Un héritage mesquin
1En 1956, indépendances du Maroc et de la Tunisie ; en 1962, indépendance de l’Algérie.
2En 1957, un rapport sur les perspectives de la « Coopération » française avec les deux États qui viennent d’accéder à l’indépendance est établi par un groupe de fonctionnaires, dont Roger Seydoux et un jeune auditeur au Conseil d’État, Bernard Tricot. En 1958, ce rapport est entériné par le nouveau pouvoir gaulliste et doit servir de base à l’action à entreprendre. Il préconise qu’au Maroc et en Tunisie soit, dès que possible, remise aux nouvelles autorités nationales la responsabilité complète de leur système d’enseignement et de leurs services techniques. On voit cette relève à un horizon de quatre à cinq ans. L’ennui, c’est que les auteurs de ce rapport s’illusionnent gravement sur la durée de cette période « postcoloniale ».
3Tout simplement parce que la patrie de Jules Ferry, malgré les sages recommandations de celui-ci, formulées dès 1881, « d’ouvrir l’école aux musulmans », ne s’est guère montrée brillante en matière d’éducation dans ses Protectorats et Colonies. Manque d’élan métropolitain et freinages locaux se sont combinés, depuis 1830, 1883 et 1912, pour que les divers degrés d’enseignement prennent au Maghreb (tout comme en Indochine) des départs peu glorieux, voire déshonorants, selon les cas, pour nos IIIème et IVème Républiques. Jusqu’en 1956 aucune accélération sérieuse ne se produira.
4Dans les quatre Universités françaises d’Outre-Méditerranée existant en 1956 (Alger, Dakar, Rabat et Tunis), les « colonisés », y compris les musulmans d’Algérie, formaient tout au plus 15 % du corps estudiantin (sans parler du corps enseignant). Si les Jésuites avaient fondé dès 1881 leur Université Saint-Joseph à Beyrouth, celles de notre République en Afrique du Nord ignoraient ce qui aurait dû être leur véritable rôle. Ecrivant dans Le Monde du 13 mai (sic) 1949, le professeur Peyre se lamentait : « Tout autre pays que le nôtre aurait déjà en Afrique du Nord deux ou trois Universités florissantes ».
5Autre chiffre : en 1962, lors de l’indépendance de l’Algérie, l’effectif total des enseignants musulmans dans ce vaste pays était de 4 000 (quatre mille !).
6La Ve République, en 1958, hérite donc d’une situation lamentable. Elle se trouve devant une quasi-obligation : réparer en Afrique du Nord les manquements ou oublis des deux Républiques précédentes. Cela, alors que l’explosion scolaire dans les trois pays s’aligne sur leur explosion démographique, comme un mascaret qui remonterait le fleuve en gagnant de la force. Le miracle est que notre Ministère des Affaires Étrangères, où fonctionne depuis 1945 une Direction Générale des Relations Culturelles, va réussir, avec la solide contribution de notre Éducation Nationale, à mettre en place puis maintenir durant vingt-cinq années des « gros bataillons » de coopérants permettant, finalement assez bien, de faire face à ce mascaret. Vers 1970, notons-le bien, environ 10 % des enseignants français servent en dehors de nos frontières. Au Maghreb, ils étaient environ 20 000 (vingt mille !). À partir de 1964 était arrivé le précieux renfort des coopérants effectuant leur Service National.
Redéployez, redéployez !
7En 1964, le Cartiérisme fait également son apparition et les humeurs de la classe politique ne tardent pas à changer. Notre Parlement découvre que « toute cette coopération » coûte fort cher et que la relève espérée de nos coopérants par des enseignants maghrébins tarde à se produire. Un cri se répand (dans les discours en séance et les rapports de savantes Commissions) : il y a désormais trop d’enseignants français en Afrique du Nord ; les Affaires Étrangères doivent en réduire les effectifs et redéployer vers d’autres régions leurs moyens humains et financiers ! Les critiques commencent à pleuvoir de tous côtés, des Cartiéristes à l’opposition de gauche (qui crie à la « recolonisation ») en passant (of course) par la rue de Rivoli (ministère des Finances). Or, pour ne prendre que le cas de la Tunisie (exemple valable, mutatis mutandis, pour les deux autres pays) de 1960 à 1970 les effectifs de l’enseignement primaire auront doublé, ceux du secondaire quadruplé. Plus que jamais (et plus qu’aux lendemains immédiats des indépendances), nos gros bataillons de coopérants sont indispensables, sous peine de paralyser tout le processus. Lorsque le député Xavier Deniau, pourtant observateur attentif, lance dans un débat de novembre 1965 ce fameux terme de redéploiement, il se trompe lourdement sur l’échéance.
8À aucun moment, nos Gouvernements (gaullistes, puis sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing) ne réagiront à cette pluie de critiques ; ils se contenteront de laisser aux fonctionnaires des Affaires Étrangères le soin de défendre le maintien en Afrique du Nord de milliers d’enseignants, comme une bizarrerie voulue par ces mêmes fonctionnaires. Une lecture des débats parlementaires des années 1960-1985 donne même à penser que nos Gouvernements approuvent l’urgence d’un redéploiement… et donnent des instructions à cet effet.
On continue quand même
9Il n’en est rien ! Les cabinets successifs du 37 Quai d’Orsay, de 1970 à 1985, se lavent les mains de toute l’affaire. Un seul ministre, Jean-François Poncet, se risquera à annoncer que l’heure est venue d’une réduction sérieuse de nos effectifs coopérants. Fort de son expérience marocaine, et malgré l’avis de ses services (dont l’auteur de ces lignes), il annonce clairement, lors d’une visite officielle à Rabat, son intention de réduire en quelques années de moitié (de 8 000 à 4 000) le nombre des enseignants français prêtés au Maroc. Déclaration accueillie par un silence glacial puis une demande marocaine de suspension de séance. Notre diplomate (c’est à l’époque son métier) est dans la salle ; Jean-François Poncet l’écoute et, avec beaucoup d’élégance, annonce à ses interlocuteurs marocains que sa déclaration est nulle et non-avenue. L’auteur de ces lignes avait, depuis 1974, la responsabilité sérieuse (et passionnante) du Service de « La Coopération Culturelle et Technique », chargé du recrutement et de l’envoi au Maghreb de ces milliers de coopérants, puis du financement (moitié-moitié avec nos partenaires) de leur séjour là-bas. En 1975 arrive à l’échelon supérieur un nouveau directeur-général pour lequel le Maghreb est tout sauf prioritaire. Se déroule alors un étonnant ballet administratif (dont les détails ennuieraient gravement le lecteur) qui se conclut chaque année, jusqu’en 1980, par un tour de passe-passe budgétaire, lequel, certes, ne heurte en rien les sacro-saintes règles de la Comptabilité Publique, mais vaudrait à notre diplomate-chef de Service une sérieuse volée de bois vert si le subterfuge était découvert. Il ne le sera pas car, dans notre Administration, fonctionne véritablement le « seuil de Peter ». La relève de nos coopérants par des enseignants locaux ira ainsi, sans trop d’à-coups, jusqu’à son terme, et la Ve République aura fait de son mieux pour réparer, en ce domaine, les graves manquements et omissions des IIIème et IVème.
Une ignorance invraisemblable
10Dans le même temps, la coupable (et invraisemblable) ignorance dans laquelle, vingt-cinq années durant, nos medias ont tenu l’opinion française à l’égard des enjeux et des résultats de notre effort « enseignant » en Afrique du Nord, a fait que la valeur et les mérites des dizaines de milliers de Françaises et de Français qui y ont consacré des années de leur vie, ont été comme oblitérés de notre mémoire nationale. Beaucoup plus complètement que, par exemple, la guerre d’Algérie. Sur « la Coopération » aucun film, aucun livre accepté par un Editeur, aucune de ces grandes séries dans lesquelles excellent la plupart de nos quotidiens. Aucun numéro spécial d’un grand hebdomadaire. Il est vrai qu’à de très rares exceptions près, aucun des contempteurs du travail, le plus souvent remarquable, accompli par nos « enseignants en coopération » au Maghreb, n’a… été voir sur place. Leur opinion sur le sujet était clairement préétablie.
11Parmi les quelques-unes qui se sont donné le mal « d’aller voir », il y a eu le député de la Sarthe et ancien ministre, Joël Le Theule. Voici son histoire : chargé d’une enquête pour le compte de la Commission des Affaires Etrangères, il se rend en Tunisie un mois de février et notre conseiller culturel (auteur de ces lignes) l’emmène à Tadjerouine, modeste localité du nord-ouest tunisien. Là, un bien nécessaire collège secondaire a ouvert ses portes en septembre-octobre : pas de carreaux aux fenêtres, un livre pour cinq élèves, des paillasses dans les dortoirs des internes. Il avait neigé la veille. Six jeunes ménages de « coopérants » français enseignaient dans ce collège, grelottant avec leurs élèves dans des classes sans carreaux ni poêle (il n’y en avait qu’un, dans le bureau du directeur, qui servait aussi d’infirmerie). Ces douze jeunes français vivaient « en collectif » dans une même maison, avec une seule salle d’eau. Ils régalèrent leurs visiteurs d’un jour d’un merveilleux concours de cuisine, bien de chez nous, et décrivirent à Joël Le Theule leurs conditions de vie et de pédagogie. Le député en pleurait en remontant en voiture et le conseiller culturel ne garda les yeux secs que parce qu’il savait déjà. Pourquoi cette ignorance cruelle de tous nos médias, donc de l’opinion française, à l’égard de notre coopération enseignante au Maghreb, véritable épopée d’au moins vingt années, alors que « nos intérêts » en Afrique du Nord, et la place que continuerait d’y tenir la langue française, étaient à l’époque tellement évidents ? Et pourquoi l’hypocrisie prolongée de nos responsables politiques ? Cette double question demeure sans réponse.
12novembre 2009