Notes
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[1]
L’étude remise en oct. 2001 au C2SD, Métiers de la Défense, le choix des femmes. Identités et mixité des emplois dans l’armée de Terre, a été réalisée par G. Friedmann (sociologue du travail) et D. Loriot (sociologue des organisations, gérant de Socialconseil), ainsi que L. Benkara (consultant en gestion).
-
[2]
Par exemple, les discours sur le travail des femmes ont longtemps charrié l’idée que les femmes constituaient des gisements de main d’œuvre pour gérer les difficultés de recrutement (aussi appelé « pénuries d’emploi ») voilant ainsi les raisons historiques du sur-chômage féminin (M. Maruani, 1996).
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[3]
77 entretiens enregistrés avec des femmes de toutes anciennetés réparties en 21 militaires du rang (Evat, Vdat, Vmf), 25 sous-officiers et 31 officiers (dont 16 off. sous contrat), issues des états-majors, des écoles nationales, des compagnies de combat et d’instruction, de l’administration (services gestion, RH, reconversion, médical…). Une quarantaine d’entretiens retranscrits ont fait l’objet d’une analyse biographique approfondie en croisant les 3 variables : socialisation antérieure (famille, école, premiers emplois), sociabilités militaires (convivialités, règles, rites), image de soi (travail du corps, vie domestique), avec les 3 niveaux d’analyse : jugements (opinions, représentations), situations (périodes, séquences) et actants (tiers, personnes, figures clés). Cette grille de lecture s’est largement inspirée de la méthode initiée par C. Dubar, D. Demazière, 1997.
-
[4]
Pour reprendre une expression de Couppié T., Epiphane D., sept. 2001. L’expression est ici, également, une paraphrase de L’introuvable relation formation-emploi, ouvrage sous la dir. de L. Tanguy, La Doc. fra, 1986.
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[5]
Les femmes militaires. Repères socio-démographiques, juin 2000.
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[6]
Héros sportif, héros soldat, la performance physique occupe une place majeure dans la reconnaissance par le groupe
-
[7]
La répartition hiérarchique féminine était, en 1999, de 5 % officiers, 60 % sous-officiers et 35 % du Rang.
-
[8]
Les termes actuels du « parcours professionnel » des EVAT (Engagée volontaire de l’armée de Terre) qui ont le choix entre un parcours court de 3 à 11 ans ou un parcours long de 11 à 22 ans. La première préparation au retour dans le secteur civil s’effectue à partir de 4 années de services et l’attribution d’une indemnité de départ, entre 8 et 11 ans de services. Chaque étape à franchir (5 ans, 11 ans, 15 ans) nécessite la réussite à des examens plus sélectif (logique de concours) qu’autrefois (respectivement CME, CTI, CCH).
-
[9]
Nous pensons par exemple à ce caporal chef issue d’un milieu croyant et discipliné, qui, de façon très amère, évoquait l’adjudant qui l’avait démotivée à s’engager, puis son isolement dans une compagnie, (« seule femme pendant 10 ans en logistique parmi 35 hommes »), une grande solitude renforcée par la suite avec les rencontres machistes en tant que chef de char (« si tu viens avec nous, le mari et les gosses ne sont pas compris dans le paquetage ! »), et des périodes d’excès physiques et intellectuels pendant les formations, enfin la description du travail intensifié avec l’acceptation « obligée » des Opex (opérations à l’étranger)…
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[10]
Dorénavant, cette formation est plus complète, depuis la période de notre enquête.
-
[11]
Une vingtaine d’entretiens complémentaires avec des hommes, cadres et gestionnaires, au sujet des conditions d’information, de recrutement, d’orientation, de sélection, d’instruction des femmes.
…partout où les femmes ont pénétré en nombre assez suffisant des milieux professionnels autrefois dominés par les hommes, elles ont transformé les conditions de travail…
Ruptures et dynamiques sociales [1]
1Que l’on y perçoive une avancée sociale ou un leurre idéologique, tantôt placé sur le terrain politique, tantôt débattu d’après les principes moraux et plus fréquemment revendiqué sur le plan professionnel, le thème de la « féminisation » s’est progressivement imposé comme un sujet connoté de ruptures et d’ambivalence dans les politiques d’emploi [2]. En tant que simples citoyens masculins, n’étions-nous pas à la fois étonnés par les femmes policiers, les conductrices de bus et de métro, des femmes marins ou des hommes caissiers en grande surface ? Comprendre les évolutions sociales qui concernent « l’émancipation » ou « l’affranchissement » des femmes, c’est nécessairement aborder nos propres présupposés socialement sexués, en rupture avec une représentation des activités sociales traditionnellement réservées aux hommes. C’est aussi, reconnaître que les femmes veulent être « sujets » avec, leur identité sexuée propre, dans un « déploiement identitaire, une dynamique de la similitude avec l’autre » (G. Fraisse, 1998).
2Ces ruptures sont tout à fait perceptibles chez les femmes de l’armée de Terre que nous avons rencontrées [3], lorsqu’elles confirment leur volonté de trouver une solution immédiate aux inquiétudes du non-emploi ou aux diverses expériences de sous-emploi. Interroger le processus de « féminisation », ce serait alors se demander si les conditions d’intégration professionnelle dans les filières mixtes militaires surdéterminent les choix des femmes, préservent des disparités traditionnelles entre hommes et femmes au travail, offrent des solutions à « l’introuvable relation mixité-égalité » [4]. Bref, les femmes ont-elles toutes les mêmes chances d’accéder à un compromis social satisfaisant autour du métier militaire ?
3Pour appréhender ces dimensions multiples à partir des choix individuels et des formes sociales d’engagement, nous avons établi des relations entre trois types de dynamiques sociales où s’effectuent, de façon permanente, des échanges entre les agents et les institutions concernées tout au long de leur itinéraire. Ces trois dynamiques appartiennent à la dimension biographique, à la place des femmes dans la relation formation-emploi, aux bouleversements de l’institution militaire dont les changements multidimensionnels et simultanés (technologie, missions, gestion, mobilité, recrutement, formation…), présentent une dynamique de socialisation à questionner.
4Mais « femmes », « filles » ou « féminines » ? En relevant la difficulté de vocabulaire à user tantôt du terme « fille » comme la marque de sexe, tantôt du terme « femme » comme la dénomination sociale, on entend deux acceptions concurrentes qui amènent à s’interroger sur la rupture entre le biologique, le sociologique et les processus de différentiation. Quant au vernaculaire militaire qui consiste à désigner par habitude toute femme, une « féminine » (alors que l’on ne dit pas précisément un « masculin » pour un homme), on peut y voir une pratique ambivalente, entre le paternalisme ambiant et une catégorisation gestionnaire rentrée dans les mœurs ; mais parler de « nos féminines », n’est-ce pas un effet de langage masculin qui voudrait les situer précisément en dehors de la confrontation sociale, des rapports sociaux de genre ?
Le métier des armes : une avancée, une conquête, un piège
5Pour confirmer les observations menées dans les enquêtes précédentes [5] on constate de nombreuses raisons à l’engagement féminin dans le métier militaire : besoins de solidité, de sécurité, d’aventure, d’originalité, d’iconoclastie.
6Néanmoins, l’opacité, l’obscurité, l’indécision demeurent… Les motivations de certaines jeunes femmes semblent alors plus enchevêtrées, alternant les plans psychologique, moral et social. Ainsi, l’état de marginalisation, voire de « désaffiliation » (Castel, 1995) de certaines femmes (toutes origines confondues), semble suggérer le besoin d’un lien et d’un lieu plus structurant que la sphère familiale originelle. Mais c’est aussi un malaise avec les valeurs dites « civiles » (irrespect, délinquance, égoïsme…) qui justifierait la volonté très affichée de (re) conquérir rapidement un espace de solidarité, une toute-puissance personnelle, ou un imaginaire politique plus ouvert avec les missions humanitaires.
De l’attachement aux traditions à l’irrésistible indépendance
7Quels que soient l’âge et le niveau de carrière, on reconnaîtra également dans l’acquisition d’un cadre professionnel très structuré, un fort besoin d’indépendance, une intense volonté de reconquête de soi. Paradoxal ou non, s’attacher au modèle de discipline et d’obéissance dont la maîtrise du corps fait parti [6], représente une porte d’entrée pour mieux mettre à distance les temporalités de l’existence. Il s’agit sur un plan plus personnel de prévoir le cumul des rôles féminins auxquels la société assigne dès lors que les femmes veulent s’émanciper : scolarité, maternité, carrière, loisirs… Mieux gérer ce cumul, c’est s’accorder l’initiative de le planifier en fonction de ses propres exigences. « Aller reconstruire une école en Afrique » (sous-officier régiment), « vouloir travailler avec des jeunes recrues » (élève-officier), ou reporter la première maternité à la fin du premier contrat, il semble que ces manières d’anticiper les âges de l’existence s’installent comme une prise d’autonomie avec la profonde conviction de se réaliser comme femme-sujet : « J’ai des responsabilités, c’est ma place dans la société, je travaille ! » (adjudant). Les contraintes de gestion tolèreront-elles cette maîtrise des temporalités ?
8Au fond, les femmes chercheraient à lier leur quête d’ascension sociale avec la possibilité de neutraliser la discrimination, ce qui revient pour le coup à un défi majeur aux conventions militaires. Pour cette raison, la décision d’engagement apparaît plus lucide et donc davantage élaborée que les hommes : « On changera peut-être des choses avec les personnels qui n’ont pas l’habitude de travailler avec des femmes… » (sergent, secrétaire en RI).
9Toutefois, cette confrontation ne se réalise pas toujours avec les mêmes points de vue selon la position occupée dans la hiérarchie professionnelle [7].
Les militaires du rang et les paradoxes de la seconde chance
10Du côté des jeunes femmes issues des catégories inférieures ayant récemment parié sur l’enjeu scolaire (niveau Bac, Bac+ 2), et qui sont plus longuement en quête de premières expériences, l’inquiétude semble la plus forte. Les emplois militaires représentent alors une solution à la montée de la vulnérabilité salariale, un moyen d’espérer rentabiliser le niveau scolaire obtenu. Pour d’autres peu qualifiées par le système scolaire, la « chance » d’une carrière courte assurée dans le contexte de chômage semble suffire dans l’immédiat. Autrement dit, si l’institution militaire fonctionne comme une « seconde chance » pour les plus démunies et les moins aptes à rentabiliser leur qualification, cette socialisation fonctionne à court terme pour ensuite ajuster les espérances aux possibilités, telle ces deux Evat devenues caporal chef et sergent, 3 et 4 ans plus tard. Malgré tout, leur espérance de carrière reste courte ; selon un responsable RH en Régiment, « sur 30 jeunes engagés, on sait que 25 resteront après 6 mois, 20 effectueront leurs 5 ans, puis 13 iront de 5 à 11 ans, seulement 5 devraient aller jusqu’à 15 ans et enfin, seulement 2 iront jusqu’à 22 ans » [8].
11Toutefois, l’entrée des cohortes plus aptes à accélérer leur début de carrière favorise sans doute des tensions entre générations, particulièrement dans le passage entre militaire du rang et sous-officier. Les ressentiments exprimés par ces « pionnières », « à force de travail, de sacrifices et seule contre tous », mettent en exergue tous les paradoxes entre les comportements anciens et les nouvelles règles du jeu [9]. Le jugement qui perpétue les différences entre générations s’accentue donc : « C’est le système : armée jeune, carrières courtes ! », ou « on recrute n’importe qui, on a voulu aller trop vite », comme pour compenser le sentiment de dévalorisation de soi et la conscience d’une singularité féminine difficilement préservée.
Les sous-officiers entre individualisme et surcharge de travail
12Derrière ces mondes en opposition (rigide /souple, ouvert/fermé, masculin/féminin), les réactions individualistes des jeunes femmes sous-officiers recoupent pourtant les univers d’expériences des plus anciennes. Car si ces dernières peuvent dénigrer le manque d’endurance, de droiture de récentes engagées (EVSO), elles sont aussi compréhensives vis-à-vis des souffrances ou de la dureté de l’inculcation, et se montrent alors en proie au doute, luttent contre l’auto – dépréciation en soulignant précisément que revendiquer sa place n’est pas inéluctablement se masculiniser, se rigidifier. Au fond, ne s’agit-il pas tout simplement d’une question liée à la reconnaissance du travail ? :
- « C’est le plus beau métier du monde, j’en fais plusieurs à la fois ! »
- « Au lieu de voir nos efforts ou le mec à côté de nous, ils regardent plus notre tenue… »
13Ainsi les femmes « en poste » nous ont entretenu de la performance physique abusive, du conformisme excessif et de l’hypersollicitation dans les activités ; les élèves sous-officiers nous ont entretenu à leur tour de la stratégie élitiste, de la lutte pour les meilleures places afin de ne pas connaître la hantise de l’échec par rapport à une position professionnelle et sociale convoitée. Enfin, le désenchantement progressif relaté par ce capitaine en état-major rappelle également l’archaïsme social (déficit de règles) et la double charge, dès lors que la maternité est contrainte par les choix professionnels (auto-limitation des congés) et la vie familiale : « Je suis divorcée j’ai deux enfants : en quinze ans, on n’a jamais dit : est-ce que vous avez des problèmes pour garder les enfants ce soir ? ».
14Il n’en reste pas moins que l’identité professionnelle de sous-officier vécue par les femmes est appréciée (« Sergent, c’est le meilleur grade de l’armée française ») mais s’effectue sur fond d’une âpre lutte individuelle (« c’est à chacun de se faire accepter, de réussir l’intégration… »), en permanente négociation avec les hommes pairs et supérieurs : « Quand on devient sous-officier, les cadres commencent à peine à nous connaître… »
Les officiers et la conquête d’une position
15On perçoit chez la plupart des jeunes élèves-officiers d’active, déjà diplômées de l’enseignement supérieur, qui ne bénéficient pas de la vocation traditionnelle ancestrale, tout le travail de construction familiale à parachever sa scolarité dans une école prestigieuse telle que Saint-Cyr. Parfois en dehors d’elles-mêmes, la détermination à choisir de manière calculée une telle voie n’invoque pas en premier lieu l’activité guerrière et sa violence, mais l’obtention de postes à responsabilité, le commandement, la connaissance des hommes, l’intelligence des situations… Pour cette diplômée en philosophie (DEA, Capes) désirant devenir DRH, l’engagement féminin propose une transaction avec l’institution qui a besoin d’innovations, « de personnes ayant une bonne connaissance des structures extérieures de la société civile et non figée dans le schéma militaire ». Toutefois, se situer comme un acteur de changement incontournable, solide (« plus il y aura de femmes, plus il faudra se poser de questions »), n’empêche pas de montrer sa fragilité, ses difficultés à affronter les contradictions de l’institution :
- « … être critique, “tenir” face aux émotions, la fatigue, le manque de sommeil,… conserver un comportement cohérent, ne pas partir à la dérive… »
16La vie « totale » de l’apprentissage militaire et les rites de purification destinée à se débarrasser de sa vieille dépouille, de « changer de peau » sont vécus comme une dépossession de soi :
- « On est évalué au quotidien, sur notre attitude… c’est une tension permanente… des critères qui vont plus loin que les compétences objectives… en toute circonstances… »
17Enfin, ces jeunes femmes diplômées issues de milieux favorisées, acteurs du changement, semblent s’affronter dans les relations quotidiennes aux conceptions traditionnelles des hommes issus des « vieilles familles tradi », moins prêts à accepter les représentations nouvelles de la femme dans l’armée :
Les OSC et le droit de porter le béret rouge
18À bien des égards, l’instabilité des OSC (Officiers sous contrat) semble plus proche de celui des féminines EVAT que des élèves-officiers de carrière. Ces jeunes femmes, diplômées du supérieur (bac+ 4 et au-delà), sur des contrats de deux à cinq ans, sont admises dans un premier « vrai » emploi à hauteur de leurs espérances sociales. Le milieu militaire représente une curiosité, une aventure et à la fois une opportunité, un tremplin professionnel exceptionnel, compte tenu de la valeur du diplôme sur une marché interne du travail en train de se constituer : « A.L., ils recherchent des informaticiens, mais avec beaucoup d’expérience, tandis qu’à l’armée, ils nous prennent débutantes… » (OSC – BTS informatique).
19Pour les OSC, la variable géographique reste prépondérante, l’emploi trouvé est une garantie de s’installer dans sa région d’origine, là où se sont tissés les liens familiaux et conjugaux. De plus, la prise de risque leur apparaît limitée à cause du dispositif de reconversion vers le civil dont elles bénéficieront en fin de contrat. Même avec une formation militaire insuffisante [10] (« deux mois de formation militaire c’est pas assez, je trouve qu’il faudrait comme les OSC dans l’armée de l’Air, au moins six mois »), ce passage fonctionne alors comme la contrepartie équitable de l’échange puisque l’OSC, sous statut précaire, construit son rapport à l’emploi dans une relation d’innovation (« on n’a pas la même vision du travail qu’eux… »).
20Leurs mondes manifestent pourtant une séparation entre deux registres : le premier rassemble un « nous », utilisé pour rappeler le « Nous, les diplômées », « Nous, les contractuels en sursis ». Le deuxième désigne un « eux », sous-entendu, le « Eux, les personnels de carrière », « Eux, les hommes qui nous évaluent ». Les évolutions probables des activités incitent à questionner leur devenir, notamment les obligations physiques dans les rites d’intégration ; il s’agit d’être « à la hauteur » et surtout d’avoir « fait le saut » pour avoir le droit de porter le béret rouge : « … il va falloir vous entraîner physiquement !… à l’arrivée au régiment, il m’a fait un peu peur avec ça, alors que j’ai deux énormes tendinites… je pense qu’on peut s’intégrer autrement qu’en sautant pour avoir un béret rouge… »
Les affrontements culturels de l’intégration
L’art du répondant
21La légitimité militaire pour une aspirante officier, c’est la « naissance » dans une promotion qui est irremplaçable ; pour une soldat 1ère classe, ce sera la forme physique à condition de « faire mieux que les hommes » ; pour une femme sous-officier, le besoin « d’être entre femmes » reste primordial. Et pour l’ensemble, trouver son identité dans les métiers à dominante masculine semble reposer sur des combats quotidiens contre les jugements, une bonne part de cette énergie se situant dans la conciliation et l’art du répondant. Il faut savoir répondre, se coaliser avec des femmes, s’organiser en clan. Il faut également désamorcer l’agressivité érotique, modifier les approches masculines perverses sans pour cela offenser et se faire soi-même réprimer. Il ne faut pas se « laisser faire » sans pour autant montrer du mépris tout en partageant les mêmes valeurs de discipline. Nous considérons l’ensemble des souffrances physiques, psychologiques et relationnelles comme un surcroît de travail d’adaptation réservé aux femmes.
22Le dédoublement identitaire qui s’en suit (se soumettre et se faire respecter) génèrerait alors pour une grande majorité, le sentiment de vivre une solitude dans leur emploi. La cohésion prônée par le management ne suffit donc probablement pas à rétablir un sentiment d’admission égalitaire. Elles regrettent, par exemple, un manque de dialogue des hommes avec elles-mêmes si les épreuves physiques fournissent quelque fois des propriétés qui donnent le droit aux femmes de parler sur un pied d’égalité avec les hommes.
Corporéité militaire et féminité : le corps des femmes au travail
23Le travail corporel occupe une place essentielle, il est une référence permanente à au travail militaire (« le corps est la première arme »). Les intérêts émancipatoires imposent à la fois de maintenir et d’entretenir son corps, de faire corps, de développer un esprit de corps. Mais quel corps ? Sous quel regard ? Comment les femmes peuvent-elles intégrer ces espaces professionnels oh le corps féminin est soumis avec défiance au regard des hommes ?
24Pour atténuer les effets de l’inégalité physiologique et pour lutter contre le morcellement, les femmes éloignent le spectre de la virilisation univoque et l’exercice de la domination perverse en proposant fréquemment une autorité construite autour du respect, de l’écoute et de la relation de proximité. Un corps comme sauvegarde de la féminité existerait cependant, grâce à l’expérience et à travers une vigilance défensive personnalisée (savoir se faire saluer avec son titre), au point que certaines d’entre elles cachent même les états maladifs, taisent les blessures : « Demander à voir un médecin, aller à l’infirmerie pendant une période de formation est inconvenant ».
25Corps-reflet esthétisé de la femme dans les spots publicitaires ou dans le calendrier de l’armée de Terre, la construction de son image pendant l’instruction ou plus tard les manœuvres, est vécue dans le paradoxe entre les situations d’hypersollicitation et celles du délaissement ; ongles noircis, corps salis, toilettes négligées, les atteintes à la dignité (Davezies, 1999) travaillent directement leur schéma corporel, ternissent l’image de soi.
26Enfin, les femmes doivent gérer leur capital corporel, se ménager, en prévision de la maternité. Le sujet de la grossesse est abordé dès le premier contact avec l’institution. Les femmes entendent de fortes recommandations pour ne pas commettre « l’ingérable » (puisqu’il s’agit de gérer des effectifs déjà en flux tendus). Passer outre serait perçu comme une manifestation d’insoumission ou de défection. En conséquence, elles planifient leur grossesse tout en espérant voir l’armée changer de point de vue sur la prise en charge du soldat qui donne la vie…
Les conditions d’engagement du point de vue des recruteurs [11]
27D’un côté, la candidate cherche à réussir son projet d’intégration sur des bases diverses, de l’autre, les évaluateurs, orienteurs et responsables d’instruction cherchent à réussir à tout prix le projet d’insertion : détecter les dispositions chez les jeunes d’après les leurs, acquises avec le temps, argumenter leur perception vis-à-vis de celles qui sont employables (« conseillées »), et de celles qui le sont moins (« possibles »), ou celles qui ne le sont pas du tout (« peu conseillées »), enfin, faire baisser le taux des départs prématurés (taux d’attrition).
L’accueil, les premiers filtres de l’espoir
28Nombre de cadres responsables de la communication, de l’orientation, butent sur les difficultés organisationnelles nées des recrutements en nombre et regrettent ces contextes d’urgence et d’intensité. Car aux volumes d’effectif définis dans le « Plan de recrutement », s’ajoute une démarche plus longue, plus incertaine qui vise à maintenir un certain niveau de « qualité » des candidats.
29Les responsables d’accueil sont censés recruter en priorité des « frères » d’arme. Les besoins en main-d’œuvre suggèrent d’autre part que perdure la segmentation entre emplois masculins physiquement pénibles et emplois féminins a priori moins éprouvants. Autrement dit, les officiers de l’accueil semblent partagés entre répondre à l’ardeur des jeunes femmes pour les « nouveaux métiers » et une représentation qui serait celle d’une distinction sexuelle contradictoire dans le recrutement.
L’arbitraire du potentiel face aux ressorts de la conviction
30C’est pendant les épreuves de sélection que se cristallise la conviction de l’engagement, le compromis initial, les premiers jalons d’un futur parcours. Or, une partie des jeunes EVAT constatent une inadéquation entre les techniques objectivistes, « rationnelles » des tests et le recrutement au « potentiel » plus mystérieux, subjectif et plus arbitraire en fonction des évaluateurs hommes. Les évaluateurs femmes y sont encore très minoritaires.
31Le « parler vrai » de certains est une forme de prudence pour ne pas tromper la candidate, ou d’exigence pour divulguer l’image de la modernisation. Reste que la logique du recrutement ne donne pas à la candidate l’assurance d’une filière ou d’un métier unique, les emplois masculins et féminins subiront des modifications substantielles : mixité, polyvalence, technologies, terrains d’exercice, mobilités, etc. Afin que la notion de « potentiel d’adaptation et de mobilité » ne soit pas à géométrie variable, les compétences et les représentations du recruteur sont donc fortement interpellées : « Certains de nos critères sont périmés… Les vraies qualités d’un orienteur, ce sont avant tout le cœur et l’intuition… » (sous-off. CIRAT).
Résistances à l’incorporation
32Le travail d’incorporation (période d’instruction) souvent accéléré et densifié, donne lieu à des états de fatigue et de doute dommageables pour cette première phase de socialisation. Un sergent instructeur évoquait la sensation d’une véritable « métamorphose » pour une engagée, tandis que le médecin dit affronter les traumatismes, les résistances de toutes sortes. Il exempte ponctuellement une femme de tout effort physique, approuve l’aptitude à une autre femme « tombée enceinte » pendant sa formation initiale, déclare une autre apte alors qu’elle est « proche de l’obésité », signe un congé maladie pour qu’une fille dépressive « prenne le large et soit plus heureuse ailleurs » ; enfin, il discute longuement avec une autre pour gérer sa désillusion de n’être que « grenadier voltigeur »…
33Les instructeurs s’affichent comme ouverts à la « cohabitation » et reconnaissent volontiers que l’arrivée des femmes dans les unités opérationnelles peut provoquer « un changement de valeurs ». Pour celles qui restent, « elles devront s’accrocher ». En fait, les femmes ne semblent pas vouloir entretenir une culture de l’invincibilité, elles réagissent plus authentiquement, d’abord en « craquant » aux yeux des autres pour mieux se rétablir, plus rapidement…
Conclusion : une identité en construction
34Nombre de femmes militaires disent qu’elles ont eu très peu de choix pour évoluer sur des postes. Néanmoins, les termes du compromis social opèrent de manière individuelle et sur des temporalités distinctes ; ce compromis peut être vécu positivement : « Aller en ex-Yougoslavie ; reconstruire, aider les populations locales à reconstruire… », ou il peut être remis à plus tard : « … ma carrière est interrompue, c’est un choix, je serai indisponible… pour élever mes enfants ». Il peut aussi s’avérer en situation d’échec : « … 2 démissions en décembre., c’était des jeunes filles très jeunes, dont une qui n’a pas tenu dans les relations avec les garçons et l’autre qu’ils ont faite craquer… »
35Nous avons décelé plusieurs types de transactions biographiques (de l’identité héritée à l’identité convoitée) qui prouverait que le rapport des femmes à la violence et le processus de féminisation se jouent nettement sur un plan identitaire que sur le plan de la rationalité gestionnaire. Ces types d’appartenance rejoignent les tensions de la qualification au travail en s’identifiant soit au statut, du militaire, (agent de l’État), soit au statut contractuel (stabilisée ou non dans son devenir), soit au statut hiérarchique (représentation de sa valeur, esprit de corps), soit au statut opérationnel (une activité, voire nom de « métier ») ou encore à un statut d’expérience (appartenance générationnelle)…
Bibliographie
- Baudelot (C.) Establet (R), Allez les filles, Paris, Seuil, 1991.
- Couppié (T.), Epiphane (D.), « Que sont les filles et les garçons devenus ? Orientation scolaire atypique et entrée dans la vie active », Bref Cereq, n° 178, sept. 2001
- Bourdieu (P.), La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
- Brohm (J.-M.), Le corps analyseur. Essais de sociologie critique, Paris, Anthropos, 2001.
- Davezies (P.), « Evolutions des organisations du travail et atteintes à la santé », revue Travailler, 3, 1999, pp. 87-114.
- Demazière (D.), Dubar (C.) Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion, Paris, Nathan, Coll. Essais & Recherches, 1997.
- Fraisse (G.), « Déserter la guerre : une idée de Madeleine Vernet », in Les femmes et leur histoire, Paris, Gallimard, Folio/histoire, 1998.
- Maruani (M.), « L’emploi féminin à l’ombre du chômage », ARSS 115, dec. 96, pp. 48-57.
- Mary (C.), « La comparaison France-Allemagne à l’épreuve des femmes », in Les nouvelles frontières de l’inégalité, Paris, La Découverte, 1998.
- Molinier (P.), « Prévenir la violence : l’invisibilité du travail des femmes » revue Travailler, 1999, 3, pp. 73-86.
Notes
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[1]
L’étude remise en oct. 2001 au C2SD, Métiers de la Défense, le choix des femmes. Identités et mixité des emplois dans l’armée de Terre, a été réalisée par G. Friedmann (sociologue du travail) et D. Loriot (sociologue des organisations, gérant de Socialconseil), ainsi que L. Benkara (consultant en gestion).
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[2]
Par exemple, les discours sur le travail des femmes ont longtemps charrié l’idée que les femmes constituaient des gisements de main d’œuvre pour gérer les difficultés de recrutement (aussi appelé « pénuries d’emploi ») voilant ainsi les raisons historiques du sur-chômage féminin (M. Maruani, 1996).
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[3]
77 entretiens enregistrés avec des femmes de toutes anciennetés réparties en 21 militaires du rang (Evat, Vdat, Vmf), 25 sous-officiers et 31 officiers (dont 16 off. sous contrat), issues des états-majors, des écoles nationales, des compagnies de combat et d’instruction, de l’administration (services gestion, RH, reconversion, médical…). Une quarantaine d’entretiens retranscrits ont fait l’objet d’une analyse biographique approfondie en croisant les 3 variables : socialisation antérieure (famille, école, premiers emplois), sociabilités militaires (convivialités, règles, rites), image de soi (travail du corps, vie domestique), avec les 3 niveaux d’analyse : jugements (opinions, représentations), situations (périodes, séquences) et actants (tiers, personnes, figures clés). Cette grille de lecture s’est largement inspirée de la méthode initiée par C. Dubar, D. Demazière, 1997.
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[4]
Pour reprendre une expression de Couppié T., Epiphane D., sept. 2001. L’expression est ici, également, une paraphrase de L’introuvable relation formation-emploi, ouvrage sous la dir. de L. Tanguy, La Doc. fra, 1986.
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[5]
Les femmes militaires. Repères socio-démographiques, juin 2000.
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[6]
Héros sportif, héros soldat, la performance physique occupe une place majeure dans la reconnaissance par le groupe
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[7]
La répartition hiérarchique féminine était, en 1999, de 5 % officiers, 60 % sous-officiers et 35 % du Rang.
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[8]
Les termes actuels du « parcours professionnel » des EVAT (Engagée volontaire de l’armée de Terre) qui ont le choix entre un parcours court de 3 à 11 ans ou un parcours long de 11 à 22 ans. La première préparation au retour dans le secteur civil s’effectue à partir de 4 années de services et l’attribution d’une indemnité de départ, entre 8 et 11 ans de services. Chaque étape à franchir (5 ans, 11 ans, 15 ans) nécessite la réussite à des examens plus sélectif (logique de concours) qu’autrefois (respectivement CME, CTI, CCH).
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[9]
Nous pensons par exemple à ce caporal chef issue d’un milieu croyant et discipliné, qui, de façon très amère, évoquait l’adjudant qui l’avait démotivée à s’engager, puis son isolement dans une compagnie, (« seule femme pendant 10 ans en logistique parmi 35 hommes »), une grande solitude renforcée par la suite avec les rencontres machistes en tant que chef de char (« si tu viens avec nous, le mari et les gosses ne sont pas compris dans le paquetage ! »), et des périodes d’excès physiques et intellectuels pendant les formations, enfin la description du travail intensifié avec l’acceptation « obligée » des Opex (opérations à l’étranger)…
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[10]
Dorénavant, cette formation est plus complète, depuis la période de notre enquête.
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[11]
Une vingtaine d’entretiens complémentaires avec des hommes, cadres et gestionnaires, au sujet des conditions d’information, de recrutement, d’orientation, de sélection, d’instruction des femmes.