Notes
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Salim Daccache s.j est recteur de l’Université saint Joseph de Beyrouth depuis 2012 est titulaire d’un doctorat es Lettres-philosophie de l’Université Panthéon Sorbonne I, d’un doctorat en sciences de l’éducation de l’université de Strasbourg, d’une licence en philosophie de l’USJ, ainsi que d’une maitrise en théologie et en philosophie du centre Sèvres (faculté jésuite de Théologie et de Philosophie).
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[1]
La déclaration de Baabda, publiée le 11 juin 2012 par le Comité de dialogue national réunissant des représentants politiques (à l’exception de Saad Hariri et de Samir Geagea), réaffirme « la confiance dans le Liban et dans la formule de coexistence », dans l’esprit de l’accord de Taëf et s’engage à « tenir le Liban à l’écart de la politique des axes et des conflits régionaux» (Ndlr).
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[2]
Premier président du Conseil du Liban indépendant, il occupe cette fonction de 1943 à 1945 puis de 1946à 1951 (Ndlr).
Une université jésuite dans le monde arabe
1Les Cahiers de l’Orient : Quelle est la mission de l’USJ, et quelles sont les valeurs qu’elle véhicule à travers les divers enseignements proposés ?
2Salim Daccache : Cette université, dont l’idée a germé dans la tête des Jésuites dès les années 1840-1843, a été fondée en 1875 pour ne plus disparaître. C’est sans doute assez prétentieux de le formuler ainsi. Mais l’histoire est là pour témoigner que l’Université Saint-Joseph, qui a vu son destin se lier à la ville de Beyrouth, a pu résister aux multiples tempêtes qui auraient pu l’emporter. Durant les violences qui ont sévi dès 1970 au Liban, tout concourait à sa perte. L’idée de la fermer fut alors évoquée, voire envisagée, par certains esprits, qui considéraient que le Liban comme espace de convivialité et de libertés ne pouvait plus survivre. Toutefois, l’Université avait cette conviction tenace qu’elle devait continuer sa mission d’enseignement supérieur, tout en se rénovant et se positionnant comme université libanaise et bilingue aux dimensions de la nation. Ainsi, au rythme des migrations et des occupations, à l’image du Liban qui résiste et demeure, l’université résiste malgré la destruction d’une partie de ses campus, choisit de continuer, et est accueillie dans divers endroits du pays…
3Il faut reconnaître au père Jean Ducruet s.j., recteur de 1975 à 1995, le mérite d’avoir été le maître d’œuvre d’une université qui a su se doter d’une Charte fondamentale en 1975, de manière à mettre en place une gouvernance moderne ; cette charte donne les grandes lignes du projet de l’université et de sa mission ; d’une part une mission fonctionnelle de formation professionnelle, qui s’intègre dans une mission culturelle plus fondamentale et plus large, qui met l’université au service de la promotion des hommes ; d’autre part la mission de recherche scientifique, à travers un programme bien défini, qui vient optimiser cette mission culturelle. Ces différentes missions de l’USJ se réalisent dans la perspective chrétienne qui fut la sienne depuis sa fondation, car la promotion humaine ne se limite pas à l’acquisition d’une culture et la maîtrise d’une technique ; mais elle se réalise en aidant les membres de sa communauté aux questions fondamentales qui se posent à chaque conscience sur le sens ultime de la vie et en proposant un chemin vers la reconnaissance de Dieu.
4Enfin, la Charte souligne la nécessité de la liberté académique et personnelle ainsi que l’éducation à cette liberté, car la promotion de l’homme qui accueille les valeurs spirituelles ne peut se faire que dans un climat de liberté et d’adhésion, de participation et de dialogue.
5C. O. : Quel rapport l’USJ entretient-elle avec la francophonie ? Le français est-il la langue principale d’enseignement ?
6S. D. : Non, le français n’est pas la langue principale d’enseignement, mais plutôt la langue d’enseignement et de communication de l’université. Une donnée capitale qu’il faudra confirmer et conforter. Le rapport de l’USJ à la langue française n’a jamais été un simple rapport fonctionnel ou utilitaire. L’USJ est, l’histoire en est témoin, une œuvre catholique et jésuite, comme l’illustre son nom, choisi par les Jésuites et confirmé par le pape Léon XIII qui en a fait une université pontificale. Les facultés non civiles comme la théologie et les lettres orientales, fondées pour répondre à des considérations ecclésiales catholiques et en relation avec la mission religieuse de l’Université, enseignaient principalement en langue française avec du latin et un peu de syriaque. Les facultés civiles de l’USJ comme l’École française de droit, l’École supérieure des ingénieurs de Beyrouth et la Faculté française de médecine sont des œuvres fondées conjointement par la France laïque, en particulier la ville de Lyon, et les Jésuites. Langue et culture françaises, avec ce qu’elles possèdent et véhiculent de valeurs et de beauté, constituent donc une partie substantielle du patrimoine de l’USJ.
7L’université a contribué fortement, par les dizaines de milliers de professionnels formés et les centaines de grands hommes et femmes de lettres, à produire ce que l’on peut appeler la francophonie libanaise culturelle et académique. Je pense de ce fait que le destin de l’USJ est scellé : être un fervent courant francophone fait partie intrinsèque de l’université.
8C. O. : Quelle place est accordée à la langue arabe ? Se dirige-t-on vers le trilinguisme ?
9S. D. : Le 5e article de notre charte n’évoque pas la seule francophonie, mais plutôt le « biculturalisme » de l’USJ, dans le sens où l’université est chargée de promouvoir les deux cultures de langues française et arabe, qui font la personnalité et l’identité culturelle libanaise. L’Institut des Lettres orientales, jusqu’à la fin des années 1990, a joué un rôle pionnier dans la promotion de la langue arabe. Diverses raisons externes et internes, dont la régression de l’orientalisme critique, la disparition des jésuites spécialisés dans ce domaine, et la montée des fondamentalismes religieux ont marginalisé le rôle de cet Institut et de ce fait la mission « arabe » de l’USJ.
10Aujourd’hui, même si la francophonie − le fait de parler et réfléchir culturellement en français − est toujours vivante, elle manifeste pourtant des signes de fléchissement ou de régression, non par le nombre des locuteurs mais par la capacité de moins en moins grande des étudiants à suivre des études en langue française. Nous commençons à peiner pour avoir des étudiants de très bon niveau ou même de bon niveau en français. Les meilleurs élèves francophones sortant des écoles secondaires les plus prestigieuses migrent vers l’américanophonie, en masse. Une des universités américaines de Beyrouth se targue d’avoir 60% de ses étudiants, parmi les meilleurs, issus des écoles francophones ! Est-ce un problème d’attractivité de la part de l’USJ ? Notre image d’université un peu rigide nous poursuit-elle toujours ? Beaucoup d’efforts sont faits pour renverser la vapeur, dont un projet de préparation des élèves désireux de venir à l’USJ − et ils sont nombreux − à une meilleure maîtrise de la langue française, ainsi que l’octroi de bourses d’excellence aux meilleurs candidats aux baccalauréats libanais et français.
11Néanmoins, à ce stade, l’ultime question que je me pose est la suivante : si la francophonie est synonyme de pluralisme, d’ouverture, de valeurs universelles comme la liberté, la raison logique et critique, la démocratie et le dialogue… compte tenu du fait que le monde arabe, si étendu, a choisi dans sa grande majorité la langue anglaise ou arabe pour l’enseignement et les affaires, ne serait-il pas judicieux d’y être présent et d’opter à cette fin pour l’utilisation de l’anglais dans certaines de nos formations académiques ? Presque toutes les universités libanaises dites francophones ont déjà adopté des filières anglophones pour répondre à la demande du marché. La question de la création de filières en langue anglaise adressées aux jeunes du monde arabe se pose à nous. Sommes-nous capables de le faire ? Y aurait-il une réticence venant de notre Charte, qui en adoptant le français comme langue d’enseignement et de communication, en plus de l’arabe, se réfère à l’identité culturelle du Liban ? Même si la Charte évoque le bilinguisme comme noyau fondateur éducatif et culturel, elle n’exclut pas la possibilité d’adopter d’autres langues comme l’anglais dans l’enseignement et la recherche. Je pense qu’il est possible, compte tenu du fait que nombre de nos enseignants maîtrisent l’anglais, de créer des filières et dispenser des cours dans cette langue. Ceci ne contredit en rien notre appartenance à l’univers francophone dans la mesure où nous communiquons les valeurs de la francophonie.
12C. O. : L’épanouissement de l’individu étant un de ses buts, quelle est la part de la représentation féminine dans l’espace public universitaire ?
13S. D. : Du point de vue quantitatif, les femmes sont bien présentes à l’USJ. Cela n’est pas nouveau, et la progression du nombre de femmes est constante d’année en année. Au niveau de la gouvernance, pour la première fois, le vice-recteur à la recherche est une femme. Deux chargées de mission auprès du recteur, cinq doyens, une dizaine de directrices de centres et d’instituts académiques et presque la moitié du corps enseignant sont des femmes.
14Du côté des étudiants, la proportion filles-garçons est de l’ordre de 62% à l’avantage des filles. Cette proportion s’est stabilisée récemment. Par ailleurs, je remarque la présence de plus en plus assidue des femmes dans le monde de la recherche. À ma connaissance, une dizaine d’entre elles ont été primées dans des domaines scientifiques d’avant-garde comme la biologie, la pharmacie, l’agriculture, etc.
15Il est vrai que l’espace de liberté responsable que représente l’USJ et auquel elle tient, favorise cette avancée des femmes.
L’USJ et le Liban, deux destins liés ?
16C. O. : À l’image du Liban, l’USJ est ce contexte unificateur reliant dans l’espace et le temps, et à l’intérieur des frontières d’un campus, des humains de religions différentes… Par ses différents territoires, l’université a-t-elle réussi à s’inscrire dans une logique de signification qui la fonde comme médiation ?
17S. D. : Une belle et profonde question qui prend son point de départ dans une intention déclarée par la Charte de l’université qui, il y a quarante ans, avait osé souligner un principe fondateur : « l’université Saint-Joseph n’accepte pas d’être au service exclusif d’une classe sociale ou d’une communauté ethnique[…] Appartenant à une société donnée, elle espère cependant en être le ferment ».
18Armée de ces principes, à l’issue de la guerre dite civile, l’USJ a réalisé un acte symbolique unificateur en reconstruisant ses campus de la rue de Damas (ancienne ligne de démarcation) et en y édifiant deux campus supplémentaires, élargissant ainsi son territoire jusqu’au Musée national.
19L’USJ a ainsi fait le choix d’être, au fil des décennies, le creuset et le ferment. Mais cela nécessite une certaine forme d’aide extérieure d’ordre politique, ainsi qu’une politique qui soit moins conflictuelle et moins violente, pour que l’Université puisse s’acquitter de sa tâche et pour que le travail du jour ne soit pas effacé la nuit ; surtout que, depuis l’introduction du système des crédits européens, le nombre d’étudiants a sensiblement augmenté, notamment ceux qui sont de religion autre que chrétienne.
20C. O. : Justement, comment l’USJ peut-elle faire en sorte que ce pays fasse finalement sens, pour ces étudiants qui appartiennent à une mosaïque de religions ?
21S. D. : Si le Liban est un « pays-message » d’ouverture et de convivialité, de communautés en dialogue et en construction d’une nation, de respect du pluralisme et des libertés, l’USJ ne peut que porter en interne et en externe cette mission. L’appel d’ordre sociopolitique de l’USJ au vivre-ensemble libanais entre chrétiens et musulmans n’est pas une virgule dans un texte, c’est une constante qui a été à la base de l’idée d’entité libanaise. Les textes des recteurs, les décisions des responsables de faculté et les comptes rendus de réunions des conseils jésuites, déjà au début du XXe siècle, montrent que le vivre-ensemble est un objectif essentiel et que le dialogue est la voie nécessaire pour construire cette convivialité.
22En réponse à cet objectif recherché, l’une des réalisations de l’USJ est la fondation, en 1977 et à l’initiative de Hisham Nashabé, Augustin Dupré Latour et Yousif Ibish, de l’Institut des études islamo-chrétiennes (IEIC). Cet institut d’enseignement, mais aussi de recherche, de documentation et d’organisation d’actions sur le terrain a déjà publié sept volumes reprenant les actes et les déclarations du dialogue islamo-chrétien au Liban et dans le monde.
23Trois principaux diplômes y sont proposés : un master de relations islamo-chrétiennes, une formation continue au dialogue islamo-chrétien et une licence en études islamo-chrétiennes. Des centaines d’étudiants y ont déjà été formés. Par souci d’objectivité, nous veillons à ce que les cours soient suivis par des étudiants des deux bords, et à ce que chaque doctrine soit exposée par l’enseignant représentant sa communauté, et sa foi. Trois soucis majeurs président à la mission de cet institut : promouvoir la connaissance mutuelle des uns et des autres, dissiper les préjugés et les images fixes de l’autre, et former des cadres des relations islamo-chrétiennes capables de gérer des conflits et d’établir des valeurs communes ou transcommunautaires à même de consolider la convivialité.
24Depuis le début de cette année académique, nous avons délocalisé le programme de la formation continue au dialogue islamo-chrétien à tous les campus de manière à la rendre accessible au plus grand nombre. D’après notre enquête, plus de 300 étudiants suivent actuellement cette formation. Ce chiffre, non négligeable, montre que notre mission est bien partie. Mais il est évident que cela n’est pas suffisant. Il nous faut encore établir un programme de formation à la connaissance de l’autre, qui soit adressé aux étudiants dès la première année de licence.
25C. O. : Parmi les fondements spirituels de l’USJ, on trouve la promotion de la liberté. Aujourd’hui quelle est, selon vous, la réelle acception de la démocratie au Liban en général, et au sein de l’Université en particulier ?
26S. D. : Regardons la trajectoire de ce que nous pouvons appeler la démocratie dans notre pays : avant les événements douloureux des années 1975-1990, la démocratie était une démocratie « majoritaire », comme cela se pratique ailleurs, et cela fut pratiqué même sous la tutelle syrienne qui, en fait, composait les majorités à sa manière. Après 2005, est née ce que l’on peut appeler la démocratie « consensuelle » en vertu de laquelle un gouvernement ne pouvait être formé sans le célèbre « tiers de blocage » ; cette forme de démocratie est devenue une démocratie « concurrentielle », faite de confrontation et de menaces continues et d’inertie. À titre d’exemple, depuis une dizaine d’années, le pays vit sans un budget d’État !
27Pire encore, alors que le confessionnalisme politique existait mais était tempéré par la démocratie « majoritaire », aujourd’hui, ce n’est plus le confessionnalisme qui est politisé, mais les communautés religieuses elles-mêmes qui sont devenues l’otage de la politique et des politiciens. De ce fait, il y a un affaiblissement très important de la société civile, dont les jeunes sont la partie la plus active.
28Cette régression continue de la démocratie a laissé ses traces sur l’état de l’opinion dans les universités : la cassure confessionnelle sur les plans régional et libanais avec ses implications syriennes, le suivisme des partis chrétiens et la tension extrême entre eux, ne font qu’attiser le feu entre les étudiants. La situation est bien différente des années de la tutelle syrienne : il fallait alors combattre l’occupant par la force de la parole. Aujourd’hui, l’ennemi est à l’intérieur des murs, il est représenté par la haine et le rejet de l’autre libanais. L’exercice de la démocratie devient un exercice courant tous les risques de l’explosion de la violence.
29La cassure politique et sociale en deux camps est si forte à l’extérieur de l’Université que donner aux étudiants l’occasion de s’exprimer par un vote mène à la manifestation et à la reproduction de cette même cassure, et cela n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Même les « indépendants » ou les partisans du courant « civique » aconfessionnel sont pris par le courant.
30Or, vivre la démocratie ce n’est pas simplement voter pour l’un ou l’autre et dire son choix, mais c’est aussi accepter le verdict des urnes. De même que le fonctionnement du Parlement est gelé, le travail des comités estudiantins l’est également car les différents élus (à la proportionnelle) ne veulent pas œuvrer ensemble. Mais, sachant que l’arrêt du processus démocratique ne peut être qu’une mesure négative, pour pallier cette situation, parmi les actions positives lancées en l’année académique 2014-2015, nous avons développé un bouquet de matières optionnelles dites « USJ ». Celles-ci traitent de sujets fédérateurs de réflexion, comme l’éthique, l’introduction à la vie politique, les formes de la démocratie, la culture religieuse, le dialogue interreligieux, l’éducation civique, parmi lesquels l’étudiant doit choisir un nombre déterminé de thèmes. Ainsi le savoir-être et le savoir-faire citoyens sont influencés par une recherche continue de déplacement de frontières.
L’USJ moteur de changement ?
31C. O. : Une université qui prône les valeurs humanistes, et vise l’excellence… Quelles sont les formes de résistance adoptées pour continuer de promulguer le savoir face au règne des armes, aux pressions politiques, à l’horreur et à l’émergence d’une autre échelle de valeurs ?
32S. D. : Ce n’est pas un choix que de prôner aujourd’hui les mêmes valeurs qu’hier, car elles sont bien nécessaires pour la survie de la démocratie et de la convivialité, même si l’on a l’impression de nager à contre-courant. Aussi, l’USJ a développé et ne cesse de développer des stratégies et des formes de résistance aux différentes déviations possibles.
33À commencer, à titre d’exemple, par ce qui semble le plus évident : l’honnêteté intellectuelle, la rigueur morale, l’examen et l’orientation éthiques, le respect des libertés… Dans ce domaine, la préférence d’une éducation qui privilégie le discernement et l’esprit critique, la tête bien faite au lieu de la tête bien pleine, demeure un choix stratégique dans la formation académique et scientifique. Quoi de plus important que de former des penseurs et non des imitateurs ou des idéologues qui répètent la leçon sans plus ? L’USJ tient à ces valeurs qu’elle considère fondamentales et n’en reste donc pas au stade de déclaration d’intentions. Les différents acteurs de l’université en apportent la preuve au quotidien, dans l’exercice concret de leurs responsabilités.
34Par ailleurs, notre gouvernance, même hiérarchisée, est fondée sur le double principe de la responsabilité individuelle, et de la participation de tous à l’œuvre commune. Nos conseils internes ainsi que les commissions de travail académique et administratif, sont des espaces où l’on réfléchit, dialogue, et élabore des projets et programmes en commun.
35Enfin, depuis deux ans, la vie étudiante a une plus grande place au sein de l’Université. Un service d’insertion professionnelle a été instauré pour encourager les étudiants à fonder des clubs thématiques, et lancer des actions culturelles, citoyennes ou sociales. Nous avons redonné au délégué académique un rôle plus actif et pertinent. Nous voulons que l’USJ soit pour l’étudiant un lieu de formation et d’expérience de gestion de projets, et de prise de responsabilité, dans un cadre de dialogue et de concertation.
36Ces valeurs humanistes si importantes pour protéger la dignité de l’homme se concrétisent aussi en différents types d’actions : dans un souci de justice sociale en interne, par un esprit de solidarité vis-à-vis des demandeurs de bourses d’études, ou encore par des activités sociales et citoyennes menées en externe…
37L’USJ continue ainsi à faire œuvre de résistance intellectuelle, culturelle, scientifique, sociale et spirituelle et à former des élites, à la lumière de ses principes.
38C. O. : Aujourd’hui, alors que le pays ne finit pas de s’enliser, que préconise l’université pour empêcher cette nouvelle génération de reproduire les mêmes schémas que ses aînés ? Et l’encourager à développer le sens d’appartenance citoyenne ?
39S. D. : La réponse à cette question ne peut être simplement formelle du fait qu’une citoyenneté repose et se fonde sur des bases qui aujourd’hui ne sont plus claires : quel Liban voulons-nous ? Les constantes de la « déclaration de Baabda [1] » sont-elles toujours recevables et confirmées par tout le monde ? Quel rapport des uns et des autres au passé ? Y a-t-il eu une vraie réconciliation et une demande de pardon entre tous les Libanais ? Un État est-il possible avec la présence de d’éléments militaires ne faisant pas partie de son armée, que ce soit des forces de résistance ou d’autres ?
40Lorsque l’on demande à un Libanais d’appartenir à une citoyenneté libanaise, celle-ci a une âme, un contenu et des convictions. Il y a tout un travail à faire sur cette question. Si chacun donne à la citoyenneté un sens différent, il devient difficile de parler d’une appartenance citoyenne libanaise globale.
41Dans ce sens, et avant d’appréhender les différences parfois notoires, il y a un noyau fort de la citoyenneté qui peut être retenu par tous et pour tous. Il est représenté par la nécessité de respecter les lois civiques et civiles communes. Payer ses impôts, respecter la propriété d’autrui, ne pas brûler un feu rouge, laisser à l’État le soin d’utiliser la force, ce sont des attitudes citoyennes… En fait, au-delà du respect de telle ou telle loi, il y a au Liban une éducation à faire au niveau du respect du principe du droit tout court, et des droits et des devoirs de chacun. La loi n’est pas une affaire politicienne, mais il est du devoir de la politique de la faire respecter.
42À l’USJ, d’après un chercheur, il y a plus d’une centaine de cours sur le droit et les lois, que ce soit d’une manière générale, ou appliquée aux différentes disciplines. Parmi les initiatives prises cette année pour consolider l’appartenance citoyenne et en faire une culture, et dans le but de reconnecter l’Université avec l’idée d’un engagement pour l’État Libanais, l’USJ a lancé une Chaire Riad El Solh [2] pour les études juridiques libanaises (parrainée par la Fondation Al Walid ibn Talal), ainsi que d’un Observatoire du Service public libanais.
43C. O. : La destinée de l’université, comme celle du Liban, est-elle de former des générations d’émigrants ? Quels liens entretient-elle avec cette diaspora des anciens de l’USJ ?
44S. D. : Les études faites au niveau de l’Observatoire universitaire des réalités socio-économiques montrent qu’environ 40% de nos diplômés choisissent de s’installer et de travailler à l’étranger. Il y a une minorité qui peut rester au pays, mais qui ne travaillera pas dans son domaine de spécialisation. Ce sont les garçons qui émigrent plus que les filles, dans une proportion de deux tiers de garçons pour un tiers de filles.
45Récemment l’USJ a mis en place une politique décidée et institutionnelle et a fondé un bureau des Anciens au niveau du rectorat, dans le but d’informer, de communiquer et de proposer aux Anciens certaines actions à l’avantage de l’USJ. C’est dans ce même contexte que des chapitres et des associations amicales d’anciens étudiants ont vu le jour dans plusieurs capitales comme Montréal, Genève, Qatar, Amman, sachant que d’autres existaient déjà dans d’autres capitales. Les résultats dépendent en fait du dynamisme propre à chaque pays. Si Dubaï est très dynamique et créatif, Paris peine à démarrer. Les anciens constituent une sorte de thermomètre de l’Université ; s’ils vont bien, c’est l’Université va bien.
46C. O. : Quels défis relever, pour que ni le message du Liban, ni la mission de l’USJ ne tiennent de l’utopie ? En 2015, le miracle libanais est-il encore à l’ordre du jour ? Comment et pourquoi continuer ?
47S. D. : La question qui se pose, au-delà des clichés, est la suivante : « quelle identité ? ». Dans ce contexte, la planche de salut ne peut être qu’une ré-invention de l’identité libanaise ou bien de la fameuse libanité, concept forgé par Choukri Ghanem, célèbre homme de lettres libanais du début du XXe siècle (1861-1930).
48Aujourd’hui, cette identité n’est rien moins qu’une « arche de Noé », en dehors de laquelle les Libanais seront probablement emportés par le déluge qui sévit dans la région et qui commence à laisser ses traces tant sur le devenir des âmes que sur l’ensemble des relations sociales. Toutefois adhérer au Liban et intégrer l’identité libanaise au cœur même de chaque communauté libanaise nécessite un changement de cap de toutes les forces politiques en présence. Il est nécessaire que les composantes du « 8-Mars », surtout les partis chiites, acceptent d’intégrer l’État en mettant leur confiance dans les forces de sécurité, et en énonçant une position claire quant à l’avenir de leurs forces militaires et quant à leurs demandes politiques. Une volonté politique de négocier de bonne foi est nécessaire à ce niveau. L’exemple de la déclaration de Baabda n’est plus à répéter. Publiée le 11 juin 2012 par les participants à la table du dialogue entre Libanais, elle avait mis les fondations d’une nouvelle entente politique et une feuille de route, mais a été reniée quelque temps après avoir reçu l’aval de tous.
49Le Liban doit être fidèle à sa mission historique : être un pays porteur des valeurs du vivre-ensemble et de respect de la diversité et des droits de chacun ainsi que de chaque communauté. Il est important d’aider les Libanais et d’éclairer le chemin qu’ils doivent traverser et qui mènera les institutions de l’État de la phase confessionnelle où elles se trouvent, à l’étape d’un État de droit moderne. C’est une marche complexe, qui comporte une dimension éducative certaine ; mais aussi un volet social, au niveau de l’évolution des mœurs et du comportement politique, surtout des jeunes générations. Il faudra aussi s’assurer que les communautés libanaises, sans aucune exception, jouissent des garanties politiques et constitutionnelles quant à leur droits et à leur devenir.
50Encore le Liban, oui ! Car son rôle est plus que jamais déterminant pour la région et pour la nécessité de sortir de la guerre et ses violences. Pour cela, il devra faire le pas vers un nouveau printemps.
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Salim Daccache s.j est recteur de l’Université saint Joseph de Beyrouth depuis 2012 est titulaire d’un doctorat es Lettres-philosophie de l’Université Panthéon Sorbonne I, d’un doctorat en sciences de l’éducation de l’université de Strasbourg, d’une licence en philosophie de l’USJ, ainsi que d’une maitrise en théologie et en philosophie du centre Sèvres (faculté jésuite de Théologie et de Philosophie).
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La déclaration de Baabda, publiée le 11 juin 2012 par le Comité de dialogue national réunissant des représentants politiques (à l’exception de Saad Hariri et de Samir Geagea), réaffirme « la confiance dans le Liban et dans la formule de coexistence », dans l’esprit de l’accord de Taëf et s’engage à « tenir le Liban à l’écart de la politique des axes et des conflits régionaux» (Ndlr).
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Premier président du Conseil du Liban indépendant, il occupe cette fonction de 1943 à 1945 puis de 1946à 1951 (Ndlr).