Notes
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[1]
Par exemple, Gil Delannoi et Pierre-André Taguieff (dir.), Théories du nationalisme, Paris, Kimé, 1991 ; le numéro de L’Année sociologique consacré à la nation en 1996 ou Pierre Birnbaum (dir.). Sociologie des nationalismes, Paris, P.U.F., 1997.
-
[2]
Cf. Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1993 (1985).
-
[3]
À la suite de Jean Leca, « Questions sur la citoyenneté », Projet, 171-172, 1983, pp, 113-125.
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[4]
Max Weber, Economie et société I – Les catégories de la sociologie (trad.), Paris, Pocket, 1995 (1922). Il explique : « Nous appelons communalisation une relation sociale, lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde […] sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté » (p.78).
-
[5]
Discussion des budgets militaires du projet de loi de finances pour 1968, JO, AN, Débats, séance du 24 octobre 1967, p. 4973.
-
[6]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique militaire, JO, AN, Débats, séance du 5 décembre 1968, p. 5135.
-
[7]
François Gresle, Le service national, Paris, P.U.F., 1997, p. 43. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 prolongera l’intérêt pour le service.
-
[8]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur l’orientation de la politique de défense, JO, AN, Débats, séance du 6 juin 1991, p. 2874.
-
[9]
Discussion d’un projet de loi relatif aux mesures en faveur du personnel militaire dans le cadre de la professionnalisation des armées, JO, AN, Débats, séance du 9 octobre 1996, p. 5277.
-
[10]
Pour l’ensemble de ces discussions, voir Bernard Paqueteau, Analyse des termes du débat sur la réforme du service national (1996-1997), Paris, Les Documents du C2SD, 1997.
-
[11]
François Gresle a analysé cette association et son caractère d’idée reçue in « Le citoyen-soldat garant du pacte républicain : à propos des origines et de la persistance d’une idée reçue », L’Année sociologique, vol. 46, n° 1, 1996, pp. 105-125 et « L’adieu aux armes. Réflexions sur la genèse de la “nation armée” comme forme constitutive de l’identité française », in Pierre Birnbaum, op. cit.
-
[12]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique militaire, JO, AN, Débats, séance 5 décembre 1968, p. 5146.
-
[13]
Ces discours montrent que la citoyenneté est liée à la virilité, au risque de faire perdre consistance au service comme accès à la citoyenneté quand les femmes qui représentent la moitié du corps électoral n’étaient pas soumises aux obligations militaires.
-
[14]
Voir Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Paris Gallimard, 1992. Les partisans de cette distinction furent contraints d’admettre parmi les citoyens actifs ceux des citoyens passifs qui, avant son organisation légale, avaient volontairement participé à la garde nationale.
-
[15]
Dominique Schnapper, Ou’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 140.
-
[16]
Pierre Rosanvallon, op. cit., pp. 92-93.
-
[17]
Cf. Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi (trad.), Paris, Gallimard, 1989 (1957) et Mourir pour la patrie et antres textes (présentation de Pierre Legendre), Paris, P.U.F., 1984.
-
[18]
Jean Leca, « Individualisme et citoyenneté » in Pierre Birnbaum et Jean Leca (dir.), Individualisme et citoyenneté, Paris, Presses de la F.N.S.P., 1986, p. 178.
-
[19]
Comme le montre, pour la période où se forgent définitivement les liens entre citoyenneté et service militaire, Odile Roynette dans son ouvrage « Bons pour le service » – L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000. Les députés continueront d’insister sur la place de l’exercice physique et du sport au cours du service militaire.
-
[20]
Cf. Yves Déloye, École et Citoyenneté – L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses, Paris, F.N.S.P., 1994.
-
[21]
Discussion d’un projet de loi de programme relatif aux équipements militaires pour les années 1965-1970, JO, AN, Débats, séance du 1er décembre 1964, p. 5742.
-
[22]
Discussion d’un projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 1995-2000, JO, AN. Débats, séance du 24 mai 1994, p. 2157.
-
[23]
Sur le terme, voir Bernard Boëne, « Métier, profession et professionnalisme », in Bernard Boëne et Christopher Dandecker (dir.), Les années en Europe, Paris, La Découverte, 1998, pp. 171-195.
-
[24]
Discussion des crédits militaires du projet de loi de finances pour 1974, JO, AN, Débats, séance du 8 novembre 197s, p. 5417.
-
[25]
Sur ce point voir Jean Boulègue, « De l’ordre militaire aux forces républicaines : deux siècles d’intégration de l’Armée dans la société française », in André Thiéblemont (dir.). Cultures et logiques utilitaires. Paris, P.U.P., 1999, pp. 261-288. L’auteur montre que c’est quand les appelés lurent très nombreux sous les drapeaux que l’interprétation du rôle social de l’armée a été la plus étendue et la plus radicale.
-
[26]
Cf. Bernard Paqueteau, op. cit.
-
[27]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique de défense, JO, AN, Débats, séance du 20 mars 1996, p. 1846.
-
[28]
Discussion des crédits militaires du projet de loi de finances pour 1975, JO, AN, Débats, séance du 12 novembre 1974, p. 6181.
-
[29]
Discussion d’un projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 1995-2000, JO, AN, séance du 25 mai 1994, p. 2237.
-
[30]
Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997, p. 60.
-
[31]
Question orale avec débat (durée du service militaire), JO, AN, Débats, séance du 16 novembre 1963, p. 7285.
-
[32]
Rapport pour avis de la commission de la défense nationale et des forces armées pour la section forces terrestres des crédits militaires du projet de loi de finances pour 1975, JO, AN, Débats, séance du 12 novembre 1974, p. 6175.
-
[33]
Discussion d’un projet de loi relatif au recrutement en vue de l’accomplissement : du service national, JO, AN, Débats, séance du 25 mai 1965, p. 1543.
-
[34]
Discussion d’un projet de loi portant réforme du service national, JO, AN, Débats, séance du 18 septembre 1997, p. 3251.
-
[35]
Cf. Dominique Schnapper, La France de l’intégration – Sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard, 1991. L’auteur montre l’importance prise par les dimensions socio-économiques dans l’appartenance à la nation.
-
[36]
Notons que l’obligation de défense a toujours été liée à l’obligation fiscale comme le montre, par exemple, Joël Cornette, Le roi de guerre – Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 2000 (1993). Le lien entre le développement des monopoles fiscal et militaire a été développé par Samuel Finer, « State and Nation-Building in Europe : the Role of the Military », in Charles Tilly (ed.), The Formation of National State in Western Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975, pp. 84-163.
-
[37]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique militaire, JO, AN, Débats, séance du 5 décembre 1968, p. 5139.
-
[38]
Discussion d’un projet de loi portant code du service national, JO, AN, Débats, séance du 6 avril 1971, p. 912.
-
[39]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique de défense, JO, AN, Débats, séance du 15 juin 1978, p. 2954.
-
[40]
Discussion des crédits militaires du projet de loi de finances pour 1981, JO, AN, Débats, séance du 23 octobre 1980, p. 3051.
-
[41]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique de défense, JO, AN, Débats, séance du 20 mars 1996, p. 1855.
-
[42]
Yves Déloye, op. cit. (1994) montre la constitution du type-idéal du citoyen républicain au travers de la lutte, par manuels scolaires interposés, entre républicains et catholiques. Le vote devient ainsi un devoir (pp. 122-132). On pourra aussi se reporter à Alain Garrigou, Le vote et la vertu, Paris, FNSP, 1992.
-
[43]
Pascal Vennesson, « De l’esprit de défense au sentiment patriotique », in Bernard Boëne et Christopher Dandecker (dir,), op. cit., p. 289.
-
[44]
Discussion d’un projet de loi relatif au recrutement en vue de l’accomplissement du service national, JO, AN, Débats, séance du 25 mai 1965, p. 1529.
-
[45]
Ibidem, séance du 26 mai 1965, p. 1570.
-
[46]
Pascal Vennesson, op. cit., p. 290.
-
[47]
Discussion d’un projet de loi relatif au service national, JO, AN, Débats, séance du 9 juin 1970, p. 2364.
-
[48]
Pour une vue plus générale des conséquences des mutations identitaires contemporaines sur l’esprit de défense, on pourra se reporter à Hugues Simonin, « Construction identitaire et esprit de défense », Les Champs de Mars, n° 3, Premier semestre 1998, pp. 133-148.
-
[49]
Discussion d’un projet de loi portant réforme du service national, JO, AN, Débats séance du 18 septembre 1997, p. 3268.
-
[50]
Yves Déloye, op. cit., p. 69.
-
[51]
Max Weber, « le métier et la vocation d’homme politique », in Le savant et le politique (trad.), Paris, Plon, 1963 (1919), pp. 123-222.
-
[52]
Cf. les travaux de Raymond Boudon, entre autres, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Seuil, 1992 (1986).
1Depuis quelques années, la question de l’identité nationale est l’objet d’un intérêt renouvelé en sociologie [1]. Dans ce cadre, l’attention portée à la chose militaire reste limitée, malgré sa portée. Nous voudrions ici contribuer à ouvrir cette perspective en nous concentrant sur les perceptions du service militaire exprimées parles députés français de 1962 à 1997, de la (in de la guerre d’Algérie à la suspension du service national. Notre hypothèse de départ est que le service militaire, et l’institution militaire à travers lui, occupent une place particulière dans ces discours du fait de leur lien avec l’identité nationale. En France, cette dernière a été conçue, dès l’origine, autour d’un projet politique, qui a mobilisé des composantes culturelles [2], à savoir la formation de l’État-nation et d’une identité stato-nationale. Le Français est d’abord un citoyen et, primant sur la nationalité, la citoyenneté, qui lie appartenance et engagement [3], s’appuie aussi sur un sentiment subjectif d’appartenance, dont Max Weber a montré l’importance dans sa définition de la « communalisation » [4].
2Les discours prononcés à l’Assemblée nationale sont intéressants dans cette perspective. Les députés, bien que limités dans leur rôle politique depuis 1958, donnent à entendre leurs convictions, leurs valeurs, celles qu’ils voudraient voir partager par la collectivité nationale qu’ils représentent quand ils s’intéressent au service militaire. La période choisie, assez longue, doit permettre de mettre en évidence, le cas échéant, les évolutions des discours et/ou la rémanence des représentations traditionnelles.
3Nous distinguerons, à partir des discours, la dimension « engagement », le service militaire manifestant la souveraineté de la nation, de la dimension « allégeance », le service militaire soutenant et témoignant de l’affection des Français pour la France.
Service militaire et défense
4Les députés rappellent que la finalité militaire du service doit rester primordiale : il faut préparer la nation à défendre son indépendance, tâche pour laquelle une armée professionnalisée ne saurait, à leurs yeux, être suffisante.
La souveraineté en actes
5La nation, lors de la Révolution française, a émergé comme le nouveau corps politique souverain, en lieu et place du monarque absolu. La « nation en armes » qui se levait pour défendre sa liberté nouvellement acquise a manifesté ce transfert de souveraineté. La période étudiée montre que l’attachement des députés français à la « nation armée » est resté très fort ; on la trouve célébrée et invoquée avec la figure du citoyen-soldat, elle aussi très enracinée dans la tradition républicaine.
Pour la nation en armes
6Les députés, ceux des groupes de gauche, se référant aux écrits de Jaurès, les centristes et quelques gaullistes, formulent de façon récurrente le principe selon lequel la défense delà France appartient à tous, quelle concerne chaque Français. Le service militaire, qui lie l’armée et la nation, participe de leur définition de la défense de la France. Il est le meilleur moyen de réaliser l’« appropriation collective » de la défense. Deux phases retiendront notre attention, qui voient les vertus de la nation en armes affirmées avec force.
7La première phase correspond aux années 1962 à 1973. Alors que la dissuasion nucléaire, qui se voit attribuer la priorité, en tant qu’instrument de l’indépendance et de la grandeur de la France, semble introduire une délégation dans la défense, incompatible avec le dogme de la nation armée, les députés manifestent leur attachement au service militaire. Pour Marcel Lemoine, député communiste de l’Indre, « la nation doit être défendue par tous les citoyens » [5]. Une armée de conscription, avec un service court, tire sa valeur, son efficacité du fait quelle est soutenue par le peuple. La politique du Gouvernement est critiquée comme allant à contresens du principe républicain d’égalité devant la charge de défense. De l’autre côté de l’hémicycle, Michel d’Aillières, député Républicain Indépendant (RI) de là Sarthe, affirme que la défense d’un pays n’est possible que si tous les citoyens estiment en être responsables » [6]. Chaque Français reste, à l’ère atomique, responsable du destin commun, le service militaire jouant un rôle dans la prise de conscience de cette éminente responsabilité.
8La seconde phase commence en 1991 et va jusqu’en 1997. Elle correspond à une nouvelle période de questionnements autour du service militaire. Entre ces deux époques, ce dernier est toujours évoqué ; bien plus, il retrouve une certaine utilité, « une armée nombreuse redeve[nant] un élément politiquement monnayable » [7], dans le cadre de la doctrine de dissuasion élargie. Le fait que ce soit justement dans des périodes de doute quant à l’utilité du service, qu’un renforcement des représentations relatives à ce dernier se manifeste, est révélateur du rôle que les députés entendent lui faire jouer. La nécessite d’une participation active de tous les Français à la défense reste affirmée : « L’Armée doit rester l’armée du peuple français » [8], rappelle Pierre-André Wiltzer, député UDF de l’Essonne. Avant que la décision de suspendre le service ne soit prise, des voix se font entendre qui s’alarment, comme Michel Grandpierre, député communiste de Seine-Maritime, de la « volonté d’écarter notre peuple des questions de sa défense, en instituant une rupture du lien entre l’armée et la nation » [9]. La défense doit rester l’affaire de tous les Français, dans les décisions s’y rapportant et dans sa réalisation. Nombreux sont ceux qui refusent la fin de la nation en armes, conséquence de la professionnalisation des armées qui ne mobilisera plus qu’un nombre réduit de Français pour la défense [10]. Une nation, mobilisée pour se défendre, reste appropriée aux menaces telles que les députés les conçoivent (terrorisme, subversion, etc.). Pour eux, la Défense opérationnelle du territoire (DOT) et les réserves, constituées à partir du service, doivent jouer un rôle essentiel dans le cadre d’une armée de masse, permettant à chacun de prendre une part active à la défense.
9Défendre la nation en armes, poser que la dépense appartient à tous, c’est rappeler que cette fonction régalienne relève de tout le corps politique, que ce dernier est revêtu de tous les attributs de la puissance. Les députés contribuent à entretenir une conception politique de l’appartenance nationale, le citoyen s’engageant en portant les armes.
Le service du citoyen
10La figure du « citoyen-soldat » est, inutile d’y insister, constitutive des représentations relatives à la conscription en France, mais elle n’est jamais réellement questionnée tant son évidence et sa nécessité apparaissent grandes [11]. Une nation souveraine se défend par elle-même, elle est composée de citoyens libres, déterminés à exercer leurs droits et à remplir leurs devoirs. Reste à savoir, et les points de vue divergent entre les différents groupes parlementaires malgré le succès du citoyen soldat, si la défense est un droit ou un devoir qui amènerait des droits en contrepartie, ou bien les deux à la fois.
11François Gerbaud, député du groupe Union pour la Défense de la République (UDR) de l’Indre, donne le ton : « Un bon combattant, c’est d’abord un bon citoyen » [12]. Le service militaire garantit, pour les députés communistes, le droit pour chaque citoyen de porter les armes. Pour d’autres, à droite, le service militaire est une obligation civique supérieure, qui confère à la fonction de défense, consubstantielle à la citoyenneté, légitimité et prestige. Pour tous, le passage-sous les drapeaux joue un rôle formateur : en matière militaire mais aussi en matière « citoyenne », en exerçant les jeunes Français à leurs responsabilités. Et chacun de se référer à la tradition républicaine élu citoyen-soldat remontant à la Révolution française.
12Celte conception du service conduit naturellement à voir en lui un préalable à l’exercice des droits du citoyen, notamment le droit de vote. Jusqu’à l’abaissement de l’âge delà majorité électorale en 1974, de nombreuses interventions lieront le service et le droit de vote, la loi Debré de 1970 émancipant politiquement ceux des garçons [13] qui auraient accompli leur service en anticipant l’âge d’appel. Les références au service comme accès privilégié à la citoyenneté politique actualisent la distinction entre citoyens actifs et passifs, le fait de participer à la défense étant le fait des citoyens actifs, les mêmes qui avaient le droit de suffrage [14] : le droit de vote n’est-il pas « tout à la fois l’instrument privilégié et le symbole de la souveraineté des citoyens » [15]. Dès lors, « droit de vote et devoir de défense [restent] les deux faces d’un même type d’implication sociale » [16].
13Dans ces discussions, les députes brossent le portrait du bon citoyen. Homme courageux, il est dévoué à la nation au point d’accepter de mourir pour elle, selon un principe remontant à l’Antiquité [17]. Les députés défendent une conception « militante » de la citoyenneté, avec « appartenance exclusive à la cité sur tous les actes d’appartenance et communalisation de l’appartenance à la cité et, sur les axes d’engagement, engagement public déférent, obligation dominante envers la cité et l’État » [18].
14Le service militaire fonctionne toujours pour les députés comme un rite d’initiation pour accéder au monde des citoyens : celui des adultes, celui des hommes aussi, tant le modèle du citoyen en France est lié à la virilité, le service garantissant un exercice physique, un effort, une transformation des corps [19]. Concevoir le service comme une initiation suppose que l’on y trouve des vertus de formation civique. Il permet de rapprocher encore le jeune Français qui l’accomplit du modèle du bon citoyen, à la suite des vertus acquises sur les bancs de l’École [20], ces deux institutions fonctionnant depuis la IIIe République de façon complémentaire pour la formation des citoyens. L’Armée est l’institutrice de la nation et y trouve une légitimité forte aux yeux des parlementaires qu’ils voudraient voir partagée par les Français.
15Différentes sont les perceptions de l’armée de métier qui apparaît aux députés comme l’exacte antithèse de l’armée de conscription, tant du point de vue de son rôle dans la défense que de sa composition, de ses liens avec la nation.
Les insuffisances de la professionnalisation
16La mise en place de l’arme nucléaire, qui s’accélère avec l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir, surtout à partir de 1962, une fois levée l’hypothèque algérienne, est présentée comme devant entraîner de nombreux changements pour les armées, au niveau de l’armement et sur le plan humain. La technicisation, la modernisation des armements en général, impliquent un passage du quantitatif (une armée de gros bataillons) au qualitatif (une armée de professionnels, techniciens sélectionnés et peu nombreux). Certains se félicitent de ces évolutions et croient même apercevoir la fin du service militaire ; d’autres, plus nombreux, relèvent les insuffisances de l’année professionnelle par rapport aux vertus du service militaire et manifestent leur méfiance à son égard.
Le service militaire face aux évolutions de l’institution militaire : la dissuasion nucléaire
17Il est intéressant de noter que les critiques formulées à l’encontre de l’armement nucléaire ne viennent pas uniquement des partis de gauche, même avant leur ralliement à la dissuasion à la fin des années 1970. Les membres de la majorité, pendant la « république gaullienne », et sous les présidences des successeurs du général de Gaulle, se félicitent delà mise en place de la « force de frappe » mais émettent des doutes quant au bien-fondé des évolutions qu’elle induit. La critique porte principalement sur deux points.
18Le premier, plutôt « de gauche » et surtout dans les années 1960 et 1970, concerne les capacités des appelés. Les députés communistes et socialistes reconnaissent la part croissante prise par les technologies dans les armements et les conséquences de cette modification sur les aptitudes requises pour servir ces armes. Ils reprochent au Gouvernement de cantonner les appelés au rôle de « valets d’arme » en ne tenant pas compte de l’amélioration de leur niveau de formation qui doit leur permettre d’occuper des postes techniques. Cette attitude illustre, selon eux, le manque de confiance du pouvoir à l’égard de la jeunesse et du peuple, alors que la défense doit être populaire. Les députés établissent ainsi des correspondances, entre tâches militaires et emplois civils, qui « civilianisent » l’activité militaire et ouvrent la porte à une évolution des perceptions de la mission formatrice du service, celui-ci devenant une expérience-professionnelle. À droite, la question qui se pose est moins celle des capacités des appelés que celle de la place de l’élément humain dans les armées. De nombreux orateurs s’inquiètent, à partir du rapport entre crédits ries titres III et V, de la priorité accordée, dans plusieurs budgets ou lois de programmation, aux équipements, Ces orateurs rappellent, au contraire, qu’il n’est pas d’armée sans hommes.
19De façon plus fréquente, les députés, insistent, en second lieu, sur l’importance de la dissuasion populaire, concept introduit dans le Livre blanc sur la défense nationale de 1972. Pour les élus de gauche, la dissuasion nucléaire représente le risque d’une déresponsabilisation progressive des Français par rapport à la défense. Fille est coûteuse et inadaptée. Après leur ralliement à la dissuasion nucléaire à la fin des années 1970, les députés communistes et socialistes rappelleront qu’elle n’est pas le seul rempart dont la France ait besoin ; une dissuasion efficace doit être globale et donc s’appuyer sur une armée intimement liée à la nation par un service court et universel, sur la levée en masse. À droite, le point de vue s’inspire, dès le départ, d’une conception globale de la dissuasion qui insiste sur le fait que la dissuasion nucléaire doit être bien comprise. André Obérasse, député du groupe Union pour la Nouvelle République-Union Démocratique du Travail (UNR-UDT) de Seine-Maritime, affirme qu’« il n’existe pas de système crédible de dissuasion si, derrière le barrage nucléaire potentiel, si puissant soit-il, le peuple n’apporte pas le soutien de sa volonté et de sa cohésion » [21]. Ce discours prolonge les prises de position favorables au service militaire censé permettre au peuple de manifester sa volonté de défendre la nation et la liberté. Plus tard, Michel Voisin, député UDF de l’Ain, rappellera que le principe de la conscription « contribue à la force de notre concept de dissuasion et participe à l’établissement de liens tenus entre la défense et la nation » [22]. De la nécessité d’une dissuasion populaire, nourrie par le service militaire, à la méfiance envers l’armée de métier, il n’y avait qu’un pas car la dissuasion nucléaire était perçue comme porteuse de la professionnalisation. Il convenait donc de dresser le tableau des insuffisances et des dérives possibles dans le cadre d’une armée de métier.
Les craintes par rapport à l’année de métier
20Si tons les députés ne rejettent pas la professionnalisation des armées [23], une année composée uniquement d’hommes de métier leur apparaît inutile, voire dangereuse, sur trois points.
21On trouve tout d’abord l’idée qu’une telle armée serait l’armée du régime, l’armée du coup d’État. Cette critique est développée surtout à gauche dans les années 1960 et 1970. Derrière l’augmentation du nombre des engagés ou l’allongement de la durée du service pour certains, les communistes voient la volonté de constituer une garde prétorienne qui servira au régime, contre la volonté du peuple, en intervenant dans les luttes sociales. L’armée n’est alors ni démocratique, ni le bien commun de tous les Français, mais elle est monopolisée par une classe qui s’en sert pour défendre ses intérêts. Louis Longequeue, député socialiste de Haute-Vienne, souhaite entendre « affirmer qu’en France, l’armée n’a pas d’autre objectif que la défense du territoire national et quelle est seulement au service de la légalité républicaine » [24]. Les appelés garantissent la nation contre toute tentative séditieuse comme, disent les parlementaires, ils ont fait échouer la tentative de coup d’État militaire en 1961 [25]. À l’inverse, les militaires professionnels sont perçus, implicitement, comme dotés d’un sens de la discipline qui va jusqu’à l’aveuglement. Les députés de la majorité s’élèveront contre ce qu’ils estiment être des atteintes à l’honneur des professionnels. On retrouvera, de façon très atténuée, ces angoisses avec les débats sur la suspension du service national [26].
22Ensuite, deuxième crainte récurrente, mais plus tardive, les députés se demandent si une armée professionnelle ne deviendrait pas « une armée de l’aventure ». L’accent sur les forces de projection fait craindre la transformation de l’armée en corps expéditionnaire, composé de militaires assimilés souvent à des mercenaires. En 1996, Bruno Retailleau, députe non-inscrit de Vendée, affirme : « La présence de conscrits dans notre armée est le meilleur garde-fou pour éviter des aventures militaires parce que les civils en soldats n’accepteront pas de mourir pour n’importe quelle cause » [27]. Les appelés appellent à réfléchir avant d’engager les troupes françaises sur un théâtre extérieur, car c’est toute la nation qui s engage. Il n est pas question, l’opinion ne l’acceptant pas, de risquer de perdre des appelés ou même des soldats professionnels au loin, dans des opérations menées au nom d’organisations internationales au risque delà souveraineté française.
23Enfin, dernière insuffisance de l’armée de métier, les députés, et ce de façon très générale, discutent de sa représentativité sociale, prolongeant les discussions autour de la nation en armes. La présence des appelés, garantie du lien entre l’armée et la nation, doit permettre à ces deux entités de vivre en harmonie, d’éviter tout divorce entre elles. Louis Longequeue estime que l’armée « ne peut être constituée exclusivement de professionnels, car elle doit rester intimement liée à la nation, puisée dans le peuple » [28]. Autres temps, autre groupe, mais même constat, Marc Le Fur, député RPR des Côtes-d’Armor, rappelle que « l’armée doit être l’exact reflet de la nation » [29]. Le peuple doit être présent sous les drapeaux, c’est une protection et un gage de sagesse. Une fois la professionnalisation engagée, les députés auront le souci des moyens à mettre en œuvre pour que les militaires professionnels, notamment ceux qui effectueront une carrière ne se sentent pas coupés de la nation, de par leur formation, leur cadre de vie.
Service et loyalisme pour la nation
24Conçue comme essentiellement politique, l’appartenance nationale revêt aussi, ce qui n’est pas contradictoire, une connotation affective qui contribue à la dimension subjective de l’appartenance nationale. Le service militaire apparaît aux députés comme un moyen de renforcer » le sentiment de partager certaines valeurs et/ou représentations, qui fonde la réalité subjective de la nation » [30]. Les parlementaires rappelleront les formes de l’allégeance nationale, passant du patriotisme à l’esprit de défense.
Le pacte national
25Les discours sur l’institution militaire font sans cesse référence au sentiment national. Le service militaire se voit assigner la mission de faire sentir la nécessité de cet amour en même temps qu’il est un moyen de l’exprimer.
Les appels au patriotisme
26Les députés commencent par définir quels doivent être les sentiments des Français à l’égard de la patrie. La nation cède ici la place à la patrie, figure plus évocatrice, plus charnelle qui renvoie cependant à des contenus différents, ici un territoire, là des conditions de vie et de travail. Mais tous parlent d’amour. Pour Raoul Bayou, député socialiste de l’Hérault, « une nation moderne, consciente de ses droits et de ses devoirs sait que l’affection qu’elle inspire à ses enfants est un facteur de sa sécurité » [31]. La patrie est la mère des Français, celle qui est chantée dans La Marseillaise. De son côté, Pierre Noal, député UDR de l’Orne, affirme que « sans amour il n’est point de patrie » [32]. Par la suite, les appels de ce type seront plus discrets tout en préservant la nécessité de cet amour.
27Parallèlement, les députés expliquent que le service militaire doit jouer un rôle de « creuset national » : il doit tremper les jeunes hommes dans le « bain national », poursuivre sa mission républicaine originelle en détachant les jeunes de leurs appartenances primaires, transférer cet attachement au profit de la nation en donnant l’occasion de le manifester, ce qui renforce sa légitimité, sa naturalité, les Français recevant beaucoup d’elle.
28Pour Marc Saintout, député UNR-UDT de la Seine, « on peut affirmer que le service militaire est le creuset où s’amalgame et se fond notre jeunesse » [33]. Le service est le moment où le citoyen prend conscience de son appartenance à la.nation, où, mélangé aux autres Français – les thèmes du brassage social, de la fraternité et de l’intégration trouvent ici toute leur importance –, il éprouve le sentiment d’appartenir à un ensemble qui dépasse son village, sa région et qui nécessite que chacun se mobilise pour le défendre, le droit de porter les armes n’étant plus un privilège mais un devoir pour tous.
29Ces discours mobilisateurs se maintiendront jusque dans les années 1990 où, alors que la suspension du service semble acquise, Georges Sarre, député de Paris, membre du groupe Radical Citoyen et Vert (RCV), se demandera : « Celle république et cette nation qui me sont si chères, comment les jeunes générations vont-elles en toucher du doigt la réalité charnelle » [34]. Mais les tenants d’une telle position se situaient aux marges de l’échiquier politique, la grande majorité des députés, s’étant ralliés, par le jeu de l’alternance de 1997, à la suspension du service, ce qui interdisait de maintenir la représentation du creuset au risque de souligner les inconvénients induits par sa disparition pour la nation. Le Rendez-vous citoyen, l’Appel de préparation à la défense et les enseignements sur la défense seront présentés comme des moyens renouvelés d’entretenir la conscience nationale, le principe étant posé de sa nécessité, selon des modes assez traditionnels, toujours centrés sur le politique, ne tenant pas, ou peu, compte des évolutions de l’appartenance nationale [35].
30Le service est défini comme une contribution à la vie de la nation, à sa défense, contribution nécessaire, la défense appartenant à chaque Français, il est, nous dit-on, un impôt, dont il faut s’acquitter avec fierté.
Le service de la nation comme impôt
31La métaphore est d’emblée significative [36] mais sa connotation fait problème à certains : peut-on aimer sous la contrainte ? Les députés essaieront de montrer que l’impôt est un signe d’affection, une contribution volontaire et une contrepartie, comme les impôts financiers et qu’il relève de la citoyenneté, de la participation à la vie de la Cité.
32Il sera tout d’abord question d’impôt du sang : tout Français doit être prêt à sacrifier sa vie pour son pays, de lui donner son sang afin qu’il vive : « Il faut inculquer l’idée – explique Jean-Paul Palewski, député UDR des Yvelines – que les valeurs nationales méritent d’être défendues et qu’on doit pouvoir tout leur sacrifier » [37], Ce sacrifice, lié au service militaire, se trouve donc au fondement de la citoyenneté : une fois acquitté, il est normal d’accéder à la citoyenneté politique. L’impôt du sang prend sens comme manifestation de l’amour pour la nation, pour les valeurs, les idéaux quelle incarne. Cet amour peut conduire à mourir et aussi à tuer. Assez fréquentes dans les années 1960, les références à l’impôt du sang s’estompent par la suite, pour resurgir après 1995, les inquiétudes autour de l’avenir du service engendrant un retour aux principes fondamentaux de certains députés de l’UDF, attachés à la vocation de chaque citoyen à se sacrifier pour la nation.
33La possibilité d’un tel sacrifice apparaissant de plus en plus improbable, c’est une autre ressource, rare et précieuse des jeunes Français, que les députés allaient demander en sacrifice : leur temps. La comparaison du service à un « impôt du temps » est, pour eux, intéressante dans la mesure où elle préserve l’idée de donner à la nation en s inscrivant dans la diversification des formes d’accomplissement du service, devenu national en 1963. Emile-Pierre Halbout, député UDR de l’Orne, situe bien le contexte et les enseignements qu’en tirent les parlementaires, au moins ceux de la majorité. Pour lui, si le service perd de son utilité en matière militaire, « ce qui reste valable, c’est le devoir de tout jeune Français de consacrer à la communauté nationale et, au-delà, à la communauté humaine, un temps de service désintéressé » [38].
34Le temps donné, de plus en plus court, est la contrepartie des dons reçus de la nation (éducation,…). C’est une reconnaissance, dont beaucoup admettent quelle est un effort particulier, constituant une sorte de parenthèse entre la vie scolaire et la vie professionnelle. Mais pour Marcel Bigeard, député de Meurthe-et-Moselle, apparenté au groupe UDF, « on peut [malgré tout] demander aux jeunes de consacrer à leur pays une année : le quarantième de leur vie active ou le soixante dixième de leur existence. La France vaut bien ça ! » [39]. À l’inverse, Emile Jourdan, député communiste du Gard, demande qu’on en Unisse « avec l’équation service militaire égale impôt ou corvée » [40]. Le rapport du citoyen à la collectivité est ici fondé sur la participation volontaire. Les communistes rejettent l’idée d’une contrepartie, le citoyen recevant de la nation même sous les drapeaux, ce passage devant aussi être formateur.
35L’image perdure pendant les années 1980 et durant les années 1990. Le lien national est toujours perçu sous la même forme, l’armée jouant son rôle d’institution socialisatrice. Les partisans de la professionnalisation, résolus ou résignés, estimeront, au moment des débats de 1996 et 1997, qu’ils faut maintenir l’impôt du temps. Julien Dray, député socialiste de l’Essonne, juge nécessaire que « chaque citoyen soit amené à matérialiser [son] adhésion en consacrant un moment de sa vie au développement de son pays » [41]. Comme d’autres, il propose un service civil pour que chaque jeune, en se consacrant à la nation, verbe à connotation religieuse, lui manifeste son attachement.
36Tous ces discours ont une dimension prescriptive : devoir d’affection pour la nation, devoir de contribution à son égard, devoirs qui forgent la figure du bon citoyen, remplissant ses obligations avec autant de cœur qu’il exerce ses droits [42]. Mais les députes, de tous bords, estimaient que la réalité ne correspondait pas à leurs attentes. Face à ce constat, inacceptable pour eux, ils allaient chercher les voies d’une meilleure intégration nationale.
À la recherche de l’esprit de défense
37Cette notion connaît un grand succès. Pourtant, force est de constater, avec Pascal Vennesson, que « superficielle et vague, [elle] appart[ient] exclusivement au registre normatif et à celui des pratiques politiques » [43]. Les usages politiques de la notion ne peuvent être compris en dehors d’un contexte politique particulier, tel qu’il est perçu par les députés.
Un constat sévère sur la société
38Se référant à des enquêtes d’opinion, certains orateurs, essentiellement autour de 1970, se plaignent du fait que la défense, puis l’armée, et enfin le service militaire, notamment après les manifestations de 1973, ne sont pas considérés comme il convient par les Français. « Indifférence », « désintérêt », toutes les expressions employées signifient pour les députés que les français baissent la garde, que la nation est en danger. Une fois posé ce constat alarmant, les députés en cherchent les causes selon des voies recoupant le clivage droite-gauche.
39Dans la majorité, les députés se félicitent que la politique de dissuasion porte ses fruits, que toute menace semble s’être éloignée de la France. La période de paix semble pouvoir durer longtemps mais, rappellent-ils, elle ne doit pas faire oublier que les menaces existent toujours, que d’autres pourraient surgir. Il convient, dès lors, de maintenir l’effort de défense, humain et financier. L’explication stratégique de la détente se double d’une analyse de l’état moral de la nation. Les suites de mai 1968 sont vivement critiquées comme mettant à mal la stabilité de la société, les valeurs et les institutions qui fondent la société comme la famille, l’école et bien sûr l’armée. Si tous ne jugent pas aussi négativement cette évolution, l’idée générale est que les fondements de la société sont bouleversés, que les Français, notamment les jeunes, traversent une crise morale sans précédent, manipulés qu’ils seraient, pour certains, par des « nihilistes », notamment parmi les intellectuels, qui veulent saper les bases de l’ordre social. Fa critique porte aussi sur l’attitude des élites qui ont à être exemplaires en matière de défense du fait des responsabilités qu’elles aspirent à exercer.
40À gauche, la cause de tous les maux se trouve dans la politique du Gouvernement qui laisse penser que l’armée n’est pas le bien commun de tous les Français. La désaffection des jeunes à l’égard de la défense, jugée inacceptable, est due aussi au primat accordé à l’arme nucléaire qui établit une délégation dans la défense, celle-ci étant contradictoire avec le principe de la nation-armée. Fa nation n’apparaît pas associée comme il convient à la vie de la nation, le Gouvernement préservant les intérêts des monopoles, du capitalisme international, selon les termes de la critique d’inspiration marxiste.
41Tous voulant que soient dynamisés, intensifiés, les sentiments des Français pour leur défense, l’esprit de défense pouvait alors être mis en avant.
Retour sur l’émergence de la notion d’esprit de défense
42L’expression esprit de défense » ne surgit pas du néant, elle est préparée dans le courant des années 1960 par de nombreuses références à la volonté de défense qu’il s agit de soutenir pour maintenir le potentiel dissuasif de la France, volonté qui est celle de tous les citoyens, toujours impliqués dans cette mission, malgré la dissuasion nucléaire. Les députés, à droite comme à gauche, défendront donc la détermination de la nation, se voudront les gardiens vigilants de l’état d’esprit de la nation et de sa préparation psychologique à un conflit, pour forger sa volonté de résistance, sa « volonté de défense nationale » [44], selon l’expression de Franck Gazenave, député de Gironde membre du groupe Rassemblement Démocratique (RD) ; de son côté, Pierre Villon, député communiste de l’Allier, parlera du « moral de la nation » [45]. Ces expressions illustrent la conception volontaire de l’appartenance nationale, La volonté manifestant l’indépendance, la souveraineté qui appartient de droit au peuple tout entier.
43S’ouvre ensuite une longue phase d’institutionnalisation, qui voit la notion d’esprit de défense apparaître puis être appropriée par l’ensemble des groupes qui y voient un moyen de signifier la nécessaire mobilisation ries Français pour leur pays et un moyen « de remplacer les termes “patriotisme” et “nationalisme”, dont les échos paraissaient ne correspondre ni à la transformation des valeurs au sein de la société ni aux mécanismes qui allaient produire un “consensus” sur la défense, notamment avec le ralliement du Parti communiste et du Parti socialiste à la dissuasion nucléaire » [46].
44La référence à l’esprit de défense apparaît, pour les textes étudiés ici, sur les bancs des républicains indépendants. Pour Jean Brocard, député de Haute-Savoie, « l’esprit de défense est une nécessité permanente, mais le service national en est la conséquence parce qu’il a besoin pour être efficace, d’une approbation populaire profonde » [47]. Ce texte nous donne « l’état naissant » de l’expression : elle s’appuie sur des schèmes habituels qui la rendent intelligible à partir desquels elle s’autonomisera. L’esprit de défense est conçu comme le point d’application de la volonté de défense, du « vouloir-vivre » de la nation. Les parlementaires l’invoquent pour qu’il anime les cœurs des Français, il se nourrit de la politique menée par le Gouvernement ou en est victime. Intervenant dans un contexte analysé comme une crise du lien national [48], l’esprit de défense est autant une thérapie qu’une tentative de renouvellement de la façon dont est pensé le lien national. Son existence est postulée mais il n’est jamais assez intensif les Français se concentrant davantage sur leur sphère d’activité individuelles.
45Après 1990, à cette dernière époque, correspond l’apogée des références à l’esprit de défense, au moment même où, paradoxalement le service militaire paraît le plus discuté. Les années 1991 à 1994 voient le principe de la conscription réaffirmé, notamment dans le Livre Blanc sur la défense de 1994. Les discours sont alors l’occasion pour les députés, sauf pour ceux qui sont partisans de la professionnalisation, d’exprimer leur satisfaction de voir des débats stimuler l’esprit de défense dans on contexte toujours difficile pour l’identité nationale républicaine (problèmes d’intégration, construction européenne,…). Ensuite, lors des premiers débats sur la réforme annoncée par Jacques Chirac, l’accord semblera se faire sur le fond, à savoir sur le maintien de l’esprit de défense, quand les voies divergeront sur la forme. Une fois acquises la professionnalisation et surtout la suspension du service, certains s’inquiéteront des conséquences pour la nation et pour le pacte républicain. La nécessité de l’esprit de défense sera maintenue, avec l’idée qu’il faudra, explique Bernard Grasset, député socialiste de Charente-Maritime, « [le] conjuguer sur un autre mode » [49], trouver d’autres pratiques, d’autres expériences pour maintenir un esprit désormais qualifié de « citoyen », de « patriote », ce qui montre que l’essentiel restait l’attachement à la nation, même s’il se détachait de la défense.
Conclusion
46Pour conclure, on ne peut manquer d’insister sur la longévité de l’unanimité politique autour du service militaire. Les divergences existent mais elles portent plus sur la forme (notamment au sujet des formes civiles non abordées ici) que sur le principe d’un service de la nation.
47L’attachement au service par les armes perpétue la mission « nationalisant » de la fonction de défense, manifestation de la souveraineté, d’un engagement politique déférent envers la collectivité nationale. Les députés se dressent en garants de la tradition républicaine, à laquelle ils se réfèrent fréquemment, d’un État-nation détenteur – ce n’est pas spécifique à la France – du monopole de fabrication de l’identité nationale. Le service militaire s’inscrit dans le « nationalisme politique », entendu comme « l’ensemble des mécanismes visant à créer et à entretenir, au profit de l’État-nation, un sentiment d’appartenance et d’allégeance civiques suffisamment forts pour être porteur de droits et de devoirs » [50].
48Les députés veulent maintenir une réalité, pourtant de plus en plus fuyante. Il leur faudra du temps pour accepter que les opérations militaires puissent cire confiées uniquement à des professionnels. Cette rémanence ne doit pas occulter les voix qui, au nom des nécessités de la défense, des nouvelles missions et caractéristiques des forces, ont très tôt défendu la professionnalisation des armées françaises. La décision prise en 1996 sera présentée comme une victoire du réalisme sur l’idéalisme, incarné par le dogme de la nation armée, ce qui facilitera, si l’on peut dire, les conversions, parallèlement à l’alternance politique. Les débats étudiés témoignent, faut-il s’en étonner, du décalage qui peut exister entre discours idéologique, auquel il n’est pas possible de dénier toute « réalité », et pratique sociale. Cette distinction ne peut manquer de faire penser à l’opposition, mise en évidence par Max Weber, entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité » [51].
49L’« orthodoxie » des députés n’a pas été le fruit d’un aveuglement, d’une résistance au changement généralisée sur les bancs de l’Assemblée nationale. Il faut aujourd’hui essayer de déterminer le sens, les « bonnes raisons » de cet attachement indéfectible au principe de la nation armée et nous pencher sur les effets de position, sur les valeurs auxquelles les députés se réfèrent, croient [52]. Ils défendent une citoyenneté politique et récusent de fait tout autre type d’allégeance. Celte apologie du politique n’est-elle pas aussi une défense de leur propre registre de légitimité, de leur domaine de compétences, au sein de la République une et indivisible, dont le service militaire a été conçu pour porter les valeurs ? Une étude des autres questions militaires abordées par les parlementaires permettrait de vérifier ces hypothèses.
Notes
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[1]
Par exemple, Gil Delannoi et Pierre-André Taguieff (dir.), Théories du nationalisme, Paris, Kimé, 1991 ; le numéro de L’Année sociologique consacré à la nation en 1996 ou Pierre Birnbaum (dir.). Sociologie des nationalismes, Paris, P.U.F., 1997.
-
[2]
Cf. Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1993 (1985).
-
[3]
À la suite de Jean Leca, « Questions sur la citoyenneté », Projet, 171-172, 1983, pp, 113-125.
-
[4]
Max Weber, Economie et société I – Les catégories de la sociologie (trad.), Paris, Pocket, 1995 (1922). Il explique : « Nous appelons communalisation une relation sociale, lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde […] sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté » (p.78).
-
[5]
Discussion des budgets militaires du projet de loi de finances pour 1968, JO, AN, Débats, séance du 24 octobre 1967, p. 4973.
-
[6]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique militaire, JO, AN, Débats, séance du 5 décembre 1968, p. 5135.
-
[7]
François Gresle, Le service national, Paris, P.U.F., 1997, p. 43. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 prolongera l’intérêt pour le service.
-
[8]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur l’orientation de la politique de défense, JO, AN, Débats, séance du 6 juin 1991, p. 2874.
-
[9]
Discussion d’un projet de loi relatif aux mesures en faveur du personnel militaire dans le cadre de la professionnalisation des armées, JO, AN, Débats, séance du 9 octobre 1996, p. 5277.
-
[10]
Pour l’ensemble de ces discussions, voir Bernard Paqueteau, Analyse des termes du débat sur la réforme du service national (1996-1997), Paris, Les Documents du C2SD, 1997.
-
[11]
François Gresle a analysé cette association et son caractère d’idée reçue in « Le citoyen-soldat garant du pacte républicain : à propos des origines et de la persistance d’une idée reçue », L’Année sociologique, vol. 46, n° 1, 1996, pp. 105-125 et « L’adieu aux armes. Réflexions sur la genèse de la “nation armée” comme forme constitutive de l’identité française », in Pierre Birnbaum, op. cit.
-
[12]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique militaire, JO, AN, Débats, séance 5 décembre 1968, p. 5146.
-
[13]
Ces discours montrent que la citoyenneté est liée à la virilité, au risque de faire perdre consistance au service comme accès à la citoyenneté quand les femmes qui représentent la moitié du corps électoral n’étaient pas soumises aux obligations militaires.
-
[14]
Voir Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Paris Gallimard, 1992. Les partisans de cette distinction furent contraints d’admettre parmi les citoyens actifs ceux des citoyens passifs qui, avant son organisation légale, avaient volontairement participé à la garde nationale.
-
[15]
Dominique Schnapper, Ou’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 140.
-
[16]
Pierre Rosanvallon, op. cit., pp. 92-93.
-
[17]
Cf. Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi (trad.), Paris, Gallimard, 1989 (1957) et Mourir pour la patrie et antres textes (présentation de Pierre Legendre), Paris, P.U.F., 1984.
-
[18]
Jean Leca, « Individualisme et citoyenneté » in Pierre Birnbaum et Jean Leca (dir.), Individualisme et citoyenneté, Paris, Presses de la F.N.S.P., 1986, p. 178.
-
[19]
Comme le montre, pour la période où se forgent définitivement les liens entre citoyenneté et service militaire, Odile Roynette dans son ouvrage « Bons pour le service » – L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000. Les députés continueront d’insister sur la place de l’exercice physique et du sport au cours du service militaire.
-
[20]
Cf. Yves Déloye, École et Citoyenneté – L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses, Paris, F.N.S.P., 1994.
-
[21]
Discussion d’un projet de loi de programme relatif aux équipements militaires pour les années 1965-1970, JO, AN, Débats, séance du 1er décembre 1964, p. 5742.
-
[22]
Discussion d’un projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 1995-2000, JO, AN. Débats, séance du 24 mai 1994, p. 2157.
-
[23]
Sur le terme, voir Bernard Boëne, « Métier, profession et professionnalisme », in Bernard Boëne et Christopher Dandecker (dir.), Les années en Europe, Paris, La Découverte, 1998, pp. 171-195.
-
[24]
Discussion des crédits militaires du projet de loi de finances pour 1974, JO, AN, Débats, séance du 8 novembre 197s, p. 5417.
-
[25]
Sur ce point voir Jean Boulègue, « De l’ordre militaire aux forces républicaines : deux siècles d’intégration de l’Armée dans la société française », in André Thiéblemont (dir.). Cultures et logiques utilitaires. Paris, P.U.P., 1999, pp. 261-288. L’auteur montre que c’est quand les appelés lurent très nombreux sous les drapeaux que l’interprétation du rôle social de l’armée a été la plus étendue et la plus radicale.
-
[26]
Cf. Bernard Paqueteau, op. cit.
-
[27]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique de défense, JO, AN, Débats, séance du 20 mars 1996, p. 1846.
-
[28]
Discussion des crédits militaires du projet de loi de finances pour 1975, JO, AN, Débats, séance du 12 novembre 1974, p. 6181.
-
[29]
Discussion d’un projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 1995-2000, JO, AN, séance du 25 mai 1994, p. 2237.
-
[30]
Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997, p. 60.
-
[31]
Question orale avec débat (durée du service militaire), JO, AN, Débats, séance du 16 novembre 1963, p. 7285.
-
[32]
Rapport pour avis de la commission de la défense nationale et des forces armées pour la section forces terrestres des crédits militaires du projet de loi de finances pour 1975, JO, AN, Débats, séance du 12 novembre 1974, p. 6175.
-
[33]
Discussion d’un projet de loi relatif au recrutement en vue de l’accomplissement : du service national, JO, AN, Débats, séance du 25 mai 1965, p. 1543.
-
[34]
Discussion d’un projet de loi portant réforme du service national, JO, AN, Débats, séance du 18 septembre 1997, p. 3251.
-
[35]
Cf. Dominique Schnapper, La France de l’intégration – Sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard, 1991. L’auteur montre l’importance prise par les dimensions socio-économiques dans l’appartenance à la nation.
-
[36]
Notons que l’obligation de défense a toujours été liée à l’obligation fiscale comme le montre, par exemple, Joël Cornette, Le roi de guerre – Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 2000 (1993). Le lien entre le développement des monopoles fiscal et militaire a été développé par Samuel Finer, « State and Nation-Building in Europe : the Role of the Military », in Charles Tilly (ed.), The Formation of National State in Western Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975, pp. 84-163.
-
[37]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique militaire, JO, AN, Débats, séance du 5 décembre 1968, p. 5139.
-
[38]
Discussion d’un projet de loi portant code du service national, JO, AN, Débats, séance du 6 avril 1971, p. 912.
-
[39]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique de défense, JO, AN, Débats, séance du 15 juin 1978, p. 2954.
-
[40]
Discussion des crédits militaires du projet de loi de finances pour 1981, JO, AN, Débats, séance du 23 octobre 1980, p. 3051.
-
[41]
Débat sur la déclaration du Gouvernement sur la politique de défense, JO, AN, Débats, séance du 20 mars 1996, p. 1855.
-
[42]
Yves Déloye, op. cit. (1994) montre la constitution du type-idéal du citoyen républicain au travers de la lutte, par manuels scolaires interposés, entre républicains et catholiques. Le vote devient ainsi un devoir (pp. 122-132). On pourra aussi se reporter à Alain Garrigou, Le vote et la vertu, Paris, FNSP, 1992.
-
[43]
Pascal Vennesson, « De l’esprit de défense au sentiment patriotique », in Bernard Boëne et Christopher Dandecker (dir,), op. cit., p. 289.
-
[44]
Discussion d’un projet de loi relatif au recrutement en vue de l’accomplissement du service national, JO, AN, Débats, séance du 25 mai 1965, p. 1529.
-
[45]
Ibidem, séance du 26 mai 1965, p. 1570.
-
[46]
Pascal Vennesson, op. cit., p. 290.
-
[47]
Discussion d’un projet de loi relatif au service national, JO, AN, Débats, séance du 9 juin 1970, p. 2364.
-
[48]
Pour une vue plus générale des conséquences des mutations identitaires contemporaines sur l’esprit de défense, on pourra se reporter à Hugues Simonin, « Construction identitaire et esprit de défense », Les Champs de Mars, n° 3, Premier semestre 1998, pp. 133-148.
-
[49]
Discussion d’un projet de loi portant réforme du service national, JO, AN, Débats séance du 18 septembre 1997, p. 3268.
-
[50]
Yves Déloye, op. cit., p. 69.
-
[51]
Max Weber, « le métier et la vocation d’homme politique », in Le savant et le politique (trad.), Paris, Plon, 1963 (1919), pp. 123-222.
-
[52]
Cf. les travaux de Raymond Boudon, entre autres, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Seuil, 1992 (1986).