Notes
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[*]
Historienne spécialisée dans l’étude du monde musulman méditerranéen, Odile Moreau a publié plusieurs ouvrages et articles en anglais, français et turc. Elle est maître de conférences à l’Université de Montpellier III.
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[1]
Odile Moreau, « Circulation des hommes, circulation des idées ou comment se réformer pour réformer ? » in Odile Moreau, Réforme de l’État et réformismes au Maghreb xixe-xxe siècles, Paris, L’Harmattan, 2009, pp. 11-26.
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[2]
Odile Moreau, L’Empire ottoman à l’âge des réformes. Les hommes et les idées du « Nouvel Ordre » militaire 1826-1914, Paris, IFEA-Maisonneuve & Larose, 2007, p. 317.
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[3]
Thierry Zarcone, La Turquie moderne et l’islam, Paris, Flammarion, 2004, p. 9.
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[4]
Orhan Koloğlu, « La réforme de l’État alla Turca », in Odile Moreau, op. cit., pp. 44-45.
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[5]
André Raymond, « La réforme dans le monde musulman au xixe siècle : Istanbul, Le Caire, Tunis : influences croisées » in Odile Moreau, op. cit., pp. 27-36.
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[6]
Alain Roussillon, « Temps de la réforme, temps du réformisme. Quête de l’authenticité et apories de la visée identitaire », in Temps de la réforme. Actes de la journée d’études organisée à l’Institut universitaire de la Recherche scientifique le 2 octobre 1998, Université Mohamed V, Rabat, 1999.
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[7]
Abderrahmane El Moudden, « Réforme par le bas : aux origines de la guerre populaire, la guerre de résistance de Muhammad ben ‘Abd al-Karîm 1920-1926 », in Odile Moreau & Abderrahmane El Moudden, « Réforme par le haut, réforme pas le bas : la modernisation de l’armée aux 19e et 20e siècles », Rome, 2004, Quaderni di Oriente Moderno, p. 174.
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[8]
Le titre complet de l’ouvrage est Ithâf ahl al-zamân bi-ahbâr mulûk Tûnis wa ‘ahd al-amân [Histoire des souverains de Tunis et du Pacte de sécurité pour l’agrément des contemporains].
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[9]
Il ne fut publié qu’un siècle plus tard.
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[10]
Ahmad Ben Abi Diyaf, né en 1217 (1802-1803), fut nommé kâtib [secrétaire] en 1827 et fut, à partir de ce moment, associé aux affaires de l’État. Cet homme d’État et historien se servit de ses souvenirs personnels et de documents de première main dont il avait eu connaissance. Cf. André Raymond, Ibn Abî l-Diyâf, l’Ithâf ahl al-zamân, Tunis, IRMC-ISHMN Alif, 1994, p. xii.
-
[11]
Ahmad Ben Abi Diyaf, Consult them in the Matter. A Ninetenth-Century Islamic argument for Constitutional Government, traduit de l’arabe, introduction et notes de L. Carl Brown, The University of Arkansas Press, Fayetteville, 2005, p. 5.
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[12]
Le plus sûr moyen pour connaître l’état des nations (1867), traduit en français en 1868 puis en turc en 1878.
-
[13]
Julia Clancy-Smith, in Odile Moreau, op. cit., p. 166.
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[14]
François Georgeon, Abdulhamid II, le sultan calife, Paris, Fayard, 2003, pp. 62-64.
-
[15]
Nathan J. Brown, Constitutions in a Nonconstitutional World, Albany, State University of New-York Press, 2002, pp. 22-24.
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[16]
Odile Moreau, L’Empire ottoman à l’âge des réformes. Les hommes et les idées du « Nouvel Ordre » militaire 1826-1914, Paris, IFEA-Maisonneuve & Larose, 2007, p. 225 et suiv.
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[17]
Abdallah Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain, Paris, Maspéro, 1ère éd., 1977, rééd, Casablanca, Centre culturel arabe, 3e éd., 2009, p. 403.
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[18]
Nathan J. Brown, op. cit., p. 196.
-
[19]
Nathan J. Brown, op. cit., p. 195.
-
[20]
Nadine Picaudou, « Politiques arabes face à l’abolition du califat », in Les Annales de l’autre islam, n°2, La question du Khalifat, Paris, Institut national des Langues orientales, Publications de l’ERISM, 1994, p. 199.
-
[21]
Nathan J. Brown, op. cit., pp. 198-199.
1Envisager l’héritage ottoman suppose une approche comparative régionale pour mettre en parallèle le cheminement des trajectoires de l’État dans l’Empire ottoman puis de la Turquie contemporaine avec celui des États-nations issus de l’Empire ottoman. Pour ce faire, il faut procéder au croisement des approches historiographiques, de l’ottomanisme à la formation des États-nations modernes dans le monde arabe afin de détecter les continuités et discontinuités [1].
2Nous présenterons d’abord la nature de l’État ottoman à l’époque classique, puis le polycentrisme des réformes au xixe siècle, en portant une attention particulière aux expériences constitutionnelles tunisienne et ottomane. L’étude de l’impact des révolutions du début du xxe siècle et du cheminement constitutionnaliste après les indépendances nous permettra de revenir aux racines historiques du « printemps arabe » et des bouillonnements constitutionnalistes en 2011.
La nature de l’État ottoman à la période classique (XVIe-XVIIe siècles)
3Le concept d’État dans la société ottomane occupait une position de suprématie. À cet égard, l’utilisation courante de l’expression « État ottoman » [Osmanlı devleti] en turc au lieu de celle d’« Empire ottoman » est significative. Le sultan-khalife, détenteur des pouvoirs temporel et spirituel, était la clef de tout l’édifice politique et social. Le lieu du pouvoir, le gouvernement et l’administration centrale se trouvaient dans le palais du sultan. Les instruments du pouvoir étaient les forces centrales, constituées par les janissaires et les « troupes de la Porte » stationnées en grande partie auprès du sultan. Ils constituaient l’armée régulière permanente. Ces forces étaient secondées par les forces provinciales, dispersées à travers l’empire.
4Le règne du sultan Soliman le Magnifique (1520-1566) est considéré comme un Âge d’Or. Il réorganisa l’État, ce qui lui valut le surnom de Législateur (Kanuni) : sous son règne, la législation ottomane compila les traditions locales des différentes provinces nouvellement conquises, constituant le Kanun (la loi séculière) ; ce dernier complétait la Charia (loi religieuse) dans les domaines qu’elle n’abordait pas, avec l’aval des autorités religieuses, générant une imposante bureaucratie. En outre, l’islam sunnite étant la religion officielle de l’Empire ottoman, les hommes de religion étaient au service de l’État ottoman.
5Le sultan-khalife était l’autorité absolue, représentant de Dieu sur terre. Mais à partir du xviie siècle, les insurrections militaires et les révolutions de palais contribuèrent à affaiblir son image, qui évolua vers celle d’un prince en voie de désacralisation. L’absolutisme était donc limité par la faiblesse de l’État, illustrée par les troubles politiques et sociaux qui secouaient les provinces anatoliennes, balkaniques et arabes. Dans ces dernières, l’autorité centrale affaiblie peinait à se faire respecter et à décourager les velléités séparatistes, bientôt encouragées par des puissances européennes.
6Au début du xviie siècle, l’Empire ottoman entreprit une série de réformes (Tanzîmât) pour rétablir son autorité sur ses provinces et face à une Europe désireuse de dépecer « l’homme malade » à son profit. Mais le rapport de forces était favorable à l’Europe chrétienne, face à laquelle l’Empire ottoman essuyait une série de défaites depuis le traité de Küçük Kaynarca mettant fin à la guerre russo-ottomane de 1774. Les réformes initiées provoquèrent, dans un contexte international défavorable, une remise en cause de l’organisation traditionnelle de l’État central et de ses provinces.
7Depuis la fin du xviiie siècle la fermentation dans les provinces conjuguée à l’affaiblissement du pouvoir central se traduisait par une décentralisation de facto. L’État ottoman faisait donc face à une double menace : d’une part les ambitions des puissances étrangères, d’autre part une opposition interne en partie alimentée par ces mêmes puissances. C’est dans les provinces européennes que les séditions furent les plus dangereuses. Ainsi en Bulgarie orientale et en Thrace occidentale, Ismail Pacha et son lieutenant Mustafa Bayraktar imposèrent aux populations locales un pouvoir autonome vis-à-vis de la Porte, tandis qu’Ali de Janina gouvernait souverainement d’Albanie jusqu’en Épire. Au risque de perdre l’Empire, il fallait donc le réformer.
8Dès la conclusion du traité de Küçük Kaynarca, le sultan Abdulhamid ier (1774-1789) puis son successeur Selim iii (1789-1807) entreprirent la constitution d’une armée capable de protéger les frontières de l’Empire, dans le cadre d’une série de réformes qui passait aussi par une ouverture du monde ottoman aux techniques et aux idées européennes. Un petit groupe d’intellectuels musulmans pensait que ces innovations pouvaient être introduites dans la pensée musulmane. Abdulhamid ier conduisit personnellement cette politique en s’appuyant sur eux et sur de grands vizirs compétents qui partageaient ses idées. Il avait la haute main sur l’administration centrale, mais pas dans les provinces où il devait faire face à des soulèvements locaux. Dans la mesure du possible, il évitait la force et privilégiait la négociation avec les chefs rebelles [2].
Le polycentrisme des réformes du XIXe siècle
9L’Empire ottoman fit preuve d’une capacité effective à réformer ses institutions et sa société en alliant la pensée européenne et la tradition musulmane [3]. Un siècle des Lumières s’ouvrait en Orient à l’initiative des Ottomans à Istanbul puis au Caire. Le véritable démarrage date des Tanzîmât avec la concrétisation du projet réformateur du sultan Mahmud II (1808-1839). Les Tanzîmât ouvrirent une ère nouvelle en modifiant les attributions de l’État et de la société. Incomprises des masses, ces réformes étaient perçues comme une occidentalisation suspecte et le sultan Mahmud II fut affublé du surnom peu flatteur de « giavour sultan », le sultan infidèle.
10Ces réformes peuvent pourtant être considérées comme l’aboutissement de transformations institutionnelles résultant de dynamiques internes qui marquèrent différents pays méditerranéens musulmans à partir de la fin du xviiie siècle, posant la question des représentations de l’État par les masses, l’élite et l’État lui-même. Dans l’Empire ottoman, on observe une évolution des référents qui se traduit par l’abandon, au xixe siècle, du concept d’« Âge d’Or » ottoman pour désigner le règne de Soliman le Magnifique : les décrets de 1839 et 1856 [4] remplacent les références à « l’âge d’or » et « l’État éternel » par un regard tourné vers l’avenir et non plus vers le passé. C’est également à compter des Tanzîmât que le processus de sécularisation, déjà amorcé, commença à être institutionnalisé.
11Les expériences de réforme de l’État dans le monde musulman méditerranéen du xixe siècle avaient un caractère polycentriste [5] : certes, le centre de l’Empire ottoman constituait un pôle majeur, mais d’autres tentatives de réformes naissaient dans les provinces. Au début du xixe siècle, la capitale ottomane se trouva ainsi concurrencée par l’une de ses provinces les plus dynamiques, l’Égypte de Muhammad Ali (1805-1848), qui devait menacer très sérieusement la dynastie ottomane. L’Égypte, secouée par l’expédition de Bonaparte (1798) et la prise en main par Muhammad Ali, fut un pôle réformateur. Les réformes les plus emblématiques qu’il conduisit furent l’abolition de l’armée traditionnelle des Mamelouks au Caire en 1811. Symétriquement, Mahmud II mit fin aux janissaires à Istanbul en 1826, la menace directe exercée par l’Égypte en voie de modernisation sur le centre de l’Empire le conduisant à accélérer son agenda réformateur. D’autant qu’une défaite militaire en Syrie en 1831 provoqua son occupation par l’Égypte jusqu’en 1840, démontrant l’urgence de réformer l’outil militaire ottoman.
12Istanbul et Le Caire jouèrent un rôle pilote et les expérimentations qu’elles conduisirent étaient observées et suivies par les élites de Tunisie, d’Algérie ou du Maroc, avec lesquelles elles entretenaient de nombreux liens et échanges. Cependant, l’historiographie coloniale a véhiculé l’idée que les sociétés maghrébines auraient été transformées de l’extérieur, sans dynamique réformatrice interne, ce qui a obéré la trame intellectuelle réformiste. Il faut cependant souligner qu’en Algérie les Tanzîmât n’ont pas eu d’influence en termes de structure étatique et de gouvernance du fait de l’occupation française à partir de 1830. Toutefois, elles trouvèrent un écho chez les intellectuels, façonnant ainsi le courant des idées, notamment chez ceux qui plus tard se nommèrent les Jeunes-Algériens, en référence aux Jeunes-Turcs. La référence ottomane demeura prégnante pour les intellectuels algériens.
13Les Tanzîmât inaugurèrent de nouvelles relations entre gouvernants et gouvernés. Moderniser l’Empire ottoman nécessitait en effet de le redéfinir non plus comme une dynastie musulmane, mais comme un État moderne bureaucratique et tolérant, en se positionnant plus en partenaire de l’Occident qu’en adversaire.
14La réforme de l’État est indissociable du changement social et de la transformation des représentations culturelles. Non seulement au sein des institutions des classes politique et idéologique, mais aussi parmi les divers acteurs sociaux, économiques, communautaires, religieux et au sein des structures familiales. Le rescrit de Gülhâne promulgué en 1839 garantissant les droits individuels était ainsi l’aboutissement d’un cheminement initié localement depuis plusieurs générations.
15On peut constater des influences réciproques, des interactions, une circulation, des liens transversaux, en bref une réelle émulation intra-musulmane. Une histoire croisée de la réforme de l’État dans le monde musulman méditerranéen s’est tissée sur une trame culturelle et intellectuelle riche dans un jeu triangulaire entre l’Empire ottoman, le Maghreb et l’Europe. Ces expériences sont complexifiées par la colonisation et les protectorats, lors desquelles ces pays ont connu la nouveauté dans de nombreux domaines tels le droit, l’architecture, l’urbanisme ou la médecine.
16Dans la décennie suivant l’abolition du corps des janissaires à Istanbul (1826), la Tunisie, province éloignée de l’Empire ottoman, initia sous la houlette d’Ahmad Bey (1837-1855) son programme de réformes. Dans une certaine mesure, le Maroc fut aussi acteur de réformes, notamment dans le domaine militaire, à partir de 1844, après sa défaite face à la France.
Entre réformes par le haut et réformes par le bas
17Le pouvoir central et les divers corps d’État ont joué un rôle dans l’élaboration de processus réformateurs. Certaines réformes initiées « par le bas » reprenaient des souhaits de changement exprimés par d’autres groupes sociaux. Toutefois, au xixe siècle, la réforme de l’État a été mise en œuvre « par le haut », essentiellement de manière autoritaire, parallèlement à un processus centralisateur. Le discours dominant véhiculait l’idée que seul l’État avait la capacité de promouvoir le progrès social et le développement économique. Or, il existait une pluralité d’intentionnalités concurrentes, se manifestant à divers niveaux d’intervention et générant divers impacts. Il y a une différence conséquente entre réformateurs d’État et réformistes. Ces derniers sont porteurs d’un projet de société et relaient éventuellement des revendications venues du « bas » [6]. Or, au xixe siècle, ce sont généralement les réformateurs d’État qui ont conduit les mutations institutionnelles.
18Les modes de légitimation de la réforme de l’État sont multiples, mais le plus important d’entre eux, des Tanzîmât du xixe siècle aux révolutions du xxe siècle, est sans conteste le registre religieux. Le recours au religieux demeure le mode d’expression privilégié du discours de la réforme de l’État en pays musulman, notamment lorsqu’elle vise à limiter la sphère d’autorité du religieux et que son caractère laïque apparaît inacceptable par l’opinion publique. L’exemple le plus emblématique est celui des mesures prises par Mustafa Kemal dans les années 1920 autour de l’abolition du sultanat et du khalifat. Les uléma des rangs les plus élevés soutinrent en général les réformes, alors que ceux de rang inférieur s’y opposèrent, craignant pour leur propre position dans le nouvel État.
19Promouvoir des réformes génère de manière incontournable des résistances et des oppositions. Il semble essentiel à son succès que toute réforme suscite un sentiment d’appropriation par la population locale, sous peine de réactions. A priori, ce sentiment ne peut naître que lorsque la population locale se représente ces mécanismes de réforme comme des vecteurs rencontrant à un certain niveau les intérêts qu’elle considère être les siens [7].
20La nature de la contestation et sa légitimité sont extrêmement importantes car elles posent la question de la démocratisation et celles du risque de diffusion autoritaire de la réforme de l’État, des usages du contrôle, de la contrainte ou de la violence. Dans la plupart des pays musulmans méditerranéens, des identités collectives entrent en compétition sous la forme de débats entre réformistes laïcistes et divers réformistes religieux qui révèlent une pluralité de positionnements. Par ailleurs, la question de la réception des réformes est un révélateur de l’articulation entre État et société. La manière dont les élites, notamment les élites d’État, s’approprient les nouvelles idées a un impact sur leur réception par l’ensemble de la société.
21Le problème du financement de la réforme et de l’absence de moyens financiers au xixe siècle se posait avec acuité. Les trois pays réformateurs y furent confrontés lors de banqueroutes : la Tunisie en 1869, l’Égypte en 1876 et l’Empire ottoman en 1881. L’occupation coloniale en Tunisie en 1881 puis en Égypte en 1882 en fut l’une des conséquences directes.
22Au xixe siècle, l’expansionnisme européen dans le monde arabe imposa des formes de contrôle allant de l’administration directe en Algérie (1830), répartie par la suite en trois départements français, à des formes variées de gouvernement indirect adoptées en Tunisie (1881) et au Maroc (1912) par la France et l’Espagne qui y installèrent des protectorats. Dans ce dernier cas de figure, les pouvoirs locaux étaient maintenus, mais leur souveraineté était plus apparente que réelle.
Le réformisme tunisien
23Il existe une synchronie entre les réformes dans l’Empire ottoman, en Égypte et en Tunisie. En Tunisie, deux vagues de réformes se succédèrent dans les années 1830 à l’initiative d’Ahmed Bey, puis à partir des années 1850. La promulgation du rescrit de Gülhâne (1839) par l’Empire ottoman ouvrit le débat sur l’application des Tanzîmât en Tunisie, mais il portait moins sur les possibilités matérielles de les mettre en œuvre à Tunis que sur leurs conséquences politiques. En effet, la politique de la Sublime Porte était de promouvoir une plus grande centralisation, impliquant la sujétion des provinces. La seconde occupation ottomane de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque en 1835, révélatrice à cet égard, ne manqua pas de susciter des inquiétudes à Tunis, qui ne souhaitait pas se voir assujettie à une administration directe. Ahmâd Bey conduisit donc une politique énergique de réformes, tant militaires que civiles, ainsi qu’une refonte du système politique, afin de renforcer l’autonomie de fait dont jouissait la régence, d’autant que l’entreprise française de conquête de l’Algérie à partir de 1830 alarmait Tunis, qui souhaitait prévenir d’éventuelles ambitions françaises.
24Dans les années 1855-1856, des conditions favorables à la réforme de l’État apparurent grâce à l’émergence d’une nouvelle élite diplômée de l’école militaire du Bardo, et à l’amélioration de l’enseignement traditionnel de l’Université Zaytûna. Cette pépinière formait des hommes d’États, tels les généraux Khayr ad-Dîn, Hussayn, Rustom, Ben Diyâf ou Qabâdu, qui animèrent les institutions nouvelles et y exercèrent des postes à responsabilité.
Le constitutionnalisme tunisien
25Ben Abi Diyaf et Khayr al-Din al-Tunisi sont deux acteurs majeurs du mouvement constitutionnaliste tunisien de la seconde moitié du xixe siècle. Dans l’Ithâf ahl al-zamân [8], de 1862 à 1872 [9] ; Ben Diyaf analysa la cause principale de la soumission de la Tunisie au pouvoir despotique des monarques [10]. Clairement inspiré par la Muqqadima d’Ibn Khaldun ainsi que par Khayr al-Din (1867), tous deux auteurs de traités politiques, Ben Diyaf affirmait que la notion de monarchie constitutionnelle se rapprochait du khalifat. Le bon gouvernement était basé sur un accord entre gouvernant et gouvernés : violer ce contrat le rendrait nul et non avenu. Il envisageait ainsi le gouvernement constitutionnel à l’intérieur de l’orthodoxie musulmane, argumentant que l’islam avait le Coran pour Constitution.
26On peut parler d’une forme de culture politique commune entre Empire ottoman, Égypte et Tunisie. Cette convergence s’explique notamment par l’intégration de l’Égypte à l’Empire ottoman en 1517, suivie en 1574 par celle de la Tunisie. Leurs élites dirigeantes ne répondaient donc pas seulement à des dangers communs venus d’Europe, mais partageaient aussi, depuis trois siècles, une expérience et des représentations du monde [11].
27L’expérience tunisienne, quoique inspirée par les réformes ottomanes, revêt un caractère précurseur : le Pacte fondamental (‘Ahd al-Aman) de 1857 devait en effet autant à la pensée de Ben Diyaf qu’au rescrit de Gülhane. Surtout, en 1861, la Constitution tunisienne, rédigée par six réformistes tunisiens, fut la première du monde arabe et musulman. Le Grand conseil, dont les membres étaient nommés par le gouvernement, était le gardien du pacte fondamental et de la Constitution, dont de nombreux articles visaient à organiser une monarchie constitutionnelle dotée d’un Parlement. Cette expérience fut écourtée par la révolte de 1864 contre le bey de Tunis et sa politique financière, mais une nouvelle période de réformes fut ultérieurement animée par Khayr al-Din lors de son premier ministère (1873-1877). Auteur d’un traité politique [12] destiné au public européen et ottoman, Khayr al-Din développa l’idée selon laquelle l’Empire ottoman avait besoin de se doter de formes éclairées de gouvernement, de liberté, de connaissance et d’un système moderne d’éducation [13]. Il illustre l’existence d’un véritable courant réformiste en Tunisie au xixe siècle et occupe une place particulière dans les réformes du Maghreb et du monde arabe et ottoman. La Constitution ne fut jamais restaurée, mais après la Première Guerre mondiale, le parti du Vieux Destour y faisait encore implicitement référence.
La Constitution ottomane [Kanun-u Esasi]
28Dans l’Empire ottoman, la première Constitution fut également de courte durée, mais sa portée fut considérable puisqu’elle inspira la rédaction de la plupart des Constitutions arabes au xxe siècle. Promulguée en 1876 et suspendue par le sultan Abdulhamid II en 1878 au motif de la guerre russo-turque, elle ne fut pas restaurée une fois la paix revenue puisque le sultan Abdulhamid II entendait conserver un pouvoir autocratique. La revendication constitutionnelle devint alors le moteur de l’opposition de la mouvance des Jeunes Turcs.
29La première Constitution ottomane avait été promulguée dans un contexte troublé : révoltes dans les Balkans et importants problèmes financiers causés par le coût des réformes politiques et militaires, qui occasionnèrent une banqueroute. Il n’en demeure pas moins qu’elle est la clé de voûte des Tanzîmât, renouvelant les engagements des rescrits impériaux de 1839 et de 1856. Inspirée par la Constitution belge de 1831 et proche de la loi constitutionnelle prussienne de 1850 [14], la Constitution dote l’État ottoman d’un système bicaméral : d’une Chambre haute constituée de notables nommés à vie, et d’une Assemblée dont les députés étaient élus par le peuple mais qui n’avait que peu de prérogatives. Le sultan conservait l’essentiel de ses pouvoirs traditionnels de nomination et de destitution des ministres, de convocation et de dissolution du Parlement, de promulgation des lois, de commandement en chef des armées et de déclaration de la guerre et de la paix, et il n’était responsable de ses actes devant aucune instance. L’autorité législative du Parlement consistait à revoir les projets de lois soumis par les ministres. Le Parlement tenta bien de faire évoluer la fonction de grand vizir pour en faire un Premier ministre responsable devant lui, mais il s’attira les foudres du sultan qui le suspendit [15].
30La dernière Constitution promulguée au Moyen-Orient au xixe siècle fut la Constitution égyptienne (al-la’iha al-asasiyya) en 1882, dans un contexte similaire à l’élaboration des Constitutions tunisienne et ottomane. L’occupation britannique à partir de 1882 y mit un terme très rapidement. Pourtant, il s’agissait d’un texte plus ambitieux que ses prédécesseurs tunisien et ottoman.
31Au xixe siècle, la réforme de l’État était donc conduite « par le haut » par l’État ottoman. Il existe des lignes de continuité entre les Tanzîmât et l’apogée réformatrice que représentent la révolution kémaliste et les autres révolutions du xxe siècle. Nous avons observé des effets de miroir entre l’Égypte et la Tunisie au xixe siècle qui perdurent encore aujourd’hui, comme en attestent les révolutions simultanées du début de l’année 2011. Au-delà des similitudes culturelles et sociales, les configurations politiques gardent toutefois leurs spécificités.
Les révolutions du XXe siècle
32Plusieurs révolutions secouèrent le monde musulman au début du xxe siècle. La première éclata en 1906 avec le mouvement constitutionnaliste iranien, qui fut de courte durée (1906-1911). La Constitution iranienne, dont le contexte de rédaction est similaire à ceux des trois pays précédemment évoqués, est un exemple de tentative de réconciliation du droit positif avec la loi islamique. En effet, un conseil d’ulema était en charge de contrôler la compatibilité des propositions de lois avec les préceptes de la Charia. Toutefois la Constitution iranienne se distingue des autres exemples par son record de longévité, puisqu’elle traversa le siècle et fut officiellement en activité jusqu’à la Révolution islamique de 1979. En pratique, la Constitution ne fonctionna cependant réellement quelques années au début du siècle, puis à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Elle fut rapidement vidée de son contenu sous le règne de Reza Chah et de son fils, qui promurent un véritable État policier peu soucieux des pratiques démocratiques.
33Dans l’Empire ottoman, une coalition d’officiers et de réformistes civils organisa la « révolution Jeune-turque » de 1908 qui mit fin au règne du sultan Abdulhamid II. Les revendications des Jeunes-Turcs étaient la restauration de la Constitution ottomane de 1876 et l’application du principe de l’ottomanisme. Les Jeunes-Turcs obligèrent le sultan Abdulhamid II à restaurer la Constitution en juillet 1908, ouvrant par leurs réformes une « Seconde monarchie constitutionnelle » qui dura jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Un an plus tard, après une tentative de contre-révolution, ils déposèrent le sultan et amendèrent la Constitution. Les ministres devenaient individuellement et collectivement responsables devant le Parlement, qui avait le droit d’initiative législative et pouvait contrer le veto du sultan grâce à une majorité absolue. Cette Constitution révisée s’appliqua jusqu’au démembrement de l’Empire ottoman. Cette période fut aussi extrêmement agitée car elle vit différentes factions s’affronter en vue de la conquête du pouvoir. L’Empire ottoman fut le théâtre de cinq révolutions et contre-révolutions en l’espace de six années [16].
34Malgré cette expérience parlementaire imparfaite, la Constitution ottomane eut un impact sur l’histoire constitutionnelle du monde arabe. Ce texte devint la matrice de départ de la plupart de ceux des ex-provinces ottomanes. Dans la première décennie du xxe siècle, l’idée de Constitution au Maroc fut largement inspirée par le modèle ottoman et faisait écho à la révolution Jeune-Turque de 1908. Plusieurs projets furent rédigés par des intellectuels sans toutefois être adoptés. Le premier d’entre eux fut publié à l’automne 1908 dans le journal tangérois Lisân al-Maghreb dirigé par des journalistes libanais [17].
35Au xxe siècle, les Constitutions dans le monde arabe avaient généralement été écrites pour renforcer l’autorité du pouvoir politique, établir des structures politiques, des procédures et des mécanismes de succession [18]. Celles qui cherchaient à limiter et contrôler le pouvoir politique n’incluaient cet objectif que secondairement, mais elles restèrent lettre morte dans la mesure où il n’y eut pas de véritable contrôle politique de leur application. Les Constitutions étaient donc des déclarations symboliques de souveraineté, particulièrement au lendemain des indépendances. Elles pouvaient aussi indiquer une orientation idéologique du régime, par exemple son caractère républicain [19].
36La première vague constitutionnelle dans le monde arabe au xxe siècle se concrétisa dans les années 1920, dans les États arabes jouissant d’une indépendance nominale : la Syrie (1920), l’Égypte (1923), l’Irak (1932) et la Jordanie (1946). Au Liban et en Syrie, les autorités françaises suspendirent les Constitutions adoptées pour chapeauter elles-mêmes l’élaboration de nouveaux textes. En Syrie, par exemple, le Haut-Commissaire prépara lui-même le texte constitutionnel qui entra en application en 1932. Puis, la seconde vague constitutionnelle dans les monarchies du monde arabe se manifesta lors des indépendances, dans les années 1960 et au début des années 1970, au Maroc (1962), au Koweït, à Bahreïn, au Qatar, au Émirats arabes unis, puis à Oman et en Arabie séoudite dans les années 1990.
37La Première Guerre mondiale et l’après-guerre ont provoqué des changements politiques très importants à travers toute la région. Avec la fin de l’Empire ottoman, l’abolition du sultanat en 1923 et l’abolition du khalifat en 1924, les perceptions culturelles et identitaires furent modifiées et la nature même de l’État s’en trouva transformée. Aucun des régimes en place avant la guerre ne put se maintenir. En même temps, les identités devinrent plus liées à la question des nationalités définies linguistiquement et non plus par l’appartenance à une communauté religieuse. La question du khalifat dans les années 1920 cristallisa les enjeux du passage des structures d’Empire à celles des États-nations. À l’opposé des musulmans des Indes et de Russie, ceux des pays arabes se montrèrent plus sensibles aux mobilisations nationalistes arabes qui se développèrent après la fin de l’Empire ottoman. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agissait d’un nationalisme fortement imprégné d’islam [20].
38Au centre de l’Empire ottoman, le courant favorable à une mutation radicale qui commença lors des Tanzîmât se poursuivit avec la révolution kémaliste (1920-1950), qui prônait la laïcité et la démocratie. À l’instar des Tanzîmât, les réformes républicaines furent imposées par le haut et confiées à la protection de l’armée. Garante de la Constitution républicaine, l’armée turque devint ainsi une épée de Damoclès au-dessus des partis, prête à intervenir en cas de mise en danger de la République. Elle usa effectivement de cette prérogative à trois reprises dans la seconde moitié du xxe siècle, rendant le pouvoir aux mains des civils une fois l’ordre rétabli.
39La Turquie se distingua alors très nettement de ses voisins arabes, dont les États-nations meurtris par les différentes formes de colonisation étaient à la recherche d’une voie politique. Mustafa Kemal transforma un empire dont la religion officielle était l’islam sunnite en un État-nation moderne et laïc qui évolua ultérieurement en démocratie de type occidental dans les années 1950.
Le constitutionalisme post-indépendances
40Après la Seconde Guerre mondiale, à la période des indépendances nationales, la Turquie ne fut plus une référence incontournable pour les pays arabes, dont les sociétés arabes alors à la recherche d’une voie à suivre dans un monde post-colonial en reconfiguration. Cependant, après la mort d’Atatürk, la Turquie entama une quête identitaire et un questionnement des mémoires qui la conduisirent à expérimenter l’islam politique.
41Les révolutions de libération nationale et contre l’occupation coloniale produisirent, au moment des indépendances, des régimes autoritaires le plus souvent militaires (Libye, Yémen, Irak, etc.). Rédigées après les indépendances, les Constitutions ont été essentiellement vues comme des symboles de souveraineté et non pas comme des outils du processus démocratique. Leur application a souvent été aléatoire et on peut avancer l’exemple de l’Algérie, qui vit sa Constitution suspendue pendant onze ans sous le mandat du président Boumediene (1965-1971).
42Certes, il existe tout un appareil de textes constitutionnels dans le monde arabe, mais ce qui fait le plus défaut sont des pratiques constitutionnelles. Le paradoxe des Constitutions arabes est qu’elles sont enchâssées dans des régimes autoritaires, donnant souvent l’image de démocraties de façade. À cet égard, les Parlements arabes sont souvent dans des positions constitutionnalistes extrêmement faibles, sans autonomie vis-à-vis du pouvoir exécutif. Les cheminements du constitutionnalisme diffèrent grandement entre l’Occident et le monde arabe. En Occident, il est le fruit d’une âpre négociation entre les forces en présence, tandis que dans le monde arabe, jusqu’à récemment, il n’y avait pas de négociation entre gouvernants et gouvernés mais plutôt une évolution des relations au sein de l’élite, entre les différents groupes gouvernants [21]. C’est pourquoi la pratique constitutionnelle dans le monde arabe demeure à ce jour un exercice différent de celui de la démocratie.
43Au tournant du millénaire, l’expérience de démocratie islamique que la Turquie inaugura retint l’attention de nombreux pays musulmans à la recherche d’un modèle politique. Toutefois, pour les Frères musulmans, la Turquie n’est pas un modèle à cause de la laïcité qui y prévaut. Quoiqu’on puisse en dire, le parti islamiste AKP s’inscrit dans une pratique du parlementarisme. Aujourd’hui, la réflexion qui est menée dans le monde arabe concernant la nature de l’État en référence au modèle turc est indissociable de celle sur la laïcité. En Égypte, l’éventualité d’une évolution à la turque, où l’armée s’érigerait à en garante des institutions ainsi que du traité avec Israël, n’est pas à ignorer.
Le « printemps arabe » et les bouillonnements constitutionnalistes en 2011
44Le vent d’aspiration à la démocratie qui souffle sur les pays arabes depuis la fin de l’année 2010 charrie les contestations de l’autoritarisme et les revendications des citoyens à plus de liberté et de démocratie et donc à l’avènement de régimes constitutionnalistes.
45Peut-on envisager un « modèle turc » pour les révolutions arabes ? La Turquie est certes devenue une puissance régionale, économique, diplomatique, politique et culturelle avec laquelle il faut compter. Mais le modèle laïque kémaliste a évolué : l’AKP a fait des concessions à la laïcité pour réussir à accéder au pouvoir. À ce titre, ce parti peut être une référence, voire peut-être un modèle pour les pays arabes. Il faut souligner que certains partis, tels Ennahda en Tunisie, ont commencé à se comparer à l’AKP. Toutefois cette comparaison a ses limites. En effet la plupart des pays arabes, à la différence de la Turquie, ne sont pas détenteurs d’une armée puissante et de surcroît impliquée dans la défense de la laïcité. L’héritage mémoriel d’Atatürk et les pressions de l’Union européenne en matière de laïcité n’ont pas non plus d’équivalent ailleurs dans le monde arabe.
46En Tunisie, une commission mise en place pour la transition démocratique a décidé de rejeter la Constitution de 1959 amendée à plusieurs reprises par les présidents Bourguiba et Ben Ali (présidence à vie, immunité du chef de l’État et de ses proches). Le travail préparatoire s’est effectué autour du code électoral pour l’élection d’une assemblée constituante prévue pour le 24 juillet 2011, premières élections démocratiques en Tunisie. En charge de la rédaction de la Constitution tunisienne, l’Assemblée constituante a pris des mois de retard. Il semblerait que la coalition au pouvoir en Tunisie, composée du parti islamiste Ennahda et de ses alliés de gauche, serait arrivée à un d’accord sur l’adoption d’une forme de « régime parlementaire aménagé » où le président serait élu au suffrage universel. Le gouvernement serait responsable devant le Parlement qui aurait aussi le pouvoir de démettre le président. En outre, le projet de la création d’une Cour constitutionnelle a été évoqué.
47Au Maroc, le mouvement démocratique du 20 février 2011, composé par des libéraux de sensibilité de gauche et des islamistes, réclamait une réforme constitutionnelle. En réponse à ces demandes, dans un discours télévisé du 9 mars 2011, le roi Mohamed vi a déclaré vouloir se transformer en monarque constitutionnel, en limitant ses pouvoirs et en procédant à une élection du Premier ministre ainsi qu’à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance de la justice. Pour ce faire, il a nommé une commission de réforme de la Constitution qui a préparé un rapport préconisant des changements constitutionnels en vue d’un référendum populaire en 2011. La nouvelle Constitution, rédigée par des experts juridiques et des membres des associations, proposée par le roi à la mi-juin 2011 et soumise à l’approbation populaire le 1er juillet 2011, vise à renforcer le pluralisme, les droits de l’homme, les libertés individuelles et à limiter le pouvoir du roi au bénéfice d’un Premier ministre issu de la majorité parlementaire. Toutefois, le roi du Maroc souhaite garder son titre de commandeur des croyants, qui l’autorise à promulguer des dahirs (décrets) sans approbation parlementaire.
48En Algérie, l’état d’urgence en vigueur depuis 1992 a été levé en février 2011. Le 15 avril, le président Bouteflika a annoncé officiellement une réforme prochaine de la Constitution en vue de renforcer la démocratie, en amendant le texte de 1996. La révision de la Constitution algérienne a été confiée à une commission d’experts. Les modifications devraient être soumises à l’approbation du Parlement ou à celle d’un référendum. Or la révision de la Constitution, à l’instar de la loi électorale, peut être instrumentalisée pour gagner du temps dans un pays où l’armée joue un rôle important dans tout projet de changement ou de réforme. Pour mémoire, la dernière révision de la Constitution algérienne, qui permit au président Bouteflika de briguer un troisième mandat, date de 2008. Le Parlement algérien s’est réuni en septembre 2012 pour la première fois depuis les élections législatives de mai 2011. À l’ordre du jour est inscrite la révision de la Constitution.
49Le récent « printemps arabe » qui a embrasé toute la région depuis le début de l’année 2011 est l’expression dramatique de ce hiatus entre la pratique constitutionnelle et la démocratie, mais surtout celle de revendications de réformes « par le bas ». À ce jour, le coût humain des revendications démocratiques en Libye, en Syrie, au Yémen et à Bahreïn, notamment, est extrêmement élevé. Ces revendications seront-elles relayées tant par des mutations des textes constitutionnels que par leur mise en œuvre ? Ensuite, ces réformes en vue en Tunisie et en Égypte seront-elles mieux reçues car émanant de revendications venant du « bas » ? Tel est l’enjeu des demandes de réconciliation des Constitutions élaborées par « le haut » avec l’exercice de la démocratie, qui ne sauraient se faire sans « le bas » en ce début de xxie siècle.
50Par ailleurs, l’exercice de réécriture constitutionnelle met partout à l’ordre du jour la question de l’introduction de la Charia dans la Constitution, qui se cristallise autour du débat sur le statut de la femme. Cette question a ouvertement été posée en Tunisie au cours de l’été 2012, lorsqu’Ennahda a proposé de supprimer l’égalité entre la femme et l’homme pour promouvoir à la place la notion de complémentarité. Mais actuellement, faute de majorité absolue au Parlement, cette position est difficilement défendable. C’est pourquoi Rached Ghannouchi, chef d’Ennahda, est intervenu pour assurer que cette formulation ne serait pas imposée dans la nouvelle Constitution tunisienne.
Notes
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[*]
Historienne spécialisée dans l’étude du monde musulman méditerranéen, Odile Moreau a publié plusieurs ouvrages et articles en anglais, français et turc. Elle est maître de conférences à l’Université de Montpellier III.
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[1]
Odile Moreau, « Circulation des hommes, circulation des idées ou comment se réformer pour réformer ? » in Odile Moreau, Réforme de l’État et réformismes au Maghreb xixe-xxe siècles, Paris, L’Harmattan, 2009, pp. 11-26.
-
[2]
Odile Moreau, L’Empire ottoman à l’âge des réformes. Les hommes et les idées du « Nouvel Ordre » militaire 1826-1914, Paris, IFEA-Maisonneuve & Larose, 2007, p. 317.
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[3]
Thierry Zarcone, La Turquie moderne et l’islam, Paris, Flammarion, 2004, p. 9.
-
[4]
Orhan Koloğlu, « La réforme de l’État alla Turca », in Odile Moreau, op. cit., pp. 44-45.
-
[5]
André Raymond, « La réforme dans le monde musulman au xixe siècle : Istanbul, Le Caire, Tunis : influences croisées » in Odile Moreau, op. cit., pp. 27-36.
-
[6]
Alain Roussillon, « Temps de la réforme, temps du réformisme. Quête de l’authenticité et apories de la visée identitaire », in Temps de la réforme. Actes de la journée d’études organisée à l’Institut universitaire de la Recherche scientifique le 2 octobre 1998, Université Mohamed V, Rabat, 1999.
-
[7]
Abderrahmane El Moudden, « Réforme par le bas : aux origines de la guerre populaire, la guerre de résistance de Muhammad ben ‘Abd al-Karîm 1920-1926 », in Odile Moreau & Abderrahmane El Moudden, « Réforme par le haut, réforme pas le bas : la modernisation de l’armée aux 19e et 20e siècles », Rome, 2004, Quaderni di Oriente Moderno, p. 174.
-
[8]
Le titre complet de l’ouvrage est Ithâf ahl al-zamân bi-ahbâr mulûk Tûnis wa ‘ahd al-amân [Histoire des souverains de Tunis et du Pacte de sécurité pour l’agrément des contemporains].
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[9]
Il ne fut publié qu’un siècle plus tard.
-
[10]
Ahmad Ben Abi Diyaf, né en 1217 (1802-1803), fut nommé kâtib [secrétaire] en 1827 et fut, à partir de ce moment, associé aux affaires de l’État. Cet homme d’État et historien se servit de ses souvenirs personnels et de documents de première main dont il avait eu connaissance. Cf. André Raymond, Ibn Abî l-Diyâf, l’Ithâf ahl al-zamân, Tunis, IRMC-ISHMN Alif, 1994, p. xii.
-
[11]
Ahmad Ben Abi Diyaf, Consult them in the Matter. A Ninetenth-Century Islamic argument for Constitutional Government, traduit de l’arabe, introduction et notes de L. Carl Brown, The University of Arkansas Press, Fayetteville, 2005, p. 5.
-
[12]
Le plus sûr moyen pour connaître l’état des nations (1867), traduit en français en 1868 puis en turc en 1878.
-
[13]
Julia Clancy-Smith, in Odile Moreau, op. cit., p. 166.
-
[14]
François Georgeon, Abdulhamid II, le sultan calife, Paris, Fayard, 2003, pp. 62-64.
-
[15]
Nathan J. Brown, Constitutions in a Nonconstitutional World, Albany, State University of New-York Press, 2002, pp. 22-24.
-
[16]
Odile Moreau, L’Empire ottoman à l’âge des réformes. Les hommes et les idées du « Nouvel Ordre » militaire 1826-1914, Paris, IFEA-Maisonneuve & Larose, 2007, p. 225 et suiv.
-
[17]
Abdallah Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain, Paris, Maspéro, 1ère éd., 1977, rééd, Casablanca, Centre culturel arabe, 3e éd., 2009, p. 403.
-
[18]
Nathan J. Brown, op. cit., p. 196.
-
[19]
Nathan J. Brown, op. cit., p. 195.
-
[20]
Nadine Picaudou, « Politiques arabes face à l’abolition du califat », in Les Annales de l’autre islam, n°2, La question du Khalifat, Paris, Institut national des Langues orientales, Publications de l’ERISM, 1994, p. 199.
-
[21]
Nathan J. Brown, op. cit., pp. 198-199.