Notes
-
[1]
Ernaux A., La Femme gelée, Paris, Gallimard, 1981.
-
[2]
Cette citation et les suivantes sont extraites de : Ernaux A., Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2018.
-
[3]
Cf. Leblanc V., « Annie Ernaux ou la féminité comme transfuge », La Cause du désir, n° 94, novembre 2016, p. 53-57.
-
[4]
Cette citation et les suivantes sont extraites de l’ouvrage : Ernaux A., Le Vrai lieu, Paris, Gallimard, 2018.
-
[5]
Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 17.
-
[6]
Se perdre est le titre du journal d’une passion, paru en 2001 chez Gallimard.
-
[7]
Les Nuits de France Culture, entretien avec Alain Veinstein, première diffusion : 14 février 2001, disponible sur internet.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Cf. Lacan J., « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 66.
-
[10]
Ernaux A., Le Vrai lieu, op. cit.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », op. cit., p. 558.
-
[13]
Ernaux A., Le Vrai lieu, op. cit.
-
[14]
Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », op. cit., p. 761.
1Il y a autre chose que la nature et les normes sociales pour décider de ce que sera la vie d’une femme. La contingence d’une histoire et les rencontres qui en forment l’étoffe, président au destin des êtres parlants sexués. Les mots de l’Autre pour dire le désir marquent le corps vivant et produisent une jouissance qui sera au cœur d’un genre de femme singulier.
Une histoire de femme
2Annie Ernaux est une écrivaine contemporaine reconnue. Elle a inventé un genre littéraire qualifié de socio-fiction où elle tente de sauver, par son écriture et à partir des événements de sa vie, la sensation de l’époque qu’elle a traversée.
3La pétillante petite fille qu’elle a été n’a pas trouvé son compte dans les satisfactions d’une vie rangée d’épouse et de mère de famille. La femme gelée [1] était « à la recherche de [sa] trajectoire de femme, de [sa] réalité de femme ». En 2014, elle déclare : « je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit. Mais quelqu’un qui a une histoire de femme, différente de celle d’un homme. » Quel est donc son trajet, depuis sa recherche de ce qu’elle est comme femme, à sa solution, quelqu’un qui écrit, avec une histoire de femme ?
4Dans Mémoire de fille, A. Ernaux fait le récit de la naissance de ce désir d’écrire, produit de sa rencontre avec le désir d’un homme dans lequel elle s’est perdue, avant de retrouver le chemin de son désir. Longtemps remis à plus tard, ce livre exhume « la fille de 58 » [2] qu’elle a été, le souvenir honteux de sa première fois. Parcourons avec elle le récit de cette initiation traumatique que constitue la rencontre du sexuel.
5C’est l’histoire d’une dissolution : « l’effarement du réel qui fait tout juste se dire “qu’est-ce qui m’arrive” ou “c’est à moi que ça arrive” sauf qu’il n’y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n’est plus le même déjà ». Elle ajoute : « c’est la dernière fois que j’ai mon corps ». De quoi s’agit-il ? Une toute jeune femme de dix-sept ans échappe à la surveillance maternelle, pour rejoindre la colonie de vacances où elle sera monitrice. Le texte de sa mésaventure – une rencontre sexuelle sans suite – il lui aura fallu attendre 2014, pour qu’il devienne une urgence, la nécessité d’un saut pour rejoindre par l’écriture cette fille qui quitte définitivement l’enfance. Jusqu’à cette date il était « le texte toujours manquant. Le trou inqualifiable ».
Matrice du Se perdre
6En cinquante-huit elle est encore Annie Duchesne, n’ayant vécu jusque-là que dans les livres, enfant couvée et fière de sa différence : celle de son goût d’apprendre et de son excellence scolaire qui la distinguent dans sa famille d’origine ouvrière. Elle attend de vivre une grande histoire d’amour dont l’acte sexuel sera « cet acte mystérieux qui introduit au banquet de la vie ».
7Cette mémorable nuit d’amour sans suite, nuit de la rencontre d’avec le corps d’un homme qui a joui d’elle avec brutalité et avec lequel aucune parole d’amour ne se tisse, la laisse « perdue, une fille de chiffon. Tout lui est égal. Elle se laisse emmener avec la docilité de qui ne sent plus rien ». À partir de cette dissolution, elle devient, tout le temps que dure encore la colonie, la fille un peu « putain sur les bords » qui passe de bras en bras dans une fausse « dérive enchantée » : « Depuis H il lui faut un corps d’homme contre elle, des mains, un sexe dressé. L’érection consolatrice. » C’est le temps de l’attente qui s’ouvre : « Elle ne renonce pas à lui [H], elle attend seulement qu’il veuille d’elle un soir ».
8Comment va-t-elle sortir de cette attente, du roman qui s’est écrit en elle : la poursuite de sa relation avec H ? Le temps de la colonie achevé, le roman se fait rêve : conquérir H en l’éblouissant de sa réussite. A. Ernaux entre en classe de philosophie. C’est la lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir qui va déclencher sa honte de la fille délurée qu’elle a été. Elle se réveille enfin de ce mauvais rêve qui la gardait sous le charme de la jouissance qu’elle y prenait. « C’est la honte de la fierté d’avoir été un objet de désir » et de s’en satisfaire jusqu’au ravage. Deux symptômes sont le produit de cette perte de jouissance : une aménorrhée et des crises de boulimie. C’est lorsqu’elle décide de s’inscrire en lettres qu’elle peut sortir de ce qu’elle appelle sa « glaciation ». L’écriture sera désormais sa solution : « J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. »
Un désir de perte
9Dans Mémoire de fille, A. Ernaux « [explore] le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé ». Elle « [désincarcère] la fille de 58 » dont elle n’était pas revenue [3]. « Je peux dire : elle est moi, je suis elle. » Désenfouir ce dont elle est séparée par le hors-sens, est au cœur de son travail d’écrivain, et la dissolution de « la fille de 58 » est la matrice d’un éprouvé qui marque à jamais son corps. Cet éprouvé d’une séparation radicale, A. Ernaux en fait la cause de son écriture et le fixe dans la séparation entre deux mondes : le monde ouvrier de ses parents et celui des choses intellectuelles, auquel elle a pu accéder. Elle cherche par son écriture « l’éclaircissement de l’opacité de la vie » [4], ce que nous appelons le réel et qui est « l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire ». Pour atteindre ce réel, elle introduit « dans la langue cette voix, faite de son enfance, de son histoire » [5]. Elle invente une langue qui inclut sa lalangue, ce qu’elle appelle l’écriture plate, exempte de tout romantisme, de toute psychologie.
10Écrire est pour A. Ernaux une opération d’immersion mais pour « sortir des pierres du fond d’une rivière ». Ces pierres ce sont les mots de sa lalangue, ce « langage d’origine [qui] fait corps avec nous vraiment » et qu’elle fait passer dans la langue, nous rendant en quelque sorte sensible l’indicible.
11C’est cette immersion, cette capacité à Se perdre [6] dans le désir de l’Autre que l’on retrouve dans ce que recouvre l’écriture pour elle : la même prise de risque – se perdre – non plus dans la passion, mais dans l’écriture. « Se perdre dans l’écriture, se perdre dans la passion sont sûrement deux choses qui définissent ma vie. » [7] Elle ajoute que son amant n’a sans doute été que « le prétexte de ce désir de perte qui à d’autres moments [la] pousse dans l’écriture » [8]. Il y aurait donc peut-être bien un rebroussement en effets de création [9] du se perdre en désir de perte. Car le désir de perte dans l’écriture produit un reste, le livre, dont elle dit : « Pour moi, c’est comme si j’avais bâti une maison. Où quelqu’un peut entrer, comme dans sa propre vie à lui. » [10] Dès lors ce n’est plus un gouffre aux contours illimités dans lequel elle est perdue mais le vrai lieu, où loger son être et dans lequel nous sommes invités : « je dois partir de situations qui m’ont marquée profondément et comme avec un couteau […] creuser, élargir la plaie, hors de moi » [11]. Son écriture touche en nous cette blessure « au joint le plus intime du sentiment de la vie » [12] : « Il faut que le livre à écrire fasse trou dans mon existence pour en toucher, trouer, d’autres. » [13] Ne peut-on reconnaître dans cette opération, une vraie femme [14] qui par son acte fait surgir le manque dans l’Autre, un manque que rien ne pourra plus saturer ?
12En rendant sensible le caractère unique et éphémère de ce qui a été vécu, A. Ernaux touche par conséquent ce qui est vécu et près d’être perdu. Cela nous donne une chance d’en saisir la beauté.
Notes
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[1]
Ernaux A., La Femme gelée, Paris, Gallimard, 1981.
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[2]
Cette citation et les suivantes sont extraites de : Ernaux A., Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2018.
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[3]
Cf. Leblanc V., « Annie Ernaux ou la féminité comme transfuge », La Cause du désir, n° 94, novembre 2016, p. 53-57.
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[4]
Cette citation et les suivantes sont extraites de l’ouvrage : Ernaux A., Le Vrai lieu, Paris, Gallimard, 2018.
-
[5]
Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 17.
-
[6]
Se perdre est le titre du journal d’une passion, paru en 2001 chez Gallimard.
-
[7]
Les Nuits de France Culture, entretien avec Alain Veinstein, première diffusion : 14 février 2001, disponible sur internet.
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[8]
Ibid.
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[9]
Cf. Lacan J., « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 66.
-
[10]
Ernaux A., Le Vrai lieu, op. cit.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », op. cit., p. 558.
-
[13]
Ernaux A., Le Vrai lieu, op. cit.
-
[14]
Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », op. cit., p. 761.