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Article de revue

Les relations armées-société au Royaume-Uni

Pages 327 à 332

Notes

  • [1]
    Ce texte est une synthèse de l’étude de B. Boëne, C. Dandeker et J. Ross, Les armées professionnelles et les liens armées-État-Société au Royaume-Uni, données 1999-2000 ; il a fait l’objet d’un article dans Objectif Défense : C. Verstappen, « Les armées professionnelles au Royaume-Uni. Recherche “engagés” désespérément », Objectif Défense, n° 111, mars 2002, pp. 22-25. (Ndlr.)

1Caroline Verstappen, diplômée de l’IEP de Lille, est collaboratrice du C2SD.

2À l’aide de 160 variables quantitatives et qualitatives et sur la base d’entretiens avec des experts du champ militaire, Bernard Boëne, John Ross et Christopher Dandeker font un état des lieux des Forces armées britanniques en 1999-2000, en termes d’effectifs et d’évolutions socio-culturelles. Cette étude empirique a pour objectif ultime d’établir une matrice de données permettant de réaliser des comparaisons internationales.

Recherche « engagés » désespérément

3Malgré une réduction globale des effectifs de 30 % imposée au début des années 1990, les armées britanniques souffrent toujours d’un manque d’effectifs. La suppression de la conscription il y a quarante ans a été suivie d’une baisse continue des effectifs qui s’est fortement accentuée dans les années 1990. 320 000 personnes dépendent du ministère de la Défense dont 65 % sont des militaires (la moitié dans l’armée de Terre). Les besoins et les objectifs fixés sont différents pour chaque armée mais le phénomène de sous-effectif leur est commun. L’armée de Terre est directement concernée, qui doit faire face à un sous-effectif de quelques 6000 hommes auxquels s’ajoutent les 3300 hommes supplémentaires prévus par la Strategic Defence Review (SDR) de 1998. Un recrutement jugé satisfaisant permet tout juste de compenser le nombre des départs.

4Il en résulte, pour les armées, une difficulté à remplir les missions qui leur sont assignées et à répondre à l’exigence de haut niveau de disponibilité et d’efficacité opérationnelles fixée par la SDR. Dans certains domaines, la pénurie se fait cruellement sentir, notamment dans les spécialités techniques telles que les transmissions, les services de santé et le génie mécanique et électrique. Le manque d’effectifs entraîne un suremploi des forces disponibles qui nuit à la fidélisation et au recrutement et devient ainsi un phénomène qui s’auto-entretient.

Des politiques ciblées

5Des politiques ont été mises en œuvre pour tenter d’échapper à ce cercle vicieux. Du côté du recrutement, des efforts ont été entrepris. Les objectifs en termes de recrutement sont difficiles à atteindre. Cela est dû à l’évolution démographique (le nombre de jeunes âgés de 17 / 18 ans a baissé de 30 % par rapport au début des années 1980) mais aussi à des facteurs tels que la généralisation de la poursuite d’études secondaires et le manque d’attractivité exercée par la carrière militaire sur les jeunes. Le « vivier » potentiel de recrutement s’est ainsi trouvé fortement réduit.

6Pour pallier le manque d’effectifs, les armées font appel à la Réserve, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes. Constituée d’anciens militaires d’active (82 %) et de volontaires, la Réserve compte 292 000 membres, soit 1,4 fois les effectifs des forces d’active. Tous ne sont cependant pas soumis au même degré de disponibilité opérationnelle. Récemment, la possibilité d’une « mobilisation obligatoire de la réserve dans des opérations où le caractère militaire n’est pas affirmé » prévue par le Reserve Forces Act de 1996 a été évoquée à deux reprises mais jamais concrétisée, sans doute en raison du risque politique que représente une telle décision. De plus, le recours à la Réserve est délicat dans la mesure où il conduit à priver les petites entreprises et le National Health Service, déjà en sous-effectif, de leurs employés et peut les mettre en difficulté. Il reste que la Réserve permet aux armées de disposer d’un personnel qualifié et spécialisé essentiel, notamment dans des missions requérant le concours de spécialistes qui font cruellement défaut. Elle s’est révélée efficace au Kosovo où les réservistes représentaient 10 % des effectifs déployés. Essentiellement orientées vers des missions de soutien et d’appui, les forces de Réserve sont aujourd’hui directement intégrées aux structures opérationnelles des forces d’active dès le temps de paix, par le biais d’un accès facilité aux matériels, aux structures, aux entraînements et aux formations des armées. La Strategic Defence Review renforce les liens entre les forces d’active et les réservistes en intégrant davantage ces derniers dans la capacité globale de défense de la nation.

7Trois populations cibles font l’objet de l’attention particulière de la part de l’institution militaire : les jeunes issus de la classe moyenne, les femmes et les minorités ethniques. Le recrutement est aujourd’hui à la fois moins élitiste pour le groupe des officiers et plus exigeant au niveau des diplômes et qualifications techniques pour les militaires du rang. Ces évolutions contribuent à augmenter dans leurs rangs la proportion des représentants de la Middle Britain (classe moyenne), le groupe social central.

8L’ouverture aux minorités ethniques et aux femmes, traditionnellement peu enclins à embrasser la carrière militaire, est également un axe fort de la nouvelle politique. Aujourd’hui, 70 % des postes sont ouverts aux femmes qui représentent 8,9 % des officiers et 7,8 % des personnels non-officiers et sont en constante augmentation. Les objectifs fixés concernant les minorités ethniques sont d’augmenter leur nombre de 1 % par an jusqu’à concurrence de leur proportion nationale, soit environ 7 %. Le recrutement de femmes et d’individus issus de minorités ethniques a le double mérite de réduire le problème du sous-effectif et de rapprocher la composition des armées de celle de la société. À cet égard, quelques indices attestent que les campagnes de publicité orchestrées par les armées semblent commencer à porter leurs fruits.

9Du côté de la fidélisation, certains indicateurs sont inquiétants. Les départs anticipés sont en augmentation sensible, notamment ceux des jeunes officiers, des sous-officiers supérieurs et des pilotes. Les armées subissent la concurrence du secteur privé sur un marché de l’emploi qui offre davantage de perspectives que par le passé aux jeunes en termes de postes et de salaires. Il paraît nécessaire d’endiguer cette « hémorragie ». Il faut aussi répondre aux motifs d’insatisfaction exprimés par les militaires et leurs familles, responsables du nombre croissant de départs intervenant avant la fin du contrat. Ces motifs sont en ordre d’importance la suractivité, l’attrait du civil et la pression familiale. Pour tenter d’y remédier, les armées ont tenté de prendre davantage en considération le bien-être personnel et social des personnels. La « Policy for People », intégrée à la Strategic Defence Review prévoit notamment de rendre les trajectoires professionnelles plus prévisibles et de limiter la mobilité géographique, vœux pieux souvent mis à mal par les impératifs opérationnels.

10La question de la reconversion est également cruciale. Les employeurs civils se révèlent plutôt favorables au recrutement d’anciens militaires dont ils louent les qualités de prise d’initiative, d’autonomie et de motivation d’équipes. Le reclassement des officiers se fait assez facilement. En revanche, le problème de la réinsertion reste entier pour les militaires du rang avec cette statistique alarmante qui révélait, en 1998, qu’un quart des sans-domicile fixe britanniques étaient d’anciens militaires, signe que la formation et le métier des armes étaient marginalisés. Aujourd’hui, trois mesures doivent faciliter une réinsertion qui intervient de plus en plus tôt dans la carrière : l’accent sur la formation continue dont peuvent bénéficier les engagés aux contrats de plus de quatre ans, l’équivalence établie entre les diplômes civils et militaires et les aides à la reconversion.

La culture militaire en question ou l’armée entre marginalisation et intégration sociale

11La restructuration de l’armée et la réduction des effectifs a quelque peu fait disparaître le monde militaire du paysage social britannique. Des phénomènes conjoncturels tels que la guerre en Irlande, exigeant des militaires une discrétion en raison des risques encourus, et le déroulement des conflits hors du territoire national ont également contribué à réduire la présence physique des militaires. Il s’y ajoute que le nombre de personnes ayant participé à des guerres ou ayant eu une expérience militaire est en nette diminution. Les défilés et autres cérémonies militaires, d’ailleurs assez populaires, sont l’occasion de matérialiser cette présence. Tout porterait donc à croire que les liens entre l’institution et la société qu’elle doit défendre sont distendus. Cependant, les armées procèdent actuellement à un réinvestissement du champ social par diverses opérations de relations publiques. Elles resserrent les liens avec les universités et se tournent plus volontiers qu’auparavant vers les médias. De plus, un grand nombre de civils travaillent directement et indirectement pour la défense. La Réserve joue aussi un rôle important dans le lien entre les deux univers, ainsi que les familles de militaires. Les Cadet Forces, mouvement de jeunesse lié aux armées, forts de 132 000 membres, assurent de leur côté la présence de l’institution militaire au sein de la jeunesse britannique.

12L’image dont bénéficient les armées dans la société britannique est globalement positive, image d’efficacité et de fiabilité. Cela s’explique sans doute par les réussites rencontrées sur des théâtres d’opérations extérieures et à la bonne coordination entre les sphères politique et militaire. La société est plutôt favorable à la participation de ses troupes à des opérations multinationales, y compris lorsqu’elles impliquent un commandement étranger. Quelques ombres noircissent toutefois le tableau : les militaires du rang traditionnellement issus de milieux défavorisés du Nord de l’Angleterre ont longtemps été en proie à la méfiance publique, confortée dans ce sens par quelques rixes et incidents auxquels ils se sont livrés. Un recrutement plus hétérogène devrait contribuer à revaloriser cette image quelque peu ternie. Il faut enfin souligner un paradoxe : alors que l’institution militaire jouit d’une bonne image, elle ne semble pas être attractive pour les jeunes.

13Ce qui fait la spécificité du métier des armes, ses valeurs, sa culture se trouve mis à mal par des phénomènes socio-culturels. L’individualisme gagne du terrain dans la société britannique comme dans les autres sociétés occidentales. La suprématie du groupe et le don de soi se heurtent à des exigences croissantes concernant les conditions de vie et le bien-être personnel.

14La nouvelle politique de la Défense en matière de personnel, empreinte de pragmatisme, tente de reconnaître et d’intégrer en temps réel les mutations sociales. Plusieurs mesures vont dans ce sens ; en premier lieu, l’accent mis par le ministère de la Défense sur l’ouverture aux minorités ethniques et aux femmes. En outre, quelques initiatives comme l’accueil des femmes dans leurs rangs ou le respect par les armées de la Convention des droits de l’homme concernant la reconnaissance de l’homosexualité en font une institution à la pointe dans le domaine du respect des droits sociaux. Les armées rompent ainsi avec des attitudes de repli conservateur et une frilosité, voire des réticences devant l’acceptation des évolutions de la société qu’elles semblaient accuser avec un retard de trente ans. Certes ces évolutions font « grincer quelques dents » parmi les défenseurs de la culture militaire traditionnelle pour lesquels accepter de revenir sur certaines valeurs intangibles constitue un avilissement de la culture militaire qui ne peut que banaliser l’institution et nuire à son image d’exception. D’autres y voient au contraire un moyen de revaloriser cette image, en permettant de faire des Forces armées un reflet plus fidèle de la société et ainsi, de ne pas rebuter les candidats potentiels au recrutement par une image par trop conservatrice. S’il semble que les armées britanniques se soient résolument engagées sur la voie de la modernité, le débat n’est pas clos.


Date de mise en ligne : 31/08/2018

https://doi.org/10.3917/lcdm1.011.0327

Notes

  • [1]
    Ce texte est une synthèse de l’étude de B. Boëne, C. Dandeker et J. Ross, Les armées professionnelles et les liens armées-État-Société au Royaume-Uni, données 1999-2000 ; il a fait l’objet d’un article dans Objectif Défense : C. Verstappen, « Les armées professionnelles au Royaume-Uni. Recherche “engagés” désespérément », Objectif Défense, n° 111, mars 2002, pp. 22-25. (Ndlr.)

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