Notes
-
[*]
Politologue, spécialiste du Maghreb et collaborateur régulier des Cahiers de l’Orient, Jean-Michel Salgon est l’auteur du Dictionnaire de l’islamisme au Maghreb (L’Harmattan, 2012) et a collaboré à la rédaction du Dictionnaire géopolitique de l’islamisme (Bayard, 2009).
-
[1]
Voir à son sujet l’article SOCIÉTÉ dans ce numéro.
-
[2]
Le Parti démocrate national, le parti Al Ahd, le Parti de l’environnement et du développement, l’Alliance des libertés et le parti Initiative citoyenne pour le développement.
-
[3]
À la suite des législatives de 1997, remportées par l’USFP, un « gouvernement d’alternance » est nommé et la responsabilité de sa direction confiée au premier secrétaire de l’USFP, Abderrahman Youssoufi, ancien prisonnier politique, condamné un temps à l’exil.
-
[4]
Dictionnaire géopolitique de l’islamisme, sous la direction d’Antoine Sfeir, Bayard, 2009, p. 42.
-
[5]
« Discorde » (ndlr).
-
[6]
Samir Amghar, Le salafisme d’aujourd’hui, Michalon, 2011, pp. 38-39.
-
[7]
Deux députés à la Chambre des représentants.
-
[8]
Né en 1924, Mahmoud Archane est accusé par plusieurs ONG, dont l’Association marocaine des droits de l’homme, d’avoir ordonné des tortures dans le cadre de ses activités professionnelles durant les 1970-1980, notamment en tant que responsable du commissariat de Derb Moulay Cherif. Des militants et cadres de l’organisation marxiste-léniniste Ila Al Amame ont été détenus et torturés dans ce centre de détention, dont Saïda Menebhi (1952-1977), décédée à la suite d’une grève de la faim.
-
[9]
Maroc Hebdo, 10 juillet 2015.
-
[10]
Tel quel, 1er septembre 2016.
-
[11]
Maroc Hebdo, 30 septembre 2016.
-
[12]
Imam dans une mosquée de Tolède, il est extradé par l’Espagne dans le cadre d’enquêtes portant sur les attentats terroristes de Casablanca en 2003, et finalement innocenté par la justice marocaine en 2005.
-
[13]
Assouerd (76%), Tarfaya (76%), Boudjour (64%), Smara (62%) et Laâyoune (57%).
1Après cinq ans de gestion gouvernementale, le parti islamiste PJD (Parti de la justice et du développement) n’a pas été sanctionné par les électeurs à l’occasion des élections législatives organisées au Maroc le 7 octobre : bien au contraire, il a enregistré une victoire électorale, en renforçant son nombre de sièges au Parlement. Or, ce succès n’est pas le fruit de résultats économiques et sociaux importants, mais s’explique par divers facteurs d’ordre politique.
2Le Maroc a rompu de manière durable avec les pratiques frauduleuses généralisées orchestrées par le pouvoir, sous le règne du roi Hassan II, par le ministre de l’Intérieur Driss Basri. La bipolarisation constatée lors du dernier scrutin, avec un pôle d’opposition fort, peut être également analysée comme une conquête démocratique, dans un pays où les tractations souterraines et occultes étaient la règle par le passé. Le PJD a désormais, et c’est le deuxième enseignement du scrutin, un adversaire politique identifié fort, le PAM (Parti Authenticité et modernité d’Ilyas El Omani), arrivé en deuxième position. Cette formation, créée en août 2008 par un conseiller du roi, Fouad Ali El Himma [1], est née de la fusion de cinq partis disposant d’une faible audience [2]. Se fixant comme ligne politique une opposition à l’islamisme, elle veut incarner une volonté de renouvellement face à l’essoufflement des partis traditionnels incapables de séduire de nombreux pans de l’électorat, dont les jeunes. Le PAM a rapidement suscité le soutien de chefs d’entreprise et de cadres, et favorisé l’émergence de nouveaux acteurs politiques.
Une esquisse de recomposition
3Au Maroc, la tenue des élections législatives est à l’origine de recompositions politiques, en apparence timides, qui témoignent de la capacité du pouvoir monarchique à garantir la continuité et la stabilité du régime, à assurer la concorde civile, à fragiliser les oppositions en accordant des « pardons » et à semer la discorde en offrant des opportunités politiques. Par ailleurs, dans un pays où la participation au processus électoral se heurte à une désaffection populaire, un renouvellement régulier de l’offre politique est une nécessité. Sous le règne du roi Hassan II, des passerelles ont été organisées pour permettre l’expression publique et neutraliser des militants de la gauche marocaine tentés par une opposition radicale et la rupture avec le trône. Progressivement, les islamistes, avec le Parti de la justice et du développement (PJD) ont été autorisés à concourir au jeu politique officiel, puis à intégrer des « réseaux de clientèle » et enfin à assurer des responsabilités gouvernementales.
4Durant deux décennies, de 1990 à 2010, le jeu politique était dominé par deux partis politiques : l’Istiqlal et l’USFP (Union socialiste des forces populaires). Cette domination s’est concrétisée par une large participation au sein de plusieurs gouvernements dirigés par les Premiers ministres Abass El Fassi (Istiqlal) et Abderrahman Youssoufi (USFP) [3]. La victoire des islamistes du PJD lors des élections législatives de 2011, dans un contexte particulier marqué par les révoltes arabes et un changement de Constitution, a mis un terme à cette période, entraînant l’installation d’un nouvel ordre politique. De fait, les élections législatives en 2016 devaient à la fois permettre une recomposition relative du champ politique et de mesurer la force, la popularité, d’une coalition au pouvoir depuis cinq ans.
5Récemment, dans un contexte sécuritaire toujours tendu, l’intégration d’une partie du courant salafiste est devenue l’une des priorités politiques. Cette démarche devant témoigner de la capacité de pardon du roi, comme de sa bienveillance. En privilégiant, comme par le passé, une démarche progressive, sous réserve expresse de prêter l’allégeance au système monarchique et de refuser tout recours à la violence, d’anciens jihadistes, pour certains compromis dans des opérations terroristes peuvent être autorisés à intégrer des partis existants et dans certains cas à se présenter à des postes électifs. Cette démarche se heurtait et se heurte toutefois à des obstacles de nature historique et doctrinale.
Les salafistes marocains, du rejet à l’adhésion
6Qu’entend-on par salafisme ? Un « retour au salaf, ou « ancêtres » ; une quête de l’authenticité et un retour à la pureté des sources, le respect aveugle de la sunna (le Coran, les hadiths et la sira) à l’exclusion de toute exégèse, en particulier par l’usage de la raison. » [4]. La politique, le recours au politique est l’objet de controverses et de querelles incessantes entre salafistes. Ces derniers se décline en trois courants souvent antagonistes : les quiétistes, les politiques et les jihadistes.
7Nombre d’entre eux récusent tout engagement autre que religieux, au nom de l’unité de la communauté musulmane et par refus de la division. Pour ces quiétistes, il faut privilégier la cohésion et s’éloigner des affaires politiques. L’attente messianique est privilégiée. Comme le souligne le sociologue Samir Amghar, « Par peur de la fitna [5] le salafisme quiétiste défend l’idée de la non-contestation de l’autorité politique par crainte de l’anarchie, quand bien même le pouvoir appartiendrait à des non-musulmans » [6]. De nombreux salafistes au Maroc, comme dans d’autres pays musulmans, rejettent le principe même des élections au nom du refus de la démocratie, car le seul pouvoir légitime serait celui de Dieu. Ainsi Abdelhamid Abou Naïm, l’un des prédicateurs salafistes marocains les plus influents, ancien membre de la Chabiba islamiyya (Jeunesse islamique) dans les années soixante-dix, proscrit-il toute participation à des élections. Pour le roi, dans un contexte sécuritaire très préoccupant, la seule répression par une lutte féroce contre les cellules clandestines islamistes privilégiant l’action armée affiliée à telle ou telle organisation n’est pas suffisante ; il convient d’aménager des espaces politiques classiques, pour une fraction des salafistes qui refusent le principe de la violence et acceptent le jeu politique. La mise en place de cette ouverture politique a débuté en 2011, dans un contexte national et international marqué par les révoltes arabes.
8Après avoir marqué publiquement « leur attachement aux constantes et aux valeurs sacrées de la nation, ainsi qu’aux institutions nationales » des salafistes graciés par Mohamed VI envisagent, avec l’aval du palais, un accès par les voies légales à l’arène politique. Plusieurs hypothèses semblent avoir été envisagées. En 2015, une première option est privilégiée : l’intégration dans un parti politique officiel de manière contrôlée, en reprenant le mode opératoire utilisé sous Hassan II pour intégrer des anciens membres de la Chabiba islamiya, dont l’actuel Premier ministre, Abdelilah Benkirane. La formule est la même, et une formation à l’audience limitée [7], le Mouvement démocratique et social (MDS) parraine cette opération. Le MDS, créé en 1996, a été dirigé par l’ancien commissaire de police Mahmoud Archane, qui a fait et fait encore l’objet d’accusations récurrentes en raison de son passé [8] ; il a cédé la direction de son mouvement à son fils, Abdessamad Archane. L’opération est menée par le dirigeant du MDS et par plusieurs salafistes, dont Abdelkrim Chadli, condamné dans le cadre des procès des attentats de Casablanca de 2003 puis gracié en 2011, et Abdelkrim Faouzi, un ancien membre du mouvement clandestin Chabiba Islamiya, de retour d’exil.
9Le ralliement de 400 futurs adhérents salafistes est annoncé en mai 2015 par les instances du parti. Abdelkrim Chadli, désormais militant du parti parlementaire MDS, intervient longuement pour reconnaître la légitimité du roi lors d’une conférence ayant pour thème Imarat Al Mouminine (« la Commanderie des croyants »), organisée par son mouvement à Rabat le 3 juillet 2015. Il affirme notamment à cette occasion que « le statut d’Amir Al Mouminine est une force d’unification et une garantie pour la continuité et la stabilité de l’État, tout en étant un élément fondamental de rééquilibrage et d’arbitrage » [9]. Cette manifestation publique, largement reprise par les médias marocains, scelle un nouveau pacte politique fondé sur le pardon et le devoir d’allégeance.
10La présentation d’un candidat à des élections suppose une décision de justice réhabilitant d’anciens détenus condamnés pour des affaires de terrorisme. Abdelkrim Chadli, ayant fait savoir à la presse qu’il ne se heurte plus à cet obstacle [10], est présent pour le scrutin d’octobre sur l’une des listes du parti à Casablanca. À l’occasion des élections législatives, le MDS présente 66 listes dans 92 circonscriptions et, afin de ne pas être exclusivement associé au salafisme, le parti opte pour des candidats aux profils divers, notamment un candidat de confession juive, Daniel Bensabatt, désigné comme tête de la liste à Taroudant-Sud [11].
11Le parti Istiqlal, à l’initiative de sa direction, marque également sa volonté de prendre part à l’opération d’intégration politique des salafistes et multiplie à cet effet les contacts durant plusieurs mois. Au terme de négociations et en lien avec le palais, deux candidats se réclamant de ce courant religieux se présentent finalement aux suffrages pour le compte du parti : dans la ville de Fès, Mohamed Abdelouahab Rafiki, alias Abou Hafs, un ancien condamné à la prison ferme dans le cadre des attentats terroristes du 16 mai 2003 à Casablanca ; et comme tête de liste à Tanger, Hicham Temsamani, salafiste longtemps exilé en Espagne [12].
12L’entrée en politique de salafistes demeure toutefois un exercice périlleux : le PJD s’est heurté à maintes polémiques à l’annonce de la candidature, pour la circonscription de Marrakech-Guéliz, d’un prêcheur wahhabite, Hammad Kabbadj. Ancien élu de la Fédération marocaine des associations des maisons coraniques, connu pour son affiliation au salafisme, sa candidature a été invalidée par le wali de Marrakech, faisant valoir que le pêcheur était connu pour avoir exprimé à maintes reprises « des positions contraires aux principes de base de la démocratie » et pour avoir tenu en public des « propos extrémistes incitant à la discrimination à la haine et la violence dans la société ».
Le PSU, une autre forme d’ouverture politique
13Les élections législatives sont aussi l’occasion pour d’autres formations de réintégrer le jeu politique en présentant des candidats. Une partie de la gauche marocaine, durant les révoltes arabes de 2011, s’était opposée au roi et à ses réformes. Le Parti socialiste unifié (PSU), héritier de la gauche révolutionnaire, avait ainsi appelé à boycotter le référendum sur la nouvelle Constitution, en prônant une monarchie parlementaire, puis les élections à la Chambre des représentants. Il s’était associé à de multiples marches et manifestations à travers tout le pays. Des militants avaient été arrêtés. À la suite de la désignation à la tête du parti, en janvier 2012, d’une universitaire et ancienne syndicaliste, Nabila Mounib, un compromis politique a été ébauché. Sous l’impulsion de sa secrétaire générale, le principe d’une participation à des élections a été adopté par les instances du PSU. Une alliance, née en 2007 sous l’appellation d’Alliance de la gauche démocratique, a été réactivée. Le PSU a décidé à l’occasion des élections de présenter des candidats avec deux autres formations de gauche, le Congrès national Ittihadi et le Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste, sous la dénomination de Fédération de la gauche démocratique, qui présente 90 listes à l’occasion du scrutin. La réconciliation avec le Palais a été définitivement scellée à l’occasion d’une mission officielle confiée en 2015 à la secrétaire générale du PSU : défendre la position marocaine sur le Sahara auprès des autorités suédoises qui envisageaient de reconnaître, par le biais d’un projet de loi, la République sahraouie. La démarche n’est pas vaine : la Suède renonce à ce projet.
14Plus globalement, les élections devaient permettre de mesurer le rapport de forces au sein de la gauche marocaine, longtemps largement dominée par l’Union socialiste des forces populaires (USFP), dont les meilleurs scores électoraux ont culminé en 1997, avec soixante députés à la Chambre des représentants, avant de décliner lentement. L’USFP de Driss Lachgar a refusé toute alliance avec les islamistes du PJD et en a scellé une avec le Parti authenticité et modernité (PAM). À rebours, le Parti du progrès et du socialisme (PPS), ancien parti communiste, qui a intégré la coalition gouvernementale et qui longtemps n’a pas dépassé les dix sièges à la Chambre des représentants, a mesuré le piètre écho populaire de son alliance avec le PJD, récemment confirmée par les états-majors des deux partis.
Les forces en présence avant le scrutin
15Le mode de scrutin adopté est la proportionnelle au plus fort reste, avec 92 circonscriptions au total ; il favorise une représentation de l’ensemble des courants politiques et permet à certaines petites formations n’ayant qu’un ancrage régional, voire local, de disposer d’un ou deux sièges au sein de l’assemblée. Avec ce mode de scrutin et un nombre réduit de sièges par circonscription (six au maximum), il est difficile pour les plus grandes formations politiques comme le PJD, le PAM ou l’Istiqlal, d’obtenir deux sièges dans une même circonscription, a fortiori trois. Cette fragmentation politique est également favorisée par l’adoption d’un seuil électoral bas : 6 % lors des précédents scrutins, abaissé à 3 % à l’occasion des échéances électorales de 2016. Parallèlement, l’électeur devait voter pour une liste nationale comprenant des femmes et des « jeunes » pour l’élection parallèle de 90 députés. Les résultats du précédent scrutin, marqué par la victoire du PJD, traduisent parfaitement cette tendance à la fragmentation. 18 formations sont représentées au Parlement :
16Par ailleurs, neuf formations politiques qui ont obtenu chacune moins de 1 % des suffrages bénéficient d’un ou deux sièges grâce à leur implantation locale dans l’une des 92 circonscriptions : le Parti du renouveau et de l’équité (deux sièges), le Mouvement démocratique et social (deux sièges), le Parti de l’environnement et du développement durable (deux sièges), le Parti Al Ahd Ad Démocrati (deux sièges), le Front des forces démocratiques (un siège), le Parti de l’Action (un siège), le Parti unité et démocratie (un siège), le Parti de la liberté et de la justice sociale (un siège) et le Parti de la gauche verte (un siège).
17Le découpage électoral adopte comme cadre spatial de référence les provinces et les préfectures. Il favorise les provinces les moins peuplées, notamment les « provinces sahariennes » qui disposent au minimum de deux députés, au détriment des provinces du nord, beaucoup plus peuplées.
18Le PJD a dominé le précédent scrutin, mais n’a pas d’élus dans 24 circonscriptions sur les 92 que comptent le pays : à Taroudant, Khemisset, Mediouna, Tiznit, Zagora, Al Hoceima, Taounate, Guercif, Azilal, Sidi Slimane, Boujdour, Tarfaya, Essaouira, Rehamna, Khénifra, Midelt, Aousserd, Jerada, Taourirt, Figig, Driouch, Sidi Bennour, Youssoufia et Benslimane.
19La victoire électorale des islamistes en 2011 a été confirmée lors des élections municipales et régionales de septembre 2015. Le parti islamiste a dominé le scrutin, dans les grandes localités du pays. Désormais, la majeure partie des communes de plus de 100 000 habitants sont dirigées par le PJD, qui est la première formation politique du royaume.
20Mairies de plus de 100 000 habitants contrôlées par le PJD :
21Casablanca : Abdelaziz el Omari
22Fès : Driss El Azami El Idrissi
23Marrakech : Mohamed El Arabi Belkaïd
24Meknès : Abdellah Bouanou
25Mohammedia : Hassan El Antara
26Rabat (président du Conseil communal) : Mohamed Saddiki
27Salé : Jamaâ El Moâtassim
28Tanger : Bachir Abdellaoui
29Tétouan : Mohamed Ida Omar
30Chaque élection, depuis la création du PJD, consacre une progression régulière du parti. Selon les observateurs de la vie politique marocaine, seul le PAM était en mesure de mettre un terme provisoire à cette domination, en arrivant en première position lors du scrutin ou par une progression notable, la force électorale du parti d’Abdelilah Benkirane.
Une âpre campagne électorale
3115,7 millions d’électeurs étaient appelés à se rendre aux urnes le 7 octobre 2016 et à choisir parmi une offre partisane élevée, avec pas moins de 32 formations en lice. Les électrices et électeurs devaient élire 395 membres de la Chambre des représentants, dont 305 au niveau des circonscriptions locales et 90 au titre d’une circonscription électorale nationale. Une campagne électorale qui s’est déroulée dans un climat pesant, marqué par la lutte antiterroriste, avec l’annonce, trois jours à peine avant le scrutin, de l’arrestation de plusieurs femmes – mineures pour certaines – qui s’apprêtaient à commettre des attentats visant des institutions de l’État ainsi que des zones touristiques le jour du vote. Autre révélation, peu avant ledit scrutin : les dernières statistiques économiques indiquent une chute des prévisions de croissance pour l’année 2016 à 1,5 %, alors le PIB réel du Maroc avait connu une évolution de 4,5 % en 2015. Le chômage des jeunes, très élevé en milieu urbain (38 %), ainsi que les performances économiques du gouvernement ont dès lors fait l’objet d’âpres débats et controverses entre les candidats.
32De fait, en raison de leur puissance en matière de communication, le PJD et le PAM ont dominé la campagne, les commentateurs et acteurs politiques opposant, souvent de manière assez caricaturale, un front « conservateur » représenté par la formation d’Abdelilah Benkirane et un front « moderniste et libéral » dominé par le PAM. Cette grille de lecture est classique et similaire à celle présentée à l’occasion des dernières élections législatives tunisiennes, avec un duel similaire entre islamistes du parti Ennahda et « modernistes » du parti Nida Tounes. Dans ce type de confrontations, les invectives et les accusations grossières illustrent les campagnes et doivent contribuer à la mobilisation des citoyens : la direction du PJD n’a pas hésité, afin de fédérer ses partisans lors des débats publics, à évoquer un complot orchestré par des « forces de l’ombre » pour manipuler l’opinion. Les deux formations disposant d’équipes dédiées aux réseaux sociaux, elles se sont livrées à des attaques incessantes l’une contre l’autre.
Résultats et enseignements du scrutin
33Le scrutin consacre une nouvelle fois les islamistes du PJD qui progressent en voix et en sièges, obtenant 125 députés soit 18 de plus qu’au précédent scrutin. Paradoxalement, les partenaires du PJD au sein de la coalition gouvernementale ne bénéficient aucunement du processus électoral et perdent en influence. L’Istiqlal de Hamid Chabat est relégué à la troisième place avec seulement 46 élus. Le Parti du progrès et du socialisme (PPS), dont plusieurs cadres étaient titulaires de postes ministériels (Habitat, Politique de la ville, Culture, Santé) est ainsi en net recul, passant de 18 à 12 sièges. De même, le Rassemblement national des indépendants (RNI), dont le président Salahedine Mezouar était ministre des Affaires étrangères et de la coopération, n’obtient que 37 sièges, alors que cette formation disposait de 52 députés dans la précédente législature. Une nouvelle carte politique s’est dessinée et la fragmentation politique est moins importante que par le passé : en dépit du mode de scrutin et du seuil électoral bas, douze formations seront présentes à la Chambre des représentants, contre 18 par le passé. Deux partis se partagent la majorité absolue des sièges : le PJD et le PAM, qui bénéficie de la plus forte marge de progression avec 102 sièges (contre 47 en 2011), s’affirmant comme les premiers opposants à la domination politique des islamistes.
34De fait, avec cette polarisation du débat entre deux formations et la dramatisation du processus électoral, de nombreux électeurs ont préféré marqué leur soutien à l’une de ces formations plutôt que d’apporter leurs suffrages aux grandes formations traditionnelles (Istiqlal, USFP, Mouvement populaire…) qui ont été toutes sanctionnées par les électeurs à des degrés divers.
Résultats des élections législatives du 7 octobre 2016
35Seuls 6,8 millions d’électeurs se sont rendus aux urnes le 7 octobre, le taux moyen de participation n’étant que de 43 %, en recul par rapport au précédent scrutin. Le taux d’abstention est particulièrement élevé dans les grands centres urbains : il avoisine les 70 % à Casablanca et seulement 34 % des inscrits se sont déplacés à Marrakech. Il est toutefois moins élevé en milieu rural et surtout dans les régions du sud du pays, les provinces sahariennes. Au total, la participation a dépassé les 50 % dans seulement cinq circonscriptions [13].
36Alors même que le taux d’abstention y est élevé, c’est dans les grands centres urbains que le PJD obtient ses meilleurs scores : 15 sièges sur 26 à Casablanca, 5 sièges sur 9 pour la préfecture de Marrakech. Il bénéficie du soutien des classes moyennes urbaines, des artisans et petits commerçants qui peuvent être séduits par la tonalité conservatrice du discours de cette formation politique. Le PAM, associé au Palais, réussit pour sa part ses meilleurs scores en milieu rural, dans les localités de l’intérieur du pays. La réussite du PJD s’explique en grande partie par sa capacité supérieure de mobilisation – son identité politique est claire et l’appareil politique imposant : le parti islamiste dispose d’un réseau très important de militants disciplinés et motivés sur la presque totalité du territoire.
37Les grandes formations traditionnelles sont minées depuis de nombreuses années par des querelles internes ; leurs stratégies et programmes sont peu attractifs, voire peu compréhensibles pour la plupart des électeurs. Le PAM est de fait la seule formation apte à pouvoir capitaliser de nouveaux soutiens, en se présentant comme la seule opposition crédible aux islamistes. Dans cette nouvelle configuration, les salafistes, autorisés à se présenter, n’ont bénéficié que de faibles suffrages et n’ont pas été élus. Le processus d’ouverture vis-à-vis de la gauche marocaine a partiellement fonctionné, la Fédération de la gauche démocratique obtenant deux sièges. Nabila Mounib, dirigeante du Parti socialiste unifié (PSU), n’est pas élue mais deux candidats, Omar Balafrej à Rabat et Mustapha Chenaoui à Casablanca-Anfa, siègeront à la Chambre des représentants pour la FGD. Face aux désastres électoraux successifs de la gauche marocaine durant les derniers scrutins, cette nouvelle offre politique pourrait véritablement susciter de nouveaux espoirs.
38À l’heure où nous imprimons ces pages, les négociations battent leur plein en vue de former une nouvelle coalition gouvernementale. La position de certains partis est claire : le PPS est déjà officiellement l’allié du PJD, et le parti conservateur Istiqlal a donné son aval, à l’unanimité de son Conseil national réuni le 22 octobre, pour participer au prochain gouvernement d’Abdelilah Benkirane. Or il manque encore à ces trois formations au bas mot 15 sièges pour atteindre la majorité requise de 198 députés à la Chambre basse, alors que le verdict du Conseil constitutionnel peut encore invalider certains élus. L’USFP dit attendre l’offre du Premier ministre avant de lui apporter son soutien. Quant au MP, a l’UC et au RNI, ils ne pourront engager des discussions avant fin octobre. Une fois formée la nouvelle majorité, il faudra encore répartir les portefeuilles ministériels selon un équilibre subtil, avant que le roi, qui garde un rôle d’arbitre, ne corrige la copie…
Notes
-
[*]
Politologue, spécialiste du Maghreb et collaborateur régulier des Cahiers de l’Orient, Jean-Michel Salgon est l’auteur du Dictionnaire de l’islamisme au Maghreb (L’Harmattan, 2012) et a collaboré à la rédaction du Dictionnaire géopolitique de l’islamisme (Bayard, 2009).
-
[1]
Voir à son sujet l’article SOCIÉTÉ dans ce numéro.
-
[2]
Le Parti démocrate national, le parti Al Ahd, le Parti de l’environnement et du développement, l’Alliance des libertés et le parti Initiative citoyenne pour le développement.
-
[3]
À la suite des législatives de 1997, remportées par l’USFP, un « gouvernement d’alternance » est nommé et la responsabilité de sa direction confiée au premier secrétaire de l’USFP, Abderrahman Youssoufi, ancien prisonnier politique, condamné un temps à l’exil.
-
[4]
Dictionnaire géopolitique de l’islamisme, sous la direction d’Antoine Sfeir, Bayard, 2009, p. 42.
-
[5]
« Discorde » (ndlr).
-
[6]
Samir Amghar, Le salafisme d’aujourd’hui, Michalon, 2011, pp. 38-39.
-
[7]
Deux députés à la Chambre des représentants.
-
[8]
Né en 1924, Mahmoud Archane est accusé par plusieurs ONG, dont l’Association marocaine des droits de l’homme, d’avoir ordonné des tortures dans le cadre de ses activités professionnelles durant les 1970-1980, notamment en tant que responsable du commissariat de Derb Moulay Cherif. Des militants et cadres de l’organisation marxiste-léniniste Ila Al Amame ont été détenus et torturés dans ce centre de détention, dont Saïda Menebhi (1952-1977), décédée à la suite d’une grève de la faim.
-
[9]
Maroc Hebdo, 10 juillet 2015.
-
[10]
Tel quel, 1er septembre 2016.
-
[11]
Maroc Hebdo, 30 septembre 2016.
-
[12]
Imam dans une mosquée de Tolède, il est extradé par l’Espagne dans le cadre d’enquêtes portant sur les attentats terroristes de Casablanca en 2003, et finalement innocenté par la justice marocaine en 2005.
-
[13]
Assouerd (76%), Tarfaya (76%), Boudjour (64%), Smara (62%) et Laâyoune (57%).