Notes
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[1]
Bien entendu, les associations d’anciens combattants en font également partie. Pour un premier aperçu, on peut consulter les actes du colloque, Le monde combattant, ses associations et la loi 1901, organisé à l’Ecole militaire, le 13 juin 2001.
-
[2]
Pour une discussion critique de cette notion, Pascal Vennesson, « De l’esprit de défense au sentiment patriotique », in B. Boëne, C. Dandeker (dir.), Les armées en Europe, Paris, La Découverte, 1998, pp. 287-304.
-
[3]
« Plan de développement (2000-2002) » adopté par le Conseil d’administration de l’Union des associations et publié dans le supplément de la Revue Défense, n° 90, décembre 2000, p. 3.
-
[4]
Voir la fiche technique de l’enquête en fin de texte.
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[5]
F. Hamelin, Les potentialités de développement des activités de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale : enquête auprès des acteurs locaux, Paris, Les documents du C2SD, n° 39, octobre 2001, 74 p. (ce document constitue le rapport final de l’étude commanditée au Centre d’analyse comparative des systèmes politiques, université Paris I, par le C2SD, conv. DEF/C2SD 2000 n° 30).
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[6]
IHEDN, Comprendre la défense, Paris, Economica, 1999, p. 76-80.
-
[7]
À titre d’exemple, D. A. Baldwin, « Security Studies and the End of the Cold War », World Politics, 48, octobre 1998, p. 117-141.
-
[8]
P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas » (1ère ed. 1972), in Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1984, pp. 222-238.
-
[9]
On s’inspire ici de la thèse radicale de D. Gaxie sur la participation politique dans Le cens caché, inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978.
-
[10]
Entretien avec une femme, 55 ans, professeur d’histoire et de géographie dans un collège privé.
-
[11]
Entretien avec un homme, 70 ans, artisan en activité.
-
[12]
Défense actu, n° 07, 27 février 1999, p. 28. Voir le décret n° 97-817 du 5 septembre 1997.
-
[13]
P. Grémion, Le pouvoir périphérique, Paris, Le Seuil, 1976, p. 212.
-
[14]
J.L. Briquet., « Les amis de mes amis… registre de la mobilisation politique dans la France rurale », Mots, décembre 1990, p. 34.
-
[15]
M. Granovetter, « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, vol. 78-6, 1973, pp. 1360-1380.
-
[16]
G. Pichard, S. Clément, Compte rendu de l’enquête de l’IHEDN auprès des associations régionales, octobre-novembre 1999.
-
[17]
Pour une discussion sur les différentes formes de centralité, A. Degenne et M. Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 1994, p. 154 et suivantes.
-
[18]
Au sein des cours d’éducation civique, au collège, et d’éducation civique, juridique et sociale au lycée. Sur les difficultés de la mise en œuvre d’une éducation morale et civique, J. Costa-Lascoux, « L’école et l’exigence éthique », Projet, 261, Printemps 2000, p. 21-34.
-
[19]
Entretien avec un homme, 54 ans, directeur de cabinet d’un Recteur d’académie. Une cinquantaine d’enseignants sur les 17 000 que compte l’académie sont concernés par les trinômes.
-
[20]
L’usage de ce terme permet de mieux saisir les formes prises par les actions mises en œuvre par les associations pour défendre ou rendre publiques leurs préoccupations, il est détourné de l’usage qu’en fait C. Tilly, « Les origines du répertoire de l’action collective eu France et en Grande-Bretagne », XXe siècle, 4, 1984, pp. 89-104.
-
[21]
E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux (1ère édition 1996), Paris, Repères, Editions La Découverte et Syros, Paris, 2000 p. 99.
-
[22]
Pour reprendre les principales formes d’action collective distinguées par M. Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt (2e édition), Paris, Montchrestien, 1998, p. 118.
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[23]
Idem.
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[24]
P. Birnbaum et alii, La classe dirigeante française, Paris, Seuil, 1978, p. 176.
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[25]
(souligné par moi) Entretien avec un homme, 43 ans, responsable de la sécurité et de la logistique dans un établissement public, industriel et commercial, auditeur d’une session régionale.
-
[26]
(souligné par moi) Entretien avec un homme, 34 ans, attaché d’administration scolaire et universitaire.
-
[27]
Entretien avec un homme, 40 ans, directeur de cabinet d’un président de Conseil régional.
-
[28]
Pour reprendre la formule de G. Mendel, 54 millions d’individus sans appartenance, Paris, Lafont, 1983.
1L’entretien et le développement des relations armées-société sont au cœur du fonctionnement de nombreuses associations, qui partagent la connaissance des milieux et réseaux proches de l’armée. Parmi elles figurent les associations d’anciens auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale [1]. La mission de l’IHEDN est de faire que le plus grand nombre de responsables de tous les secteurs de la vie nationale reçoive une large information sur la défense, soit en mesure de conduire à son propos une réflexion personnelle et de participer ensuite à la diffusion de l’« esprit de défense » à travers le pays [2]. La suspension de la conscription confère une plus grande acuité à cette dernière dimension. Elle est plus particulièrement confiée aux 31 associations régionales d’auditeurs qui forment un réseau associatif implanté sur l’ensemble du territoire national. Regroupant plus de 3 000 membres, elles entretiennent des liens de sociabilité entre les anciens auditeurs, contribuent à la réflexion sur la défense et travaillent à développer l’esprit de défense.
2Pour mener à bien cet objectif, il a été demandé à chaque auditeur de « sortir de son milieu associatif protégé et s’immerger de plus en plus dans son milieu professionnel, social, local » [3]. Afin de faciliter cette tâche, en apportant une connaissance plus précise des attentes de la population en matière de défense, une étude qualitative a été réalisée au cours du printemps 2001 [4]. Ses résultats permettent d’identifier certains des obstacles susceptibles de contrarier le développement des activités du réseau associatif au niveau local [5]. Il s’agit d’abord de l’existence d’une césure, sur les problèmes de défense, entre des spécialistes et des profanes qui tendent à abandonner aux premiers la prise en charge des questions relatives à la défense. Les frontières du groupe formé par les anciens auditeurs semblent ensuite davantage fabriquer un monde refermé sur lui-même qu’offrir une passerelle entre la société et les institutions en charge de la défense. Enfin, le répertoire d’action utilisé par les associations tend à contrarier l’ouverture recherchée.
Une césure sur les questions militaires et de défense
3L’action des associations d’auditeurs s’inscrit dans un contexte marqué par un désintérêt affiché pour les questions militaires et de défense. Les entretiens réalisés permettent, plus précisément, de montrer que la défense est d’abord perçue comme étant une affaire de spécialistes.
La variation de la familiarité avec les questions militaires et de défense
4L’absence de familiarité avec ces questions se perçoit dans la définition de la défense donnée par les interviewés. Elle permet, en effet, de distinguer nettement deux groupes selon qu’ils donnent une définition extensive ou détournée de cette notion.
Une définition extensive de la défense
5Dans la plupart des entretiens, la notion de défense renvoie « à la chose militaire ». Elle est vue comme l’action menée par les forces armées. Cette définition spontanée et jugée évidente renvoie aussi au sens premier de la défense nationale : la protection d’un territoire et de la population qui y vit. Si certains interviewés s’en tiennent à cette première définition, la majorité l’étend dans un sens qui correspond davantage au concept français de défense. Le choix d’un concept global de sécurité et de défense associe à la défense armée, une défense civile, économique et culturelle [6]. S’il a peu été fait allusion aux flux financiers, à la pollution ou au trafic de drogue, par contre l’intelligence économique, les épidémies, le terrorisme et l’identité culturelle ont été régulièrement mentionnés. Les thèmes inclus par les interviewés rejoignent alors ceux développés par les spécialistes [7]. Au-delà d’intérêts et de connaissances spécifiques, la définition de la défense semble d’abord se décliner avec le niveau d’instruction des interviewés qui permet de rompre avec la définition spontanée et réductrice de la défense.
6Son extension est d’ailleurs parfois présentée comme le résultat d’une réflexion personnelle. D’autres fois, elle résulte de celle engagée au cours de l’entretien. À titre d’exemple, un étudiant d’un Institut d’études politiques affirme, dans un premier temps, que la défense est « essentiellement militaire », puis il est amené à faire mention de la crise de la vache folle. Il émet alors l’hypothèse qu’il est possible de parler de « défense agro-alimentaire, commerciale (il cite les contre-façons) ou tout ce qui est du registre de la protection ». Au terme de son raisonnement, il finit par se déclarer favorable à une conception « large » de la défense. Mais cette définition extensive s’appuie, le plus souvent, sur des connaissances acquises. On assiste alors à la mise en conformité du discours des interviewés avec celui qu’ils savent tenu par les spécialistes. Les auditeurs des sessions de l’IHEDN interrogés font logiquement partie de ce groupe qui comprend un universitaire ou bien encore un chef d’entreprise qui insiste particulièrement sur la dimension économique de la défense. Le niveau culturel des interviewés, la familiarité avec les questions de défense et les préoccupations professionnelles jouent dans l’association d’autres dimensions à la dimension militaire. Dans plusieurs interviews, la notion de défense est cependant tellement étendue qu’elle finit par apparaître détournée.
Une définition détournée de la défense
7Des interviewés éprouvent une réelle difficulté à répondre à la consigne initiale : « Qu’évoque pour vous la notion de défense ? ». Ils ne parviennent pas, au moins dans un premier temps, à donner un sens à cette notion, parce qu’ils ne la lient pas spontanément à la défense ou à la sécurité nationale. La défense est d’abord celle de l’emploi ou de la sécurité quotidienne, ou bien des valeurs morales. L’influence de l’actualité politique et médiatique est évidente dans ce détournement. À Orléans, par exemple, la campagne municipale s’est focalisée sur l’insécurité quotidienne et il n’est donc pas étonnant de retrouver ce thème très présent dans les interviews réalisés au mois d’avril 2001. Il est moins présent dans les autres régions comme dans les entretiens réalisés quelques mois après la fin de la campagne. Ni le biais conjoncture, ni la référence à l’agenda médiatique ne peuvent cependant expliquer complètement cet éloignement de la thématique de l’enquête. Ce détournement de sens provient aussi de l’imposition d’une problématique qu’opère le guide d’entretien auprès de certains interviewés [8].
8Les interviewés qui opèrent ce détournement sont les moins familiers des questions de défense et les moins intéressés par ce sujet. Dans ce cas, ce ne sont plus les connaissances qui justifient l’extension, mais au contraire le défaut de connaissance. Insuffisamment intéressés ou mal à l’aise avec le questionnaire, ils ont tendance à fuir vers des sujets mieux maîtrisés. Ils s’efforcent de recentrer la discussion vers des éléments qu’ils connaissent ou qui leur posent effectivement question au moment de l’entretien. D’autres, parmi ceux qui apparaissent le plus mal à l’aise avec le questionnaire, tendent d’ailleurs à se réfugier dans le silence. Ces différentes représentations de la défense permettent de montrer que les connaissances et l’intérêt pour ces questions sont très inégalement partagées. Mais, de manière encore plus précise, la défense n’est pas perçue comme étant l’affaire de tous.
Une affaire d’experts
9Pour la plupart des interviewés, la prise en charge des questions de défense est l’affaire de ceux qui présentent une capacité d’expertise dans ce domaine. Il ne faut donc s’étonner ni de l’absence de préoccupation affichée à l’égard de ces questions, ni du fait qu’ils en délèguent le traitement à ceux que leurs caractéristiques socioprofessionnelles semblent qualifier pour cette fonction. Par ailleurs, cette « délégation » à des experts confine à la « dépossession ».
Une délégation
10Sans revenir sur les cas extrêmes déjà évoqués, nombre d’entretiens trahissent une imposition de problématiques pour quelques questions au moins. Il s’agit, par exemple, du jugement porté sur l’efficacité de l’appareil de défense pour faire face aux menaces. Beaucoup d’interviewés ne s’estiment pas en mesure de répondre et mettent en avant leur incompétence. Ceux qui la justifient invoquent la « technicité croissante » de la défense. D’autres avouent leur incapacité à évaluer les informations données par la presse ou par ceux qui s’y intéressent. D’autres encore mobilisent des critères moraux pour évaluer, par exemple, les dépenses militaires. D’autres, enfin, se demandent s’il est nécessaire d’être informé sur ces questions et jugent démagogique de considérer que la défense puisse être l’affaire de tous. Il est nécessaire qu’il y ait des spécialistes, ayant suffisamment de connaissances et de distance par rapport aux événements, pour mesurer l’ampleur des risques et les moyens d’y répondre. Chacune de ces réponses fait de la défense l’affaire de spécialistes, dont les entretiens permettent de faire le portrait en creux.
11Les experts de la défense sont d’abord ceux qui maîtrisent sa technicité. Ce sont les professionnels de la défense et plus précisément les « professionnels en uniforme ». Ce sont ensuite ceux qui en ont la responsabilité institutionnelle, en l’occurrence le président de la République et le Premier ministre. Mais les deux chefs de l’exécutif sont moins spontanément nommés que les militaires. Cela peut s’expliquer par le fait que beaucoup d’interviewés ne sont pas en mesure de dire à qui reviennent les décisions en matière de défense. Moins nombreux encore sont ceux qui font figurer, parmi les spécialistes, les représentants élus de la nation, alors que la définition des grands principes de l’organisation de la défense relève constitutionnellement de la compétence du Parlement. L’action des parlementaires est au mieux conçue comme une action de contrôle sur les choix de politiques de défense. L’absence de dialogue entre les députés et leurs mandants sur ces questions est dénoncée, et certains notent que les élus ne s’y intéressent que de manière indirecte à travers l’emploi lié au secteur de la défense. Enfin, parmi les spécialistes de la défense figurent « les gens qui s’y intéressent ». Mais, derrière l’intérêt, se profilent les caractéristiques sociales de la compétence : l’âge (« vous devriez aller voir mon successeur, je suis trop vieux maintenant »), le niveau scolaire (« ceux qui ont un haut niveau de réflexion »), la position sociale (« les responsables, les décideurs ») ou encore le niveau d’information. En définitive, la légitimité accordée à ces spécialistes est davantage de type technocratique que démocratique. Elle repose sur la compétence prêtée à des individus et non sur la sanction du suffrage universel. De plus, ce sont essentiellement des représentants de l’État central. Ces différents points font de la défense un domaine de l’action publique particulièrement éloigné des citoyens. Cela incite à prolonger l’hypothèse de la délégation par celle de la confiscation.
Une confiscation
12L’hypothèse de la confiscation s’appuie d’abord sur le caractère déterminant des handicaps sociaux et culturels dans le désintérêt affiché pour ces questions [9]. Les entretiens conduisent cependant à ne pas lier mécaniquement le sentiment d’incompétence et le désintérêt exprimés à l’existence de ces handicaps. Parmi les interviewés, les moins intéressés et les plus déroutés, figurent un médecin engagé dans la vie associative, ainsi qu’une responsable d’un centre de documentation ou encore une psychologue pour enfants. Par ailleurs, une acculturation particulière à ce domaine d’activités semble avoir permis à certains interviewés de compenser leurs relatifs handicaps sociaux et culturels. Une culture familiale et idéologique particulière peut contribuer au développement d’un intérêt pour les questions de défense : « La défense est une notion constitutive de ma personne, puisque j’ai été élevée dans un milieu militaire » [10]. Néanmoins cette compensation reste partielle. Cette ancienne auditrice explique s’intéresser essentiellement à la dimension militaire de la défense et surtout évoque son incompétence pour juger d’autres sujets, y compris ceux traités lors des études menées par l’association régionale. Cela se traduit concrètement par une non-participation à certaines réflexions thématiques et par le refus de juger le travail effectué sur les thèmes qu’elle estime ne pas maîtriser. Un autre exemple est fourni par un artisan devenu sous-officier de réserve. Lui justifie son intérêt par une expérience du « service national réussie », mais il le limite aux questions qui touchent plus particulièrement l’armée de l’Air où il a effectué ce service national [11].
13L’hypothèse de la dépossession repose aussi sur la technicité prêtée aux discours sur la défense. Certains la jugent largement injustifiée et cela les conduit à prolonger la réflexion en soulignant qu’il ne faut pas rechercher les causes du désintérêt manifesté uniquement du côté de la société. Il faut aussi les chercher dans l’attitude des gouvernants. Par crainte d’alarmer la population, les gouvernements successifs auraient fait le choix de ne pas sensibiliser la population à des menaces réelles, tel que le terrorisme. De la même manière, les autorités militaires et civiles, responsables de l’appareil de défense, préféreraient diffuser une information plutôt que de promouvoir des débats sur les questions militaires. Celles-ci sont d’ailleurs jugées largement dépolitisées, au sens où elles ne cristallisent pas d’oppositions politiques. Au Parlement, les moyens peuvent être débattus mais les enjeux et les alternatives ne le sont pas. Les menaces éventuelles et les moyens d’y remédier sont discutés entre professionnels et si un débat a lieu, c’est uniquement au sein de l’appareil de défense. La population, directement ou par l’intermédiaire de ses représentants, n’y est pas associée. Le désintérêt affiché pour ces questions est donc aussi le résultat d’une politique volontariste. Il n’est ni le produit d’un échec des différents acteurs de la défense à y intéresser l’ensemble de la population, ni celui de conditions de vie qui ne rangent plus la défense parmi les préoccupations quotidiennes des français.
14Ainsi, les questions de défense seraient largement perçues, en haut comme en bas, comme des questions de spécialistes. Bien qu’elles engagent la vie de tous, elles semblent réservées à un groupe socialement et institutionnellement bien délimité et cela rend paradoxale la volonté d’une implication plus grande de la société. Dans ce contexte, quel rôle peut jouer le réseau associatif de l’IHEDN ? Est-il en mesure de lutter contre le désintérêt et d’élargir le questionnement au-delà du cercle restreint des spécialistes ?
Les frontières du réseau associatif
15Une première réponse peut s’appuyer sur l’étude des frontières du réseau associatif. Les associations d’auditeurs fabriquent-elles un monde referme sur lui-même ou, au contraire, sont-elles en mesure de relier différents espaces sociaux ?
Les frontières imaginées
16L’IHEDN est peu et mal connu. Aux plus nombreux, le sigle n’évoque rien. Par contre, chefs de services administratifs, élus et responsables institutionnels interviewés en ont entendu parler. Mais, le plus souvent, ils ignorent l’existence des associations et des activités régionales. Ainsi, ils attribuent à l’ensemble des auditeurs et des activités les traits distinctifs de ceux de la session nationale, comme si la composante la plus illustre de l’Institut maintenait les autres dans l’ombre.
Une maison sans porte
17Pour ceux qui ne connaissent l’IHEDN que de réputation, il s’agit d’un organisme dont les activités sont réservées à certaines composantes de la population et fermées aux autres. Ce n’est pas une « maison sans fenêtre », c’est-à-dire un milieu autarcique, mais « une maison sans porte », c’est-à-dire inaccessible à la population. Plus précisément, l’IHEDN est perçu comme un institut militaire et surtout réservé à une élite. Cette représentation élitiste repose d’abord sur les conditions de recrutement des auditeurs. Ceux-ci doivent avoir entre 35 et 50 ans, parce qu’ils disposent ainsi d’une expérience déjà affirmée et encore de larges possibilités de carrière. Les auditeurs des sessions régionales viennent pour les 2/3 du secteur public. Militaires et civils sont présentés par leurs ministères respectifs. Les officiers ont au moins le grade de lieutenant-colonel, les magistrats et fonctionnaires ont un rang correspondant au moins à celui d’administrateur de première classe. Appartenant au secteur privé, le dernier tiers des auditeurs est composé de candidats individuels passés par le canal des préfectures et de candidats présentés parles associations professionnelles. Ces personnalités civiles exercent « des responsabilités importantes » [12].
18Il convient cependant de noter que, dans les entretiens, les modalités de recrutement des auditeurs ne sont pas connues. L’élitisme de l’institution repose davantage sur le caractère sélectif prêté au recrutement et sur le sentiment que le suivi de la formation réclame des compétences de haut niveau. Peu de gens semblent ainsi pouvoir être concernés par les activités de l’IHEDN. Cette réputation d’institut accessible à une partie réduite de la population, distinguée par ses qualités intellectuelles et ses responsabilités statutaires, est cependant loin d’être perçue par les interviewés de manière négative. En conséquence, l’ouverture souhaitée n’est, dans aucun des interviews menés, une ouverture totale. Cette représentation des auditeurs de l’IHEDN est néanmoins discutée par ceux qui s’intéressent moins à leurs statuts qu’aux relations qu’ils sont en mesure de tisser.
Un réseau de notables
19Les interviewés, qui semblent le mieux connaître l’IHEDN, considèrent que celui-ci est à l’origine d’un « réseau » interpersonnel. Le terme renvoie à l’image du tissu ou des mailles du filet, le maillage étant ici à la fois social et territorial. Cet usage métaphorique suggère surtout que les relations tissées entre les auditeurs et par eux sont considérées comme essentielles au bon exercice de leurs missions. L’attention portée aux relations interpersonnelles plus encore que l’élitisme de la formation et du recrutement en font néanmoins un réseau de notables. La notabilité se définit par une position médiatrice stratégique [13]. Une des propriétés essentielles du notable est d’être un intermédiaire entre le cercle dont il est issu et d’autres cercles dans lesquels s’exercent des pouvoirs. L’auditeur apparaît, ici, comme un intermédiaire entre le secteur socioprofessionnel qu’il représente et les organismes centraux de l’État en charge de la formulation des politiques de défense. La seconde propriété du notable réside dans sa double reconnaissance, celle du milieu auquel il appartient et celle des organismes centraux. Elle repose ici sur la position centrale de l’individu dans son milieu socioprofessionnel tout autant que sur le fait d’avoir été retenu pour suivre une session de l’IHEDN.
20Un autre trait justifie la référence au réseau notabiliaire. Les fondements, institutionnel et instrumental, du réseau sont redoublés par le registre de l’amitié [14]. Ce registre renvoie à des relations personnelles désintéressées et égalitaires entre gens dont les milieux différent et peuvent même être socialement hiérarchisés, ainsi qu’à la reconnaissance des valeurs personnelles des uns et des autres. Ces relations trouvent différentes illustrations dans les entretiens. Ainsi, une auditrice ne se souvient curieusement pas des noms des autres auditeurs vers lesquels elle souhaite renvoyer l’enquêteur à la fin de l’entretien. Elle ne peut mentionner que les prénoms et les fonctions. Un autre insiste sur le tutoiement spontané et le respect mutuel manifesté par des gens provenant d’univers sociaux et professionnels éloignés. Les caractères notabiliaires du réseau incitent cependant à interroger son efficacité dans la société locale moderne.
La logique réticulaire
21L’intérêt d’un réseau réside essentiellement dans le fait que les individus concernés peuvent devenir des relais vers d’autres. « La force des liens faibles » résulte dans leur aptitude à ouvrir les frontières [15]. Les membres du réseau considéré appartenant à des milieux sociaux distincts, l’information devient susceptible de circuler entre des univers qui, sans les liens créés par les sessions IHEDN, resteraient fermés l’un à l’autre. Les auditeurs peuvent ainsi être considérés comme des « nœuds de communication », à la condition de ne pas surestimer l’ouverture des différents milieux socio-professionnels.
Des nœuds de communication
22Les sessions visent à faire travailler ensemble des individus issus de milieux professionnels où, a priori, l’interconnaissance et l’inter-reconnaissance restent faibles. On a donc bien affaire à une structure qui cherche à se jouer des frontières institutionnelles. Mais appartenance et mobilisation sont deux phénomènes qu’on ne saurait confondre. Tous les anciens auditeurs ne participent pas aux activités de réflexion et de remise à niveau qui leur sont proposées, comme en témoignent les réponses obtenues à un questionnaire soumis à chacune des associations régionales afin de recenser et évaluer leurs activités [16]. Les chiffres de cette enquête sont confirmés par le regret formulé par des auditeurs rencontrés que les relations entre membres d’une même session ne soient pas poursuivies. Par ailleurs, la transmission de l’esprit de défense au-delà du cercle étroit des auditeurs n’est pas non plus évidente. L’enquête de 1999 a souligné la faiblesse des relations avec les élus locaux et la quasi-inexistence de relations avec les chefs d’entreprise ou les relais d’opinion (la presse et les syndicats). Elle montre que les liens tissés entre les associations et leur environnement le sont principalement avec les représentants de l’État dans la région, ce qui conforte l’image du notable intermédiaire entre son milieu et les organes centraux de l’État.
23L’auditeur peut néanmoins être considéré comme le vecteur d’une sensibilisation au sein de son milieu. La centralité qu’il y occupe est censée lui conférer une position de relais privilégié pour la diffusion de l’esprit de défense. Or, la liaison entre centralité et pouvoir d’influence est loin d’être simple et univoque [17]. Ainsi, un interviewé, directeur d’un service déconcentré de l’État, mentionne n’aborder les questions de défense, avec les anciens auditeurs qu’il connaît, qu’uniquement dans « le cadre amical ». Si les liens forts l’emportent ainsi sur les liens faibles, les publics touchés peuvent rester étroitement circonscrits. Cela confirme le caractère virtuel de l’activation de tout réseau interpersonnel. Par ailleurs, cette activation ne se fait pas dans un sens unique, tout comme les usages faits du réseau ne peuvent se réduire à sa fonction la plus manifeste. Ainsi, le chef d’une exploitation agricole, responsable syndical, explique avoir invité les auditeurs de sa session à visiter son exploitation. Il espère avoir, à cette occasion, fait passer une autre vision de l’agriculture notamment auprès de ceux qui, en préfecture, traitent des dossiers agricoles et environnementaux. Enfin, certains secteurs d’activité fournissent peu d’auditeurs. C’est le cas du milieu scolaire, pourtant jugé essentiel à la diffusion des connaissances relatives aux questions de défense.
Le cas du milieu scolaire
24Les acteurs du monde enseignant sensibilisés aux questions de défense font encore figure de pionniers, alors qu’un enseignement sur les questions de paix et de défense est inscrit dans les programmes scolaires [18]. Cet enseignement souffre de handicaps : l’absence de formation des enseignants ; une tendance à s’abstenir plutôt que de s’aventurer sur un terrain mal balisé et comprenant des sujets particulièrement sensibles ; l’existence d’a priori liés à la crainte d’une manipulation idéologique. Parmi les instruments destinés à corriger ces dysfonctionnements figurent, depuis 1987, les « trinômes académiques ». Leur mission est de former aux questions de défense les professeurs peu préparés à délivrer cet enseignement. Dans chaque académie, l’association régionale de l’IHEDN, le recteur et l’autorité militaire territoriale désignent un représentant. L’association est plus particulièrement chargée de recruter des conférenciers parmi ses membres. Mais l’analyse des questionnaires envoyés aux associations régionales en 1999 et les entretiens réalisés en 2001 confirment le désintérêt des membres du corps enseignant pour les activités développées dans ce cadre. La pertinence du recours au nombre pour évaluer l’efficacité des trinômes est cependant dénoncée : « C’est plutôt la notion de réseau qu’il faut faire vivre dans cette affaire là, c’est-à-dire des personnes ressources dans les départements, dans les établissements qui (…) soient capables (…) de faire la formation et le relais nécessaires auprès de leurs collègues » [19].
25Si le fonctionnement réticulaire est valorisé par les responsables administratifs, les enseignants rencontrés insistent davantage sur le caractère déterminant des moyens pédagogiques mis en œuvre pour rendre les élèves acteurs de cet enseignement. La transmission de connaissances sous forme de cours n’est pas perçue comme le moyen le plus pertinent pour sensibiliser les élèves à ces questions, conformément aux acquis les plus fondamentaux de la sociologie de l’éducation juvénile. La stimulation des capacités d’apprentissage des enfants passe par des formes d’activité comportant des aspects ludiques et une responsabilisation accrue. Il convient non pas de leur imposer un discours mais de les amener à se poser des questions sur la défense et la citoyenneté. En conséquence, il est possible de mieux comprendre l’intérêt porté aux actions de témoignage des associations d’anciens combattants et de déportés, ou encore à la politique de « tourisme de mémoire à vocation pédagogique et civique », initiée par le secrétariat d’État à la défense, chargé des anciens combattants. Le débat est ainsi déplacé vers le répertoire d’action des associations.
Le répertoire d’action du réseau associatif
26« Travail », « formation intellectuelle de haut niveau » et « confidentialité » sont les termes les plus récurrents recueillis pour qualifier les activités de l’IHEDN et de ses auditeurs. Le réseau associatif de l’IHEDN met en œuvre un « répertoire d’action » particulier et qui peut apparaître en décalage par rapport à l’objectif d’élargissement des publics visés [20]. Les moyens utilisés se caractérisent, en effet, par une forte confidentialité et le recours privilégié à l’expertise.
Des activités confidentielles
27L’histoire de l’IHEDN et de son réseau peut se résumer à un effort pour élargir leurs activités afin d’atteindre un public de plus en plus diversifié. Or, l’enquête de 1999 a montré que la publicité des réunions ou le recours aux journalistes locaux étaient des pratiques marginales. Elle a souligné également la faiblesse de la communication par bulletins, revues et lettres d’information, ainsi que de la diffusion des études réalisées. Ce constat peut être le résultat de dysfonctionnements, ce que suggère l’hypothèse du déficit de communication. Il semble davantage lié aux ressources particulières du groupe.
Un déficit de communication ?
28L’hypothèse du « déficit de communication » au sujet de la défense doit sans doute être prise au sérieux. Les entretiens témoignent d’un sentiment largement répandu selon lequel la communication sur ces questions est défaillante. Mais elle n’est pas le seul fait du réseau associatif étudié. Elle est d’abord celui de l’institution militaire et des médias de masse. Dans les entretiens, la communication émanant de l’armée est réduite à ses campagnes de communication en faveur du recrutement, avec toute l’ambiguïté qu’il peut y avoir derrière ce type de communication, non destiné à informer mais à séduire. Plusieurs entretiens dénoncent également les raccourcis d’analyse de la presse qui découlent, de façon plus ou moins intentionnelle, du travail médiatique. L’impératif de vitesse, l’exigence de production d’images à forte charge émotionnelle, les difficultés réelles du travail sur le terrain, la présentation parcellaire de situations complexes sont mis en évidence. Ces biais factuels et partis pris interprétatifs ne sont évidemment pas propres à ce domaine particulier. Mais ils contribuent à nourrir l’hypothèse du déficit de communication. L’invocation exclusive de cette hypothèse pose cependant trois principales difficultés.
29L’hypothèse du déficit de communication a d’abord pour limite d’ignorer que peu de personnes recherchent des information sur les questions de défense. Ensuite, elle doit être maniée avec prudence, parce qu’elle peut contribuer à réduire encore la prise de parole sur ce thème. Elle conduit, en effet, à délégitimer les critiques émises à l’égard de la politique de défense, qui ne sont plus alors qu’« une pathologie née des carences pédagogiques des puissants à expliquer des décisions qui s’imposent » [21]. L’enquête en fournit des exemples. Un ancien auditeur évoque, par exemple, les inondations de la Somme et le fait que la population locale ait été tentée de trouver des boucs émissaires à cette catastrophe naturelle. Le développement de la rumeur sur la volonté de préserver Paris n’est plus tant l’indice du désespoir de la population sinistrée que celui d’une mauvaise communication des organismes de l’État. Les pouvoirs publics doivent expliquer davantage les mesures prises et le fonctionnement des dispositifs adoptés, et ce rôle revient notamment, selon lui, au réseau associatif de l’IHEDN. Ce type de réflexion met à jour l’existence d’une fonction latente qui est de légitimer le fonctionnement de l’administration régalienne de l’État. Le réseau associatif devient un outil de régulation sociale et de renforcement de l’adhésion aux mesures politiques prises dans ce domaine. Enfin, l’hypothèse du déficit de communication masque que la confidentialité des actions engagées par les associations s’explique avant tout par les ressources et l’ethos particulier du groupe des auditeurs.
Expertise et convivialité
30Les activités mises en place par les associations pour développer l’esprit de défense dans la société prennent différentes formes. Ce sont des colloques, des séminaires, des sessions jeunes, des conférences ou encore des déjeuners-débats. Les manifestations les plus importantes sont organisées avec des partenaires privés ou publics qui apportent des aides matérielles, techniques voire financières. Séminaires et colloques réclament, en effet, des moyens qui dépassent les capacités des seules associations, mais le partenariat permet également de trouver un écho au-delà des frontières du groupe. Néanmoins, ces actions demeurent le plus souvent confidentielles. Des comptes rendus ou des actes peuvent être rédigés, mais ils sont rarement diffusés au-delà du groupe des adhérents. Quant aux adhérents, ils se mobilisent davantage pour les conférences et déjeuner-débats que pour les colloques ou séminaires. L’enquête de 1999 montre que plus des trois-quarts des associations qui organisent des colloques ou des séminaires attirent moins de 50 % de leurs membres. Enfin, il faut mentionner d’autres actions, encore plus confidentielles, telles que les rencontres avec les élus locaux. Ainsi, aucune de ces activités ne s’appuie prioritairement sur le nombre, elles relèvent davantage de formes particulières de convivialité et du « recours à l’expertise » [22].
31Plusieurs facteurs peuvent expliquer les caractères de ce répertoire. Des raisons matérielles doivent d’abord être mentionnées. La moitié des associations étudiées en 1999 évoque le manque de ressource, pour expliquer l’absence de publication ou les difficultés rencontrées pour organiser des colloques et des séminaires. Les ressources, suffisantes pour la vie de l’association, ne le sont pas pour développer ce type d’activités. Ce problème est, dans une certaine mesure, prolongé par les anciens auditeurs qui dénoncent les limites du bénévolat pour répondre au travail attendu. Il faut ensuite rappeler que l’entretien des liens entre les auditeurs reste une activité majeure pour les associations. Un effort tout particulier est donc réalisé pour entretenir la convivialité au sein de l’association, ce qui peut donner un caractère secondaire au rayonnement extérieur. Enfin, il est indéniable que les activités du réseau associatif sont liées à l’ethos et aux ressources des auditeurs [23]. On a déjà évoqué les critères de sélection des auditeurs, l’intérêt porté aux contacts interpersonnels et la proximité avec le modèle notabiliaire. Ce modèle est d’ailleurs mis en avant lorsqu’on interroge les auditeurs sur les orientations à donner au développement des activités. À titre d’exemple, un sénateur envisage la création d’une sorte de « club de l’esprit de défense ». Ce club pourrait être réuni à l’initiative du « maire », du « sous-préfet » ou « du juge ». Le« noyau central » pourrait être constitué par les anciens auditeurs, mais ils « coopteraient » d’autres personnes pour les « initier » aux questions de défense : le proviseur du lycée, le principal de collège, le prêtre, le président d’association sportive. Ces fonctions dotent leurs titulaires d’une capacité à « sensibiliser » le groupe quelles animent ou encadrent. Les termes employés sont suffisamment révélateurs et les modèles évoqués le sont davantage encore, puisqu’il s’agit du Lion’s club et du Rotary Club, c’est-à-dire des clubs de notables [24].
Les effets de la confidentialité et du recours à l’expertise
32Les pratiques du groupe ne sont pas sans effets. Il convient de s’interroger sur l’efficacité de ce type d’actions pour mener à bien l’objectif de diffusion de l’esprit de défense.
Les conséquences de la confidentialité
33Les auditeurs situent l’intérêt et la force de l’IHEDN dans les débats qu’elle autorise entre gens venant de milieux socio-professionnels distincts, mais cette discussion est limitée aux seuls initiés : « l’IHEDN a une ouverture d’esprit et puis il n’y a pas de langue de bois. (…) À l’IHEDN, quand les choses ne vont pas, sans le crier sur la place publique, ça se dit » [25]. Le secret nécessaire à la défense fait aussi partie de l’ethos du groupe et plus largement des spécialistes de cette question. Cette confidentialité émerge aussi dans l’image du réseau d’initiés qui apparaît, de manière relativement récurrente, dans les entretiens menés avec ceux qui connaissent des auditeurs ou des activités initiées par les auditeurs. Le plus intéressant est que cette confidentialité acquiert un caractère quasiment naturel, ce qui peut conforter la césure existante entre ceux qui sont considérés comme compétents et ceux qui ne le sont pas : « J’ai pu, en discutant avec des collègues de l’université, […] soit assister à une conférence destinée à des étudiants, soit avoir connaissance de réunions à cadre plus restreint […] auxquelles je n’ai pas assisté, bien sûr, mais dont j’avais connaissance. […] Vous n’avez jamais assisté personnellement à [ces] activités ? Non, parce que je n’étais pas membre de l’IHEDN, pas auditeur, donc je n’étais pas invité [rire] » [26].
34Mais, plus généralement, la confidentialité du travail des associations contribue à accroître le sentiment d’une absence de débats sur la défense, c’est-à-dire qu’il n’existe pas des courants de pensée distincts. On peut alors aisément comprendre qu’il soit fait aux sessions de l’IHEDN une critique assez similaire à celle faite habituellement à la formation des élites technocratiques. Les auditeurs ne sont pas là pour développer un esprit critique mais pour être sensibilisés à des réflexions et des thématiques légitimes. Ils sont également là pour acquérir une légitimité à s’exprimer sur ces questions. Ainsi, pour les représentants de la nation, le suivi des sessions peut être un moyen de doubler la légitimité démocratique par celle que confère la compétence reconnue : « L’IHEDN ? C’est le lieu où l’on va pour être qualifié sur les questions de défense ? », s’interroge ainsi un ancien attaché parlementaire [27]. Au début de l’entretien, un député le suggère d’une autre façon, en se présentant non comme un « spécialiste » des questions de défense mais comme un « généraliste ». L’argument avancé est le suivant : « Je n’ai pas suivi de session IHEDN ». Or, chez plusieurs des responsables administratifs ou économiques rencontrés, l’absence de débat et la diffusion de discours légitimes entraînent le soupçon et le désintérêt. La confidentialité a aussi parfois, pour conséquence, de faire naître un sentiment d’inutilité et de découragement chez les anciens auditeurs qui participent aux activités de réflexion des associations. Ils aspirent, comme les autres bénévoles, à « voir le bout de [leurs] actes » [28].
Les effets du recours à l’expertise
35La qualité de la formation dispensée repose sur celle des intervenants, des auditeurs mais aussi sur le temps que durent les sessions. Or certaines catégories professionnelles jugent ce mode d’action inadapté aux exigences de leurs activités professionnelles. Les chefs d’entreprises ou leurs représentants – membre du MEDEF, représentants de chambres d’industrie et de commerce – mais aussi les agriculteurs, les élus ou encore les responsables d’administration mettent en avant leur manque de disponibilité pour suivre les sessions. Là où l’IHEDN semble s’adresser à « l’honnête homme » auquel elle vise à apporter une culture supplémentaire, certains interviewés opposent une logique plus utilitariste qui n’appelle pas la connaissance de toutes les dimensions de la défense. Les colloques, journées d’études et séminaires thématiques peuvent alors apparaître comme des compromis intéressants. Or ils ne trouvent pas forcément leur public. Ce sont des modes d’action qui ne rassemblent que les gens a priori intéressés et déjà mobilisés sur le thème traité. À travers ces actions, l’IHEDN et son réseau d’associations continuent donc à s’adresser à un public restreint.
36Dans une logique assez proche, le niveau de l’information diffusée par l’IHEDN et ses associations semble la destiner aux seuls décideurs. C’est, par exemple, l’image que renvoie un journaliste accrédité défense pour un quotidien régional. Considérant l’IHEDN comme un lieu de réflexion de haut niveau, il n’envisage pas d’y avoir recours pour nourrir un de ses articles, préférant un contact direct avec les représentants locaux de l’institution militaire. Cependant, la plupart des décideurs locaux rencontrés déclarent ne pas être demandeurs d’informations supplémentaires sur la défense. D’une part, l’abondance de l’information reçue, sur les sujets les plus divers, les contraint à faire des choix selon leurs préoccupations professionnelles. Or l’information sur la défense ne fait pas partie de leurs priorités, parce qu’elle relève du niveau national. D’autre part, ils considèrent être, eux-mêmes, en mesure de trouver la bonne information sur ce sujet, s’ils venaient à en avoir besoin. Ainsi la diffusion de l’information, auprès des décideurs locaux n’apparaît pas être un axe de développement des plus porteurs pour le réseau IHEDN.
Conclusion
37Ce travail suggère, d’une part, que le déficit d’intérêt pour les questions de défense est davantage la norme que le résultat de dysfonctionnements et, d’autre part, que le caractère particulier de la mission initiale de l’IHEDN peut contrarier l’élargissement des actions de son réseau associatif au niveau local. Néanmoins, sans remettre en cause ses caractéristiques originelles, ce réseau associatif pourrait contribuer à rendre public l’opinion des experts de la défense et les confrontations d’idées sur ce sujet. Il pourrait également participer davantage encore à une sensibilisation continue qui passe par un travail de fond auprès des plus jeunes. Mais ces activités semblent difficiles à concevoir sans le développement de partenariats. Ainsi, à côté du réseau interpersonnel, il convient certainement de faire vivre un réseau inter-organisationnel.
Fiche technique
Le guide d’entretien a été bâti autour de deux thèmes principaux : le premier regroupe des questions générales visant à évaluer la perception de la défense par chacun des interviewés, le second concerne plus directement l’IHEDN et ses activités. Des questions portant sur les attentes en matière d’information et de traitement des questions de défense ont également été intégrées dans chacun des deux thèmes.
Notes
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[1]
Bien entendu, les associations d’anciens combattants en font également partie. Pour un premier aperçu, on peut consulter les actes du colloque, Le monde combattant, ses associations et la loi 1901, organisé à l’Ecole militaire, le 13 juin 2001.
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[2]
Pour une discussion critique de cette notion, Pascal Vennesson, « De l’esprit de défense au sentiment patriotique », in B. Boëne, C. Dandeker (dir.), Les armées en Europe, Paris, La Découverte, 1998, pp. 287-304.
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[3]
« Plan de développement (2000-2002) » adopté par le Conseil d’administration de l’Union des associations et publié dans le supplément de la Revue Défense, n° 90, décembre 2000, p. 3.
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[4]
Voir la fiche technique de l’enquête en fin de texte.
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[5]
F. Hamelin, Les potentialités de développement des activités de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale : enquête auprès des acteurs locaux, Paris, Les documents du C2SD, n° 39, octobre 2001, 74 p. (ce document constitue le rapport final de l’étude commanditée au Centre d’analyse comparative des systèmes politiques, université Paris I, par le C2SD, conv. DEF/C2SD 2000 n° 30).
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[6]
IHEDN, Comprendre la défense, Paris, Economica, 1999, p. 76-80.
-
[7]
À titre d’exemple, D. A. Baldwin, « Security Studies and the End of the Cold War », World Politics, 48, octobre 1998, p. 117-141.
-
[8]
P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas » (1ère ed. 1972), in Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1984, pp. 222-238.
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[9]
On s’inspire ici de la thèse radicale de D. Gaxie sur la participation politique dans Le cens caché, inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978.
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[10]
Entretien avec une femme, 55 ans, professeur d’histoire et de géographie dans un collège privé.
-
[11]
Entretien avec un homme, 70 ans, artisan en activité.
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[12]
Défense actu, n° 07, 27 février 1999, p. 28. Voir le décret n° 97-817 du 5 septembre 1997.
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[13]
P. Grémion, Le pouvoir périphérique, Paris, Le Seuil, 1976, p. 212.
-
[14]
J.L. Briquet., « Les amis de mes amis… registre de la mobilisation politique dans la France rurale », Mots, décembre 1990, p. 34.
-
[15]
M. Granovetter, « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, vol. 78-6, 1973, pp. 1360-1380.
-
[16]
G. Pichard, S. Clément, Compte rendu de l’enquête de l’IHEDN auprès des associations régionales, octobre-novembre 1999.
-
[17]
Pour une discussion sur les différentes formes de centralité, A. Degenne et M. Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 1994, p. 154 et suivantes.
-
[18]
Au sein des cours d’éducation civique, au collège, et d’éducation civique, juridique et sociale au lycée. Sur les difficultés de la mise en œuvre d’une éducation morale et civique, J. Costa-Lascoux, « L’école et l’exigence éthique », Projet, 261, Printemps 2000, p. 21-34.
-
[19]
Entretien avec un homme, 54 ans, directeur de cabinet d’un Recteur d’académie. Une cinquantaine d’enseignants sur les 17 000 que compte l’académie sont concernés par les trinômes.
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[20]
L’usage de ce terme permet de mieux saisir les formes prises par les actions mises en œuvre par les associations pour défendre ou rendre publiques leurs préoccupations, il est détourné de l’usage qu’en fait C. Tilly, « Les origines du répertoire de l’action collective eu France et en Grande-Bretagne », XXe siècle, 4, 1984, pp. 89-104.
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[21]
E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux (1ère édition 1996), Paris, Repères, Editions La Découverte et Syros, Paris, 2000 p. 99.
-
[22]
Pour reprendre les principales formes d’action collective distinguées par M. Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt (2e édition), Paris, Montchrestien, 1998, p. 118.
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[23]
Idem.
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[24]
P. Birnbaum et alii, La classe dirigeante française, Paris, Seuil, 1978, p. 176.
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[25]
(souligné par moi) Entretien avec un homme, 43 ans, responsable de la sécurité et de la logistique dans un établissement public, industriel et commercial, auditeur d’une session régionale.
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[26]
(souligné par moi) Entretien avec un homme, 34 ans, attaché d’administration scolaire et universitaire.
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[27]
Entretien avec un homme, 40 ans, directeur de cabinet d’un président de Conseil régional.
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[28]
Pour reprendre la formule de G. Mendel, 54 millions d’individus sans appartenance, Paris, Lafont, 1983.