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Article de revue

Les enfants de Daech

Pages 67 à 102

Notes

  • [1]
    UNICEF, Syria Crisis Humanitarian Highlights and Results, janvier 2016.
  • [2]
    UNHCR Global Report 2016.
  • [3]
    Depuis le démarrage de nos travaux sur les stratégies de radicalisation des groupes terroristes en 2013, nous avons fait le choix de continuer à nommer le groupe qui se fait appeler « État islamique » par l’acronyme DAECH, acronyme en arabe de « Ad Dawlat al-Islamiyah fil ‘Iraq wa Bilâd al Cham » (« État islamique en Irak et au pays du Levant »). Notre choix de ne pas nommer l’organisation terroriste de la façon dont elle entend être définie dans sa propre stratégie de communication est une façon de l’inscrire à sa place réelle : non pas un État souverain (État islamique ou E.I.), mais bien une organisation terroriste et totalitaire, non représentative de l’islam ou des musulmans, qui est le produit d’une histoire, d’interactions géopolitiques et des stratégies humaines de certains. Nous utiliserons donc tout au long de ce rapport le terme Daech, sauf lorsque nous respectons les citations d’autrui
  • [4]
    Pierre Conesa et al, La propagande francophone de Daesh : la mythologie du combattant heureux, Observatoire des radicalisations, Fondation Maisons de Sciences de l’Homme, mars 2017.
  • [5]
    Voir son article dans ce numéro : « Comprendre la stratégie communicationnelle de Daech ».
  • [6]
    Hasna Hussein, « Pour une meilleure prise en charge des enfants revenus de Syrie », Le Monde, 10 juillet 2018.
  • [7]
    « More than 2,500 Foreign Children are living in Camps in North-East Syria », 21 février 2019.
  • [8]
    « Radicalisation : comment gérer le retour des mineurs ? », La Gazette des communes, 16 août 2017 ; « Interventions destinées aux personnes qui rentrent dans leur pays d’origine : les combattants terroristes étrangers et leur famille », Manuel du RAN/RSR, Commission européenne, juillet 2017.
  • [9]
    Nous ne retiendrons pas la notion d’« enfant-soldat » dans notre façon de nommer les enfants de Daech. Bien qu’étant mentionné en droit international, il n’intègre pas toutes les fonctions réalisées en temps de guerre par les enfants au nom du groupe terroriste. Par ailleurs, le terme « soldat » renvoie symboliquement à l’idée d’armée. Or le groupe Daech n’est pas un État comprenant une telle institution. Par conséquent, nous préférons à ce terme celui d’« enfant-combattant » ou d’« enfant lié au terrorisme ».
  • [10]
    Nous mettons « jihad » entre guillemets pour bien marquer que nous ne validons pas la communication des terroristes, qui voudraient faire croire que leurs actions relèvent du jihad musulman.
  • [11]
    De l’auteur, Français radicalisés. Enquête. Ce que révèle l’accompagnement de 1 000 jeunes et leur famille, Éditions de l’Atelier, 2018.
  • [12]
    Hasna Hussein, op. cit.
  • [13]
    Région désignant le Levant et qui englobe Syrie, Liban, Jordanie, Palestine et une partie de l’Irak, voire de la Turquie pour certains. Pour les musulmans, le combat de la fin des temps se réalisera dans cette région.
  • [14]
    Les Enfants de Daech, Fondation Quilliam, Éditions Inculte, 2016, p. 61.
  • [15]
    Adam Withnall, The Independant, 2015.
  • [16]
    De l’auteur, « L’école de Daesh, bien éloignée des principes de l’islam », Saphir News, 15 février 2019.
  • [17]
    Laura Bouzar, Livre Blanc « Les Désengagés », Bouzar Expertises.
  • [18]
    Voir les nombreux témoignages dans l’ouvrage de l’auteur, Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [19]
    Meriam Rhaiem, Assia, Mama est là, Éditions Michel Lafon, 2016.
  • [20]
    De l’auteur, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer, L’Atelier, 2014.
  • [21]
    Le Ciel attendra, distribué par UGC, réalisé à partir du récit précédemment cité et de La Vie après Daesh, Éditions de l’Atelier, 2015.
  • [22]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [23]
    De l’auteur, avec Serge Hefez, J’ai rêvé d’un autre monde. L’adolescence sous l’emprise de Daech, Stock, 2017.
  • [24]
    D’autres communautés ont subi ce genre d’atrocités, sous couvert d’une perversion de la religion ou d’un « égarement » dans leur interprétation (notamment les chrétiens d’Orient et les musulmans chiites et soufis).
  • [25]
    Mouzayan Osseiran-Houballah, L’Enfant-soldat, Odile Jacob, 2003, p. 35.
  • [26]
    Ibid., pp. 58-62.
  • [27]
    John G. Horgan, Max Taylor, Mia Bloom & Charlie Winter, « From Cubs to Lions : A Six Stage Model of Child Socialization into the Islamic State », Studies in Conflict & Terrorism, Volume 40, 2017, Issue 7 : « How Terrorists Learn : Adaptation and Innovation in Political Violence ».
  • [28]
    Dans le rapport de Graça Machel, The study on the impact of armed conflict on children (ONU, 1996), le Dr François Rémy remarque : « Il faudrait aussi parler de la militarisation de l’enfant, acte d’initiation à la vie d’adulte, de la relation entre arme et sexualité. Que l’arme symbolise un sexe pour le milicien, cela me paraît évident. »
  • [29]
    De l’auteur, Français radicalisés, op. cit.
  • [30]
    Le Fascisme en action, Seuil, 2004.
  • [31]
    De l’auteur, avec Sulayman Valsan, « Détecter le passage à l’acte en repérant la manipulation des termes musulmans par Daech », III. 6, juin 2017, Bouzar Expertises.
  • [32]
    De l’auteur, avec Christophe Caupenne et Sulayman Valsan, « La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes », rapport 2014, Bouzar Expertises.
  • [33]
    Daniel-Charles Luytens, Jeunesses hitlériennes, Jourdan Éditions, collection Carnets de guerre, p. 60.
  • [34]
    Si les « jihadistes » de Daech aujourd’hui n’inventent pas une langue, ils redéfinissent tous les concepts islamiques à partir de leur vision radicale, ce qui revient peu ou prou à la même démarche.
  • [35]
    Extrait de vidéo : https://vimeo.com/285911451.
  • [36]
    Témoignage de Farhat dans l’extrait de l’émission « Effet-papillon » : https://vimeo.com/285911643.
  • [37]
    D.-C. Luytens, op. cit., p. 76.
  • [38]
    D.-C. Luytens, op. cit., p. 34.
  • [39]
    De l’auteur, Ma meilleure amie s’est fait embrigader, La Martinière, 2016.
  • [40]
    Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, Grasset, 2012, p. 89.
  • [41]
    Le terme arabe anashid renvoie au départ à des chants islamiques qui ont toujours fait partie de la culture arabo-musulmane. Généralement des louanges à Dieu et/ou à son Prophète, ils se sont modernisés au cours du XXe siècle (notamment en Arabie séoudite) pour aborder d’autres thématiques plus politiques. Certains chants, qui n’ont plus rien à voir avec des anashids, peuvent aussi être utilisés par des groupes « jihadistes » même s’ils ne sont pas élaborés par des individus radicalisés, mais utilisés pour culpabiliser l’individu qui ne défend pas les opprimés.
  • [42]
    Exemple de vidéo de propagande : https://vimeo.com/285634033.
  • [43]
    D.-C. Luytens, op. cit., p. 27.
  • [44]
    Ralph Keysers, L’enfance nazie. Une analyse des manuels scolaires (1933-1945), L’Harmattan, 2017, p. 18.
  • [45]
    Camp concentrationnaire de travail forcé.
  • [46]
    Rithy Panh et Christophe Bataille, op. cit., p. 229.
  • [47]
    Consultable sur la bibliothèque virtuelle Nooronline.fr
  • [48]
    « Cambodge année zéro en 1976 », Rithy Panh et Christophe Bataille, op. cit., pp. 273-274.
  • [49]
    Ralph Keysers, op. cit., p. 17.
  • [50]
    Les Enfants de Daech, Fondation Quilliam, op. cit.
  • [51]
    D.-C. Luytens, op. cit., p. 48.
  • [52]
    Cette phrase, recueillie par un journaliste de CNN en 1997 et attribuée à Ben Laden, semble résumer l’essence du « jihadisme » contemporain : une fascination pour le suicide et la figure du martyr.
  • [53]
    « Cubs of the Caliphate », Bureau de presse de l’EI à Djila, 2015.
  • [54]
    Tara Zahra, « Les enfants perdus. Migrations forcées, entre familles et nations dans l’Europe d’après-guerre », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », Le Temps de l’Histoire, 15/2015.
  • [55]
    Ibid, p. 4.
  • [56]
    Ibid, p. 8.
  • [57]
    Ibid, p. 4.
  • [58]
    « Enfants du djihad : une circulaire toilette la prise en charge par les départements », La Gazette des communes, 7 mars 2018.
  • [59]
    RAN (Radicalisation Awareness Network) ou RSR (Réseau de sensibilisation à la radicalisation), Commission européenne.
  • [60]
    Manuel du RAN/RSR op. cit., p. 108.
  • [61]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis gère le retour des enfants de Syrie ou d’Irak », 20 minutes, 13 juin 2018.
  • [62]
    Mouzayan Osseiran-Houballah, op. cit., p. 37.
  • [63]
    « Enfants de jihadistes : quelle prise en charge à leur retour en France ? », Sud-Ouest, 11 février 2018.
  • [64]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… » op. cit.
  • [65]
    Mouzayan Osseiran-Houballah, op. cit., p.70.
  • [66]
    Ibid, p. 72.
  • [67]
    Ibid, p. 101.
  • [68]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… », 20 minutes, op. cit.
  • [69]
    « Retour d’enfants de djihadistes : des “traumatismes répétés” compliqués à soigner » L’Express, 28 décembre 2017 ; voir aussi son article dans ce numéro.
  • [70]
    Manuel du RAN/RSR, op. cit., p. 108.
  • [71]
    Références sur le lien entre nazisme et communisme totalitaire citées par Tara Zahra, op. cit. : Arbeits und Sozialminister des Landes Nordheim-Westfallen, Jugend Zwischen Ost und West, Nordheim-Westfallen, 1955 ; Bundesministerium für Gesamtdeutschen Fragen, Deutsche Kinder in Stalins Hand, Bonn, 1951 ; Käte Fiedler, « Der Ideologische Drill der Jugend in der Sowjetzone », Hans Köhler, « Erziehung zur Unfreiheit », Ernst Tillich, « Die psychologische Entwicklung und die psychologische Führung der Menschen hinter dem Eisernen Vorhang », in Kampfgruppe gegen Unmenschlichkeit (ed.), Die Jugend der Sowjetzone in Deutschland, Berlin, 1955.
  • [72]
    Tara Zahra, op. cit.
  • [73]
    « Les enfants français de l’État islamique. La vie sous les bombes, la fuite et le retour à l’école », Street Press, 18 avril 2017.
  • [74]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… », 20 minutes, op. cit.
  • [75]
    Ibid.
  • [76]
    Manuel du RAN/RSR, op. cit., p. 95.
  • [77]
    « Les enfants français de l’État islamique », Street Press, op. cit.
  • [78]
    Manuel du RAN/RSR Ibid, p.100.
  • [79]
    Les Enfants de Daech, Fondation Quilliam, op. cit.
  • [80]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… », 20 minutes, op. cit.
  • [81]
    « Deux grand-mères françaises attaquent l’État pour rapatrier leurs petits-enfants retenus en Syrie », BFMTV, 5 mars 2019.
  • [82]
    Ibid.
  • [83]
    Manuel du RAN/RSR, op. cit., p. 95.
  • [84]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [85]
    Ibid.
  • [86]
    « Que peut faire la France des enfants de jihadistes ? », BFMTV, 9 novembre 2017.
  • [87]
    « Deux grand-mères françaises… », op. cit.
  • [88]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [89]
    Statistiques réalisées avec l’équipe du Professeur David Cohen du service pédopsychiatrique de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière pour le rapport rendu par l’auteur à la demande du projet de recherche européen H2020 Practicies.
  • [90]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit., p. 168.
  • [91]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [92]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… », 20 minutes, op. cit.
  • [93]
    « Retour d’enfants de djihadistes… », L’Express, op. cit.

1En janvier 2016, l’UNICEF estimait à plus de 3,5 millions les enfants pris dans les conséquences de la guerre en Syrie [1]. Selon le rapport mondial 2016 du Haut-Commissariat des Nations unies, la moitié des réfugiés syriens dans les pays limitrophes était composée de mineurs, dont 15 525 isolés et séparés de leurs parents ; 306 000 étaient nés dans des camps de réfugiés [2]. En outre, il a été estimé que 31 000 femmes vivant sur le territoire de Daech [3] étaient enceintes en 2016 [4]. La sociologue des médias Hasna Hussein [5] citait en juillet 2018 le rapport 2017 de l’ONG américaine Soufan Center : « 2 000 enfants de 9 à 15 ans ont été recrutés et formés par l’organisation État islamique (EI) dans la zone irako-syrienne. Le document estime le nombre de ressortissants français à 460, ce qui place la France en tête du classement des pays de provenance des enfants-soldats devant la Russie (350), la Belgique (118) et les Pays-Bas (90) » [6]. Depuis, les médias parlent aujourd’hui de 550 mineurs Français concernés. Quelque 2 500 enfants de 30 nationalités, capturés avec leurs familles au fil de la déroute de l’organisation jihadiste, ont été placés dans trois camps du nord-est de la Syrie, selon l’ONG Save the Children [7].

2Le chiffre des mineurs français « sur zone » est corroboré par la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) [8]. C’est d’ailleurs son ancien chef Patrick Calvar, auditionné en mai 2016 par l’Assemblée nationale, qui déclare : « Les deux tiers sont partis avec leurs parents, le tiers restant est composé d’enfants nés sur place et qui ont donc moins de quatre ans. Je vous laisse imaginer les problèmes de légalité que posera leur retour avec leurs parents s’ils reviennent, sans compter les réels problèmes de sécurité car ces enfants sont entraînés, instrumentalisés par Daech : une vidéo récente les met en scène en tenue militaire ». Ces chiffres, bien qu’approximatifs, permettent de positionner l’importance des traumatismes et des horreurs subies par toute une génération de mineurs nés et/ou socialisés au cœur de l’idéologie de Daech et l’urgence, pour les professionnels des secteurs social, sanitaire et éducatif, de prendre conscience de l’ampleur de la problématique grandissante. S’ajoute à cela la situation spécifique des enfants-combattants [9] recrutés de plus en plus jeunes, que les adultes partisans de Daech endoctrinent pour qu’ils participent d’une manière ou d’une autre au « jihad » [10], tel qu’ils l’ont redéfini. Ensuite, il y a tous ceux qui naissent de parents radicalisés, ici ou là-bas. De nombreux mineurs n’ont pas été entraînés au combat, mais ont été socialisés dans l’idéologie de Daech, qui présente « les autres » – ceux qui ne font pas partie du groupe radical – comme des Ennemis contre qui il faut lutter. Cette vision du monde où ils craignent la société les empêche a minima d’avoir accès à leurs droits d’enfants et de devenir citoyens à part entière.

La question des enfants : de qui parle-t-on ?

3Comme pour les « jihadistes » adolescents et adultes, le profil type de l’enfant-combattant n’existe pas [11]. Les situations sont multiples.

Les enfants européens embrigadés par leurs parents

4Selon les autorités françaises citées plus haut, « les deux tiers sont partis avec leurs parents, un tiers est composé d’enfants nés sur place [qui] ont donc moins de quatre ans ». Ces mêmes autorités parlent de « 77 enfants de retour en France avec ou sans leur mère ou parents » [12]. Aux yeux des parents, emmener leur enfant avec eux dans ce projet utopique de « monde meilleur avec la loi divine » est le seul chemin possible ; le laisser hors de la terre du Châm [13] reviendrait à l’abandonner aux forces obscures de la mécréance. Dans ce cas de figure, le recrutement des enfants par Daech s’appuie fortement sur l’aide des membres des familles radicalisées venues sur son territoire. Ils jouent un rôle moteur dans l’embrigadement car ils ont eux-mêmes parfaitement intégré l’idéologie dans laquelle, à leur tour, ils plongent leurs propres enfants : « Ainsi, les enfants grandissent, exposés à l’idéologie de l’EI par ceux qu’ils aiment et à qui ils accordent leur confiance, ce qui renforce celle qu’ils accordent au groupe »[14]. Les parents « jihadistes » disposent d’outils « pédagogiques » pour éduquer leur enfant conformément à leur idéologie. Il est proposé aux mères « des manuels d’éducation jihadiste qui leur suggèrent de raconter aux enfants des contes évoquant les martyrs, de les familiariser avec l’imagerie jihadiste en les orientant vers des sites internet spécialisés, en les encourageant à pratiquer des sports et des activités leur permettant de développer leur musculature et leur psychomotricité » [15]. L’enfant peut être pris en charge par le groupe « jihadiste » dès l’âge de 4 ans, sachant que l’école à la maison a été interdite de manière à obliger les enfants à suivre les programmes élaborés par Daech et présentés comme un véritable moyen d’endoctrinement et de banalisation de la violence [16].

Les enfants européens kidnappés par un parent

5Dans certains cas, les enfants ont été enlevés par une partie de la fratrie ou par l’un des deux parents radicalisés. Nous avons suivi de nombreux adolescents qui avaient tenté d’emmener avec eux leur petit frère ou leur petite sœur [17], persuadés que c’était la seule façon de les sauver « des forces du mal » de la société française ou de nombreux parents dont l’ancien(ne) conjoint(e) avait kidnappé un ou plusieurs enfants. Du point de vue du radicalisé qui veut embrigader son proche, l’amener sur la terre du Châm est le plus beau cadeau qu’il puisse lui faire. Il ne faut jamais oublier que le radicalisé a le sentiment d’avoir plus de discernement que « les autres », ceux qui ne sont pas radicalisés, qu’il perçoit comme endormis et endoctrinés par les sociétés « complotistes » [18]. Son premier réflexe consiste donc à « sauver ceux qu’il aime ». Il ne coupera avec eux que dans un deuxième temps, s’ils refusent « d’entendre raison », pour se protéger des relations qui pourraient le conduire à quitter le « vrai chemin ». C’est pour cette raison que nous insistons toujours sur le fait que l’embrigadé est toujours aussi « embrigadeur ». Ce double rôle de victime/auteur doit être pris en considération dans la prise en charge des « jihadistes » : le professionnel doit le mener à prendre conscience à la fois de la dimension de culpabilité et de la dimension de « victimité » de son engagement « jihadiste ».

6L’autre parent non radicalisé, qui sait dans quelle machine macabre son conjoint ou son ex-conjoint emmène leur enfant, vit un cauchemar éveillé. Certaines de ces affaires dramatiques ont été médiatisées. Le combat intense de Meriam Rhaiem entre 2013 et 2014 pour récupérer son bébé que son ex-mari avait amené en Syrie pour « mourir avec lui au jihad » a donné naissance à un livre poignant [19]. Assia, du haut de ses quelques mois, rapatriée par hélicoptère de la frontière turque par le ministre de l’Intérieur d’alors, est devenue une mascotte qui donnait du courage à tous les parents pour protéger leur enfant de l’endoctrinement « jihadiste » en 2014. Quand l’enfant a l’âge d’être endoctriné et qu’il apparaît ensuite complètement transformé dans les vidéos de propagande de Daech, on imagine le désarroi du parent non radicalisé. Victime indirecte rarement reconnue par la société, celui-ci attaque en général de façon violente les autorités gouvernementales, ne comprenant pas comment son conjoint a pu aussi facilement enlever leur enfant. On retrouve cette réaction chez de nombreux parents d’adolescents radicalisés sur Internet à leur insu, lorsqu’ils ont réalisé qu’une directive européenne de 2013 transposée dans le droit français avait ôté l’obligation de l’autorisation parentale pour les mineurs voyageant dans l’espace Schengen. Nous retraçons leur lutte dans un récit [20], qui a inspiré un film de Marie-Castille Mention-Schaar [21]. C’est à partir de ce moment, début 2014, que les parents ont demandé de l’aide aux autorités pour lutter contre l’embrigadement de leurs enfants et qu’un Numéro Vert (0 800 005 696) a été mis en place par l’UCLAT afin de permettre à ceux qui s’inquiètent d’un possible embrigadement d’être écoutés, conseillés et orientés. Le film reprend d’archives de la presse télévisée les images de parents dénonçant l’absence d’aide du gouvernement dans une conférence de presse organisée par nos soins dans un café Place de la République.

Les enfants européens directement endoctrinés par Daech

7Nous avons déjà abondamment écrit et témoigné sur les enfants-adolescents de 12-15 ans embrigadés par Daech ou d’autres groupuscules dits « jihadistes » sur le Net, puisqu’ils ont constitué une bonne partie du premier millier de jeunes radicalisés que nous avons pris en charge suite à notre mission ministérielle entre avril 2014 et août 2016 [22]. Contrairement à celui d’al-Qaïda, nous avons prouvé que le recrutement de Daech s’opérait grâce à Internet davantage par l’image que par le texte, et par l’individualisation de l’embrigadement de manière à toucher des jeunes très différents aux niveaux social et culturel [23].

Les enfants syriens ou irakiens kidnappés par Daech

8Des rafles d’enfants en Syrie et en Irak ont été orchestrées par les « jihadistes » pour les enlever à leurs parents. Les médias ont fait écho à cette situation vécue notamment par la minorité yézidie, considérée par Daech comme « polythéiste » et donc à éliminer en priorité par rapport aux autres « égarés » (autrement dit chrétiens et juifs monothéistes). Les enfants étaient pris à leurs familles pour en faire des esclaves (y compris sexuels) ou des petits combattants, pendant que leurs mères étaient violées et réduites à l’esclavage et leurs pères généralement éliminés [24].

Les enfants syriens ou irakiens enrôlés par Daech

9D’autres enfants, souvent en situation précaire, sont plutôt attirés par une amélioration de leurs conditions de vie et la volonté de se protéger à l’intérieur d’un groupe fort : « Le paiement des salaires par des groupes armés a déjà été identifié comme une motivation essentielle au recrutement des enfants que l’on retrouve en particulier chez ceux du “califat”. « Dans les circonstances difficiles des pays en guerre, les rémunérations importantes accordées par l’EI suscitent l’intérêt des enfants et de leurs parents »[25]. L’histoire contemporaine a montré des processus similaires chez les enfants-soldats dans différentes régions du globe (Mozambique, Sierra Leone, Salvador, etc.) : « Il y a aussi des “volontaires” pour survivre, avoir un toit, obtenir de la nourriture, se sentir en sécurité, montrer leur virilité, encouragés par les pairs ou poussés par un désir de vengeance. Les chefs de milices font miroiter le fait qu’ils les protègent, peuvent les venger et leur donnent un salaire »[26]. Chez Daech, « on encourage aussi les enfants à rejoindre l’EI en leur offrant des jouets ou des bonbons, ainsi que l’opportunité d’arborer un drapeau du groupe ou même parfois de porter une arme »[27]. C’est pour eux la marque d’une nouvelle identité rattachée au groupe où ils ont l’impression de devenir adultes [28].

L’endoctrinement des enfants

10Lorsque Abou Bakr Al Baghdadi prononce son discours du 29 juin 2014, s’autoproclamant Calife à la tête du renouveau du Califat, il veut positionner Daech en État avec tous les éléments qui en sont constitutifs : une population, un territoire et un gouvernement qui a sa monnaie, sa police, ses institutions, ses impôts, etc. C’est à partir de leur intention de constituer un État islamique que les « jihadistes » entendent organiser l’éducation des enfants. L’endoctrinement doit reposer sur quelques lignes directrices simples. Comme pour les adultes et les adolescents [29], les recruteurs vont se servir de plusieurs angles fondamentaux pour embrigader les enfants.

L’élu providentiel

11Le point commun des dirigeants de dictatures totalitaires est de se présenter comme des chefs naturels qui vont sauver le monde grâce à une idéologie de rupture. Robert O. Paxton résume ainsi les ingrédients de leur fonctionnement : « Un sentiment de crise d’une telle ampleur qu’aucune solution traditionnelle ne peut en venir à bout ; la primauté du groupe ; la croyance que le groupe est une victime, sentiment qui justifie n’importe quelle action contre les ennemis internes ou externes ; la peur du déclin du groupe sous les effets néfastes du libéralisme, de la lutte des classes ou encore des influences étrangères ; la nécessité d’un sentiment d’appartenance à une communauté plus pure ; le besoin d’une autorité exercée par des chefs naturels – toujours de sexe masculin – culminant dans un super-chef national, seul capable d’incarner la destinée historique du groupe ; la supériorité des instincts du chef sur la raison abstraite et universelle ; la beauté de la violence et l’efficacité de la volonté, quand elles sont consacrées à la réussite du groupe ; le droit du peuple élu à dominer les autres dans une logique darwinienne. » [30] Pour renforcer son aura, Adolf Hitler a décidé de prendre le nom de Führer (« guide » ou « chef » en allemand). Il a ainsi dépassé son seul statut d’individu pour occuper une fonction reconnue de tous ses partisans et dénoncée par ses adversaires. Ce terme est resté dans la postérité du personnage, notamment par l’expression Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer (« Un Peuple, une Patrie, un Guide »). Il lui a permis de montrer son caractère unique, de se présenter comme le seul à pouvoir faire advenir une doctrine unitaire, proche de la trinité chrétienne. D’autres formes de totalitarisme utilisent l’image de l’homme providentiel avec Staline, « le Petit père des peuples », Saloth Sâr, dit Pol Pot, « le Frère numéro 1 », ou encore Mao Tsé-Toung, « le Grand Timonier ».

12Il est intéressant d’observer qu’en outre chaque chef, à une époque différente, arbore une posture et des symboles de virilité : courte moustache dans les années 1930, fournie en Union soviétique, longue barbe aujourd’hui. Par ailleurs, tout comme Hitler ou Staline, Abou Bakr Al Baghdadi a choisi une stratégie de récit qui le présente comme un Sauveur. Il s’est inscrit dans le mythe islamique de la venue du Mahdî – dernier descendant du Prophète – devant apparaître à la fin des temps pour sauver le monde en compagnie du messie Jésus (Aïssa en arabe). [31] Pour incarner physiquement le Mahdî, qui sauvera aussi les nouvelles générations de « jihadistes », Abou Bakr Al Baghdadi usurpe l’apparence présumée du Prophète musulman Mohammad [32], notamment lors de ce discours, filmé, où il apparaît affublé d’un turban noir et reprend in extenso le premier discours du Calife Abou Bakr lors de sa désignation, au VIIe siècle suite au vote des premiers compagnons du Prophète après la mort de ce dernier. Une partie de sa stratégie repose en effet sur le fait d’apparaître comme le « successeur du Prophète » en reprenant le titre vacant depuis la chute du califat ottoman en 1924, pour bénéficier de l’aura islamique du terme. Le chef de Daech joue sur les deux tableaux : profane et sacré. Une fois qu’il a manipulé l’histoire et la mémoire pour se constituer en homme providentiel, il utilise parallèlement l’éthique musulmane, qui ne permet pas de diviniser un chef – ce qui ferait de lui une idole qui violerait le principe sacré d’unicité de Dieu, tawhid en arabe – et adopter une stratégie où il ne glorifie que Dieu. C’est la grande différence entre le totalitarisme « daechien » et celui d’autres idéologies de type politique : ce n’est pas la supériorité de la race qui détermine ceux qui « possèdent la Vérité » mais la supériorité de la bonne interprétation de la parole de Dieu. L’idéologie « jihadiste » détruit tout ce qui fait de nous des humains (la culture, les sentiments, les sensations, l’histoire, la mémoire, la filiation, le corps, l’art…) en prétendant qu’apprécier quoi que ce soit en dehors de Dieu constituerait un acte d’apostasie, puisque cela mettrait au même niveau que Dieu une création ou un sentiment humain.

Famille de substitution et fusion entre pairs au sein du groupe radical

13Le discours « jihadiste » produit un changement cognitif chez l’enfant : considérer « les autres » comme un « tout négatif », afin de percevoir ceux de son groupe comme un « tout positif ». La recherche d’un groupe de pairs par les enfants n’a pas échappé aux nazis, qui mettaient également cette dimension en avant, comme le montre ce témoignage : « Je cherchais la camaraderie… Je cherchais l’amitié. Mais surtout je cherchais la reconnaissance et je l’ai trouvée au début de l’embrigadement. Dans ce groupe, avec les tenues uniformes et les chants communs, on se sentait à la maison, plus encore que chez ses parents. C’était une famille de remplacement ».[33] En Chine, le régime totalitaire a aussi cherché à détruire la cellule familiale traditionnelle pour créer dans la nouvelle génération d’enfants une famille de substitution.

Se régénérer en régénérant la société

14Depuis son émergence, le discours « jihadiste » promet la régénération du monde et des hommes en remplaçant la loi humaine par une loi divine interprétée par ses soins. Déjà brandie par les totalitarismes laïques, cette double régénération est d’autant plus prônée par cette version totalitaire qu’elle se veut d’inspiration divine, avec la différence qu’il ne s’agit pas de construire un monde nouveau mais de revenir à un temps passé idyllique. Cela signifie que l’utilisation de l’islam dans le projet « jihadiste » de « régénération de l’Homme et du monde » comprend deux registres différents : d’une part, la loi divine est présentée comme une vérité absolue parce qu’elle serait parole de Dieu (la dimension humaine de toute interprétation religieuse étant niée). D’autre part, une relation pathogène au passé, où la religion est un moyen et un prétexte pour construire un récit apologétique de l’histoire musulmane – comme s’il n’y avait pas de distinction entre un système religieux et des processus historiques, ainsi que le démontre l’immense travail de feu l’anthropologue franco-algérien Mohammed Arkoun, qui appelait à démêler l’idéal religieux des formes historiques dans lesquelles il a été mis en œuvre, autant au niveau des représentations que des pratiques politiques. Le discours « jihadiste » considère que chaque étape historique marque un éloignement vis-à-vis du prétendu « vrai message » de l’islam et veut donc retourner au « point initial ».

15L’idée que le renouveau passe par la destruction du passé n’est pas inédite. Au début du XXe siècle, le régime stalinien poursuivait le même objectif, entendant « remplacer le Russe du passé par un “homme nouveau” qui aurait des valeurs, des croyances, une culture, et même une langue très différente de celle d’avant la Révolution (la “novlangue). [34] La même idée de régénération se retrouve chez les Khmers-Rouges, lorsqu’ils ont détruit la société cambodgienne entre 1975 et 1979, avec « les cinémas fermés, les artistes exécutés, les chanteurs, les techniciens, les réalisateurs envoyés aux champs. Un film khmer-rouge, c’est toujours un slogan, la pratique vaut toutes les théories, alors ne nourris pas d’idées personnelles ! Celui qui a la maladie de l’ancienne société, qu’il prenne Lénine comme médicament… ».[35]

16Pour détruire l’individualité des enfants, Daech teint leurs cheveux en noir pour accentuer leurs ressemblances et les unir autour d’une identité commune. [36] Le mimétisme entre les idéologies totalitaires est saisissant à travers ce témoignage d’un enfant de l’Allemagne nazie : « Nous formions une communauté très soudée. L’uniforme en était le signe extérieur. Il représentait aussi une forme de protection. La chemise brune était le prix à payer pour entrer dans l’organisation (…) La voir sur les autres rassurait, mais porter l’uniforme impliquait qu’on portait l’uniforme culte. C’était donc prévu officiellement. L’uniformité de la pensée s’exprime donc dans l’uniforme. On interrogeait l’un des nôtres et tous les autres répondaient d’une seule et même voix (…) Les gens ont sans doute un grand besoin de sécurité plus que de liberté. La sécurité, on la trouve dans la communauté des croyants où on est avec les autres. Et on sait que les autres pensent exactement comme soi. La parfaite illusion, une société qui colle à la peau »[37]. L’éducation prodiguée se résume dans cette sentence : « Tu n’es rien, ton peuple est tout… l’individu ne comptait plus. Seule comptait la communauté qui marchait en rang en suivant les mêmes directives » [38]. On retrouve le sentiment de destruction de l’individu chez les « jihadistes » : « On était comme les cinq doigts liés de la main ; quand je voyais une sœur en niqab, c’était comme si je voyais une mini-moi » [39] – ainsi que chez les enfants khmers-rouges rescapés du massacre : « Dans ce monde, je ne suis plus un individu. Je suis sans liberté, sans pensée, sans origine, sans patrimoine, sans droits : je n’ai plus de corps. Je n’ai qu’un devoir : me dissoudre dans l’organisation ». [40]

Faire naître un sentiment de persécution afin de se prétendre en légitime défense

17Tout groupe se méfiant de l’extérieur se replie naturelle- ment et automatiquement sur lui-même. L’idéologie « jihadiste » propose une vision du monde où le groupe est pourchassé par le monde entier car il détient le « vrai islam », seule force capable de combattre les forces maléfiques à la base de la corruption du monde.

18Des anashids[41] en français (en canon) destinés aux enfants et à leurs adversaires viennent renforcer le sentiment de persécution [42] :

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« (…) Attention, nos orphelins prennent de l’âge ;
Ils nourrissent leur vengeance dans la rage,
Vous vous octroyez le droit de nous massacrer,
Au nom de votre liberté chère à vos yeux,
Vos biens et vos vies n’ont rien de sacré,
Votre sang coulera pour vos crimes odieux. »

20Les anciens adultes-repères qui participaient à l’éducation et à la socialisation des enfants sont présentés comme des complices des sociétés « complotistes » qui combattent le « vrai islam ». Il faut commencer par se méfier de l’école, où les instituteurs sont payés pour endormir les enfants et les éloigner de la « vérité ». Dans cette perspective, l’une des revues francophones « jihadistes », nommée Dar al-Islam (« Maison de l’islam »), énumère dans son n° 7 les griefs vis-à-vis de l’éducation républicaine française : « L’enseignement, tel qu’il est établi en France, est issu de lois inspirées et écrites par le franc-maçon Jules Ferry (1832-1893,) membre du Grand-Orient de France. La loi du 28 mars 1882 avait pour but d’arracher l’éducation à l’Église catholique pour la confier aux enseignants républicains. Le musulman doit savoir que le système éducatif français s’est construit contre la religion en général et que l’islam en tant que seule religion de vérité ne peut cohabiter avec cette laïcité fanatique (…) La laïcité est la séparation de la religion et des affaires de l’État. »

Images de propagande du magazine francophone Dar al-Islam n° 7

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Images de propagande du magazine francophone Dar al-Islam n° 7

De la persécution à la haine de l’autre

21Dans l’Allemagne nazie, les autorités tenaient ce discours à l’adresse des enseignants : « Dites-le aux enfants : le juif pourrit l’humanité. Inculquez-leur une saine colère, une haine véritable. Dites-le aux enfants, à coups de fouet s’il le faut. Produisez cette haine ». [43] Un universitaire américain déclarait dès 1938 à propos des jeunes enfants allemands : « Je n’exagère pas en disant que l’on inculque à ces enfants de cinq à six ans la philosophie de la haine. Ils haïssent non seulement les juifs et les Russes, mais aussi les Américains, et les Anglais et tout ce qu’ils représentent. Récemment, Goebbels a dit dans la presse que l’Amérique [était] une nation de gangsters. Cela peut vous faire sourire et vous amuser. Mais ce n’est pas notre avis. On apprend non seulement à ces enfants à se sentir supérieurs aux autres races, mais aussi à penser que les autres races et les autres nations sont des criminels ». [44] Staline et son parti utilisaient les mêmes ressorts : les gens ne validant pas l’idéologie communiste étaient considérés comme des « ennemis du peuple », des « espions de l’impérialisme », etc. Leur destin de traîtres était donc légitimement le Goulag. [45] De même les idéologues khmers-rouges montaient-ils leurs membres contre ce qu’ils appelaient les « ennemis intérieurs » : « Le peuple doit être purgé de ses ennemis : impérialistes, Sino-cambodgiens, Vietnamiens, Chams (…) L’invention, en son sein, d’un groupe humain considéré comme différent, toxique, qu’il convient de détruire : n’est-ce pas la définition même du génocide ? ». [46] Le discours « jihadiste » apprend également à haïr tous ceux qui ne lui font pas allégeance : juifs, chrétiens, athées, et les autres musulmans dont ils font le takfir (« excommunication »).

22Lorsqu’il s’agit des enfants, la production de la haine s’obtient aussi à partir des histoires personnelles. Nous pouvons prendre par exemple une vidéo de propagande de trente minutes intitulée Mon père m’a dit[47], qui montre dans un montage assez machiavélique la trajectoire d’un enfant devenu orphelin suite à des « frappes ennemies » procédant des soldats de l’armée syrienne et irakienne ou bien de forces militaires kurdes, et comment la haine est travaillée par Daech auprès de ces enfants. Les images mettent en scène la façon dont l’enfant se remémore, dans les décombres de sa maison, les souvenirs des derniers moments de vie en famille, en parlant devant la caméra et en pleurant la douleur de la perte des êtres aimés, avec le recours aux flash-back. Ces enfants sont alors pris en charge par des soldats de Daech, qui remplacent leur famille à leurs yeux, en les entourant et en s’occupant d’eux. La scène bascule alors vers des camps d’entraînement, où les orphelins retrouvent une famille de substitution. Tous du même âge, ils apprennent par l’intermédiaire d’un enseignant « jihadiste » des leçons de tactique de combat devant un tableau en plein air. Un autre atelier est ensuite programmé pour l’ensemble du groupe, avec diffusion de vidéos de décapitation destinées à habituer les enfants orphelins à dépasser les freins psychiques que représentent les meurtres et la torture. La vidéo s’invite ensuite en pleine nuit dans le dortoir des « Lionceaux du Califat », où une attaque surprise de l’ennemi est mimée par les terroristes pour constater la capacité de mobilisation de l’ensemble des enfants à se préparer et être opérationnels en un minimum de temps.

La banalisation de la violence à l’école

23Dès les premières années de scolarisation, l’objectif de Daech est de transmettre l’idéologie totalitaire aux enfants en développant un univers et un champ lexical guerrier, prenant justement exemple sur les écoles de l’Allemagne nazie et du Cambodge… Comme le montre François Ponchaud [48] pour les Khmers-Rouges : « Le langage de l’Angkar est travaillé par le vocabulaire guerrier : lutter pour attraper le poisson ; lutter pour produire avec courage ; lutter pour labourer et ratisser ; lancer l’offensive pour l’élevage… Il donne des exemples à l’infini : nous étions tous des “combattants”. Et nous cherchions la “victoire sur l’inondation” ; la “victoire sur la nature”… » Dans l’Allemagne nazie, il s’agissait également d’imposer l’idéologie en banalisant l’existence d’un univers de combat autour de l’enfant, dès le plus jeune âge. Les exercices de mathématiques demandés par les professeurs illustraient une vision guerrière du monde dans l’apprentissage des additions. Ainsi toute la démarche scolaire est-elle construite autour du projet d’endoctrinement : « Par le biais des livres d’apprentissage de la lecture (et du calcul), les enfants sont préparés à leur future mission dans la communauté nationale. Les livres sont caractérisés par une image du quotidien (où trônent drapeaux à la croix gammée et symboles nazis, drapeaux de la jeunesse hitlérienne, salut nazi etc.), par une militarisation (la présence de nombreuses illustrations d’hommes et femmes à un moindre degré en uniformes et les jouets à caractère militaire, par des récits vantant la vie excitante de la jeunesse hitlérienne, (…) ne pas inculquer trop de savoir, mais juste ce qui est utile au peuple et à l’État ».[49]

Cahier de Daech ; manuels scolaires nazi et jihadiste

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Cahier de Daech ; manuels scolaires nazi et jihadiste

24La démarche est similaire chez Daech. Les enfants sont sensiblement formés au même âge (entre 5 et 8 ans), à l’idéologie « jihadiste », même si Daech va plus loin dans la propagation de l’idéologie en termes de moyens technologiques (applications ludiques sur les smartphones…). À l’instar de l’Allemagne nazie, les matières ne contribuant pas au développement de l’idéologie ont été éradiquées de l’« éducation » imposée par Daech. La directive suivante, issue du programme éducatif nazi, aurait pu être émise par Daech car elle annonce clairement son but d’endoctrinement : « L’école primaire ne doit pas servir à fournir un éventail de connaissances destiné à l’usage personnel de l’individu. Elle doit développer et exploiter les facultés mentales et physiques de la jeunesse pour les mettre au service du peuple et de l’État (…) Tous les autres enseignements appartiennent à une vision obsolète de l’éducation et doivent être abandonnés ».[50] L’école perd ainsi son sens, son rôle de construction de l’individu pensant par lui-même, pour favoriser l’instruction de futur soldat. Pour empêcher les enfants d’échapper à l’endoctrinement, l’enseignement à domicile a été déclaré interdit.

25L’univers guerrier et meurtrier présente la mort comme omniprésente autour de l’enfant. On permet ainsi un lien immédiat avec le culte des morts, que l’on reproduit alors visuellement dans les manuels scolaires comme une suite logique de l’apprentissage. Le processus de militarisation de l’enfant et de tout son univers se retrouve dans tous les livres édités par Daech à destination des enfants, quel que soit leur âge. Il s’agit de détruire leur sensibilité naturelle face à la mort. Massacres et attentats sont définis comme des actes d’héroïsme ; l’identification des enfants à ces « héros » est orchestrée, ce qui permet également de normaliser les massacres de Daech en les transformant en actes de guerre. Les « Lionceaux du Califat » sont entraînés au combat et prêts à mourir en martyrs, en se sacrifiant sans sourciller au cours d’attentats. D’ailleurs, les slogans scandés par les partisans de ces idéologies prouvent leur fascination pour la mort en « martyr » : « Le paradis est à l’ombre de l’épée » (idéologie nazie) [51] ou « Nous aimons la mort comme vous aimez la vie » (idéologie jihadiste) [52].

L’entraînement dans les camps

26Le camp d’entraînement pour enfants est le lieu de mise en œuvre concrète de l’idéologie totalitaire : c’est là que doit se tester le niveau de désorganisation émotionnelle qui permet d’affronter la mort. Dans tous les mouvements totalitaires, le fonctionnement des camps repose sur l’idée de redéfinir les frontières entre la sphère privée et la sphère publique de chaque enfant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de la première. L’enfant ne doit plus avoir de droits en dehors des intérêts du groupe ; il ne doit plus avoir de temps personnel ni d’espace privé. Les lois du groupe envahissent le privé jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’individu. C’est à cette condition que les enfants peuvent être exposés à la violence de manière assumée et revendiquée.

27Les exercices proposés aux garçons sont particulièrement difficiles, comme le proposait le pouvoir nazi au sein des Jeunesses hitlériennes : « Les jeunes participent à des ateliers particulièrement éprouvants au cours desquels les instructeurs les frappent à coups de poing, de pied et de bâton ». [53] Ils sont réveillés en pleine nuit, pour les exercer à se battre à tout moment. Fusion au sein du groupe, discipline de fer, désensibilisation, dépassement de sa condition d’enfant sont au programme afin d’obtenir une totale soumission.

28L’objectif commun (nommé par le groupe « légitime défense ») va englober l’entité du psychisme et des affects, menant à une sorte de double déshumanisation : celle de l’enfant lui-même et celle de ses futures victimes. Dans tous les mouvements totalitaires, l’endoctrinement tente de mener les enfants à percevoir le lien humain comme une preuve de faiblesse ou de fragilité, y compris avec leurs propres parents. Progressivement, ils rejettent tous les sentiments qui constituent l’être humain. Jusque-là, l’idéologie nie l’enfant en tant qu’être pensant ; à partir de l’entraînement dans les camps, l’idéologie nie l’enfant en tant qu’être vivant, au profit de son idéologie. Autrement dit, il doit se durcir et ne plus rien ressentir. Pendant l’entraînement de Daech, l’enfant reçoit des coups pour s’habituer à la douleur. Endurci, il finit par s’identifier à la cause de son groupe et n’existe plus qu’à travers elle, quitte à tuer et à se faire tuer pour elle. Le Docteur Haing, rescapé des camps de la mort de Pol Pot au Cambodge, explique ce procédé : « Le fait d’aller combattre ou d’assister à des scènes de violence développe l’agressivité de l’enfant. C’est dans une réaction de défense que l’enfant imite son tortionnaire ». Nos confrères américains appellent cela le “coping” ».

29Les enfants ne sont pas seulement entraînés à tuer tous ceux qui n’appartiennent pas à leur groupe : on leur apprend aussi à déshumaniser leurs victimes afin de faciliter leur extermination. Celui qui a été désigné comme « ennemi » n’apparaît plus comme son semblable mais comme une simple chose, et alors tout est permis sans aucun sentiment de culpabilité. Cette déshumanisation peut s’opérer par la façon de nommer l’Autre – « ils couinent comme des porcs quand ils meurent » – mais elle peut aussi s’opérer en démembrant les corps, de manière à éliminer leur apparence humaine. Généralement, les enfants sont entraînés au sadisme en s’exerçant sur des animaux. L’incorporation dans les camps d’entraînement de Daech fait basculer les enfants dans un nouvel univers, hors limite, où la déshumanisation est omniprésente. Les « lionceaux du Califat » sont une réplique toujours plus sanguinaire des autres formes de totalitarisme connues incorporant des enfants dans leurs rangs. Il est évident que la prise en charge d’un enfant passé par les camps d’entraînement diffèrera de celle de l’enfant uniquement passé par l’endoctrinement scolaire, car le premier a connu l’expérience de la violence extrême ; il a vécu des traumatismes, mais a aussi développé une perception paranoïaque du monde qui peut l’amener à présenter des comportements violents. Par ces mécanismes, l’enfant a l’impression de devenir l’instrument de Dieu qui punit ainsi tous ceux qui transgressent l’ordre divin tel que défini par le groupe.

Quelle prise en charge des enfants ?

30Même si Daech s’est inspiré des techniques d’embrigadement d’enfants initiés par d’autres mouvances totalitaires de l’histoire contemporaine, on ne peut pas comparer la prise en charge des enfants endoctrinés et/ou embrigadés par la mouvance « jihadiste » aux enfants-soldats ou aux enfants nazis. En effet, une situation de danger de mort caractérise les enfants-soldats, qui combattent souvent pour ne pas mourir de faim ou pour éviter que leur famille ne se fasse tuer ; leur déshumanisation est davantage le produit de l’entraînement au combat que le résultat d’un processus idéologique élaboré. Les programmes qui prennent en charge les enfants-soldats se consacrent à leur formation professionnelle et à la recherche de leur famille (pour précéder à leur réunification). Quant aux enfants nazis, le contexte géopolitique les distinguait : ils ont été enrôlés par des autorités gouvernementales et non par un groupuscule terroriste qui s’oppose aux autorités de l’État. Leur déshumanisation était le produit d’une idéologie qui considérait l’extermination des juifs, des tsiganes et des homosexuels comme la condition d’une société régénérée, mais cette dernière était portée par des autorités politiques de l’État.

31C’est pourtant après la Seconde Guerre mondiale que les réflexions sur l’intérêt de l’enfant émergent, lorsque l’on découvre les milliers d’« enfants perdus » [54], victimes de la guerre et de la Shoah, séparés de leurs parents souvent décédés. Les travailleurs sociaux de l’époque sont investis comme des « agents de la démocratisation et des droits de l’homme » [55]. Il existe alors un désir généralisé de réfléchir aux outils pour se protéger des idéologies totalitaires : « Renforcer l’individu dans l’Europe de l’après-guerre provoque des discussions plus larges sur “où et comment l’individu se constitue précisément”. Alors que certains réformateurs insistent sur le libre marché et que d’autres penchent pour des réformes constitutionnelles et juridiques, les psychologues, les social workers et les militants de la protection de l’enfance se tournent surtout vers la famille en tant que point central de l’identité individuelle (…), car ils associent dorénavant les pratiques d’une éducation collective et politisée au totalitarisme »[56]. Mais la relation à la nation fait aussi partie de leurs préoccupations : les travailleurs sociaux voient dans la famille et la nation « les sources essentielles de l’identité et de la capacité d’agir individuelles » [57]. Leurs questionnements croisent les nôtres, dans la mesure où les enfants de Daech ont été désaffiliés et dénationalisés. Plusieurs défis se posent quant à leur accompagnement, car ils sont impactés à des niveaux différents, selon qu’ils aient été entraînés dans les camps, mêlés à des exactions, témoins de violences, enlevés à leur famille ou élevés par des parents eux-mêmes embrigadés.

Les enfants du groupe islamique

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Les enfants du groupe islamique

Enfants étrangers ayant été dans les zones contrôlées par l’EI, par pays d’origine en Europe*
Source : Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), 2018.

32Alors que l’État plaçait d’abord régulièrement les enfants en institution, faute de places dans celles-ci des familles d’accueil se sont retrouvées démunies face à des enfants particulièrement perturbés. Désormais, seuls les assistants familiaux « volontaires » pourront accueillir les enfants de la zone syro-irakienne [58].

33À ce jour, le gouvernement français a transmis le 23 février 2018 une circulaire destinée aux professionnels de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et relative à la prise en charge des mineurs à leur retour de zones d’opérations de groupements terroristes (notamment de la zone syro-irakienne). Or le principal questionnement concerne la nature des acteurs qui sont le mieux placés pour effectuer l’accompagnement de ces enfants. Le placement systématique en institution ou en famille d’accueil lors de l’arrivée en France se révèle-t-il une bonne solution ? La famille élargie est-elle mieux placée pour aider l’enfant à redevenir un individu épanoui ? Comment travailler le conflit de loyauté des enfants vis-à-vis de leurs parents si ces derniers incarcérés sont encore dans l’idéologie ? Comment rétablir la filiation envers la famille et envers leur pays ? Comment déconstruire leur vision du monde où ils considèrent que « les autres » sont leurs ennemis et leur veulent du mal ? Comment leur redonner confiance ? Dans son analysant analysant les parcours de vie des anciens enfants-combattants lors de la guerre civile du Liban, Mouzayan Osseiran-Houballah analyse avec justesse que « les enfants-combattants sont des enfants qui ont peur au fond d’eux-mêmes et qui font peur ». Il en est de même pour ceux de Daech : il va être nécessaire d’apporter une réassurance chez ces enfants sur qui on ne projette que nos peurs et nos angoisses. À cette fin, une approche individualisée, adaptée à leur parcours et à leur rythme de résilience, sera fondamentale pour faciliter leur réhabilitation.

34Le rapport du RAN [59] fait remarquer que les acteurs éducatifs ont besoin de formation dans différents domaines même si « le personnel enseignant est généralement formé à prendre en charge des enfants vulnérables (…) Il faut savoir gérer les risques potentiels que posent les mineurs de retour de zone de combat ; ils peuvent représenter un risque marginal pour les autres élèves et les enseignants doivent être formés à identifier des réactions d’ordre traumatique. (…) Des exercices de base de sensibilisation au traumatisme et de réponse lorsqu’un enfant affiche un “comportement particulier” doivent faire partie de la formation de base ». [60]

35tous les enfants ayant vécu sur zone ne reviennent pas traumatisés, car quelques-uns ont été tant bien que mal protégés par leurs parents. Mais savoir diagnostiquer un traumatisme auprès des enfants revenant d’une zone de guerre apparaît indispensable à leur prise en charge, d’autant qu’ils sont tous brutalement séparés de leur mère lorsqu’ils atterrissent à Roissy. Pendant que les parents sont placés en détention, une évaluation de leur état de santé physique et psychique est immédiatement réalisée à leur arrivée : « Dès leur descente d’avion, les mineurs sont examinés par le médecin de l’aéroport avant de passer quelques jours plus tard un bilan pédiatrique. Rares sont ceux à souffrir de pathologies physiques graves mais tous sont dans un état de fatigue avancé, lié aux conditions de leur retour en France ou à un séjour prolongé en centre de rétention. Le bilan psychologique est, en revanche, plus long. “Au début, ces enfants sont en crise, ils viennent d’être séparés de leur mère sans bien comprendre pourquoi. Il nous faut trois mois environ pour faire un bilan complet”, précise le Pr Thierry Baubet, chef d’un des services de pédopsychiatrie qui les suivent. Une thérapie adaptée à plus long terme est ensuite proposée en fonction de leurs besoins »[61]. Les traumatismes dont souffrent les enfants vont au-delà des blessures physiques et du danger de mort inhérent aux zones de conflit : « Les enfants souffrent non seulement de troubles secondaires aux traumatismes provoqués par les violences auxquelles ils sont confrontés, mais aussi de troubles liés au confinement, aux difficultés de se déplacer, aux interdits multiples qui frappent les individus, à la perte de la sécurité de base, notamment celle liée à l’habitation, à la cohésion familiale (emprisonnements, engagements dans les milices, arrestations de membres de la famille) et sociale (le recrutement de combattants parmi les enfants d’âge scolaire a empêché un grand nombre d’enfants d’être scolarisés) »[62]. Les constatations faites, suite aux premiers retours des enfants de Daech, montrent des traumatismes de nature diverse.

36On peut se référer à un article de Sud-Ouest : « “Outre le choc lié à la séparation, beaucoup ont été endeuillés d’un parent, parfois de plusieurs membres de la famille”, détaille un psychiatre, responsable d’un service chargé de leur suivi en Île-de-France. Sans parler de “la fuite avec leur mère, dans des contextes dramatiques, les bombes, les incarcérations”. Parmi les plus jeunes, certains ont passé la ‘‘moitié de leur vie en détention”. Plusieurs ont “vu des images violentes” (…). Autant de traumatismes, qui donnent lieu à divers symptômes. Certains souffrent de stress post-traumatique, d’autres manifestent des troubles de l’attachement, des syndromes dépressifs, des retards de développement. Des troubles souvent “très proches” de ceux que les professionnels ont l’habitude de rencontrer chez les enfants exposés à de graves violences. Mais pour les travailleurs sociaux, leur situation est inédite : “ce qui est particulier, c’est l’histoire familiale, ce n’est pas n’importe quels parents”, explique ainsi une responsable de l’ASE »[63]. C’est aussi l’avis du Professeur Thierry Baubet : « Aucun de ces “petits revenants” n’a été enfant-soldat ou n’a fréquenté les écoles pour “lionceaux du califat” mais certains ont perdu un parent, d’autres ont grandi sous les bombardements, ont passé plusieurs semaines en centre de rétention ou ont manqué de nourriture. Ils ont subi des traumatismes précoces et présentent tous types de troubles post-traumatiques : de l’attachement, du développement, de l’hyperactivité… Ces angoisses peuvent revenir bien des années plus tard, à l’adolescence par exemple, d’où la nécessité d’une prise en charge précoce et sur la durée »[64].

37Il est fort probable que certains enfants et adolescents qui rentrent de Syrie aient également assisté à des évènements traumatiques. Mouzayan Osseiran-Houballah rappelle que « l’évènement » est à l’origine du traumatisme : « Dans le domaine de la psychanalyse, on définit le trauma ou traumatisme (psychique) comme un “évènement de la vie du sujet qui se caractérise par son intensité et l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement”. L’appareil est alors mis dans l’incapacité de liquider une surcharge pulsionnelle ; le principe de plaisir, dont le rôle serait d’évacuer cet excès de tension, se trouve mis hors-jeu par la violence et la soudaineté d’un trauma. L’évènement en psychanalyse est donc soudain, violent, intense. Il va soumettre l’appareil psychique à une contrainte qui produira un choc à l’entretien de celui-ci : c’est le traumatisme. Dans ce cas, le traumatisme est la non-réponse du psychisme bloqué »[65]. Au fond, le choc est si grand que la personne qui le subit ne comprend pas le sens qu’il revêt : « On peut dire que l’évènement traumatique se caractérise par le fait d’être innommable. Le sujet se trouve figé, interdit devant une chose pour laquelle il ne dispose d’aucun signifiant. Ce qui est impossible à nommer échappe ainsi à la symbolisation »[66].

38À l’instar de ce que recommande le RAN, il semble donc fondamental que les travailleurs sociaux qui suivent les enfants de Daech puissent diagnostiquer et reconnaître un traumatisme. Cela est fondamental pour deux raisons principales : en premier lieu, l’enfant qui a subi un trauma ne s’en souvient généralement pas et développe donc des symptômes qui peuvent être mal compris et mal soignés ; en deuxième lieu, l’accompagnement des mineurs va consister à les rassurer sur leur entourage, qu’ils ont appris à considérer comme leur adversaire. Ils doivent apprendre à faire confiance en l’humain et progressivement en la société et son système démocratique basé sur les lois humaines. Les enfants arrivent donc avec un double handicap : une idéologie qui leur a appris à se méfier des « Autres » et un traumatisme éventuel qui leur a fait perdre la confiance en l’adulte. Car lorsqu’un individu est traumatisé, « l’extérieur contient une menace indéfinissable par rapport à laquelle le sujet adopte une attitude défensive » [67]. Le sentiment de paranoïa consécutif au traumatisme s’ajoute à celui consécutif à l’endoctrinement. Une troisième dimension se superpose : la séparation brutale d’avec la mère, qui peut aussi se révéler traumatique : « Ce sont des enfants en proie à un fort conflit de loyauté, on peut questionner l’endroit où ils ont vécu, le système de valeurs de leurs parents, mais ils ont été aimés et n’ont pas subi de maltraitances », précise une directrice de l’ASE dans une entrevue accordée à un quotidien. [68]

39La triple méfiance de l’enfant (résultat de l’idéologie, du traumatisme et de la séparation d’avec la mère) doit donc être désamorcée pour qu’une prise en charge puisse s’amorcer. C’est aussi l’avis du psychiatre Serge Hefez, qui suit ce type d’enfants : « L’urgence est de considérer que ce sont des enfants qui ont été séparés de leurs parents, dont certains sont morts, dont les liens affectifs ont été brutalement endommagés. L’impératif est qu’ils puissent nouer des liens de confiance avec leur famille d’accueil, les psychologues, les éducateurs, qu’ils se sentent en sécurité, et qu’ils puissent s’exprimer sur ce qu’ils ont vécu »[69]. Le rapport du RAN le précise également : « Il est nécessaire de bien comprendre que certains enfants sont incapables de coopérer quand ils se sentent menacés » [70]. Identifier l’existence d’un trauma est donc la condition nécessaire à tout travail d’accompagnement psychologique et éducatif, pour la réhabilitation d’un enfant endoctriné (et parfois entraîné) par l’idéologie dite « jihadiste ».

40On pourrait imaginer que la famille élargie, la famille d’accueil et les éducateurs pourront se reposer sur les compétences des psychiatres et sur leurs bilans. Néanmoins, intégrer une sensibilisation au trauma dans la formation des intervenants sociaux apparaît important, car ils sont parfois les mieux placés pour en repérer des symptômes. Si ces soins ne sont pas mis en place, le sentiment d’être en danger permanent et la méfiance de l’enfant augmenteront, à tel point qu’il mettra en place des stratégies de contrôle et d’évitement pour prévenir toute sensation susceptible de lui rappeler l’évènement. Cela peut le mener à s’enfermer dans son agressivité, à s’automutiler pour contrôler les effets de la souffrance, à se droguer pour échapper à la réalité, à développer des phobies pour se focaliser sur autre chose, etc. Savoir détecter les séquelles d’un vécu en zone de guerre le cas échéant semble donc fondamental pour les professionnels chargés de ces enfants. Les travailleurs sociaux doivent retenir que l’efficacité de la prise en charge sera liée à la rapidité du diagnostic de traumatisme. Ce qui ne signifie pourtant pas qu’il faille réduire les mineurs à un statut de victime.

La famille élargie pour renationaliser et réaffilier l’enfant

41Reconstruire les liens familiaux a fait partie de la dénazification. En effet, après la guerre, « les antifascistes décrivent l’enfer du nazisme comme une agression envers l’individu et la famille. Après la guerre, les anticommunistes perpétuent cette tradition, établissant un lien entre nazisme et communisme, en les accusant de détruire la sphère privée »[71]. « Si les Nazis ont corrompu l’unité familiale, reconstruire la vie de famille traditionnelle après la Seconde Guerre mondiale relève à la fois de la dénazification et de la démocratisation » [72]. La rupture avec la famille non radicalisée fait partie des premières étapes de l’embrigadement des enfants et des adolescents. Chez Daech comme dans toutes les autres idéologies totalitaires, des enfants sont allés jusqu’à dénoncer leur propre père. Même lorsque toute la famille est radicalisée, le groupe radical remplace finalement la famille biologique ; le chef devient la figure paternelle ; le groupe radical devient dans tous les cas un groupe de substitution qui détruit l’individualité des recrues pour renforcer la fusion au sein du groupe. La place de la famille dans la prise en charge apparaît donc comme un paramètre fondamental. Pourtant, « la majorité des enfants sont séparés de leurs parents : 85 % des mineurs revenus de Syrie sont confiés à l’aide sociale, détaille le ministère de la Famille, de l’Enfance et des Droits des femmes. Le seul vrai critère du juge est l’intérêt de l’enfant. Il ne peut pas se permettre de le remettre dans une famille radicalisée »[73]. Les enfants qui rentrent de Daech sont directement placés dans des familles d’accueil : « À quelques exceptions près, les juges privilégient un placement en famille d’accueil plutôt qu’en foyer. Toutes sont volontaires, très expérimentées, et n’ont pas d’autres enfants à charge. La raison est d’abord matérielle : il s’agit généralement de fratries qu’il n’est pas souhaitable de séparer. Ce choix est également dicté par l’attention particulière qu’ils demandent »[74].

42Une fois que l’enquête sur la famille élargie a abouti, cette dernière peut alors obtenir des droits de visite et de garde. Cette démarche repose sur la nécessité de vérifier l’absence de radicalisation du reste de la famille. Dans la réalité, seuls les enfants kidnappés par l’un des deux parents à l’insu de l’autre ont été rendus à leur famille : « Depuis mars 2017, une circulaire encadre la marche à suivre dès leur sortie de l’avion. Désormais, le procureur émet systématiquement une ordonnance de placement provisoire, en moyenne entre quinze jours et un mois, à leur arrivée, le temps que les parents soient entendus par la justice et pour parer au plus urgent. Leur dossier est ensuite repris par un juge pour enfants qui décide de prolonger ou non le placement. (…) Sur les 37 enfants arrivés depuis un an et demi en Seine-Saint-Denis, seuls 6, dont une fratrie de 4, ont été remis à leur famille à l’issue d’une courte période de placement. “Ce sont à chaque fois des cas où l’un des parents a emmené les enfants en Irak ou en Syrie sans l’accord de l’autre”, précise la directrice de l’ASE. À l’instar de cette adolescente qui a passé plusieurs années sur zone avec sa mère et son beau-père : “C’est son père biologique qui a signalé son départ, il s’est battu pour qu’elle rentre en France. L’enquête a rapidement conclu qu’il n’avait absolument rien à voir avec la radicalisation de son ex-épouse”, précise Maître Jérémie Boccara, l’avocat de la mère de l’adolescente »[75].

43La rupture familiale ne facilite pourtant pas la sortie de radicalisation des mineurs. Le RAN rappelle à plusieurs reprises que la séparation familiale complique la prise en charge des enfants : « Même si les enfants sont rentrés en Europe et sont loin de la zone de conflit, les professionnels doivent être conscients qu’ils peuvent encore se trouver dans un environnement transitoire, en particulier lorsque leurs parents sont incarcérés et que les enfants vivent en famille d’accueil. Ces circonstances peuvent entraver le processus de traitement du traumatisme et de reconstruction de la résilience. (…) Outre le traumatisme résultant de leur vie en zone de conflit, le processus de réinstallation [retour dans l’UE] peut occasionner des traumatismes supplémentaires, d’autant plus marqués si les familles sont séparées ou si les enfants voyagent seuls »[76]. Les avocats témoignent de la souffrance provoquée par la séparation automatique de l’enfant avec sa famille, comme par exemple Maître Martin Pradel : « Cette séparation est tout de même problématique. Les enfants sont sevrés très brutalement, c’est particulièrement douloureux. Ils ressentent un très fort sentiment d’abandon »[77]. Le rapport du RAN recommande que la garde de l’enfant puisse être proposée à l’environnement familial non radicalisé de l’enfant : « Si aucune solution ne peut être trouvée dans le cercle social de l’enfant, sa garde peut alors être confiée à quelqu’un d’autre et l’enfant peut être placé en institution ou en famille d’accueil » [78]. Pour la fondation Quilliam, « En priorité, il faut faire en sorte que l’enfant puisse retourner chez un membre de sa famille non radicalisé ou qu’il puisse les fréquenter pour ne pas avoir de sensation d’abandon. (…) Un travail thérapeutique seul ne suffit pas à lui assurer une place de semblable au sein de la communauté, mais cela permettra de soigner psychiquement les enfants-combattants et d’essayer de les éduquer et de les réinsérer dans leurs univers d’origine »[79]. Pourtant, le recours à la famille élargie ne s’opère pas facilement. Malgré le fait que de nombreux grands-parents réclament la garde de l’enfant-revenant, les autorités sont frileuses : « Dans certains cas, la garde est réclamée par la famille élargie, souvent les grands-parents. Une enquête approfondie est alors menée par la Protection judiciaire de la Jeunesse, systématiquement co-saisie dans ce type de dossier. Mais ces enquêtes sont longues et pour l’heure aucune demande n’a abouti »[80]. Récemment, deux grand-mères ont attaqué l’État pour rapatrier deux orphelins : une fillette de 5 ans et un petit garçon de 2 ans. Leur avocate, Maître Samia Maktouf, rappelle que la France a ratifié en 1990 la Convention relative aux droits de l’enfant, dont l’article 3 dit notamment que « les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être (…) et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées » [81]. « Des familles d’enfants de jihadistes français, actuellement dans des camps au Kurdistan syrien, ont également déposé une plainte contre la France auprès du Comité des droits de l’enfant de l’ONU, fin février. Dénonçant l’inaction de l’État, ces grands-parents, oncles et tantes espèrent pousser la France à “prendre ses responsabilités et protéger ses enfants d’un risque de famine et de mort imminente auxquels ils sont confrontés”, expliquaient les avocats Marie Dosé, Martin Pradel et William Bourdon, dans un communiqué »[82].

44Le sentiment d’abandon n’est pas la seule conséquence négative d’une séparation familiale. L’étayage familial est aussi une aide lorsque les travailleurs sociaux commencent à mener l’enfant ou l’adolescent à questionner ses certitudes sur la définition de son groupe (ceux qui vont « sauver le monde ») et la définition des « autres » (« les mécréants qui veulent éliminer les musulmans parce qu’ils savent qu’ils détiennent la solution pour sauver le monde »). Que l’on appelle cela « déradicalisation », « désengagement », « travail de libre arbitre », « autonomisation du jeune », peu importe… toujours est-il que le travail psycho-éducatif interroge la vision du monde inculquée au mineur et qui sous-tendait sa présence en Syrie, les actes violents des adultes, et maintenant l’incarcération des parents. Comme le précise le rapport du RAN, l’idéologie de Daech a proposé un mode de vie qui a « posé les bases identitaires de l’enfant et lui sert également de protection en lui permettant de rester résilient tout en vivant dans ce contexte. Les interventions destinées à traiter l’idéologie/la vision du monde des enfants de retour dans leur pays d’origine doivent tenir compte du fait que le processus de déconstruction des bases de leur identité et de transition vers une nouvelle identité est aussi long que complexe. Ce type d’intervention doit donc s’inscrire dans le cadre de processus et/ou de mesures plus larges de réintégration et de réhabilitation »[83].

45Si l’on se réfère à notre expérience de suivi des 12-15 ans [84], le rôle de la famille élargie, notamment des grands-parents non radicalisés, s’avère fondamental pour le processus de « réaffiliation ». Cela concerne principalement le rappel des anciens repères effacés par l’embrigadement : repères affectifs, historiques, mémoriels, etc. Nous avons démontré que l’embrigadement a provoqué un changement cognitif qui passe par l’effacement du passé et la destruction de l’individu, absorbé dans le groupe radical [85]. Le discours « jihadiste » opère une désaffiliation de l’individu en le plaçant dans une communauté de substitution et en lui donnant l’illusion d’appartenir dorénavant à une filiation mythique sacrée. Si toute la famille ne bascule pas ensemble dans cette nouvelle identité, le discours radical multiplie les arguments pour créer une rupture avec la famille originelle. Pendant le suivi du jeune, la famille élargie non radicalisée occupe une place symbolique privilégiée pour restaurer les anciens repères identitaires malmenés par l’embrigadement et raviver les éléments fondateurs de l’histoire du jeune. En novembre 2017, le président Emmanuel Macron déclarait que le gouvernement étudierait le retour des enfants de jihadistes au cas par cas [86]. Récemment, le Quai d’Orsay a annoncé vouloir rapatrier 150 enfants, mais sans leurs mères [87].

46Grâce aux statistiques réalisées sur le suivi pendant deux ans de 450 « jihadistes » [88], nous pouvons avancer, de manière scientifique et rigoureuse, deux résultats : l’approche relationnelle rassurante est une condition préliminaire à tout travail cognitif et idéologique dans le processus de désengagement ; la famille est la mieux placée pour mettre en place une « contre-approche relationnelle rassurante », face à l’approche anxiogène du discours « jihadiste ».

47En effet, les statistiques montrent que nos échecs (20 % de l’échantillon) étaient constitués de 65 % de majeurs et de 35 % de mineurs [89]. Elles prouvent l’efficacité de l’approche émotionnelle rassurante mise en place avec les familles, étape préliminaire à la remobilisation cognitive du désengagement [90]. Les proches (parents mais aussi conjoints) sont les mieux placés pour rassurer le radicalisé et lui redonner confiance en l’humain, puis en la société dans un deuxième temps. Le discours « jihadiste » utilisant les émotions pour insécuriser et radicaliser le jeune, les proches peuvent également agir sur les émotions pour agir sur les cognitions. Commencer par faire appel au lien originel permet de replacer le jeune au sein de sa filiation d’origine afin qu’il retrouve d’abord une partie de ses repères affectifs, mémoriels et cognitifs. Sachant que le discours « jihadiste » a dilué l’individu dans le collectif paranoïaque, qu’il a opéré une sorte d’« anesthésie » des sensations individuelles, qu’il a coupé le jeune de toute culture pour lui interdire l’expérience du plaisir et l’incarnation de tout ressenti, la remémoration de micro-évènements qui ont rythmé sa petite enfance fait ressurgir des sentiments provisoirement refoulés et des sensations sans lien avec le groupe radical, ce qui le ramène à son corps « d’avant » et à ce qu’il est profondément. Ainsi, alors que la déshumanisation visée par les « jihadistes » passe par la désincarnation et la désaffiliation, la déradicalisation passe par la réincarnation et la « réaffiliation ».

48Le rôle des grands-parents est aussi lié à leur grande capacité d’empathie vis-à-vis de leurs petits-enfants perdus, du fait du lien affectif qui les relie. Nous avons observé que les jeunes radicalisés passent par une période d’angoisse dès qu’ils commencent à avoir des doutes sur leurs certitudes : ils ne savent plus à qui faire confiance pour démêler le « vrai » du « faux ». Leurs repères sont brouillés. Ils ont le sentiment de tomber dans le vide, dans une sorte de gouffre, d’être incompris de tous, les anciens membres du groupe et « les autres ». À ce moment-là, les plus fragiles décompensent et peuvent tenter de se suicider ou adopter des attitudes de fuite du monde réel (alcool, drogue). Le soutien mis en place pendant cette transition que nous appelons « période grise » est fondamental. Sans la participation active des familles, « nos » mineurs n’auraient pas réussi à s’extraire de la force relationnelle de leur groupe radical. Car chez les mineurs, la dimension relationnelle de l’embrigadement est globalement plus importante que la dimension idéologique [91]. La présence permanente de la famille élargie, son étayage et son lien affectif indéfectible, constituent une compensation face à la perte des liens avec le groupe radical.

49Enfin, les grands-parents peuvent apparaître comme des facilitateurs pour que l’enfant garde le lien avec ses parents. Car les intervenants sociaux insistent sur le fait que « reprendre une vie “normale” passe également par le maintien des liens familiaux. Les enfants dont les parents sont incarcérés leur rendent visite en prison tous les quinze jours environ. Des déplacements lourds à gérer pour les services sociaux mais nécessaires pour l’équilibre des enfants » [92]. C’est aussi l’avis du psychiatre Serge Hefez : « Dans tous les cas, même en cas de parents très radicalisés qui seraient emprisonnés, il est préférable que les enfants continuent à les voir. On ne résout pas un conflit de loyauté en coupant l’enfant de ses parents, mais en travaillant avec lui sur la manière dont il peut concilier le lien affectif qu’il a avec eux et celui qu’il peut construire avec d’autres personnes. L’enfant assimilera avec le temps à faire la part des choses entre les croyances de ses parents et ce qu’il apprendra par la suite » [93].

50Bien entendu, seule une famille non radicalisée peut participer à cette démarche. Mais certaines familles anciennement radicalisées ont pu y adhérer, ayant compris l’enjeu et le danger qu’encourait leur enfant. Autrement dit, la prise de conscience des conséquences de l’idéologie « jihadiste » sur l’enfant peut en retour aider les adultes à douter et se désengager.


Date de mise en ligne : 15/04/2019

https://doi.org/10.3917/lcdlo.134.0067

Notes

  • [1]
    UNICEF, Syria Crisis Humanitarian Highlights and Results, janvier 2016.
  • [2]
    UNHCR Global Report 2016.
  • [3]
    Depuis le démarrage de nos travaux sur les stratégies de radicalisation des groupes terroristes en 2013, nous avons fait le choix de continuer à nommer le groupe qui se fait appeler « État islamique » par l’acronyme DAECH, acronyme en arabe de « Ad Dawlat al-Islamiyah fil ‘Iraq wa Bilâd al Cham » (« État islamique en Irak et au pays du Levant »). Notre choix de ne pas nommer l’organisation terroriste de la façon dont elle entend être définie dans sa propre stratégie de communication est une façon de l’inscrire à sa place réelle : non pas un État souverain (État islamique ou E.I.), mais bien une organisation terroriste et totalitaire, non représentative de l’islam ou des musulmans, qui est le produit d’une histoire, d’interactions géopolitiques et des stratégies humaines de certains. Nous utiliserons donc tout au long de ce rapport le terme Daech, sauf lorsque nous respectons les citations d’autrui
  • [4]
    Pierre Conesa et al, La propagande francophone de Daesh : la mythologie du combattant heureux, Observatoire des radicalisations, Fondation Maisons de Sciences de l’Homme, mars 2017.
  • [5]
    Voir son article dans ce numéro : « Comprendre la stratégie communicationnelle de Daech ».
  • [6]
    Hasna Hussein, « Pour une meilleure prise en charge des enfants revenus de Syrie », Le Monde, 10 juillet 2018.
  • [7]
    « More than 2,500 Foreign Children are living in Camps in North-East Syria », 21 février 2019.
  • [8]
    « Radicalisation : comment gérer le retour des mineurs ? », La Gazette des communes, 16 août 2017 ; « Interventions destinées aux personnes qui rentrent dans leur pays d’origine : les combattants terroristes étrangers et leur famille », Manuel du RAN/RSR, Commission européenne, juillet 2017.
  • [9]
    Nous ne retiendrons pas la notion d’« enfant-soldat » dans notre façon de nommer les enfants de Daech. Bien qu’étant mentionné en droit international, il n’intègre pas toutes les fonctions réalisées en temps de guerre par les enfants au nom du groupe terroriste. Par ailleurs, le terme « soldat » renvoie symboliquement à l’idée d’armée. Or le groupe Daech n’est pas un État comprenant une telle institution. Par conséquent, nous préférons à ce terme celui d’« enfant-combattant » ou d’« enfant lié au terrorisme ».
  • [10]
    Nous mettons « jihad » entre guillemets pour bien marquer que nous ne validons pas la communication des terroristes, qui voudraient faire croire que leurs actions relèvent du jihad musulman.
  • [11]
    De l’auteur, Français radicalisés. Enquête. Ce que révèle l’accompagnement de 1 000 jeunes et leur famille, Éditions de l’Atelier, 2018.
  • [12]
    Hasna Hussein, op. cit.
  • [13]
    Région désignant le Levant et qui englobe Syrie, Liban, Jordanie, Palestine et une partie de l’Irak, voire de la Turquie pour certains. Pour les musulmans, le combat de la fin des temps se réalisera dans cette région.
  • [14]
    Les Enfants de Daech, Fondation Quilliam, Éditions Inculte, 2016, p. 61.
  • [15]
    Adam Withnall, The Independant, 2015.
  • [16]
    De l’auteur, « L’école de Daesh, bien éloignée des principes de l’islam », Saphir News, 15 février 2019.
  • [17]
    Laura Bouzar, Livre Blanc « Les Désengagés », Bouzar Expertises.
  • [18]
    Voir les nombreux témoignages dans l’ouvrage de l’auteur, Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [19]
    Meriam Rhaiem, Assia, Mama est là, Éditions Michel Lafon, 2016.
  • [20]
    De l’auteur, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer, L’Atelier, 2014.
  • [21]
    Le Ciel attendra, distribué par UGC, réalisé à partir du récit précédemment cité et de La Vie après Daesh, Éditions de l’Atelier, 2015.
  • [22]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [23]
    De l’auteur, avec Serge Hefez, J’ai rêvé d’un autre monde. L’adolescence sous l’emprise de Daech, Stock, 2017.
  • [24]
    D’autres communautés ont subi ce genre d’atrocités, sous couvert d’une perversion de la religion ou d’un « égarement » dans leur interprétation (notamment les chrétiens d’Orient et les musulmans chiites et soufis).
  • [25]
    Mouzayan Osseiran-Houballah, L’Enfant-soldat, Odile Jacob, 2003, p. 35.
  • [26]
    Ibid., pp. 58-62.
  • [27]
    John G. Horgan, Max Taylor, Mia Bloom & Charlie Winter, « From Cubs to Lions : A Six Stage Model of Child Socialization into the Islamic State », Studies in Conflict & Terrorism, Volume 40, 2017, Issue 7 : « How Terrorists Learn : Adaptation and Innovation in Political Violence ».
  • [28]
    Dans le rapport de Graça Machel, The study on the impact of armed conflict on children (ONU, 1996), le Dr François Rémy remarque : « Il faudrait aussi parler de la militarisation de l’enfant, acte d’initiation à la vie d’adulte, de la relation entre arme et sexualité. Que l’arme symbolise un sexe pour le milicien, cela me paraît évident. »
  • [29]
    De l’auteur, Français radicalisés, op. cit.
  • [30]
    Le Fascisme en action, Seuil, 2004.
  • [31]
    De l’auteur, avec Sulayman Valsan, « Détecter le passage à l’acte en repérant la manipulation des termes musulmans par Daech », III. 6, juin 2017, Bouzar Expertises.
  • [32]
    De l’auteur, avec Christophe Caupenne et Sulayman Valsan, « La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes », rapport 2014, Bouzar Expertises.
  • [33]
    Daniel-Charles Luytens, Jeunesses hitlériennes, Jourdan Éditions, collection Carnets de guerre, p. 60.
  • [34]
    Si les « jihadistes » de Daech aujourd’hui n’inventent pas une langue, ils redéfinissent tous les concepts islamiques à partir de leur vision radicale, ce qui revient peu ou prou à la même démarche.
  • [35]
    Extrait de vidéo : https://vimeo.com/285911451.
  • [36]
    Témoignage de Farhat dans l’extrait de l’émission « Effet-papillon » : https://vimeo.com/285911643.
  • [37]
    D.-C. Luytens, op. cit., p. 76.
  • [38]
    D.-C. Luytens, op. cit., p. 34.
  • [39]
    De l’auteur, Ma meilleure amie s’est fait embrigader, La Martinière, 2016.
  • [40]
    Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, Grasset, 2012, p. 89.
  • [41]
    Le terme arabe anashid renvoie au départ à des chants islamiques qui ont toujours fait partie de la culture arabo-musulmane. Généralement des louanges à Dieu et/ou à son Prophète, ils se sont modernisés au cours du XXe siècle (notamment en Arabie séoudite) pour aborder d’autres thématiques plus politiques. Certains chants, qui n’ont plus rien à voir avec des anashids, peuvent aussi être utilisés par des groupes « jihadistes » même s’ils ne sont pas élaborés par des individus radicalisés, mais utilisés pour culpabiliser l’individu qui ne défend pas les opprimés.
  • [42]
    Exemple de vidéo de propagande : https://vimeo.com/285634033.
  • [43]
    D.-C. Luytens, op. cit., p. 27.
  • [44]
    Ralph Keysers, L’enfance nazie. Une analyse des manuels scolaires (1933-1945), L’Harmattan, 2017, p. 18.
  • [45]
    Camp concentrationnaire de travail forcé.
  • [46]
    Rithy Panh et Christophe Bataille, op. cit., p. 229.
  • [47]
    Consultable sur la bibliothèque virtuelle Nooronline.fr
  • [48]
    « Cambodge année zéro en 1976 », Rithy Panh et Christophe Bataille, op. cit., pp. 273-274.
  • [49]
    Ralph Keysers, op. cit., p. 17.
  • [50]
    Les Enfants de Daech, Fondation Quilliam, op. cit.
  • [51]
    D.-C. Luytens, op. cit., p. 48.
  • [52]
    Cette phrase, recueillie par un journaliste de CNN en 1997 et attribuée à Ben Laden, semble résumer l’essence du « jihadisme » contemporain : une fascination pour le suicide et la figure du martyr.
  • [53]
    « Cubs of the Caliphate », Bureau de presse de l’EI à Djila, 2015.
  • [54]
    Tara Zahra, « Les enfants perdus. Migrations forcées, entre familles et nations dans l’Europe d’après-guerre », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », Le Temps de l’Histoire, 15/2015.
  • [55]
    Ibid, p. 4.
  • [56]
    Ibid, p. 8.
  • [57]
    Ibid, p. 4.
  • [58]
    « Enfants du djihad : une circulaire toilette la prise en charge par les départements », La Gazette des communes, 7 mars 2018.
  • [59]
    RAN (Radicalisation Awareness Network) ou RSR (Réseau de sensibilisation à la radicalisation), Commission européenne.
  • [60]
    Manuel du RAN/RSR op. cit., p. 108.
  • [61]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis gère le retour des enfants de Syrie ou d’Irak », 20 minutes, 13 juin 2018.
  • [62]
    Mouzayan Osseiran-Houballah, op. cit., p. 37.
  • [63]
    « Enfants de jihadistes : quelle prise en charge à leur retour en France ? », Sud-Ouest, 11 février 2018.
  • [64]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… » op. cit.
  • [65]
    Mouzayan Osseiran-Houballah, op. cit., p.70.
  • [66]
    Ibid, p. 72.
  • [67]
    Ibid, p. 101.
  • [68]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… », 20 minutes, op. cit.
  • [69]
    « Retour d’enfants de djihadistes : des “traumatismes répétés” compliqués à soigner » L’Express, 28 décembre 2017 ; voir aussi son article dans ce numéro.
  • [70]
    Manuel du RAN/RSR, op. cit., p. 108.
  • [71]
    Références sur le lien entre nazisme et communisme totalitaire citées par Tara Zahra, op. cit. : Arbeits und Sozialminister des Landes Nordheim-Westfallen, Jugend Zwischen Ost und West, Nordheim-Westfallen, 1955 ; Bundesministerium für Gesamtdeutschen Fragen, Deutsche Kinder in Stalins Hand, Bonn, 1951 ; Käte Fiedler, « Der Ideologische Drill der Jugend in der Sowjetzone », Hans Köhler, « Erziehung zur Unfreiheit », Ernst Tillich, « Die psychologische Entwicklung und die psychologische Führung der Menschen hinter dem Eisernen Vorhang », in Kampfgruppe gegen Unmenschlichkeit (ed.), Die Jugend der Sowjetzone in Deutschland, Berlin, 1955.
  • [72]
    Tara Zahra, op. cit.
  • [73]
    « Les enfants français de l’État islamique. La vie sous les bombes, la fuite et le retour à l’école », Street Press, 18 avril 2017.
  • [74]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… », 20 minutes, op. cit.
  • [75]
    Ibid.
  • [76]
    Manuel du RAN/RSR, op. cit., p. 95.
  • [77]
    « Les enfants français de l’État islamique », Street Press, op. cit.
  • [78]
    Manuel du RAN/RSR Ibid, p.100.
  • [79]
    Les Enfants de Daech, Fondation Quilliam, op. cit.
  • [80]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… », 20 minutes, op. cit.
  • [81]
    « Deux grand-mères françaises attaquent l’État pour rapatrier leurs petits-enfants retenus en Syrie », BFMTV, 5 mars 2019.
  • [82]
    Ibid.
  • [83]
    Manuel du RAN/RSR, op. cit., p. 95.
  • [84]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [85]
    Ibid.
  • [86]
    « Que peut faire la France des enfants de jihadistes ? », BFMTV, 9 novembre 2017.
  • [87]
    « Deux grand-mères françaises… », op. cit.
  • [88]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [89]
    Statistiques réalisées avec l’équipe du Professeur David Cohen du service pédopsychiatrique de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière pour le rapport rendu par l’auteur à la demande du projet de recherche européen H2020 Practicies.
  • [90]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit., p. 168.
  • [91]
    Français radicalisés. Enquête, op. cit.
  • [92]
    « “Petits revenants” : comment la Seine-Saint-Denis… », 20 minutes, op. cit.
  • [93]
    « Retour d’enfants de djihadistes… », L’Express, op. cit.

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