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Article de revue

Le livre de photographie et la guerre civile libanaise : mises en récit et mémoires de guerre

Pages 123 à 144

Notes

  • [*]
    Étudiant en master “Conflits et Développement” à Sciences Po Lille, Lucas Wintrebert a passé un an à la Istanbul Bilgi Universitesi et effectué plusieurs séjours au Liban. Cet article est tiré d’un mémoire de recherche réalisé en 2015 après un travail de terrain à Beyrouth (décembre 2014).
  • [1]
    Il existe de nombreuses querelles historiennes sur les dates de début et de fin, sur l’unité de la période de guerre, sur le qualificatif de conflit civil ou de guerre « libanaise », détaillées dans le mémoire de recherche sur le même thème. Nous faisons référence ici à « la guerre civile libanaise » pour simplifier notre propos.
  • [2]
    Boutros Labaki et Khalil Abou-Rjeili, 1993.
  • [3]
    Voir archives AFP, Reuters, Gamma, Sygma, Sypa, An Nahar, Assafir, l’Orient Le Jour, An Nawar.
  • [4]
    Voir à ce sujet les imposantes archives de la Croix Rouge libanaise, ou celles d’ONG locales comme Amel Association International.
  • [5]
    Pour ne citer qu’eux : R. Depardon, D. MacCullin, G. Basilico, F. Demulder,…
  • [6]
    Martin Parr et Gary Badger, 2014.
  • [7]
    Ici encore, des controverses existent dans l’historiographie libanaise sur la date de fin du conflit libanais. On retient par simplification la date communément admise, le 13 octobre 1990, date de la cessation des combats entre les forces du Général Aoun et les forces Syro-libanaises.
  • [8]
    Samer Mohdad, 1993.
  • [9]
    Joseph Chami, 2003.
  • [10]
    Zaven Kouyoumdjian, 2003, réédité en 2005 et 2009.
  • [11]
    Katia Traboulsi, 2013.
  • [12]
    Pierre Nora, 1974.
  • [13]
    Joseph Chami, 2003 p. 11.
  • [14]
    Ibid, p. 15.
  • [15]
    Voir dans d’autres contextes historiques, Annette Wieworka, L’ère du témoin 1998 ou Anne-Lise Stern, Sois déportée… et témoigne, 2005.
  • [16]
    Katia Traboulsi, 2013 p. 4.
  • [17]
    Entretien avec G. Buchakjian, Beyrouth, 22/12/2015.
  • [18]
    Son livre Jours de colères 1977-1982, paru en 1983 est dédié à Solange Bachir Gemayel, la veuve du leader phalangiste et comporte un chapitre entier dédié à Bachir, intitulé « Du héros au martyr ».
  • [19]
    Parti socialiste nationaliste syrien, créé en 1932.
  • [20]
    Candice Raymond, 2013/4.
  • [21]
    Sune Haugbolle, 2012, p. 55.
  • [22]
    Épisode pendant lequel des miliciens phalangistes, pour venger l’assassinat de quatre de leurs membres, se déploient dans le centre-ville de Beyrouth et procèdent à des dizaines d’arrestations et d’exécutions arbitraires de musulmans sur carte d’identité, faisant selon Samir Kassir ente 200 et 300 morts.
  • [23]
    Fadia Nassif Tar Kovacs, 1998, p. 78.
  • [24]
    Zaven Kouyoumdjian, 2009, p. 112.
  • [25]
    Sonia Dayan-Herzbrun, 2012.
  • [26]
    Roland Barthes, 1992
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Entretien avec Z. Kouyoumdjian, Skype, 28/03/2015.
  • [29]
    Roland Barthes, 1992.
  • [30]
    A 20 ans à peine dans les années 70, Jocelyn Khoueiry, issue d’une famille nombreuse maronite s’enrôle dans le parti Kataëb face à la montée de ce qu’elle considère comme le problème palestinien. Elle dirige rapidement une section de combattantes féminines phalangistes pendant les premières années de guerre.
  • [31]
    Le massacre de Karantina a lieu le 18 janvier 1976, dans les premiers temps de la guerre opposant les milices chrétiennes, à majorité phalangistes, aux fedayins palestiniens et à leurs alliés. Le parti phalangiste prend l’initiative de lancer un assaut contre les bidonvilles du quartier de Karantina, peuplé majoritairement de musulmans chiites et de Palestiniens, verrou stratégique vers la zone chrétienne de Beyrouth Est. Après avoir massacré une partie de la population sur contrôle d’identité (entre 600 et 1000 morts), les phalangistes incendient et rasent l’intégralité du bidonville. En représailles de ce massacre, les forces progressistes et palestiniennes lancent une offensive contre la ville chrétienne de Damour le 20 janvier 1976, mettant à sac la ville et faisant selon S. Kassir environ 150 tués.
  • [32]
    Françoise Demulder, France, Gamma. Beirut, Lebanon, January 1976. Palestinian refugees in the district La Quarantaine.
  • [33]
    Georges Semerjian, 6 décembre 1975. C’est également cette photo qui fait l’objet d’un trucage dans Liban, Images croisés.
  • [34]
    Ghassan Tuéni, 1985.
  • [35]
    Notons que cette rhétorique repose sur une certaine réalité, à savoir la relativement faible participation des Libanais dans le conflit (G. Corm estimant que les milices représentent environ dix mille combattants avant 1982, soit 0,3 % de la population, et environ vingt mille de 1982 à 1990) et le faible support de la population à ceux-ci après 1982.
  • [36]
    Sune Haugbolle, 2010, p. 76.
  • [37]
    Selon Chloé Rabanes, la guerre civile libanaise consiste en une « reconfiguration permanente des couples d’antagonistes » à savoir que chaque épisode du conflit voit l’opposition entre deux ou plusieurs opposants, dont la nature et les motivations changent d’une fois sur l’autre. Cette caractéristique rend d’ailleurs la lecture du conflit particulièrement difficile.
  • [38]
    Le 1er décembre 1982, un attentat vise l’homme politique.
  • [39]
    Sune Haugbolle, 2010, p. 14.
  • [40]
    Voir par exemple Stavro, Vies et morts sans légendes, 1982 ou Chami, Liban jours de misères, 1977.
  • [41]
    Laurent Gervereau, 2006, p. 12.
  • [42]
    Entretien avec Samer Mohdad, Bzebdine, 20/12/2014.
  • [43]
    Samir Kassir, 1994 p. 224.
  • [44]
    Katia Traboulsi, 2013, p. 3.
  • [45]
    Sune Haugbolle, 2010, p. 84.
  • [46]
    Ibid, p. 65.
  • [47]
    Les différentes universités et centres de recherches étant encore soumis à certaines divisions communautaires, héritées de la lutte entre une historiographie maronite dominante et les historiographies d’autres communautés tentant de légitimer la présence de leur propre communauté sur le territoire par l’écriture de l’histoire. Divisions qui n’ont fait que s’accentuer avec l’émergence « d’historiens en guerre » (E. Picard) pendant et après les années de conflit. Voir Candice Raymond, 2013/4.
  • [48]
    Les 600 000 clichés de la collection de la Fondation Arabe pour l’Image, les 45 000 de la Fondation Fouad Debbas ou les 70 000 de la Bibliothèque Orientale de l’USJ ont été pris avant 1975 et le Umam Documentation and Research Center (centre de recherche et d’archivage sur la guerre civile) souffre d’un manque de moyens et n’est pas adapté à l’archivage de photographies. Quant au Centre des Archives Nationales, « il n’a jamais été pleinement en mesure d’assurer son mandat » (Baumann, 2012), faute de moyens et de volonté politique.
  • [49]
    Lieu commun des études consacrées à l’après-guerre libanais, cette « amnésie volontaire » se traduit par une absence de la guerre dans les débats publics et les médias dominants, par un maintien au pouvoir des hommes politiques en place pendant la guerre, d’une absence de monuments et commémorations officielles, et par une absence totale de la période dans les manuels scolaires.
  • [50]
    La tentative d’unifier les manuels scolaires d’histoire en 1991 échoue en 2002 lorsque le ministre de l’Éducation de l’époque, Abdel Ramih Mrad demande le retrait définitif de ces manuels qui suscitent des querelles interminables entre historiens de différentes communautés.
  • [51]
    Samir Kassir, 1994, p. 15.

1La « guerre civile libanaise de 1975-1990 » [1], se caractérise par sa très longue durée, son extrême violence, la destruction de la majorité des infrastructures du pays, des pertes humaines estimées à 250 000 morts, autant de blessés, et près de 17 000 disparus [2]. Touchant directement toutes les sphères de la société, la guerre a également mis à mal l’un des mythes fondateurs de la République libanaise, à savoir les représentations collectives positives d’une coexistence pacifique entre les dix-huit communautés qui la composent. Avec seulement soixante-dix ans d’histoire commune, la manière dont la société libanaise se représente son passé conflictuel apparaît donc comme un enjeu capital.

2La guerre civile libanaise est, avec la guerre du Viêt-Nam et la première guerre du Golfe, l’un des conflits les plus photographié de l’histoire. Cinq agences de presses internationales ont envoyé leurs équipes couvrir le conflit, en plus des grands quotidiens [3], des ONGs [4] et des nombreux artistes et photoreporters indépendants venus photographier Beyrouth pendant les périodes de conflit et de reconstruction [5]. Enfin, il nous faut ajouter l’ensemble des photographies domestiques et/ou utilitaires dispersées dans les foyers libanais. Ainsi le corpus photographique lié à cette période représente plusieurs dizaines de milliers de photos, qui rassemblées constituent une base documentaire d’exception pour étudier la complexité de cette guerre.

3En dépit de cette profusion de sources photographiques, l’étude du conflit et de sa mémoire par la photographie semble un sujet largement délaissé par les chercheurs locaux et internationaux, tant au sein des Memory Studies que parmi les historiens. La manière dont le passé est représenté est pourtant indissociable de la manière dont ce passé est mis en image. Une étude des représentations mises en jeu par la photographie est donc un moyen privilégié pour accéder à la compréhension de la mémoire collective du conflit.

4Parmi les diverses utilisations de la photographie, le « livre de photographie », défini simplement par Martin Parr comme « un ouvrage, avec ou sans texte, dont le message premier est transmis par la photographie [6] », se démarque comme un objet d’analyse particulièrement stimulant. Ces livres sont des mises en récits, c’est-à-dire la formulation d’un discours, d’une narration unifiée par une trame thématique ou chronologique. De plus, si l’objet peut être considéré comme une œuvre d’art, il s’en éloigne par son mode de diffusion bien plus large et démocratique, et par la dimension pédagogique et documentaire qu’il peut comporter. Dans cette étude, nous nous concentrons sur les livres parus après la fin de la guerre (soit à partir de 1990 [7]) et ayant celle-ci pour sujet principal ; nous avons voulu étudier des ouvrages publiés par un auteur de nationalité libanaise et diffusés sur le territoire libanais, et comportant principalement des images prises par des photographes libanais entre 1975 et 1990. Quatre ouvrages correspondaient à ces critères : Les Enfants de la guerre[8] ; Le Mémorial de la guerre[9] ; Liban, images croisées[10] ; Generation War[11].

5Nous avons abordé ces livres de photographies comme des « lieux de mémoire » [12] potentiels, avec une méthodologie qui peut se rapprocher des Memory Studies, mêlant entretiens, analyse statistique, sémiologique et textuelle. À partir de cette quantité importante de matériau, il s’agit de chercher à comprendre comment la société libanaise contemporaine se représente sa guerre civile à travers l’objet « livre de photographie », en quoi ces livres sont influencés par la culture mémorielle libanaise, et dans quelle mesure ils influencent à leur tour la mémoire collective de la guerre civile libanaise.

L’auteur, le photographe et le témoin

6Les auteurs ont des profils sociologiques hétérogènes et ont – du fait de leurs âges et de leurs milieux d’origines – des rapports différents à la guerre et à la photographie.

7Le mémorial de la guerre est un imposant ouvrage (350 pages, 430 photos) illustré qui met en image de manière chronologique et très détaillée l’histoire de la guerre civile libanaise. Son auteur, J. Chami (né en 1940), est un journaliste qui depuis les années 1990 a entrepris l’écriture d’une histoire du Liban contemporain à destination du grand public, qui comprend à ce jour 9 volumes et dont ce livre est un hors-série.

8Liban, images croisées est décrit par son auteur comme un coffee table book, à savoir un livre grand format pensé comme un succès commercial, à l’édition soignée, et qui comporte 110 photographies noir et blanc de la période de guerre, à laquelle répondent 110 clichés en couleurs pris par la photographe H. Karanouh entre 2005 et 2009, sur le mode « avant/après ». Son auteur, Z. Kouyoumdjian (né en 1970) est l’un des présentateurs de télévision les plus populaires du Liban, et il est très proche du Premier ministre assassiné R. Hariri (auquel sera offert le premier exemplaire de l’ouvrage). Ce livre a été un best-seller plusieurs années de suite et a fait l’objet de plusieurs rééditions.

9Les Enfants de la guerre (104 pages, 61 photos) est une monographie rassemblant les clichés du photographe et artiste S. Mohdad (né en 1964) pris dans les années 1980 au Liban. Le livre, engagé, vise à montrer le quotidien d’enfants témoins et victimes de la période de guerre. Les photos y sont le cœur de l’ouvrage et aucune légende ne complète les images. Son auteur est, avec d’autres artistes, à l’origine de la Fondation Arabe pour l’Image, ainsi qu’un photographe engagé dans la réflexion sur le lien entre l’image et l’histoire, et dans la compréhension de son pays et du Moyen-Orient par la photographie.

10Generation War (103 pages, 64 photos) est un catalogue de l’exposition grand public éponyme qui eut lieu en 2013 à la Beyrouth Art Fair. Mettant en avant l’esthétisme et l’absurde des années de guerre, il rassemble les clichés de six photoreporters libanais, tous nés autour de 1965 – comme d’ailleurs K. Traboulsi, artiste libanaise basée à Dubaï et T. Hadjithomas-Mehanna, directrice des Éditions Tamyras qui ont réalisé l’édition de ce livre.

11Cette apparente hétérogénéité cache pourtant de nombreuses similitudes. Premièrement, le fait que les objectifs affichés par les auteurs et la perception qu’ils ont de leur ouvrage convergent. Les auteurs légitiment leurs démarches par un impératif moral : porter un regard critique sur la période de guerre, en réponse au silence des institutions pendant les années de reconstruction. Ils semblent tous portés par le désir de rétablir une certaine vérité, de lutter contre l’oubli et d’accomplir leur « devoir de mémoire », dans un esprit affiché de réconciliation et de consensualisme. À titre d’exemple, la préface du livre de J. Chami affirme que son ouvrage « se veut un réceptacle de la mémoire pour éviter que le voile de l’oubli n’ouvre la voie à des rechutes […] [13] » quand, dans celle de Liban images croisés, H. Karanouh indique : « Pour rester vigilant afin de prévenir l’amnésie collective […] pour que l’on n’oublie pas, pour que l’histoire ne se répète pas… [14]. »

12Au Liban comme ailleurs, le témoignage occupe une place omniprésente dans l’écriture du passé, calquée sur la mode médiatique du story-telling et de l’individualisation de l’histoire [15]. La référence omniprésente à la figure du témoin dans ces livres répond ici à une obligation de ne pas laisser s’effacer les traces et les souvenirs de guerre avec le vieillissement des générations, et d’informer les générations à venir. T. Hadjithomas dramatise fortement le lien entre témoignage et devoir de mémoire au moment de l’exposition : « On sera mort le jour où on ne témoignera plus. »

13Le témoignage remplit également un autre objectif, qui redouble l’usage de la photographie. Les deux outils, l’un par ses caractéristiques techniques, et l’autre par sa dimension émotionnelle, apportent au récit une force de persuasion importante, et sont censés être des garanties de la neutralité et de la véracité du propos. Comme le témoignage, la photographie affirme « j’y étais », et impose la force de l’évidence. Le témoin est celui qui porte la vérité, qui informe sans prendre parti, à l’instar des photographes décrits par K. Traboulsi. Elle affirme : « Leur caméra était une arme. Leur bouclier aussi. L’arme contre le mensonge. Le bouclier contre l’horreur [16] ». Les auteurs interrogés prétendent tous présenter une vision non partisane, neutre, et c’est également l’impression du lecteur à la première lecture.

14Comme le témoignage, la photographie renferme un fort pouvoir de suggestion : elle émeut, elle choque et parle souvent plus à l’affect qu’à la raison. De ce fait – en plus des facilités de reproduction et de diffusion – elle permet de raconter l’histoire au plus grand nombre, puisqu’elle peut être utilisée et comprise par tous, et qu’elle apporte au discours un dynamisme et une impression d’immédiate objectivité. Enfin, le témoignage comme la photographie peuvent être utilisés pour répondre à une volonté de réconciliation : les expériences humaines, racontées ou montrées (le deuil, le refuge, la fuite), deviennent le socle commun de populations qui autrefois s’affrontèrent, au-delà du camp qu’elles ont choisi ou subi.

Des mises en récits entre intention et influence

15L’écriture de ces récits, dont les auteurs clament l’objectivité, est pourtant influencée ou contrainte par un nombre important de facteurs qui entrent en concurrence avec l’impératif mémoriel censé présider à leur confection.

16Premièrement, ils sont soumis aux temporalités et aux évolutions du contexte libanais, qui ont pu faciliter ou compliquer la publication du livre, et influencer son contenu. « L’amnésie volontaire » d’après-guerre n’a pas été continue et homogène tout au long de la période. Au contraire, différents événements ont pu libérer momentanément la parole : lors de la guerre de 2006 contre Israël, de l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri en 2005, ou de la publication de certains documentaires sur la guerre civile comme celui d’Al Jazeera en 2001.

17Les livres sont par ailleurs soumis aux contraintes de rentabilité, aux modes et aux attentes du public et du marché de l’art. G. Buchakjian, auteur, photographe et historien de l’art, note ainsi que la guerre civile libanaise a été un thème relativement en vogue dans les marchés de l’art internationaux de la fin du XXe siècle. Il décrit une forme de néo-orientalisme de la part des collectionneurs, et un certain opportunisme dans le choix de quelques artistes libanais, et plus généralement des artistes arabes contemporains [17] de produire des œuvres qui répondent à cette attente. S’il est normal qu’un évènement aussi traumatisant qu’une guerre civile soit au cœur de nombreuses démarches artistiques sincères, critiques et cathartiques, il est important de noter que le thème de la guerre, dans l’art comme dans l’édition, fait vendre, et a permis à certains artistes de voir leur popularité croitre considérablement sur le marché de l’art international. Sans juger de la sincérité des démarches artistiques ou de la qualité de l’objet final, cette logique marchande nous semble entrer en contradiction avec l’autonomie que suppose un travail historien sur les événements. On remarque par exemple que P. Skaff, alors PDG du groupe de communication Grey World, introduit l’ouvrage Liban, images croisées et est chaleureusement remercié à la fin de l’ouvrage, ce qui suggère qu’il a peut-être participé au financement de la publication. La proximité de l’auteur avec Rafic Hariri, son emploi à Future TV (chaîne appartenant à l’ancien Premier ministre) et le soutien public qu’a reçu le livre sont en outre autant d’indices d’une potentielle immixtion du politique dans la rédaction, ou tout au moins de la présentation par l’ouvrage d’une vision de l’histoire compatible avec la ligne gouvernementale. K. Traboulsi et les photoreporters du livre Generation War semblent quant à eux avoir un point de vue plus libre sur la guerre civile, qui laisse transparaître une sensibilité artistique authentique. Malgré cela, les photos demeurent choisies essentiellement sur des critères esthétiques, avec pour objectif de toucher un large public et de pouvoir vendre les photographies. Le livre-catalogue, initialement destiné à une large diffusion, sera finalement retiré de la vente après seulement 200 exemplaires écoulés, à la suite d’un conflit de droits d’auteurs opposant la maison d’édition et les photographes.

18Enfin, il serait erroné d’expliquer le conflit libanais uniquement en séparant la société libanaise en camps antagonistes et figés. Pour autant, l’appartenance des auteurs à une communauté, leur degré de pratique religieuse et leur sensibilité partisane à l’époque du conflit comme la suite de leurs carrières peuvent à l’évidence influencer leur manière de mettre en récit la guerre civile. Par exemple, la carrière de J. Chami, conseiller du président Amine Gemayel, et sa proximité avec la famille Gemayel [18] ne sont pas sans incidence sur le contenu de son livre. S. Mohdad explique quant à lui dans le livre Beirut Mutations que la proximité de membres de sa famille avec des membres du PSNS [19] lui ont permis l’accès à certaines zones et ont ainsi influencé le contenu de ses photos.

Des récits nécessairement partiaux

19Sans forcément prétendre à l’exhaustivité, les auteurs de ces livres clament tous leur neutralité ou du moins l’équité dans la manière de présenter les belligérants, les différents épisodes et phases de guerre. Mais le caractère fini de l’ouvrage dans lesquels ces récits s’inscrivent suppose nécessairement leur partialité. La manière dont sont exposés les éléments factuels de la guerre comporte donc de nombreux raccourcis, des oublis plus ou moins volontaires, et semble se concentrer sur les épisodes guerriers les plus célèbres et ceux dont l’histoire est la plus consensuelle.

20En l’espèce, on constate d’abord une surreprésentation des épisodes guerriers urbains (et particulièrement à Beyrouth), qui peut s’expliquer soit par le milieu d’origine des photographes, des auteurs et le public supposé ; soit par l’influence du traitement médiatique international et de la vision occidentale du conflit qui a érigé Beyrouth en véritable ville-icône de cette guerre ; soit par une tendance plus profonde de l’historiographie libanaise à privilégier l’histoire de Beyrouth et du Mont-Liban par rapport à celle des autres régions libanaises [20], pourtant loin d’être épargnées par la guerre civile.

21Dans la chronologie du conflit, le livre de J. Chami fait la part belle à la période 1975-1977, et dans une moindre mesure à la période 1977-1982 : la dernière phase de la guerre entre 1982 et 1990 étant en tout cas la période la moins représentée. Une des explications est l’hypothèse selon laquelle la dernière phase de guerre fait l’objet d’une bien moins grande mobilisation et d’un soutien populaire moindre [21]. Certains épisodes guerriers, à l’inverse, sont survolés : ainsi par exemple du tragique « Samedi Noir », connu comme un épisode particulièrement violent datant du 6 décembre 1975 [22]. F. N. Tar Kovacs rappelle que « Dans le camp chrétien on ne parlera pratiquement pas de l’épisode sanglant du samedi noir. Le silence qui cerne l’événement […] dévoile une tendance générale à « oublier » tout ce qui ne va pas dans le sens d’une vision préétablie du réel. […] ce fait va à l’encontre de l’image qu’a la société chrétienne d’elle-même […] puisque dans ce cas précis elle fait nettement figure de bourreau. [23] » Effectivement, le livre du chrétien maronite J. Chami y consacre à peine quelques lignes au bas d’une page quand les autres ouvrages ne l’abordent pas du tout.

22Enfin, la sociologie des combattants et des victimes présentées au sein de ces ouvrages apparaît lacunaire et stéréotypée, et c’est particulièrement parlant en ce qui concerne la représentation des femmes. Premièrement, les photos choisies font une différence claire entre le profil des victimes et la nature des souffrances subies, que nous pouvons résumer ainsi : les hommes meurent, les femmes pleurent. Ces ouvrages transcrivent par ailleurs visuellement un impensé de la violence féminine (d’ailleurs présent bien au-delà du Liban). D’une part en négatif, puisque l’image de la femme combattante est totalement absente des livres Generation War et Les Enfants de la guerre, et figure très exceptionnellement dans les deux autres. D’autre part symboliquement, puisque la faible présence de femmes combattantes dans le livre de Z. Kouyoumdjian est à chaque fois assortie d’éléments visuels ou textuels relativisant et justifiant le comportement guerrier de ces femmes. Ainsi la photo de Nawal Barakat [24], combattante chiite photographiée par Gray Smith en 1984 posant avec un hijab iranien et un fusil, est mise en regard d’une photo d’elle souriant en compagnie de sa famille, assortie du commentaire suivant : « je fus entraînée au maniement des armes comme tous ceux de ma génération. Mais j’ai uniquement participé à des activités féminines de soutien à la résistance dans la banlieue Sud. » Les autres photos de femmes présentent d’ailleurs toutes un stéréotype associé à la féminité : manifestations pacifiques, mères s’occupant de leurs enfants, femmes accomplissant des tâches ménagères. L’hypothèse de S. Dayan-Herzbrun est que cette vision pacifiste des femmes correspond notamment à une volonté de se concilier l’opinion publique internationale [25].

Des visions connotées du conflit

23Si le sens commun voit dans la photographie un « message sans code » [26], les mises en récit présentes dans ces livres sont des discours partiaux et subjectifs par nature. En dépit de la neutralité affichée, une série de « procédés de connotations » [27] vient ainsi charger les images de significations puissantes.

24Le livre de Z. Kouyoumdjian fournit un exemple du procédé de connotation le plus évident : le trucage. À la page 64, une photo prise par G. Semerdjian lors du massacre de Karantina figure en contre-plongée un combattant chrétien de face, le visage partiellement caché par un casque, qui menace une rangée d’hommes mains sur la tête contre un mur du bidonville. L’imposante croix qui pend au cou du milicien Kataëb (phalangiste) sur la photo originale a ici été effacée grossièrement sur Photoshop. Interrogé sur le sujet, l’auteur (catholique arménien), avoue regretter ce trucage mais avoir pensé à l’époque qu’il était « plus correct » ou « plus éthique » de ne pas faire figurer un symbole chrétien sur cette scène. Il évoque par ailleurs le fait que l’ouvrage ne montre pas non plus de massacres commis par « l’autre camp » [28] (sans préciser), ou encore l’envie de ne provoquer aucune communauté.

25D’autres procédés, comme la « pose du sujet », « l’intégration d’objets signifiants » dans la composition et la « mise en syntaxe » [29] de plusieurs images sont utilisés : dans le même livre, la page 33 présente une photo de 1975 de Jocelyn Khoueiry [30] vue de dos en plein combat, dans une posture qui renvoie à la virilité et l’agressivité (visant avec un fusil d’assaut, jambes écartées, épaules hautes et vêtues de bottes militaires). Son regard est dissimulé par ses cheveux, ajoutant à la froideur et à l’agressivité de la scène. En vis-à-vis une autre photo présente un plan-poitrine de J. Khoueiry pris en 2009 par H. Karanouh. Sur cette image, le visage de la femme âgée est incliné aux trois-quarts, le regard baissé, la couleur bleu clair dominante et l’arrière-plan (des éléments flous évoquant un tableau biblique) renvoient à la Vierge Marie. L’agressivité présente dans la photo originale est complètement annulée par la douceur du visage, les cheveux blancs et la posture pieuse voire repentante de la photo moderne. Sans texte, les deux photographies évoquent l’histoire d’une erreur de jeunesse, regrettée et expiée par l’apaisement et la sagesse de l’âge.

26Dans le livre de J. Chami, la syntaxe et les légendes connotent fortement les images choisies. À la page 63, un texte introductif annonce « Qarantaine et Damour : le temps des massacres » [31], et on comprend que l’auteur compare et rapproche ces deux événements. Pourtant aucune photographie de cadavre ou de blessure n’est présentée directement au lecteur pour illustrer le premier, tandis qu’il s’agit de l’élément visuel majeur pour illustrer le deuxième. Sur la page consacrée à Karantina, on voit une femme musulmane implorant un milicien [32], des civils alignés contre un mur les mains sur la tête [33], des miliciens sablant une bouteille de champagne pour célébrer leur victoire ; une vue en contre-plongée du bidonville détruit, et une vue sur un groupe de femmes agitant des drapeaux blancs, visiblement apeurées. L’ensemble est donc relativement « non violent » en comparaison aux photos existantes de cet événement. À l’inverse, sur la page consacrée à Damour trois photos de cadavres montrent des hommes, des femmes et des enfants étendus sur le sol. Puis, une foule essayant de monter sur un petit bateau, une rue dévastée, la photo d’un panneau où le nom de la ville est barré et remplacé par l’inscription en arabe al moudamarra (la détruite) et une scène montrant des hommes triomphant l’arme levée et keffieh au cou sur le balcon d’un bâtiment public. La légende justifie le premier massacre par un impératif stratégique : « la Qarantaine transformée en un camp fortifié, menace les liaisons entre l’Est de la capitale et la zone au nord à majorité chrétienne » et utilise le vocabulaire militaire : « le verrou de la Qarantaine est tombé ». Il présente les victimes de manière floue et insiste sur le bon traitement réservé aux survivants : « Ses 20 000 habitants sont refoulées sur Beyrouth-Ouest et s’installent dans les établissements balnéaires de la ville. » À l’inverse, pour Damour aucune justification stratégique n’est évoquée : « pour venger la Qarantaine, les palestino-progressistes […] investissent Jiyé et Damour. […] ». L’auteur commente dans un registre bien plus émotionnel : « Des familles entières sont surprises dans leurs maisons et exterminées. Un mari a tenté de protéger son épouse. Un petit enfant gît à côté de ses parents. » Le fait que l’un soit perpétré par les miliciens du parti Kataëb dont était proche l’auteur à l’époque, et l’autre par des combattants islamo-palestiniens est un élément qui a certainement influencé la manière dont sont présentés ces deux épisodes.

Une guerre sans responsables

27Si les livres sont le reflet de la subjectivité de leurs auteurs, ils relaient également des tendances plus générales du traitement mémoriel libanais de la guerre civile. Premièrement, ces narrations transcrivent visuellement ou textuellement le concept de « guerre des autres » [34]. Ce concept peut renvoyer autant à la vision d’un conflit influencé par des puissances extérieures au Liban (Palestiniens, Syriens ou Israéliens), qu’aux combattants libanais eux-mêmes. Dans ce deuxième cas, la responsabilité libanaise est projetée sur un ordre milicien parasite et marginal, une sorte « d’État dans l’État » numériquement minoritaire qui aurait imposé la violence de ses combats au reste de la population [35].

28Dans Les Enfants de la guerre par exemple, le milicien est présenté uniquement par fragments, mais jamais dans son ensemble : une main tenant un fusil, des pieds chaussés de bottes militaires, une silhouette de dos ou vue de loin. La figure du milicien est présentée hors-cadre ou à la limite de celui-ci et son visage est rarement visible. L’innocence et la passivité de l’enfant, sujet principal de la photographie, est ainsi perturbée par une ombre anonyme qui lui impose la violence guerrière. Sans présumer de l’intentionnalité de l’auteur, on peut y voir aisément une allégorie de la population libanaise innocente, contrainte à la guerre par une force non identifiée, hors-cadre. Dans ce livre comme dans Generation War, les symboles politiques ou religieux viennent par ailleurs souvent vêtir des enfants, ou sont dessinés par les enfants eux-mêmes (gribouillé sur un tableau noir ou dans le sable avec un bâton). Les signes politiques ou religieux perdent ainsi de leur sens mobilisateur et de leur portée symbolique pour devenir les éléments interchangeables d’un jeu. Cela permet au photographe à la fois de tourner en ridicule les référents idéologiques mobilisés par les combattants, et de critiquer l’enrôlement précoce d’enfants autour d’idéologies qu’ils ne sont pas à même de comprendre.

29Dans Liban Images croisées, la légende précise, pour chaque photo figurant une « victime » ou une scène de dégât matériel, la date, le lieu et l’épisode guerrier (par exemple « la guerre des hôtels »), mais jamais le camp ou l’identité de celui qui a causé le dommage. À une exception près : les seuls dégâts identifiés sont imputables à Israël. La photo de la page 88, qui montre un immeuble d’où sort une épaisse fumée, est ainsi légendée : « l’Hôtel Bristol – des bombes phosphoriques israéliennes pleuvent sur Beyrouth, le 37e anniversaire de l’Explosion Atomique d’Hiroshima ». La référence à Hiroshima participe évidemment à la diabolisation de l’ennemi israélien ; la condamnation d’Israël est l’un des rares objet relativement consensuel parmi la population libanaise – surtout après le bombardement de Qanaa en 1996 et la guerre contre Israël de 2006 [36]– et c’est donc l’un des rares cas où l’auteur peut nommer un responsable sans risquer de froisser une partie de son lectorat. Le livre ne comporte d’ailleurs presque aucun symbole politique, logo partisan ou milicien, et très peu de symboles religieux si bien que les couples antagonistes [37] ne sont quasiment jamais identifiables.

30Dans Generation War, le combattant est présenté à plusieurs reprises dans une situation absurde (par exemple montant la garde sur une piste de ski), vêtu de manière insolite (des masques de clowns ou en sosie de « Rambo »), ou décrit par un surnom loufoque (un groupe de combattants d’Amal se faisaient appeler les « Schtroumpfs »). Ces codes et situations ont bel et bien existé, surtout dans les premières années de guerre. Mais le fait de les représenter majoritairement comme tels dans un livre peut symboliser deux choses : premièrement, par le déguisement, le milicien est considéré comme non sérieux, excentrique, ou comme une figure de la folie. Ces attributs en font donc un personnage déviant, marginal, par rapport au reste de la société. Deuxièmement, ces photos disent que le milicien impose sa présence, son « jeu » dans des situations où le reste de la population continue de vivre sans se soucier de « sa » guerre.

31Enfin, il est frappant de constater l’absence presque totale de responsabilisation des autorités politiques, militaires et religieuses libanaises. Dans le livre de S. Mohdad, il n’est fait aucune mention d’un responsable libanais. Dans les trois autres, les rares photos d’hommes politiques les montrent en situation de victimes (par exemple Walid Joumblatt, leader du Parti socialiste progressiste, blessé après une tentative d’assassinat [38]), ou suivant les événements à distance. Ici encore, il peut s’agir autant d’un avatar de la « guerre des autres » que d’une volonté de ne heurter aucun lecteur et de prôner la réconciliation, ou encore d’une crainte de critiquer ouvertement des hommes politiques encore au pouvoir au moment de la publication. Cette déresponsabilisation semble répondre d’une part à une volonté d’éviter la perpétuation des tensions intercommunautaires et donc de permettre le vivre-ensemble. D’autre part, le rejet de la violence intra-libanaise peut correspondre à un besoin d’externaliser une perception commune de culpabilité ou de honte à l’égard de la guerre [39].

Optimisme et résilience

32Les ouvrages illustrent une deuxième tendance mémorielle libanaise, qui consiste en une vision esthétisée, voire nostalgique de la guerre centrée sur le concept de résilience de la population libanaise. La première modalité de cette tendance esthétisante est la rareté significative des photos de blessés ou de cadavres. L’intensité de la violence visuelle est faible au sein des ouvrages et les actes particulièrement violents, comme les exactions sur les cadavres ou la torture, qui furent pourtant caractéristiques du conflit, sont très peu représentés. Quelques très rares exemples figurent dans Le Mémorial de guerre, comme la photo d’un cadavre accroché derrière une voiture et celle d’un cadavre tiré par un combattant, mais il n’y a rien de tel dans les trois autres. Pourtant, nous savons que ce genre de photos existe pour les avoir vues dans des ouvrages parus pendant la guerre [40] ; le fait de ne pas les représenter est donc le résultat d’un choix et non de l’absence de sources disponibles. De même, certaines formes de violences comme l’enlèvement, ainsi que les scènes de combat semblent sous-représentées. Cela peut s’expliquer (au-delà de la volonté des auteurs) par les difficultés pratiques liées à la représentation de certains phénomènes, et par le caractère paroxystique mais non majoritaire du moment de combat en temps de guerre [41]. Interrogés à ce sujet, auteurs donnent des justifications divergentes : J. Chami insiste sur le désir de diffuser le livre au public le plus large possible, y compris aux plus jeunes ; K. Traboulsi dit sa volonté de transmettre un message d’espoir, mais également de vendre les photos ; S. Mohdad évoque la banalisation de la violence, et l’envie de faire réagir le public d’une manière plus subtil [42] ; Z. Kouyoumdjian clame avoir voulu éviter toute prise de parti qui pourrait être perçue comme provocatrice ou sensationnaliste. Plus généralement, il semble que les formes de « jouissance dans l’horreur [43] » et le franchissement du tabou symbolique de l’effraction du cadavre ne puissent pas être assumés comme ayant fait partie du répertoire d’action guerrier des libanais.

33La deuxième modalité de ce rapport à la guerre est l’accent mis sur l’adaptabilité et la résilience des Libanais, bien qu’elle soit évoquée différemment dans chacun de ces ouvrages. Dans Generation War, leur optimisme et leur résilience sont évoqués à travers la référence à l’absurde et la « folie » des années de guerre. Les photos « insolites » évoquées comme vecteur d’une marginalisation du combattant semblent également porteuses de ce message, de l’optimisme qui caractérise les Libanais, voire d’une certaine nostalgie des années de guerre. Les photos de R. Moukarzel montrant un homme qui se rase sur les restes d’une voiture calcinée ou celle de K. Traboulsi en robe de mariée au bras de son père, au milieu des bidons et des sacs de sables, en sont des exemples caractéristiques. Au cours des entretiens, l’éditrice du livre T. Hadjithomas fait d’ailleurs plusieurs fois référence à la « folie » des années de guerre. K. Traboulsi également, qui dans la préface de son livre, l’évoque en ces termes [44] : « En ce temps-là, nous avions 20 ans. L’insouciance et l’immortalité allaient de pair. Le danger, on n’en faisait qu’une bouchée, préférant le regarder en face pour le dominer. […] Les émotions, décuplées par le goût du risque, alternaient au gré des bombes, des grèves, des départs et des arrivées […] ». Ces moments d’espoirs, de folie et de vie ont bien été présents pendant la guerre, et toutes les personnes interrogées ont fait part de ce type de souvenirs. Cette vision idéalisée répond d’ailleurs sans doute à des mécanismes psychologiques associés à des années de traumatisme. Mais une fois de plus, cette vision esthétisée et poétique ne contribue pas à l’écriture d’une vision objective et exhaustive de cette période.

34En plus de souligner la résilience de la population, Liban images croisées met visuellement l’accent sur progressisme, la prospérité et le pacifisme de la société libanaise amenés par la politique de Rafic Hariri. À cet égard, il se rapproche fortement du livre Beirut’s Memory d’Ayman Traoui, identifié comme le parangon de la propagande Solidere-Hariri sur les années de reconstruction [45]. Aux photos de ruines de guerre sont presque systématiquement opposées des photos en couleur du même lieu reconstruit, avec des rues propres, ensoleillées et pleines de monde comme sur une publicité. Les photos récentes intègrent souvent des éléments renvoyant au mouvement et à la prospérité : l’effet de flou et les raies lumineuse des phares des voitures créées par un temps d’exposition long symbolisent la vitesse ; l’intégration de jeunes gens faisant du roller ou de joggeurs, donne l’image d’une ville dynamique, tandis que sont multipliés les marqueurs visuels de la prospérité et du prestige, comme la vue de l’intérieur luxueux de l’Hôtel Phoenicia ou la photo du Gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé. Le texte qui accompagne cette dernière est particulièrement révélateur de la tendance à louer la prospérité du Liban et le libéralisme économique : « Riad Salamé est assis sur plus de deux milliards de dollars américains en or […] Le Docteur Salamé, qui a conduit le secteur bancaire au seuil du troisième millénaire, parle de cigares pour distraire la conversation au sujet de l’or […] ».

Conclusion

35Ces livres sont le fait d’auteurs au profil très divers dont le point commun est qu’ils viennent d’un milieu social aisé et urbain, sont majoritairement chrétiens et ont vécu à Beyrouth pendant la majeure partie de la guerre. Cela correspond à l’idée selon laquelle il existe au Liban un monopole de production de la mémoire de guerre par des classes moyennes urbaines et lettrées [46]. Ces auteurs sont par ailleurs soumis à des influences temporelles, économiques ou politiques qui affectent le régime de sens et le vocabulaire visuel mobilisé dans leurs livres. Ainsi, alors qu’ils se réclament tous d’une certaine objectivité et mettent en avant leur volonté de ne pas prendre parti, l’analyse du contenu de ces livres révèle un certain nombre d’idées fortes et de messages normatifs.

36Loin d’être neutre, la manière dont la guerre est mise en récit est d’abord soumise aux limites de l’ouvrage qui oblige l’auteur à user de stéréotypes et de raccourcis. Puis elle est influencée par les choix, conscients ou non, de l’auteur, qui en usant des procédés de connotations produit une vision en accord avec sa sensibilité artistique et politique. Les traumatismes de guerre laissent cependant penser que – au-delà de toute considération marchande ou esthétique – la confection de ces livres répond à un impératif moral et à une nécessité psychologique.

37Plus généralement, le contenu normatif de ces ouvrages correspond au rapport des Libanais à la mémoire, déjà identifié par différents travaux. Le succès de ces livres est d’ailleurs le signe que la vision qu’ils présentent du conflit répond à l’attente du public. Nous pouvons donc affirmer que ces livres sont influencés par la mémoire collective du conflit, et qu’ils constituent dans le même temps une part intégrante de celle-ci, à même de la faire évoluer. La question de l’influence qu’ils exercent en retour sur les représentations collectives du conflit est plus complexe. Sans doute, les photographies les plus célèbres présentes dans ces livres faisaient-elles déjà partie d’un imaginaire collectif de la guerre. Mais la complexité de la question réside dans le très grand nombre d’autres productions à même d’influencer les représentations collectives du conflit libanais.

38Dans tous les cas, il est clair que le corpus gigantesque des photographies de la guerre civile libanaise constitue un matériau d’exception pour une mise en récit historique de la période de guerre. Une analyse exhaustive et rigoureuse serait à même de prévenir ou de révéler les potentiels mésusages et manipulations de ces images, liés à la malléabilité, à la réplicabilité et au fort pouvoir de suggestion de la photographie. Malheureusement, la faiblesse du champ historiographique libanais [47], l’absence d’entreprises archivistiques exhaustives [48] et le contexte général d’amnésie, ou de déni officiel de la période de guerre [49] semblent, aujourd’hui encore, faire obstacle à ces utilisations historiennes de la photographie. En outre, l’absence de manuels scolaires unifiés [50] traitant de la période fait de ces initiatives multiples et disparates les seules dépositaires de la mémoire photographique du conflit et leur donne un rôle qu’elles n’ont a priori pas vocation à remplir, celui de manuels scolaires de substitution. Ces ouvrages ne souscrivent pourtant pas à une méthodologie rigoureuse et ne relèvent pas du registre scientifique, mais bien plus de l’affect, de l’esthétisme et de la subjectivité comme le révèle la place majeure accordée aux témoignages. Or si la mémoire collective du conflit est encore en évolution, son analyse historique reste encore à faire. C’est ce que qu’appelait déjà de ses vœux Samir Kassir dans l’avant-propos de son ouvrage paru en 1994 : « Contre la perte de mémoire, le témoignage ne suffit pas à lui seul. Trop souvent la fonction témoin est l’occasion de reproduire le manichéisme du conflit. Elle participe alors d’une dérive de la mémoire au lieu de contribuer à sa restauration. […]. Des règles existent. Elles sont posées par l’Histoire […]. C’est uniquement en les respectant qu’on pourra parvenir à cette ‘acquisition pour toujours’ […] qui, au Liban, pourrait être le support d’une citoyenneté sans mensonges. » [51].

Bibliographie

  • Corpus

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    • MOHDAD (Samer), Les Enfants de la guerre, Liban 1985-1992, Musée de l’Élysée, Lausanne, Agence Vu, Paris, 1993.
    • TRABOULSI (Katya), Generation War, Éditions Tamyras, Beyrouth, 2013.
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    • MERMIER (Franck) et VARIN (Christophe) (sous la dir. de), Mémoires de guerres au Liban (1975-1990), Paris, Sindbad Actes Sud, 2010, 620 p.
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    • THUENI (Ghassan), Une guerre pour les autres, Lattès, Paris, 1985.

Notes

  • [*]
    Étudiant en master “Conflits et Développement” à Sciences Po Lille, Lucas Wintrebert a passé un an à la Istanbul Bilgi Universitesi et effectué plusieurs séjours au Liban. Cet article est tiré d’un mémoire de recherche réalisé en 2015 après un travail de terrain à Beyrouth (décembre 2014).
  • [1]
    Il existe de nombreuses querelles historiennes sur les dates de début et de fin, sur l’unité de la période de guerre, sur le qualificatif de conflit civil ou de guerre « libanaise », détaillées dans le mémoire de recherche sur le même thème. Nous faisons référence ici à « la guerre civile libanaise » pour simplifier notre propos.
  • [2]
    Boutros Labaki et Khalil Abou-Rjeili, 1993.
  • [3]
    Voir archives AFP, Reuters, Gamma, Sygma, Sypa, An Nahar, Assafir, l’Orient Le Jour, An Nawar.
  • [4]
    Voir à ce sujet les imposantes archives de la Croix Rouge libanaise, ou celles d’ONG locales comme Amel Association International.
  • [5]
    Pour ne citer qu’eux : R. Depardon, D. MacCullin, G. Basilico, F. Demulder,…
  • [6]
    Martin Parr et Gary Badger, 2014.
  • [7]
    Ici encore, des controverses existent dans l’historiographie libanaise sur la date de fin du conflit libanais. On retient par simplification la date communément admise, le 13 octobre 1990, date de la cessation des combats entre les forces du Général Aoun et les forces Syro-libanaises.
  • [8]
    Samer Mohdad, 1993.
  • [9]
    Joseph Chami, 2003.
  • [10]
    Zaven Kouyoumdjian, 2003, réédité en 2005 et 2009.
  • [11]
    Katia Traboulsi, 2013.
  • [12]
    Pierre Nora, 1974.
  • [13]
    Joseph Chami, 2003 p. 11.
  • [14]
    Ibid, p. 15.
  • [15]
    Voir dans d’autres contextes historiques, Annette Wieworka, L’ère du témoin 1998 ou Anne-Lise Stern, Sois déportée… et témoigne, 2005.
  • [16]
    Katia Traboulsi, 2013 p. 4.
  • [17]
    Entretien avec G. Buchakjian, Beyrouth, 22/12/2015.
  • [18]
    Son livre Jours de colères 1977-1982, paru en 1983 est dédié à Solange Bachir Gemayel, la veuve du leader phalangiste et comporte un chapitre entier dédié à Bachir, intitulé « Du héros au martyr ».
  • [19]
    Parti socialiste nationaliste syrien, créé en 1932.
  • [20]
    Candice Raymond, 2013/4.
  • [21]
    Sune Haugbolle, 2012, p. 55.
  • [22]
    Épisode pendant lequel des miliciens phalangistes, pour venger l’assassinat de quatre de leurs membres, se déploient dans le centre-ville de Beyrouth et procèdent à des dizaines d’arrestations et d’exécutions arbitraires de musulmans sur carte d’identité, faisant selon Samir Kassir ente 200 et 300 morts.
  • [23]
    Fadia Nassif Tar Kovacs, 1998, p. 78.
  • [24]
    Zaven Kouyoumdjian, 2009, p. 112.
  • [25]
    Sonia Dayan-Herzbrun, 2012.
  • [26]
    Roland Barthes, 1992
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Entretien avec Z. Kouyoumdjian, Skype, 28/03/2015.
  • [29]
    Roland Barthes, 1992.
  • [30]
    A 20 ans à peine dans les années 70, Jocelyn Khoueiry, issue d’une famille nombreuse maronite s’enrôle dans le parti Kataëb face à la montée de ce qu’elle considère comme le problème palestinien. Elle dirige rapidement une section de combattantes féminines phalangistes pendant les premières années de guerre.
  • [31]
    Le massacre de Karantina a lieu le 18 janvier 1976, dans les premiers temps de la guerre opposant les milices chrétiennes, à majorité phalangistes, aux fedayins palestiniens et à leurs alliés. Le parti phalangiste prend l’initiative de lancer un assaut contre les bidonvilles du quartier de Karantina, peuplé majoritairement de musulmans chiites et de Palestiniens, verrou stratégique vers la zone chrétienne de Beyrouth Est. Après avoir massacré une partie de la population sur contrôle d’identité (entre 600 et 1000 morts), les phalangistes incendient et rasent l’intégralité du bidonville. En représailles de ce massacre, les forces progressistes et palestiniennes lancent une offensive contre la ville chrétienne de Damour le 20 janvier 1976, mettant à sac la ville et faisant selon S. Kassir environ 150 tués.
  • [32]
    Françoise Demulder, France, Gamma. Beirut, Lebanon, January 1976. Palestinian refugees in the district La Quarantaine.
  • [33]
    Georges Semerjian, 6 décembre 1975. C’est également cette photo qui fait l’objet d’un trucage dans Liban, Images croisés.
  • [34]
    Ghassan Tuéni, 1985.
  • [35]
    Notons que cette rhétorique repose sur une certaine réalité, à savoir la relativement faible participation des Libanais dans le conflit (G. Corm estimant que les milices représentent environ dix mille combattants avant 1982, soit 0,3 % de la population, et environ vingt mille de 1982 à 1990) et le faible support de la population à ceux-ci après 1982.
  • [36]
    Sune Haugbolle, 2010, p. 76.
  • [37]
    Selon Chloé Rabanes, la guerre civile libanaise consiste en une « reconfiguration permanente des couples d’antagonistes » à savoir que chaque épisode du conflit voit l’opposition entre deux ou plusieurs opposants, dont la nature et les motivations changent d’une fois sur l’autre. Cette caractéristique rend d’ailleurs la lecture du conflit particulièrement difficile.
  • [38]
    Le 1er décembre 1982, un attentat vise l’homme politique.
  • [39]
    Sune Haugbolle, 2010, p. 14.
  • [40]
    Voir par exemple Stavro, Vies et morts sans légendes, 1982 ou Chami, Liban jours de misères, 1977.
  • [41]
    Laurent Gervereau, 2006, p. 12.
  • [42]
    Entretien avec Samer Mohdad, Bzebdine, 20/12/2014.
  • [43]
    Samir Kassir, 1994 p. 224.
  • [44]
    Katia Traboulsi, 2013, p. 3.
  • [45]
    Sune Haugbolle, 2010, p. 84.
  • [46]
    Ibid, p. 65.
  • [47]
    Les différentes universités et centres de recherches étant encore soumis à certaines divisions communautaires, héritées de la lutte entre une historiographie maronite dominante et les historiographies d’autres communautés tentant de légitimer la présence de leur propre communauté sur le territoire par l’écriture de l’histoire. Divisions qui n’ont fait que s’accentuer avec l’émergence « d’historiens en guerre » (E. Picard) pendant et après les années de conflit. Voir Candice Raymond, 2013/4.
  • [48]
    Les 600 000 clichés de la collection de la Fondation Arabe pour l’Image, les 45 000 de la Fondation Fouad Debbas ou les 70 000 de la Bibliothèque Orientale de l’USJ ont été pris avant 1975 et le Umam Documentation and Research Center (centre de recherche et d’archivage sur la guerre civile) souffre d’un manque de moyens et n’est pas adapté à l’archivage de photographies. Quant au Centre des Archives Nationales, « il n’a jamais été pleinement en mesure d’assurer son mandat » (Baumann, 2012), faute de moyens et de volonté politique.
  • [49]
    Lieu commun des études consacrées à l’après-guerre libanais, cette « amnésie volontaire » se traduit par une absence de la guerre dans les débats publics et les médias dominants, par un maintien au pouvoir des hommes politiques en place pendant la guerre, d’une absence de monuments et commémorations officielles, et par une absence totale de la période dans les manuels scolaires.
  • [50]
    La tentative d’unifier les manuels scolaires d’histoire en 1991 échoue en 2002 lorsque le ministre de l’Éducation de l’époque, Abdel Ramih Mrad demande le retrait définitif de ces manuels qui suscitent des querelles interminables entre historiens de différentes communautés.
  • [51]
    Samir Kassir, 1994, p. 15.
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