

  • [1]
    Je remercie C. Roucaute qui a proposé cette illustration.
  • [2]
    R. Damien, « Chapitre XXIII du Prince : Machiavel et le miroir brisé du conseil », in Y. C. Zarka & T. Ménissier (dir.) Machiavel, le Prince ou le nouvel art politique, Paris, PUF, Débats philosophiques, 2001.
  • [3]
    N. Machiavel, Le Prince (trad. Y. Lévy) (1ère éd. 1532), Paris, GF-Flammarion, 1981, p. 155.
  • [4]
    N. Machiavel, Le Prince, op. cit. p. 93.
  • [5]
    M. S. Feldman, Order Without Design. Information Production and Policy Making, Stanford, CA, Stanford University Press, 1989.
  • [6]
    B. Roy, Méthodologie multicritère d’aide à la décision, Paris, Economica, 1985, p. 15.
  • [7]
    J.-P. Debleds, « L’automatisation du raisonnement tactique », Stratégique, 53, 1992.
  • [8]
    Feldman, op. cit.
  • [9]
    Cf. P. Vennesson, « Les sciences sociales : quels apports pour la défense ? », Les Champs de Mars, 7, premier semestre 2000, pp. 7-18.
  • [10]
    Cf. Feldman, op. cit.

Introduction : l’infortune de Machiavel

1Sur le programme des deuxièmes rencontres « Sciences sociales et défense », figure une statue [1]. Un personnage assis médite. Il s’agit assurément d’un soldat : il en porte la tenue, y compris le casque. C’est aussi un personnage de haut rang, un dignitaire. Il semble marquer une pause dans son action : son attitude est réflexive. Ce n’est pas le penseur de Rodin, mais il s’agit bien d’un homme d’action qui paraît prendre le temps de la réflexion. Cette statue illustre l’intention des rencontres « Sciences sociales et défense » : présenter des réflexions rigoureuses fondées sur des enquêtes de terrain utilisant les méthodes des sciences sociales pour éclairer l’action du ministère de la Défense. Les contributions ici réunies s’efforcent de mettre en relation les connaissances et l’action.

2Cette statue nous met aussi sur la piste des difficultés de « l’aide à la décision ». Car ce personnage, sculpté par Michel Ange, n’est pas anonyme : il s’agit de Laurent de Médicis (1449-1492), surnommé Laurent le magnifique, qui gouverne Florence à la fin du XVe siècle et incarne l’idéal du Prince de la Renaissance, fastueux, généreux, ami des arts et des lettres. Il appartient à la famille des Médicis qui va régner sur Florence et exercer une influence considérable sur la politique européenne ainsi que sur les arts et les lettres. En 1516, le petit-fils de ce personnage – qui s’appelle également Laurent de Médicis (1492-1519) – est destinataire d’un mince volume, d’un « opuscule » pour reprendre le terme de son auteur. Nous dirions aujourd’hui qu’il est, en un sens, destinataire d’une étude, d’une recherche. La réception initiale de ce texte va nous placer au cœur des problèmes épineux du rapport entre la connaissance et l’action. Cet opuscule est Le Prince de Nicolas Machiavel. Ce chef-d’œuvre, très court, devenu un classique de la pensée et de la pratique politiques, a pour intention principale de proposer des solutions concrètes aux problèmes essentiels qui se posent au prince [2]. Machiavel vise une action efficace, et il s’agit donc pour lui d’être directement utile dans le domaine politique et dans le domaine militaire. Il fonde son analyse sur des constats concrets, il veut donner des conseils basés sur « la vérité effective de la chose », et non fondés sur l’imagination ou sur un idéal [3]. Il récuse les « formules amples », les « paroles ampoulées » [4]. L’observation et la connaissance sont à la base de sa réflexion. En première analyse, il s’agit donc d’un bon exemple « d’aide à la décision », d’un effort pour mieux connaître des situations par l’étude et l’expérience, en extraire de manière synthétique des enseignements et en dégager des recommandations concrètes, sur le plan politique comme sur le plan militaire. Le prince pourra ainsi comprendre rapidement une réalité longue à reconstituer avec précision.

3Le destin de ce petit ouvrage est déconcertant du point de vue de « l’aide à la décision » : c’est un échec complet. L’impact immédiat du livre de Machiavel a été nul. Laurent de Médicis a reçu l’ouvrage mais n’y a prêté aucune attention, on pense même qu’il ne l’a pas lu, et il ne songea naturellement pas à récompenser l’auteur. Les nombreux contemporains qui prennent connaissance de l’ouvrage estiment que son intérêt est médiocre. Il s’agit d’un recueil de formules banales : quiconque est un peu familier avec le quotidien de la politique n’apprend rien de nouveau. Machiavel finit par rentrer en grâce auprès des Médicis, mais cela n’a rien à voir avec Le Prince. Il a la réputation d’un fonctionnaire avisé. Quand les Médicis sont chassés de Florence en 1527, il est à nouveau écarté du pouvoir, cette fois-ci définitivement. Même dans ce cas classique et pour cet ouvrage majeur, la question de l’utilité immédiate de l’étude n’est donc pas aussi simple que l’on pourrait le penser de prime abord.

4L’intention du présent texte est d’identifier certaines de ces difficultés et d’avancer des propositions pour contribuer au débat sur l’utilité des recherches en sciences sociales pour le ministère de la Défense. Mon argument général est que la notion « d’aide à la décision », utile dans certains cas, est le plus souvent trop restrictive et qu’il est préférable de parler de contributions à l’action publique pour apprécier l’apport des recherches en sciences sociales au ministère de la Défense. Le problème du rôle des études et des recherches en sciences sociales dans la décision et dans l’action n’est ni propre aux armées et à la Défense, ni nouveau. Des questions similaires se posent depuis les années 1960 dans les entreprises publiques et privées, tout comme dans les administrations au niveau local ou national en France comme à l’étranger. Parmi des travaux abondants, on soulignera l’importante contribution de Martha Feldman qui a examiné les usages (et les non-usages) de l’information dans l’action administrative, à partir d’une enquête de terrain réalisée aux États-Unis au sein du Department of Energy [5]. Même si son analyse ne correspond pas exactement à l’utilisation des sciences sociales au sein des administrations en France, sa démarche constitue un point de départ pertinent que nous mettrons ici à profit. On retrouve des constats désabusés sur les études dans des contextes très divers. Au début des années 1980, par exemple, un analyste expérimenté, auteur de nombreuses études pour le Department of Energy, interrogé par Martha Feldman, expliquait : « Ou bien [l’étude] ne sera pas terminée à temps, ou bien elle ne sera pas de qualité suffisante, ou bien la personne qui a commandité cette étude aura changé d’affectation et plus personne ne saura quoi faire du travail effectué, ou bien encore, le problème aura tout simplement disparu ». Le problème de la production d’information, de l’interprétation de cette information et de son utilisation dans l’action publique est donc un enjeu d’une grande importance.

Recherches en sciences sociales et « aide à la décision » : les limites d’une vision restrictive

5La conception habituelle du rôle des études est qu’elles contribuent, ou qu’elles doivent contribuer, directement à « l’aide à la décision », ce qui signifie qu’elles doivent fournir des solutions à des problèmes bien définis. Si tel est le cas, elles sont « utiles », sinon elles constituent une perte de temps et un gaspillage. L’expression « aide à la décision », étendue aux études en sciences sociales, provient à l’origine des travaux conduits depuis les années 1950 sur la décision et son automatisation. L’aide à la décision est « l’activité de celui qui, prenant appui sur des modèles clairement explicités mais non nécessairement formalisés, aide à obtenir des réponses aux questions que se pose un intervenant dans un processus de décision, éléments concourant à éclairer la décision et normalement à prescrire, ou simplement favoriser, un comportement de nature à accroître la cohérence entre l’évolution du processus d’une part, les objectifs et le système de valeur au service desquels cet intervenant se trouve placé d’autre part » [6]. Dans le domaine de la défense, les outils d’aide à la décision proprement dits sont utilisés, par exemple, dans la planification ou dans certaines phases tactico-opérationnelles de l’emploi de la force [7]. Si l’on applique aux recherches en sciences sociales cette conception de « l’aide à la décision », chaque étude devrait se conformer à quatre critères [8]. Tout d’abord, il devrait exister un problème clairement spécifié et l’étude devrait être conçue et effectivement utilisée pour résoudre ce problème. Ensuite, l’étude devrait être conçue d’emblée dans la perspective d’une décision spécifique. De plus, la durée de l’étude devrait correspondre au délai qui sépare l’émergence du problème, d’un côté, et la décision, d’un autre côté. Enfin, l’étude devrait être destinée avant tout à influencer le résultat futur de décisions administratives ou politiques.

6En général, le processus par lequel les études sont réalisées ne correspond pas à ces critères. D’abord, de nombreuses études ne sont pas réalisées en vue d’une décision particulière. Certains travaux sont effectués périodiquement pour actualiser des informations, par exemple. Ces recherches peuvent, le cas échéant, devenir pertinentes pour une décision et elles sont nécessaires pour préparer des décisions futures, mais elles ne sont pas entreprises en vue d’une décision spécifique, préalablement identifiée. Ensuite, la pertinence de l’étude pour une décision est souvent difficile à connaître et à prévoir. Même dans le cas de recherches liées à des décisions spécifiques, l’incertitude reste considérable sur la réalisation de l’étude dans les temps impartis, sur sa pertinence finale (dés lors que la situation a évolué) et sur son impact réel. La réalisation de l’étude prend du temps et cette durée ajoute encore à l’incertitude. Enfin, la réalisation des études est souvent affectée par des actions passées et par le contexte présent, plus rarement par le futur. Certaines études peuvent présenter, par exemple, une grande utilité pour justifier certaines mesures, pour donner des arguments dans des négociations : il ne s’agit pas alors d’aider la décision, mais de favoriser son acceptation, voire sa mise en œuvre.

7Dans de telles conditions, il est compréhensible qu’en première analyse, la réalisation des études semble peu efficace. Cette conception fermée de « l’aide à la décision » propose des critères qui sont imparfaitement adaptés aux conditions concrètes de l’action publique, aux pratiques des décideurs et au fonctionnement réel de l’administration. Cette conception restrictive présuppose, d’abord, qu’il existe toujours des problèmes bien définis. Or les problèmes qui se posent aux armées comme aux administrations ou aux entreprises ne sont pas toujours clairement spécifiés. Les décideurs, à différents niveaux, sont confrontés le plus souvent à un ensemble d’enjeux complexes et ambigus, plutôt qu’à une séquence ordonnée de problèmes. Il n’est même pas toujours simple de savoir si tel ou tel enjeu est un problème, ou une solution. De plus, la conception restrictive présuppose que les décideurs sont habituellement en mesure de demander de l’information suffisamment à l’avance pour que les organismes d’études et les chercheurs soient en mesure de leur fournir les connaissances dont ils ont besoin. Il est souvent difficile pour les décideurs de savoir quel enjeu sera à l’agenda, difficile également d’identifier la forme spécifique que va prendre cet enjeu. Dés lors, les décideurs peuvent difficilement spécifier l’information dont ils ont besoin. Lorsqu’ils sont en mesure d’identifier l’information dont ils ont besoin, le moment de la prise de décision est si proche que le temps manque pour engager une étude substantielle permettant de produire une information de qualité.

Sciences sociales et défense : quelles contributions à l’action publique ?

8Etablir des connaissances, encourager des attitudes, contribuer au pluralisme des représentations et des arguments, favoriser un débat serein fondé sur des enquêtes empiriques, approfondir les relations du ministère de la Défense avec les universitaires et les chercheurs, replacer les transformations des armées dans leur contexte social et politique : les sciences sociales contribuent diversement à l’action du ministère de la Défense [9]. Dans le domaine de l’action publique, on peut indiquer également deux apports des recherches en sciences sociales : l’identification et l’interprétation de problèmes publics et l’accumulation de connaissances qu’il sera possible d’utiliser à l’occasion de décisions futures [10].

Interprétation des problèmes publics

9Les recherches en sciences sociales peuvent aider les décideurs à identifier des problèmes, à définir et à interpréter certains enjeux. Elles sont utiles lorsqu’elles donnent aux praticiens des idées sur la manière dont ils peuvent envisager un problème. Identifier un enjeu, l’interpréter, lui donner un sens n’est pas une tâche facile : les problèmes ont souvent plusieurs dimensions, ces perspectives sont plus ou moins partagées, elles s’influencent les unes les autres et se transforment au fil du temps. Dans ce contexte, les recherches suggèrent des catégories, proposent un cadre d’analyse permettant d’analyser un problème. Elles permettent aussi aux différents acteurs de la défense de dire leurs représentations et d’exprimer leurs avis sur leurs pratiques professionnelles.

Constitution et mise à jour d’un inventaire de connaissances partagées

10Les organismes d’études et les chercheurs savent que leurs travaux peuvent correspondre à un authentique besoin des praticiens, mais ils ne savent pas ce qui sera demandé et quand. Ils savent seulement qu’ils devront répondre rapidement une fois que la demande aura été émise. Par conséquent, une fois que les décideurs expriment une demande spécifique liée à une décision, il reste peu de temps aux analystes pour produire une information de qualité sur le problème. Il est donc nécessaire de constituer, de développer, de diffuser, de mettre à jour un stock de connaissances et d’expertises partagées qui pourront être utilisées dans des situations futures qui ne sont pas encore identifiées. Par exemple, au ministère de l’Intérieur, la notion de police de proximité avait été identifiée par de nombreux rapports il y a plus de vingt ans, avant de trouver une traduction concrète dans des décisions récentes. Les chercheurs préparent des connaissances et des analyses pour des demandes futures au moins autant qu’ils répondent aux demandes actuelles. De telles bases de connaissances et de recommandations n’ont pas à être immédiatement pertinentes puisqu’elles constituent une préparation pour des contingences futures. Constituer de tels stocks de connaissance prend du temps et, en première analyse, ne semble pas directement utilisable, mais il s’agit au bout du compte d’un gain de temps pour l’action administrative, puisqu’il sera plus facile de mettre l’information à la disposition de celui qui en aura besoin. On peut ainsi lutter plus efficacement contre la tendance à l’amnésie des grandes organisations, surtout lorsque les personnels restent en poste pour des durées brèves.

Conclusion

11Les deuxièmes rencontres « Sciences sociales et défense », organisées par le Centre d’études en sciences sociales de la défense, en partenariat avec les organismes d’étude du ministère de la Défense, avaient pour but de dresser un panorama des connaissances aujourd’hui disponibles sur la « nouvelle armée ». Reflétant l’état présent des recherches conduites au sein, ou sous l’égide, du ministère de la Défense dans le domaine des sciences sociales, cinq tables rondes ont abordé les logiques et modalités des carrières militaires, l’évolution des missions des armées, les femmes militaires, l’impact économique de l’industrie de défense et l’évolution des relations défense-société. En mars 2000, les premières rencontres avaient permis de développer un ensemble de réflexion sur l’apport des sciences sociales pour le ministère de la Défense. On espère avoir ouvert ici d’autres pistes pour prolonger cette réflexion, en montrant la diversité des contributions de la recherche en sciences sociales à l’action publique au ministère de la Défense. Les contributions des études et recherches à l’action sont bien réelles, mais elles prennent des formes diverses dont il est nécessaire de tenir compte.

Notes

  • [1]
    Je remercie C. Roucaute qui a proposé cette illustration.
  • [2]
    R. Damien, « Chapitre XXIII du Prince : Machiavel et le miroir brisé du conseil », in Y. C. Zarka & T. Ménissier (dir.) Machiavel, le Prince ou le nouvel art politique, Paris, PUF, Débats philosophiques, 2001.
  • [3]
    N. Machiavel, Le Prince (trad. Y. Lévy) (1ère éd. 1532), Paris, GF-Flammarion, 1981, p. 155.
  • [4]
    N. Machiavel, Le Prince, op. cit. p. 93.
  • [5]
    M. S. Feldman, Order Without Design. Information Production and Policy Making, Stanford, CA, Stanford University Press, 1989.
  • [6]
    B. Roy, Méthodologie multicritère d’aide à la décision, Paris, Economica, 1985, p. 15.
  • [7]
    J.-P. Debleds, « L’automatisation du raisonnement tactique », Stratégique, 53, 1992.
  • [8]
    Feldman, op. cit.
  • [9]
    Cf. P. Vennesson, « Les sciences sociales : quels apports pour la défense ? », Les Champs de Mars, 7, premier semestre 2000, pp. 7-18.
  • [10]
    Cf. Feldman, op. cit.
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