Notes
-
[1]
Cf. Borges J. L., « Prologo », Melville, H., Bartleby, el escribiente, préface et traduction (en espagnol) de Jorge Luis Borges, Barcelone, Siruela, 2009.
-
[2]
Melville H., Bartleby, le scribe, traduction J.-Y. Lacroix, Paris, Allia 2011, p 8.
-
[3]
Ibid., p. 16.
-
[4]
Ibid., p. 19.
-
[5]
Ibid., p. 83.
-
[6]
Ibid., p. 39.
-
[7]
Ibid., p. 8.
-
[8]
Ibid., p. 54.
-
[9]
Ibid., p. 46.
-
[10]
Ibid., p. 40.
-
[11]
Ibid., p. 48.
-
[12]
Ibid., p. 40.
-
[13]
Ibid., p. 42.
-
[14]
Ibid., p. 43.
1Il préférerait ne pas… et son énigmatique autant que célèbre réponse aux sollicitations de l’avocat qui l’emploie a été soumise à toutes les fureurs interprétatives. Mais qui est vraiment Bartleby, le scribe qui hante la nouvelle éponyme de Melville ? Et ne serait-il tout simplement pas notre semblable, notre inquiétant frère de mélancolie ?
2Dans le style laconique et limpide qui lui est propre, Jorge Luis Borges achève sa préface à Bartleby, the scrivener avec une phrase qui délivre le secret du texte : « Bartleby est plus qu’un artifice ou un divertissement de l’imagination onirique ; c’est fondamentalement un livre triste et véritable qui nous montre cette inutilité essentielle, qui est l’une des ironies quotidiennes de l’univers » [1].
3Inutilité : voici le mot clé, un des noms propres de l’existence. Borges souligne qu’elle est essentielle, pour que nous ne perdions pas de vue que l’inutilité n’est pas contingente mais nécessaire, au sens aristotélicien du terme : elle ne peut pas ne pas être. Il ne s’agit pas non plus pour Borges de faire de ce roman l’illustration de la folie ou du caprice d’un individu dérangé, il prend soin de présenter l’inutilité comme une ironie quotidienne ; bien loin d’une excentricité étrangère à notre expérience quotidienne, elle est consubstantielle à la vie elle-même. Nous préférerions ne pas avoir à l’admettre, nous préférerions croire que Bartleby est un spécimen particulier, une exception aux lois raisonnables de l’univers, mais Borges insiste : l’univers n’est pas raisonnable, mais ironique.
4La portée de cette œuvre dans la littérature est inversement proportionnelle à sa taille. Le caractère kaléidoscopique de l’histoire a suscité des milliers de commentaires et d’interprétations pour chacune de ces pages. N’importe quel concept philosophique peut trouver à se loger de façon latente ou manifeste dans un coin du texte. Comme Melville lui-même le sous-entend dans la conclusion de son livre, c’est l’humanité elle-même qui est la protagoniste de cette histoire. Avoir réussi à lui faire place en si peu de pages est sans aucun doute une prouesse littéraire indépassable.
Totem, P.O.L, 2002
Totem, P.O.L, 2002
Ironie
5Dès les premières phrases, l’ironie est là. « Je suis – dit le narrateur – un homme qui, depuis sa jeunesse, est empreint de la conviction profonde que la meilleure façon de vivre est celle qui consiste à se faire le moins de souci possible » [2]. Sur cette « profonde conviction », Melville – pour souligner l’étrange cohabitation qu’un sujet peut entretenir avec ses contradictions les plus absurdes – remarque que d’être un avocat de Wall Street n’était pas la meilleure façon d’y parvenir.
6La singularité de Dindon et Pince-nez, sobriquets des deux autres employés copistes du bureau, peut se fondre dans l’ordre général. Extravagants chacun à leur manière, changeants et un peu fous, ils incarnent une excentricité admissible et permise à tout un chacun. N’entravant pas le sens commun, n’abandonnant même pas un instant les limites du prévisible, leur originalité finit par éveiller la sympathie. Quelques qualités d’observation suffisent au narrateur, et par conséquent au lecteur, pour se familiariser avec eux. « La vérité, pour le dire d’un mot, était que Pince-nez ne savait pas ce qu’il voulait » [3] conclut son chef, dans une synthèse serrée de ce qui est le propre du sujet ordinaire : ne pas savoir ce qu’il veut. Héritiers du chœur grec, représentants de la doxa, de l’opinion fondée sur le signifiant commun des choses, Dindon et Pince-nez ainsi que Gingembre, se trouvent convoqués à deux reprises par le narrateur qui se réfère à eux en tant que témoins et garants de l’opinion juste, au moment où il craint que son action et sa conscience s’affrontent dans un combat embarrassant. Car le narrateur veut comprendre par le recours au sensé l’opacité qui a surgi au centre de sa réalité avec Bartleby. Pour lui, l’entendement n’est pas un simple reflet de la raison mais la prolongation du bien et de la conscience morale. Il se questionne sur le bien : jusqu’où pouvons-nous l’exercer sans prétendre ne rien vouloir en échange ? L’altruisme est-il un ingrédient de la nature du bien ? Et comment pouvons-nous être sûrs que son exercice se réalise au bénéfice de notre prochain ? « Un jour d’hiver j’offris à Dindon, de ma propre garde-robe, un manteau d’un aspect des plus hautement respectable […]. Je pensais que Dindon apprécierait cet honneur […]. Il n’en fut rien ; je crois vraiment que le seul fait de se sangler dans un manteau duveteux comme une couverture eut sur lui un effet pernicieux […]. C’était un de ces hommes que la prospérité blesse » [4]. Cette observation résonne avec la profonde objection soulevée par Freud contre le commandement d’aimer son prochain comme soi-même. Qui est notre prochain, sinon ce noyau de nous-mêmes que nous n’osons pas approcher ? Comme Saint Martin, cet avocat qui, voulant partager son manteau avec son prochain, vérifie immédiatement les effets paradoxaux de son acte.
Dimension éthique
7Bartleby est sans nul doute une réflexion sur la dimension éthique de la vie. Borges, comme d’autres auteurs et critiques, a vu dans le récit de Melville une préfiguration des intuitions de Kafka, le grand prophète de l’absurde, le radiologue de l’insensé primordial de l’existence. Melville anticipe Kafka avec cette mise en scène dévastatrice de la modernité comme cataclysme de l’être.
8Qui est Bartleby ? Qu’est-ce que Bartleby ? Pour l’analyser, il convient d’introduire l’artifice d’une division entre le point de vue du narrateur et la perspective de l’étrange créature qui, un beau jour, s’introduit dans le petit monde du bureau de l’avocat. Bartleby n’a ni origine ni destination, il ne possède pas d’histoire et n’émet pas le moindre propos. Il manque de modèles, de racines et de lieu. Il se situe dans l’existence comme un être en soi. Sa solitude dépouillée, son absolue nudité subjective, porte le reflet de cette incurable détresse qui marque la condition humaine. Sa tragédie, celle que le génie de Melville conduira jusqu’à la métaphore du « département des Lettres de Rebut de Washington » [5], est celle de se savoir condamné par avance au silence de l’Autre, à la non-réponse, à la fatalité du vide dans laquelle se précipite tout appel au secours, à la lettre qui n’arrive jamais à sa destination. Et si la chaîne de la demande est pour cet homme cassée depuis toujours, comment pourrait-il consentir à l’appel de l’Autre ? D’où la célèbre formule incurable – I would prefer not to –, figure d’une répétition qui, loin de s’ériger comme une volonté de rébellion, dénude la confession d’une défaite originaire. Bartleby ne défie rien ni personne. Son obstination, son négativisme, ne sont l’affirmation d’aucun défi, l’usage du conditionnel est délibérément mis là pour souligner la fragilité de son énonciation. Il ne s’agit ni d’une préférence, ni d’un choix, ni d’une forme d’opposition. Sa formule est celle de quelqu’un qui, détaché de tout lien humain, résiste néanmoins à la chute définitive en s’accrochant à la vie comme un insecte à une branche. C’est en écrivant qu’il résiste. Une écriture, incessante et mécanique qui copie sans réclamation. Il s’adonne à cette écriture d’une manière absolue, refusant la part collective de sa tâche, refusant de rejoindre la communauté des hommes, puisque cela supposerait une dialectique, une négociation pour laquelle il n’est pas fait. Bartleby ne peut se soutenir que de cette écriture machinale de scribe, paradigme d’une solitude morte, comme ces Lettres de Rebut que personne ne recevra jamais. Il n’est pas écrivain, mais copiste. Il n’y a chez lui ni pensée, ni fantaisie, ni action créatrice. L’interrompre dans l’inertie mécanique de sa tâche, c’est le pousser vers le précipice, le rien abyssal. Par conséquent, sa seule possibilité, c’est de résister : « Or, un dimanche matin où je me rendais par hasard à l’église de la Trinité pour écouter un célèbre prédicateur, et me trouvant en avance sur les lieux, je décidai d’aller faire un tour jusqu’au bureau. Par bonheur, j’avais la clé sur moi ; mais en essayant de l’introduire dans la serrure, j’éprouvai une résistance dedans le pêne » [6]. La serrure, le réel qui résiste, est à l’évidence la métonymie de l’impénétrable Bartleby.
Tragédie
9C’est précisément à cet endroit crucial que le récit opère un revirement de la perplexité initiale à la tragédie du dénouement. Nous sommes alors invités à la place du narrateur qui, clé en main, expérimente le surgissement de cette présence venue bouleverser son aspiration au principe de plaisir, sa pente à suivre ce qui lui sert de maxime – « la meilleure façon de vivre est celle qui consiste à se faire le moins de souci possible » [7]. Le style de Melville n’est pas la forme fantastique de Maupassant qui, avec son Horla, témoigne du surgissement dans le monde familier de quelque chose qui se présente comme bizarrerie radicale. Chez Bartleby, rien de magique. La présence d’autre chose est venue bouleverser la réalité, mais c’est une présence perpétuelle, qui ne bouge pas, ne s’absente pas, n’abandonne jamais sa place. Bartleby, le réel, se trouve éternellement en soi. Comme l’exprime le narrateur dans son monologue intérieur : « il était toujours là ! » [8].
10« Pour un être sensible il n’est pas rare que la pitié se fasse douleur. Et quand, en dernière analyse, l’on perçoit que, d’une telle pitié ne saurait venir aucun secours effectif, le sens commun exige que l’âme s’en débarrasse. » [9] Ce qui est surprenant n’est pas seulement la formule de Bartleby, mais le fait que son irrévocable présence produit une sorte de champ magnétique, un espace infranchissable, une limite sacrée que l’avocat n’ose dépasser. Il ne manque au narrateur ni la logique, ni la pieuse compassion dont certaines âmes sont capables face à la misère humaine. Pourtant ce ne sont ni ses arguments, ni sa soif de comprendre, ni son sens de la miséricorde qui l’arrêtent et le mettent dans l’incapacité de franchir la limite qui entoure cette autre chose. « C’était, en effet, essentiellement cette extraordinaire douceur qui non seulement me désarmait, mais encore, en quelque sorte, m’émasculait » [10]. Comme Hamlet, l’avocat repousse son acte. Il remet à un autre jour le problème à traiter, c’est plutôt l’urgence du quotidien qui s’impose. Nonobstant, qu’il le sache ou pas, sa vie est déjà gouvernée par la distance face à cette chose qu’il doit régler. Il lui arrive alors d’oublier sa ferme intention de ne pas l’importuner, de ne pas la déranger, de ne pas la harceler, de lui permettre d’exister en dehors du sens. Dans l’expérience de subjectivation du monde, et de ceux qui nous entourent, se produit irrémédiablement une division : une partie devient accessible à la lumière de la représentation et de la pensée, tandis qu’une autre demeure soustraite à notre reconnaissance, se constituant à partir de là dans l’altérité absolue, hors signification, rétive aux exigences du principe du plaisir. Au cœur de ce que nous croyons comprendre, demeure un noyau irréductible à la parole, à la raison, à la signification, à la conscience et au bien, et à tout ce dont nous nous servons pour nourrir l’illusion d’une réalité transparente à elle-même. Nonobstant, cet intime et énigmatique corpuscule nous appartient aussi, mais il n’est pas facile de nous en approcher : « Mortifié par sa conduite et résolu, comme je l’avais été dès mon arrivée au bureau, à le chasser, j’avais néanmoins le sentiment étrange qu’une force superstitieuse frappait à mon cœur et m’interdisait de mettre mon projet à exécution. » [11]
11Pourquoi le narrateur protège-t-il Bartleby ? Pourquoi le défend-il y compris face à l’attaque de ses autres employés, qui n’hésiteraient pas à lui en coller une et à le chasser à coups de pied ? L’avocat n’est pas simplement un homme qui préférerait s’épargner les complications pratiques et morales d’un licenciement. Son incompréhensible prudence obéit au fait qu’il pressent que l’existence de Bartleby ne lui est pas complètement étrangère. Il lui manquait juste de découvrir que cette créature vivait à l’intérieur de son bureau. C’est à partir de ce moment-là que le récit prend une puissance inattendue. Jusqu’alors, nous nous trouvions presque au bord de la comédie. Il aurait suffi à Melville de quelques touches de style pour convertir cette première partie en une pièce burlesque. Mais cela va prendre une tout autre tournure, car la découverte du dimanche matin est ce qui n’aurait jamais dû se produire pour que tout puisse continuer dans la même tonalité de légère excentricité. Cette distance, ce maintien d’une barrière interdite qui assurait la stabilité du couple formé par le narrateur et Bartleby va se décomposer. L’avocat va alors obéir à la première et unique demande que Bartleby lui adresse, celle d’aller faire quelques tours du quartier et de revenir plus tard. « L’apparition parfaitement inattendue de Bartleby, hantant mes locaux un dimanche matin, avec sa distinction cadavéreuse, sa nonchalance, quoique ferme et maîtrisée, eut sur moi un effet si étrange, que je m’éloignai incontinent de ma propre porte, et agis comme il l’avait désiré. » [12] Dès cet instant, un trop de lumière est entré dans l’intimité sacrée de Bartleby. Il est trop tard pour éviter le déclenchement d’une extraordinaire inversion spéculaire. Non seulement le narrateur ne pourra pas expulser Bartleby de son domaine, mais c’est lui-même qui deviendra l’expulsé – « c’est ici que Bartleby a élu domicile » [13], découvre stupéfait notre conteur. Alors, « pour la première fois de ma vie une insurmontable et poignante mélancolie s’empara de moi. Je n’avais jamais jusqu’alors connu qu’une tristesse non dépourvue de charme. Mais le lien de notre humanité commune m’entraînait maintenant irrésistiblement vers le désespoir. Une mélancolie fraternelle ! » [14]
12L’étrange, l’étranger, cette autre chose insondable et inouïe, s’est révélé être une partie de mon propre être ignoré. C’est pour cette raison que le narrateur – le seul dont nous ne savons pas le nom –, malgré sa fuite, ne s’éloignera plus de Bartleby.
13Ce qui s’ensuit, la mort de Bartleby, n’est autre chose que la conséquence logique de ce qui arrive quand la fatalité ou l’excès de compréhension profanent les limites du sacré. C’est la raison pour laquelle quelque chose de l’énigme de Bartleby ne cesse de nous accompagner : parce qu’il convient de ne jamais résoudre complètement son mystère et de nous contenter d’accepter cette ironie de l’univers.
Notes
-
[1]
Cf. Borges J. L., « Prologo », Melville, H., Bartleby, el escribiente, préface et traduction (en espagnol) de Jorge Luis Borges, Barcelone, Siruela, 2009.
-
[2]
Melville H., Bartleby, le scribe, traduction J.-Y. Lacroix, Paris, Allia 2011, p 8.
-
[3]
Ibid., p. 16.
-
[4]
Ibid., p. 19.
-
[5]
Ibid., p. 83.
-
[6]
Ibid., p. 39.
-
[7]
Ibid., p. 8.
-
[8]
Ibid., p. 54.
-
[9]
Ibid., p. 46.
-
[10]
Ibid., p. 40.
-
[11]
Ibid., p. 48.
-
[12]
Ibid., p. 40.
-
[13]
Ibid., p. 42.
-
[14]
Ibid., p. 43.