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Article de revue

Benjamin Stora : un portrait d’Abdelaziz Bouteflika

Pages 19 à 37

Notes

  • [1]
    Interview réalisée le 5 avril 2014, avant les élections présidentielles en Algérie.
  • [*]
    Politologue et spécialiste du Maghreb, Jean-Michel Salgon est l’auteur du Dictionnaire de l’islamisme au Maghreb (L’Harmattan, 2012). Isabelle Safa est docteur en littérature et diplômée de Sciences-Po en Relations internationales. Tous deux ont contribué au Dictionnaire du Moyen-Orient (Bayard, 2012).
  • [2]
    Abdel Kader (1808-1883) : chef politique et militaire algérien célèbre pour la résistance qu’il oppose, pendant plusieurs années, à la conquête de l’Algérie par les Français. Il incarne pour les Algériens la lutte contre la domination coloniale. L’Étoile nord-africaine est un parti politique fondé durant l’entre-deux-guerres pour défendre l’indépendance de l’Afrique de Nord. L’homme politique algérien Messali Hadj (1898-1974) est son dirigeant le plus emblématique. (Ndlr)
  • [3]
    Le président Bouteflika annonce en 2002 que le tamazight, la langue berbère, va être inscrit dans la constitution comme « langue nationale » aux côtés de l’arabe.

1Les Cahiers de l’Orient : Revenons d’abord sur l’itinéraire d’Abdelaziz Bouteflika. Ses parents sont de Tlemncen, à la frontière avec le Maroc, et rapidement ils déménagent à Oujda au Maroc. Quelle influence a eu cet ancrage sur son parcours ?

2Benjamin Stora : Bouteflika incarne quelque part l’unité maghrébine, l’homme de cette mixité entre l’Algérie et le Maroc. Venant d’une famille modeste, il a fait son parcours scolaire dans la ville d’Oujda, ce qui explique sa grande familiarité avec l’histoire marocaine. D’autant qu’il a grandi dans un univers où il n’y avait pas de frontière fermée entre les deux pays comme aujourd’hui. Le fait qu’Abdelaziz Bouteflika soit en quelque sorte à cette intersection par son lieu de naissance et par son parcours a donc suscité l’idée qu’il pourrait jouer un rôle de médiateur entre les deux pays, notamment en 1999 où l’on nourrissait un grand espoir de réconciliation algéro-marocaine – on sait que cette tentative n’a pas abouti par la suite. Bouteflika incarne aussi une Algérie de la frontière, de la mixité, du passage. C’est cette espèce d’entre-deux qui est intéressante.

3Mais dans la mesure où il est issu de cet espace frontalier, il se sent aussi tenu d’exprimer de manière d’autant plus affirmée un nationalisme algérien intransigeant, non pas pour se débarrasser de cette image, mais plutôt pour prouver qu’il appartient vraiment à l’histoire algérienne. C’est pour cela que son origine et cet enracinement qui le caractérisent, en général assez peu connus ou évoqués, sont très intéressants. Tout au long de sa carrière d’ailleurs, cela n’a jamais vraiment été une accusation portée contre lui parce qu’il a su faire preuve d’un parcours très nationaliste.

4CO : Bouteflika intègre l’Armée de Libération nationale (ALN) en 1956 ; très jeune, il rencontre rapidement Boumediene. Quelles sont ses activités pendant la guerre d’indépendance ?

5Benjamin Stora : Il est au Maroc pendant un moment, puis au Mali ; dès 1958-1959 il est à l’état-major général (EMG) avec Boumediene. Il est effectivement très jeune : né en 1937, il a 21 ans à ce moment. Mais c’est un peu le propre des révolutions de voir le déverrouillage des générations se produire, avec des ascensions très rapides. C’est assez classique, qu’on regarde les révolutions française ou russe : ce sont des jeunes qui font une carrière politique fulgurante et bousculent l’ancienne génération, et qui ont en moyenne 25 à 30 ans. Bouteflika a de très bons rapports avec Boumediene qui est plus âgé (il est né officiellement en 1932, mais on ignore sa date de naissance réelle) et exerce sur lui un ascendant moral. Cette relation est tellement bonne qu’en 1961, Bouteflika est mandaté par Boumediene pour rencontrer les chefs historiques du FLN qui sont emprisonnés en France. Il propose à Hocine Aït Ahmed, Mohammed Boudiaf et aux autres un accord politique dans la négociation duquel Bouteflika joue, en dépit de son jeune âge, un rôle essentiel. Les principaux chefs historiques refusent cependant la proposition de Boumediene, à l’exception de Ahmed Ben Bella qui accepte. Les témoignages que j’ai recueillis sur cet épisode sont très intéressants. Cela permet de dater l’alliance de Ben Bella avec Boumediene d’avant l’indépendance, et prouve déjà le sens politique de Bouteflika qui est, si jeune, au centre de tractations politiques très importantes. On peut rappeler à ce titre que Ben Bella était à l’époque très proche du régime nassérien, ce qui illustre l’étendue du champ politico-diplomatique auquel Bouteflika a eu rapidement accès, et laisse déjà présager de l’expérience qu’il accumulera par la suite.

6En 1962, au moment de l’indépendance, il est donc déjà dans le jeu politique ; il est quand même, aujourd’hui, celui qui incarne la dernière génération au pouvoir issue de la guerre d’indépendance. Mais ce n’est pas une question de génération au sens biologique ou physique du terme. Bouteflika a été un acteur politique de cette guerre. Ce n’est pas un homme des maquis mais quelqu’un qui a fait en sorte que le nationalisme algérien se légitime, non pas par l’ancienneté historique d’engagement – comme ils pouvaient par exemple s’exprimer à travers l’invocation de la figure d’Abdel Kader ou l’Étoile nord-africaine [2] – mais bien par la guerre. C’est ce nationalisme intransigeant, radical, qui est fondamental. Bouteflika en est l’incarnation, et peut-être le dernier représentant de cette façon de le concevoir.

7CO : Justement, n’est-ce pas l’un des problèmes de l’Algérie d’aujourd’hui, quand on voit les hommes au pouvoir ? Ahmad Aït ben Salah et les autres sont septuagénaires ; n’y a-t-il pas un problème de transfert de génération ?

8Benjamin Stora : Le problème n’est pas simplement le fait qu’ils soient âgés : la question décisive à mes yeux est le problème de la référence idéologique Or le marqueur idéologique, pour cette génération, est une culture politique de la rupture – par rapport à l’Occident, à l’Europe, etc. En ce sens, on peut probablement dire que la révolution culturelle que Bouteflika a voulu introduire dans les années 2000 n’a pas complètement réussi. En effet, à son arrivée au pouvoir, il essaie de présenter un modèle alternatif en tendant la main aux Marocains, en prononçant le discours de Constantine sur les Juifs d’Algérie, en venant en France devant l’Assemblée nationale en 2000, en proposant la réconciliation… Il tente alors peut-être de sortir d’une culture politique de l’affrontement, d’arrêter de se référer à ce positionnement idéologique pour se tourner vers l’avenir. On l’a oublié aujourd’hui, mais c’est ce que Bouteflika a proposé entre 1999 et 2005 : recevoir Jacques Chirac en 2003, négocier le traité d’amitié – même s’il a échoué –, s’inscrivait dans cet esprit. Mais je pense qu’il n’a pas réussi parce qu’une grande partie du FLN et l’armée sont restées dans cet univers de référence idéologique.

9Bouteflika a ainsi proposé le dépassement d’un modèle qu’il avait lui-même incarné dans les années 1970. Il apparaissait alors comme le champion du tiers-mondisme, donc de l’affrontement avec l’Occident ; c’est dans ce cadre qu’il devient président de l’Assemblée générale de l’ONU en 1974. Il rencontre alors Arafat, condamne le régime d’Apartheid en Afrique du Sud ; c’est un personnage extrêmement radical dans la confrontation avec le Nord. Cela s’illustre par exemple en 1969, avec la première édition, sept ans après l’indépendance, du festival panafricain d’Alger, où sont présent les leaders des Black Panthers. La culture politique de l’Algérie des années 1970 est socialiste, tiers-mondiste, très nationaliste arabe, championne de la cause palestinienne… C’est tout cela qu’incarnait Bouteflika.

10CO : Il est nommé ministre des Affaires étrangères très rapidement en 1963, après avoir été un éphémère ministre de la Jeunesse et des Sports puis du Tourisme.

11Benjamin Stora : Il incarne cette politique étrangère de l’Algérie pratiquement jusqu’à la mort de Boumediene. Cela explique son image d’homme radical qui défie l’Occident. L’Organisation de l’Unité africaine, l’intangibilité des frontières, tout cela représente ce qu’on a appelé à l’époque la « diplomatie des maquisards » ; celle qui ne se conforme pas aux règles établies du droit international mais tente d’imposer de nouvelles règles dans un rapport Nord-Sud inégalitaire.

12Mais ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’il arrive au pouvoir dans les années 2000, il va tenter de proposer un autre modèle. Cela s’explique par le fait qu’en 1979-1980 Bouteflika, vaincu politiquement, commence à critiquer le pouvoir. Il connaît alors une forme de traversée du désert qui dure près de vingt ans, de 1979 à 1999, pendant laquelle il voyage beaucoup, vit à l’étranger, notamment en Suisse, au Qatar et dans les Émirats arabes unis. C’est pour lui une ouverture, à la fois au monde arabe traditionnel et au capitalisme. Il n’est plus alors dans un rapport exclusif à l’URSS, au socialisme bureaucratique et à tout ce qui composait le tiers-mondisme.

13CO : Bouteflika avait-il effectué des séjours en Union soviétique ? Cela a-t-il contribué à tisser des relations diplomatiques particulières ?

14Benjamin Stora : Ce qu’on appelait le tiers-mondisme politique, le nationalisme arabe – en dépit des professions de foi neutralistes ou non-alignées – c’était quand même l’appartenance au camp socialiste. C’est ce que l’on appelait le « front du refus », qui réunissait l’Algérie, l’Irak et la Syrie. Ils appartenaient à cette ligne politique, cet univers de front qui condamnait l’Égypte pour avoir signé la paix avec Israël en 1978 et soutenait les Palestiniens, la cause au cœur du nationalisme arabe dont la Syrie et l’Algérie, après l’éviction de l’Égypte, sont – avec l’Irak de Saddam Hussein – les pays-phares.

15En termes de références, de modèle, de système politique et économique (centralisation, planification), c’est la grande époque des « industries industrialisantes » en Algérie. Tout cela forme un système qui a duré longtemps et qui est encore une référence centrale. Mais quand Chadli Bendjedid arrive au pouvoir, ce modèle de référence qu’est l’URSS s’effondre. Quand on regarde la décennie 1980, la crise du système algérien suit le même rythme que ce qui se passe en Union soviétique : combat de chefs, querelles entre réformateurs de l’intérieur du système et de l’extérieur, échec ou impossibilité de réformer, et finalement effondrement, en 1988, de ce système. On sort alors du parti unique et on arrive dès 1989 à plusieurs partis.

16Quand l’Algérie passe au système du multipartisme, c’est vraiment, au mois près, concomitant de la chute de l’URSS. À partir de ce moment-là, on rentre dans une autre histoire, qui voit ce modèle de référence s’effondrer sur le plan économique, tandis que le modèle idéologique, quelque part, demeure. C’est là le paradoxe de cette histoire.

17CO : Pourquoi Bouteflika est-il écarté du pouvoir ? Il était ministre des Affaires étrangères, donc quelqu’un de très important, et subitement il est éloigné et fait même l’objet d’une enquête. Que se passe-t-il ?

18Benjamin Stora : On doit revenir en arrière d’une dizaine d’années par rapport à 1989. Je pense que Bouteflika, bien qu’intégré au cœur du système politique, reste un civil ; et que l’armée, à cette époque, ne voulait pas lâcher prise, tout simplement. Il ne faut pas nécessairement chercher un scenario trop sophistiqué ou complexe. En fait je pense que les décideurs autour de l’armée sont tous d’accord sur l’essentiel, sauvegarder le statu quo. À cette époque-là l’URSS est encore forte, la Syrie aussi avec Hafez al-Assad, et Saddam Hussein tient l’Irak ; dans ce contexte de sécurité militaire que l’on retrouve à la tête de l’Algérie, Bouteflika incarne le pouvoir civil, et c’est une très forte personnalité, avec une envergure internationale qui risque d’échapper au contrôle politique de l’armée. Il fréquente les grands de ce monde, c’est un homme en vue. Il est dans le jeu politique international. Pour le sérail politique algérien, cet homme si reconnu et qui n’est pas des leurs peut représenter un danger. C’est pour cela qu’ils choisissent un militaire de carrière, Chadli Bendjedid, ce qui est une humiliation pour Bouteflika : on sort du chapeau quelqu’un du sérail, que personne ne connaît. La rumeur, qui court toujours, veut que Boudiaf avait lui aussi voulu échapper au contrôle de l’armée, et son sort était scellé.

19Après viennent les enquêtes judiciaires contre A. Bouteflika : quand on fait quitter le « circuit » à quelqu’un, on s’assure qu’il ne risque pas de représenter une gêne plus tard. C’est à mon avis aussi simple que cela.

20CO : Bouteflika fait-il partie du « clan d’Oujda » ?

21Benjamin Stora : Il y a beaucoup de mythologisation autour de cette histoire. Alors qu’il s’agit plutôt d’une coïncidence historique. Le plus important, c’est la montée en puissance de l’armée des frontières au sens large ; beaucoup de gens dans cette armée viennent d’ailleurs de l’autre côté, des Aurès, et ce sont eux qui vont prendre le pouvoir. Ils se sont effectivement rencontrés à Oujda, ils étaient dans l’armée des frontières, mais si on regarde leur profil après 1965, une majorité vient de l’Est. Et quand Bouteflika prend le pouvoir en 1999 il y a progressivement beaucoup de gens de l’Ouest qui arrivent avec lui, ce qui irrite considérablement les gens de l’Est d’autant que la dimension régionale reste très forte en Algérie. Plutôt que des « clans » d’ici ou de là, je parlerai plutôt d’histoires d’opportunité, de rencontres, de parcours… D’ailleurs Boumediene lui-même était originaire de l’Est.

22CO : Quand Bouteflika revient en 1987 en Algérie, on est dans une personne de crise ; il est réintégré au sein du FLN et reprend petit à petit du pouvoir, mais ne parvient pas à s’imposer…

23Benjamin Stora : C’est classique : dans tout appareil politique, quand on est absent pendant dix ou quinze ans on perd ses « amis », ses points d’appuis. L’appareil du FLN est dirigé par d’autres hommes que ceux qu’il a moins connus comme Messaadia, qui ont eu le temps de s’installer et de tisser leurs propres réseaux. Donc lorsque cela s’effondre en 1988-1989, le problème du FLN était de savoir s’il acceptait vraiment le multipartisme ou si on conservait un parti unique adossé à l’armée. Sous l’impulsion de personnages comme Ghozali, Merbah ou Mehri, le FLN a décidé alors de jouer la carte du multipartisme, ce qui revient à accepter le principe d’un changement de paradigme.

24Dès cette époque le FLN tient un discours qui consiste à dire que son existence était justifiée par la guerre, qu’il avait joué son rôle et qu’à présent il est temps de tourner la page et de devenir un parti qui doit faire ses preuves comme les autres. Aux municipales de 1990 il se fait battre pas le FIS [Front islamique du Salut, Ndrl] et pense alors qu’il peut reprendre le pouvoir dans une compétition politique plurielle. D’ailleurs les candidats du FLN n’ont pas été si battus que ça quand on regarde les chiffres dans le détail. En décembre 1991, ils ne sont pas écrasés mais sont juste derrière le FIS, notamment dans le milieu rural ; dans ce que l’on peut appeler le pays réel, le sentiment national est toujours fort. Il faut ici rappeler que FFS de Hocine Aït Ahmed y avait également réalisé un bon score.

25Je ne pense pas que Bouteflika était sur la ligne politique de ceux qui voulaient interrompre les élections. Quand on lui a proposé la présidence du Haut Conseil d’État (HCE) en 1994, il l’a refusée. C’est dire qu’il désapprouve la méthode politique choisie à cette époque.

26CO : Il a beaucoup été dit qu’avant son arrivée au pouvoir en 1999, Bouteflika s’était vu proposer un certain nombre de postes et qu’il les a tous refusés.

27Benjamin Stora : C’est parce qu’il cherche à éviter de se retrouver dans la situation de 1979 où il avait été évincé. Il entend avoir les mains libres pour transformer le pays, et justifie cela par la gravité extrême de la situation dans laquelle se trouve l’Algérie à l’époque. À partir du moment où il n’a pas les assurances qu’il demande, il refuse.

28Mais entretemps, se produit en novembre 1995 un événement politique très important qui a été sous-estimé en Europe, et qui est l’élection de Liamine Zeroual. Je m’en souviens bien, cela m’avait beaucoup surpris et porté à réviser mon jugement sur un certain nombre de choses concernant l’Algérie. La participation électorale était importante, cela conférait une vraie légitimité au vote. Avec ce général promu à la tête des forces terrestres algériennes en 1988, c’est le pouvoir, autrement dit l’armée, qui se donnait une nouvelle légitimité par le biais des élections.

29Bouteflika a dû s’apercevoir qu’il y avait une ligne politique qui émergeait dans le pays, et qui était celle de la paix. D’ailleurs en 1997 c’est Liamine Zeroual qui entame des négociations avec le FIS et Bouteflika bénéficie de l’initiative de son prédécesseur à son arrivée au pouvoir deux ans plus tard. Ces négociations, devenues publiques en 1998, aboutissent à la libération d’un certain nombre de prisonniers, qui coûte cher à Zeroual en termes d’image. L’armée réprouve en effet cette ouverture, et orchestre alors des révélations dans la presse pour faire tomber Zeroual.

30Bouteflika perçoit donc tout cela : il se dit qu’il y a à la fois un héritage à prendre, une légitimité qui existe, et une aspiration à la paix. Il revient donc dans le jeu politique en s’adossant à ce mouvement en faveur de la paix. Cela lui permet de se présenter aux Algériens comme le champion de la paix, tout en évinçant Zeroual qui avait commencé à s’en faire l’artisan. Pour n’importe quel Algérien de l’époque, Bouteflika est synonyme du retour à la paix.

31CO : C’est d’ailleurs d’abord ainsi que ses partisans le présentent ; certains demandant même pour lui le prix Nobel de la paix.

32Benjamin Stora : Il est assez extraordinaire de voir la façon dont il s’impose à nouveau dans le champ politique algérien et international, comme l’homme qui a rebâti l’Algérie, ce personnage incontournable, nimbé d’une vraie légitimité qui est celle de la paix. Quand il se présente à nouveau en 2004, il bénéficie d’ailleurs d’un vrai mouvement en sa faveur. Quatre ou cinq ans à peine après la fin de la guerre civile, un tel mouvement d’opinion s’explique aisément par le souvenir terrible des événements, encore très présent. Du coup, jusqu’à sa première maladie de 2005, Bouteflika représente la société algérienne et ses aspirations à une vie normale, à une réconciliation après la guerre civile, et à une modernisation du pays.

33Ensuite, on entre dans une autre phase causée par la maladie. Bouteflika est souvent absent du pays, son entourage commence à accaparer certains pouvoirs, et c’est un autre chapitre de sa biographie et de l’histoire algérienne à mon avis.

34CO : Des scandales commencent à sortir : la Sonatrach, l’autoroute Est-Ouest, qui ternissent quelque peu son image.

35Benjamin Stora : C’est la fin de mandat, et surtout le fait qu’il est gravement malade, qui contribuent à ce changement d’image. Il a fait face à une maladie sévère sévère, dont on ne savait pas s’il en reviendrait. De fait il peine à revenir, avant de faire un premier puis un deuxième accident cardio-vasculaire. En somme, depuis 2005, il n’assume plus vraiment, au sens classique du terme (comme les prises de parole en public) l’exercice du pouvoir en Algérie. Il faut chercher dans son entourage.

36CO : Il y a un élément de son mandat sur lequel nous ne sommes pas revenus, qui est la crise kabyle de 2001, vécue comme une fracture très importante.

37Benjamin Stora : C’est en effet très important. On peut parler en quelque sorte de « deuxième printemps kabyle », parce qu’il y en a eu un premier en 1981 ; cette deuxième crise a été meurtrière avec une manifestation de masse, très violente, qui descend de la Kabylie et se dirige sur Alger. Ali Benflis est alors Premier ministre, et on assiste à l’émergence, après la guerre civile, d’un autre type de protestation qui correspond à l’affirmation ou la redéfinition du lien national. Avec l’idée qu’il ne peut fonctionner à l’identique depuis la guerre d’indépendance.

38C’est un nouveau défi pour l’Algérie, avec la question du tamazight en particulier [3] : il s’agit de savoir comment, dans un immense pays, maintenir la cohésion nationale alors qu’il existe des particularismes très importants dans les Aurès, avec la Kabylie, le Sahara, les Touaregs… la variété est très grande, et c’est de cette difficulté d’y maintenir une cohésion qu’est révélatrice à mon sens l’explosion de 2001. Le lien national n’a pas éclaté sous la poussée des islamistes (ce qui a d’ailleurs permis de les vaincre parce que leur importance et leur force ont été sous-estimées), mais voilà qu’il est à nouveau remis en question, à une autre extrémité du spectre idéologique qui est la Kabylie. D’un côté on a des islamistes désireux de casser le lien national bâti sur le nationalisme arabe au profit d’une conception extensive de la oumma [communauté des croyants, Ndrl], et de l’autre certains militants kabyles qui veulent à nouveau poser une autre façon de faire fonctionner la nation. Ils ouvrent une brèche dans le modèle idéologique encore en vigueur qui commande la gestion du pays à partir d’Alger, avec un centralisme exacerbé. Des violences communautaires ont notamment éclaté à Ghardaïa cette année.

39CO : N’est-ce pas également une défaite des partis politiques ? Le RCD, le FFS comme les islamistes n’arrivent pas, depuis 2001, à rallier la contestation. Il en va de même dans le Sud : c’est un problème de représentation politique.

40Benjamin Stora : Oui tout à fait. À mon avis c’est parce que ces partis politiques ne se posent pas la question de la redéfinition du lien national. Par exemple, est-ce qu’on reste dans État centralisé de type jacobin, ou faut-il passer à un système plus souple de type fédéral ? Or c’est une question taboue en Algérie. Aucun parti politique n’ose l’aborder, mais elle est partout présente quand on parle politique avec les gens. Tout le monde sait par exemple que le RCD est le parti qui s’adosse à la question kabyle, mais officiellement jamais on ne dirait une chose pareille. Donc les partis politiques fonctionnent sur un modèle qui est celui de la centralité nationale, politique, idéologique. Ils n’ont pas encore compris que l’Algérie était plus jeune, plus instruite, plus en prise avec les conflits du monde, avec la Méditerranée, avec l’Europe. Par conséquent les partis doivent réfléchir à ce passage au marché, à l’individu et aux régions, avec tout ce que cela implique. Or personne n’en parle. On dit « le pouvoir ceci ou cela », on pose éventuellement l’équation du pouvoir centralisé et de la société civile. Mais cela ne traduit pas la réalité d’une nouvelle Algérie qui est en train d’émerger.

41CO : Les phénomènes actuels de contestation ne semblent pourtant pas parvenir à s’organiser politiquement de manière efficace.

42Benjamin Stora : Bien sûr puisqu’il n’y a pas de traduction ; il n’y a pas de parti politique mais cela ne peut se faire que de cette manière-là. Encore faut-il relativiser. On parle de cela depuis deux ou trois ans ; bien sûr qu’il y a des émeutes, qu’il y a de la casse, mais s’il y avait vraiment de grosses émeutes comme on le dit, il y aurait eu un passage en 2011 à une contestation plus radicale et plus violente sur le modèle des « printemps arabes ». Or cela ne s’est pas produit. Parce que l’État algérien, avec la rente, a chaque fois les moyens de différer les épreuves de force. Donc il y a en effet des émeutes, mais l’État algérien a encore des ressources.

43CO : Le problème du successeur de Bouteflika n’est-il pas d’abord un problème de légitimité, compte tenu du fait que l’arrivée au pouvoir est toujours légitimée par une base historique nationale comme vous l’avez définie, dans le sillage de la guerre d’indépendance. Cela ne va-t-il pas poser problème et n’explique-t-il pas la difficulté à trouver un successeur au président qui vient d’être encore une fois réélu ?

44Benjamin Stora : Bien entendu. Il n’y a pas de consensus. Bouteflika, d’une certaine manière, parvenait à incarner toutes ces Algéries : celles de l’indépendance, de la sortie de la guerre, du tiers-mondisme… cette culture révolutionnaire et radicale qui est toujours présente, mais aussi le passage vers la modernisation nécessaire. Ce sera très difficile de trouver un homme pour le remplacer. Benflis qui est un fils de martyr, le pourrait ou l’aurait pu : les jeux internes m’échappent en partie, donc je ne peux répondre avec certitude. Mais Benflis dans le fond, à 69 ans, est vu comme un homme du sérail. Il a aussi cette légitimité et cette volonté de modernisation. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi le choix ne s’est pas porté sur lui.

45CO : Il avait été proche de conseillers de Bouteflika et avait présenté sa candidature contre ce dernier en 2004. Cela n’a-t-il pas été perçu comme un défi à l’époque ?

46Benjamin Stora : Sans doute, et d’ailleurs il a dû faire face à une humiliation terrible. Le message était clairement « voilà ta place, il ne faut pas chercher à en bouger ». Il y avait un affrontement – dont j’ignore les rouages – entre Benflis et Bouteflika. Benflis n’a pas voulu jouer le jeu qu’on lui proposait, et il a été battu. Et le consensus sur le fait de garder Bouteflika existe encore, ce qui explique que personne ne peut savoir aujourd’hui ce qui va se passer dans le sérail ou dans la société, s’il va y avoir une étincelle.

47CO : On peut imaginer un mouvement de contestation transpartisan.

48Benjamin Stora : On ne sait pas ce qui peut se passer fondamentalement. Et je crois que les décideurs algériens sont aussi dans l’attente. C’est-à-dire qu’ils essayent de gagner du temps avec la candidature [et l’élection, Ndlr] de Bouteflika ; mais on imagine mal la société, très politisée, qui se renseigne sur internet, continuer d’accepter l’immobilisme. On ne peut pas le prévoir. La gestion de l’Algérie a toujours reposé sur cela.

49CO : Avec le recul, quel rôle attribuez-vous à des personnages comme Larbi Belkheir, qu’on a défini comme un faiseur de rois ?

50Benjamin Stora : Je pense que c’est un personnage en effet très important, comme Kasdi Merbah, qui a joué un très grand rôle ; ces gens étaient capables d’orchestrer, de prévoir. Qui joue ce rôle aujourd’hui en Algérie ? Je l’ignore. On est actuellement dans une grande indécision. Les gens qui parlent de scénarios déjà écrits racontent des histoires : à mon avis c’est beaucoup plus ouvert que ce qu’on croit.

ALGÉRIE : chronologie succincte

1962 : signature des accords d’Evian et reconnaissance officielle, par la France, de l’indépendance de l’Algérie
1963 : élection d’Ahmed Ben Bella à la présidence de la République algérienne et instauration d’un régime à parti unique au profit du FLN
1965 : Ben Bella est renversé par Houri Boumediene, qui reste président jusqu’à sa mort en 1978.
1971 : Boumediene nationalise les hydrocarbures et favorise l’industrie lourde. Il oriente l’Algérie sur la voie du non-alignement.
1979 : Chadli Bendjedid, un militaire qui a rang de colonel, succède à Boumediene.
1980 : émeutes en Kabylie (printemps berbère).
1988 : le président Chadli a recours à l’armée pour réprimer les manifestations de jeunes à travers tout le pays. On compte près de 500 morts.
1989 : sous le gouvernement de Mouloud Hamrouche, l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution annonce la libéralisation du régime, l’instauration du multipartisme et de réformes économiques.
1989 : Abassi Madani et Ali Belhadj fondent le Front Islamique du Salut (FIS), qui obtient 54 % des voix aux élections locales de juin 1990. Il s’agit du premier scrutin libre depuis l’indépendance.
Mai-juin 1991 : le FIS appelle à la grève illimitée pour obtenir par la force des élections présidentielles. Suite à des affrontements entre islamistes et forces de l’ordre, l’état de siège est proclamé et des cadres du FIS sont arrêtés. Cela n’empêche pas le FIS de remporter le premier tour des législatives quelques mois plus tard, avec plus de 47 % des voix.
1992 : le président Chadli est poussé à démissionner par l’armée, qui annule le second tour des élections. Mohamed Boudiaf, un des combattants de l’indépendance, est rappelé d’exil et l’état d’urgence est instauré, puis le FIS dissout. La violence continue cependant de croître avec l’assassinat de Boudiaf.
1993 : la violence se poursuit avec l’apparition du GIA (Groupe islamique armé), formé d’Algériens radicalisés en Afghanistan par leur combat aux côtés des moudjahidines, qui font le choix du terrorisme.
1994 : les militaires nomment le général Liamine Zeroual à la tête du pays, mais le dialogue qu’il entame avec le FIS se solde par un échec et la mise en résidence surveillée de ses dirigeants. En novembre, un colloque pour l’Algérie organisé par la communauté de Sant’Egidio réunit, en dépit de la désapprobation du gouvernement algérien, la plupart des partis d’opposition. En décembre, le GIGN doit intervenir pour mettre fin à une prise d’otages dans un avion d’Air France sur l’aéroport d’Alger.
1995 : le gouvernement rejette le « Contrat National » sur lequel les différents partis se sont entendus. Le 30 janvier une bombe explose devant un commissariat à Alger. L’attentat est revendiqué par le GIA, comme celui du RER parisien le 25 juillet. Le FIS se désolidarise alors du GIA. En novembre, Liamine Zeroual est élu président par 61 % des voix, avec un taux de participation élevé, en dépit de l’appel au boycott des partis de l’opposition signataires du contrat national.
1996 : sept moines français sont enlevés de leur monastère de Tibéhirine par les GIA de Djamel Zitouni et sont retrouvés égorgés. En novembre un référendum constitutionnel conforte le président Liamine Zeroual.
1997 : la large victoire du nouveau parti présidentiel, le Rassemblement National Démocratique (RND) aux législatives n’empêche pas la violence de se poursuivre par des nombreux massacres qui font des centaines de victimes entre 1997 et 1998.
1998 : l’assassinat du chanteur kabyle Lounès Matoub déclenche des émeutes en Kabylie. Le président Zeroual annonce une élection présidentielle anticipée, tandis qu’une scission au sein du GIA donne naissance au Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC).
1999 : Bouteflika, considéré comme le candidat de l’armée, est élu président. L’Armée islamique du Salut (AIS), bras armé du FIS, confirme officiellement l’abandon de la lutte armée. Le président proclame une amnistie pour les islamistes qui n’auraient pas commis de crime de sang, adoptée par référendum à une majorité écrasante.
2000 : la violence reprend avec encore des centaines de victimes, notamment en raison d’affrontements entre groupes islamistes et forces armées.
2001 : des émeutes violemment réprimées font une soixantaine de morts en Kabylie, où les manifestations s’étendent avant de gagner Alger : cent à deux cent mille personnes sont dans les rues. Le gouvernement interdit les marches mais les émeutes redoublent d’intensité et s’étendent à d’autres régions. Sur le plan international, un accord d’association est signé avec l’Union européenne.
2002 : le chef du GIA est abattu par l’armée. Le FLN obtient la majorité absolue aux élections législatives, boycottées par les partis kabyles, ainsi qu’aux élections locales. Le quarantième anniversaire de l’indépendance est endeuillé par un attentat qui fait 38 morts à Laarba près d’Alger.
2003 : un soudain retour de violence fait plus de 90 morts au mois de janvier, en majorité parmi les forces de sécurité. Plébiscité comme secrétaire général du FLN, le premier ministre Ali Benflis est limogé par le président Bouteflika, contre lequel il annonce ensuite sa candidature à la présidentielle de 2004.
2004 : Abdelaziz Bouteflika est réélu président de la République avec 85 % des suffrages.
2005 : Bouteflika propose un « projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale » qui prévoit une amnistie pour les islamistes repentis. Les Algériens sont 97 % à l’approuver lors du référendum sur la réconciliation nationale : le bilan de 13 ans de violences est de 100 000 morts et des milliers de disparus. En novembre le président est hospitalisé à Paris où il reste cinq semaines.
2006 : dans le cadre de l’opération Paix et réconciliation, Alger accorde un délai supplémentaire aux islamistes armés pour déposer leurs armes. Les autorités annoncent la libération de 2000 personnes détenues pour terrorisme, dont Ali Belhadj, tandis que Rabah Kebir, cadre du FIS en exil, revient en Algérie. Près de 300 islamistes déposent les armes, mais le GSPC rejette l’amnistie.
2007 : regain des attentats terroristes et des attaques menés par le GSPC, devenu Al-Quaïda au Maghreb islamique (AQMI). Aux élections législatives, l’Alliance présidentielle, soutient de Bouteflika, conserve la majorité absolue.
2008 : le groupe AQMI revendique un double attentat à la bombe (12 victimes) contre une entreprise française à l’est d’Alger. Dans un contexte de recrudescence des attentats-suicides, le président Bouteflika annonce une révision de la Constitution pour lui permettre de briguer un troisième mandat.
2009 : Bouteflika remporte l’élection présidentielle (90 % des voix) boycottée par les principaux partis d’opposition. Près de 60 personnes sont tuées par des islamistes armés. À l’automne des affrontements opposent la population, qui proteste contre les mauvaises conditions de logement, à la police, dans la commune d’El-Madania, sur les hauteurs d’Alger.
2011 : en réponse aux émeutes contre le chômage et la hausse des prix alimentaires, le gouvernement décide de subventionner certains produits de première nécessité. Pour éviter la contagion des « printemps arabes », l’état d’urgence est levé et le président Bouteflika annonce une série de réformes. En août, AQMI revendique un attentat meurtrier à 100 km à l’ouest d’Alger, pour punir l’Algérie de son soutien au régime de Kadhafi.
2012 : le Mouvement de la Société pour la Paix (MSP) et les deux autres partis islamistes que sont El Islah et Ennahda se mettent d’accord pour les législatives. Mais le FLN reste en tête aux législatives, déjouant les pronostics qui donnaient les islamistes gagnants.
2013 : la prise d’otages du site gazier d’In Amenas par des membres d’AQMI se solde par 40 morts parmi les otages et 29 assaillants tués. En avril, le président Bouteflika, victime d’un AVC, est hospitalisé en France pendant près de trois mois.
2014 : l’armée hésite à soutenir Abdelaziz Boutefika pour un quatrième mandat en raison de son état de santé. Il annonce néanmoins sa candidature à la télévision un mois et demi avant la présidentielle. Il est élu en avril.

Date de mise en ligne : 01/11/2016

https://doi.org/10.3917/lcdlo.115.0019

Notes

  • [1]
    Interview réalisée le 5 avril 2014, avant les élections présidentielles en Algérie.
  • [*]
    Politologue et spécialiste du Maghreb, Jean-Michel Salgon est l’auteur du Dictionnaire de l’islamisme au Maghreb (L’Harmattan, 2012). Isabelle Safa est docteur en littérature et diplômée de Sciences-Po en Relations internationales. Tous deux ont contribué au Dictionnaire du Moyen-Orient (Bayard, 2012).
  • [2]
    Abdel Kader (1808-1883) : chef politique et militaire algérien célèbre pour la résistance qu’il oppose, pendant plusieurs années, à la conquête de l’Algérie par les Français. Il incarne pour les Algériens la lutte contre la domination coloniale. L’Étoile nord-africaine est un parti politique fondé durant l’entre-deux-guerres pour défendre l’indépendance de l’Afrique de Nord. L’homme politique algérien Messali Hadj (1898-1974) est son dirigeant le plus emblématique. (Ndlr)
  • [3]
    Le président Bouteflika annonce en 2002 que le tamazight, la langue berbère, va être inscrit dans la constitution comme « langue nationale » aux côtés de l’arabe.

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