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Article de revue

Dix-huit jours pour faire tomber Moubarak…

Pages 81 à 86

1Les manuels d’histoire retiendront que le compte à rebours fatal au président Hosni Moubarak a commencé le mardi 25 janvier. Ce jour-là en Égypte, on célèbre la « journée de la police ». Sauf qu’un autre scénario, imprévu, se met en place… Il faut dire que dix jours avant – le 14 janvier –, le président tunisien Ben Ali a fui son pays sans gloire vers Jeddah en Arabie séoudite. À la surprise générale, la « révolution de jasmin » a triomphé… Au Caire, ce mardi 25 janvier, d’abord devant la Cour suprême puis Place Tahrir, les manifestants ne sont pas nombreux. Tout au plus 20 000 personnes alors que la mégalopole cairote compte plus de 15 millions d’âmes. Mais tous ont à l’esprit la chute de Ben Ali et la puissance de la rue face à un appareil répressif toujours aussi brutal mais aussi plus uni que par le passé. Pour autant, personne n’aurait imaginé que dix-huit jours plus tard le président Hosni Moubarak serait lui aussi contraint d’abandonner le pouvoir et prendre sa retraite non pas à Jeddah mais à Charm El-Cheikh, la station balnéaire à la pointe du Sinaï.

2Paradoxalement, le 25 janvier, il y a beaucoup d’absents, des acteurs clés manquent à l’appel. La veille, les Frères musulmans ont fait savoir qu’ils ne participeraient pas à la manifestation. Une position dictée par plus d’un demi-siècle de répression brutale de la part du régime égyptien. Mohamed Al-Baradei, l’ancien directeur de l’AIEA, qui joue les trublions sur la scène politique, n’est pas là. Il est en Autriche et fait parvenir un message de soutien aux manifestants. L’Égypte de la misère n’est pas non plus sur la place Tahrir : pas une « gallabeya » en vue. Les 40 % d’Égyptiens qui vivent avec 2 dollars par jour sont restés dans les quartiers miséreux. Aux premières heures de la manifestation, la police est bonne enfant. Cela ne durera pas, mais au début, les forces anti-émeutes n’ont ni bâton ni bouclier. Les policiers filtrent de manière molle les manifestants qui sont canalisés vers la place Tahrir. Ils ont reçu des ordres de modération. Une correspondante, installée au Caire depuis des années, me dira qu’elle n’a jamais couvert une manifestation de manière aussi détendue. Ce calme avant la tempête ne durera que quelques heures.

3En attendant, ceux et celles qui convergent Place Tahrir appartiennent à la classe moyenne. Professeurs, étudiants, employés, retraités, tous expriment le même ras-le-bol devant un régime vieillissant, autoritaire et népotique. Ce sont les enfants du baby-boom des années 1980-1990 et leurs parents qui défient le pouvoir dans la rue. Des parents qui se sont saignés des quatre veines pour payer de coûteuses études à leur progéniture et qui s’aperçoivent qu’au bout il n’y a que le chômage. Pas de perspective économique et sociale mais surtout un verrouillage politique devenu insupportable. Les élections législatives de novembre 2010 ont plus ressemblé à une mascarade électorale. Le PND, le Parti national démocratique au pouvoir, a raflé plus de 80 % des sièges aux parlements. Complètement écœurée, l’opposition emmenée par les Frères musulmans a même décidé de boycotter le second tour… Le pouvoir a bourré les urnes sans aucun scrupule, pensant que ces méthodes d’intimidation grossière continueraient à être acceptées sans faire de vague, même si depuis plusieurs années les États-Unis exercent des pressions discrètes en coulisses pour amener le régime à se réformer.

4Ce que ne supportent pas les Égyptiens, c’est l’idée que le vieux raïs transmette son pouvoir à son fils cadet Gamal, un homme ambitieux proche des milieux d’affaires. Jusque dans les rangs du PND, la candidature officieuse du fils du président ne passe pas. Encore moins dans l’armée. « Nous ne sommes pas la Syrie », entend-on sur les bords du Nil, allusion à la transmission du pouvoir d’Hafez Al-Assad à son fils Bachar en 2000. Après ces législatives calamiteuses et la perspective d’un maintien au pouvoir d’Hosni Moubarak ou d’une succession de son fils Gamal, les Égyptiens semblent résignés à leur triste sort. Entre-temps, les images de la contestation en Tunisie et de la fuite de Ben Ali ont enhardi les classes moyennes égyptiennes. Le pouvoir, qui a longtemps joué la carte de la chasse aux islamistes avec la bénédiction des pays occidentaux, est usé et n’offre plus de perspectives aux Égyptiens. La société est de plus en plus inégalitaire. Le fossé social – on peut même parler du gouffre – n’a jamais été aussi grand et aussi malsain.

5« La crème de la crème de la société égyptienne habite ici à Katameya Heights ! » Nadia Abdel Razek, l’une des responsables de ce complexe résidentiel haut de gamme, n’est pas peu fière du standing de sa clientèle. À une vingtaine de minutes de l’aéroport du Caire, banquiers, hommes d’affaires, expatriés de multinationales vivent en vase clos dans ce compound sécurisé. Des villas somptueuses s’égrènent autour d’un parcours de golf de 18 trous agrémenté de fontaines et de piscines. « Cette élite fortunée a quitté les quartiers du centre-ville du Caire pour échapper à la pollution et au bruit. Elle vient ici pour trouver la tranquillité et de l’espace », poursuit Nadia Abdel Razek. La fracture physique entre riches et pauvres est désormais inscrite dans le nouveau visage de l’urbanisation du Caire.

6Katameya Heights, comme des dizaines d’autres projets du même type, est le produit de cette Égypte qui s’enorgueillit d’un taux de croissance de 7 % par an, « une Égypte off shore qui s’est construite sur une privatisation de l’économie accomplie à marche forcée », constate Marc Lavergne, directeur du CEDEJ, un centre de recherche français au Caire. Télécommunications, BTP, tourisme, immobilier, grande distribution, licences d’importation : autant de secteurs tombés dans les mains d’intérêts privés, souvent liés à l’appareil sécuritaire d’État, qui ont fait la fortune d’une minorité d’entrepreneurs. Le revers de ce phénomène, c’est l’apparition d’une classe de nouveaux riches déconnectés des réalités sociales du pays.

7Gamal Moubarak, 47 ans, fils cadet du président, incarne cette nouvelle génération de responsables arabes immergés dans la mondialisation. Proche des milieux d’affaires – il a débuté sa carrière à la Bank Of America avant de travailler dans sa filiale londonienne –, Gamal Moubarak a été propulsé numéro 2 du Parti national démocratique (PND), le parti au pouvoir. En charge des dossiers économiques, c’est un partisan de la théorie « du ruissellement par le haut » pour développer le pays. L’idée est de créer de la richesse au sommet de la société pour qu’elle irrigue ensuite vers le bas toute la pyramide sociale. Séduisante sur le papier, cette stratégie, mise en œuvre depuis une décennie, s’est heurtée à une pauvreté qui semble indestructible et à un effet d’évaporation lié à une corruption endémique. Au bas de l’échelle, les pauvres se partagent les miettes…

8La croissance soutenue ces dernières années n’a pas permis d’améliorer le sort du plus grand nombre : elle a été engloutie par une démographie non maîtrisée. 50 millions d’habitants en 1990, près de 85 millions en 2010, l’Égypte devrait passer la barre des 100 millions d’habitants d’ici une quinzaine d’années ! La question sociale reste donc une plaie béante. 40 millions d’Égyptiens vivent avec moins de 2 dollars par jours, et selon le ministère du commerce et de l’industrie, environ 63 millions de personnes reçoivent des produits de première nécessité et de l’énergie subventionnés. À commencer par le pain. Une denrée stratégique surveillée à la loupe par les autorités. En 2008, lors de violentes émeutes contre la vie chère, l’armée avait dû utiliser ses propres boulangeries pour approvisionner les gens. « La viande, les fruits et les légumes deviennent inabordables pour bon nombre d’Égyptiens, car trop chers, » constate Stéphanie David, directrice du bureau de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) au Caire.

9Pour les jeunes, les perspectives sont sombres. Les diplômés d’universités vivent d’expédients. Certains deviennent chauffeurs de taxi, d’autres partent travailler à l’étranger, notamment dans les pays du Golfe. L’économie égyptienne ne génère pas assez d’emplois. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les manifestations les plus violentes se sont déroulées à Suez. Le canal génère pourtant de confortables revenus pour l’État, il y a des installations pétrolières, des docks, les services de douanes, etc. Mais les retombées sont finalement faibles pour la population locale qui se plaint de ne pas être prioritaire dans l’accès aux emplois. À Suez, un chômage généralisé, des services sociaux miséreux face à des activités économiques tournées vers l’extérieur accaparées par des proches du régime Moubarak ont fait sauter le couvercle de la marmite.

10Et maintenant ? Les militaires ont promis que des élections libres et transparentes seraient organisées dans les six prochains mois et qu’ils ne présenteraient pas de candidats à la présidentielle. Tout comme les Frères musulmans dont l’ambition est d’enfin être légalisés en tant que parti politique et de présenter des candidats aux prochaines législatives. À part ces quelques engagements, l’avenir du pays reste bien incertain. Il faut tout reconstruire. Mais si la tête du régime est tombée avec le départ de Moubarak, il reste le corps (police, service de renseignement, administration, gouverneurs, etc.), toujours intact. Deux priorités sont d’ores et déjà à l’ordre du jour. Le volet politique qui comprend non seulement l’organisation d’élections à l’automne (quel mode de scrutin ?), mais aussi et surtout la levée de l’État d’urgence en vigueur depuis 1981 et l’assassinat d’Anouar Al-Sadate et la libération des prisonniers politiques. Le plus compliqué sera d’abandonner « l’esprit sécuritaire » qui régit tous les aspects de la vie quotidienne des Égyptiens. Une nomination d’un professeur à l’Université doit passer par le filtre des puissants « moukhabarats », les services de renseignement.

11L’autre chantier, tout aussi énorme, c’est celui de l’économie et du social, ou plus précisément celui du partage de la richesse nationale, ce qui implique une opération « main blanche » pour s’attaquer à la corruption qui gangrène le pays. Autant dire qu’on parle d’années voire de décennies pour obtenir des résultats concrets et probants. Au-delà de la politique, « la révolution du Nil » est une révolte morale face à un régime qui n’a réussi qu’à produire que frustration politique, économique et sociale. Dans les manifestations pas de slogans anti occidentaux ou anti israéliens, encore moins de référence au slogan en vogue dans les années 1980 et 1990 « l’islam est la solution ». Les foules de la place Tahrir et des villes de provinces égyptiennes se sont mobilisées pour dire « kefaya » (« ça suffit ! ») et pour signifier que désormais la voix de chaque Égyptien comptait. C’est cela le grand enseignement de la Révolution du Nil…


Date de mise en ligne : 01/11/2016.

https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0081

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