Notes
-
[1]
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 52.
-
[2]
Freud S., « Sur la sexualité féminine », La Vie sexuelle, Paris, puf, 1992, p. 139.
-
[3]
Freud S., « La disparition du complexe d’Œdipe », La Vie sexuelle, Paris, puf, 1992, p. 121.
-
[4]
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 207.
-
[5]
Cf. Zenoni A., « Sexuation : choix et nécessité », La Petite Girafe, n°15, juin 2002, p. 37.
-
[6]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, op. cit., p. 13.
-
[7]
Cf. Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.
-
[8]
Cf. Lacan, « L’Étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 469.
-
[9]
Cf. J.-A. Miller interviewé par Hanna Waar, Psychologies Magazine, no 278, octobre 2008.
-
[10]
Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, op. cit., p. 733.
-
[11]
Ibid.
1L’institution du mariage persiste dans la civilisation à condition de connaître une extension inédite, ayant ouvert ses portes aux couples du même sexe et frayant la voie au « pour tous » de l’universel. Mais se marier, c’est dire « oui » à un partenaire. C’est par là même s’engager à supporter son altérité radicale, ainsi que l’exil qu’entraîne la rencontre d’un corps parlant avec un autre corps dont la langue lui est étrangère.
2Il y a quelques années, lors d’une activité que nous avons organisée au sein de l’onu où nous avions parlé des relations entre les hommes et les femmes, une jeune femme s’est levé pour protester : « Vous les psychanalystes, nous a-t-elle dit en substance, vous êtes anachroniques. Des hommes, des femmes, des homosexuels… tous ces mots qui fixent des identités, produisent des communautés ségrégatives et intolérantes aux inventions des modes de jouissances singulières ». Pendant tout un temps, on a pu croire que l’humain est parvenu à supprimer une fois pour toutes la répartition sexuelle homme / femme basée sur la différence anatomique. Grâce au langage, la culture et la science ont eu raison de la nature et ont libéré une place pour tous les modes de jouissance que l’humain peut imaginer. En effet, il faut avoir le langage en sa possession pour se présenter comme femme à barbe, homme à chaussures à talons, ou encore femme avec pénis ou homme avec utérus. De là s’est déduit aussi une liberté joyeuse de se rallier dans des formes d’unions conjugales des plus inventives – à deux, à trois, en communauté… –, et ceci à des fins de jouissance partagée ou de compositions inédites de structures familiales. C’est dire, à la suite de Lacan, que chez l’être parlant, la jouissance est appareillée par le langage [1].
3Aujourd’hui, l’émergence du mouvement me too constitue un retour en force des deux sexes déterminés par l’anatomie qui du coup apparaissent comme forme nucléaire, irréductible, de deux pôles sexuels qui se rencontrent sur le mode de la confrontation. La lutte des sexes n’est pas un phénomène nouveau. Elle a une longue histoire comparable à la lutte des classes sociales : pour un droit de vote pour les femmes, pour une égalité des chances dans les parcours de carrière, pour une parité de sièges dans les institutions politiques, etc. La lutte actuelle des sexes semble indiquer une tournure nouvelle. Elle se caractérise par une montée sur la scène d’une jouissance violemment imposée. Harcèlement, attouchements, violence et viols sont décrits et diffusés dans les médias et les réseaux sociaux. Le tribunal de l’Autre dans toutes ses formes accueille volontiers ces témoignages et les propage, sans qu’on ait les moyens discursifs pour séparer ce qui est de l’ordre d’un crime de ce qui ne l’est pas.
Le signifiant et la jouissance
4Cette lutte des sexes n’est pas sans nous rappeler ce qui s’est inscrit dans l’histoire de la psychanalyse dans les années vingt et trente du siècle dernier comme la querelle du phallus. Lacan a apprécié la finesse de ce débat sans pour autant être d’accord avec les différents argumentaires qui y ont été avancés, car les protagonistes de cette querelle ne disposaient pas des registres du réel, du symbolique et de l’imaginaire qui facilitent la lecture de cette question. Cette querelle passionnée est partie d’un désaccord avec la thèse freudienne qui faisait du phallus le pivot déterminant la répartition homme-femme. Selon cette thèse, là où le garçon entrera dans l’Œdipe en découvrant le père comme rival et sortira par la menace de castration, la petite fille entrera dans l’Œdipe en se découvrant castrée et devra déplacer ses attentes libidinales de la mère vers le père. Pas de symétrie donc entre les sexes, et parcours plus compliqué pour la fille puisqu’elle doit se détacher du premier objet investi et que par ailleurs, pour être accomplie comme femme, elle devra déplacer la source de sa jouissance sexuelle du clitoris, équivalent du pénis, vers le vagin [2]. Les désaccords concernant cette primauté de la position masculine ont eu comme effet l’émergence d’une diversité de théories affirmant l’existence d’une position féminine originelle chez la petite fille.
5Nous voilà donc aujourd’hui avec deux mouvances qui semblent aller dans des sens inverses concernant la jouissance. D’une part, l’aboutissement de l’humain au paroxysme de ce qui fait de lui un être du signifiant, et qui lui permet de forger toutes les perversions possibles et imaginables, bien au-delà de la perversion polymorphe dont le phallus est l’étalon, et d’autre part, un retour au binaire sexuel forgé sur l’anatomie. C’est ce binaire que j’appelle ici la vérité de l’acte sexuel, sans faire de l’anatomie une fixation. En effet, si Lacan a interrogé l’assertion de Freud selon laquelle « l’anatomie c’est le destin » [3], il ne s’agissait pas pour lui de disjoindre définitivement l’anatomie de l’identification sexuelle, mais de complexifier la question en la déplaçant vers la confrontation nécessaire du signifiant avec la jouissance [4]. Que l’anatomie ne soit pas le destin suppose qu’elle n’explique pas toute la diversité des comportements et des identifications sexuelles [5]. Il n’empêche qu’elle reste bel et bien le nom du réel qui entre dans le calcul du choix de la position sexuelle du sujet, quel que soit le signifiant sous lequel il s’inscrit : homme qui se dit femme, femme qui se dit homme, ou autre. Par conséquent, quand Lacan élabore vers la fin de son enseignement les formules de la sexuation qui réduisent les jouissances à des écritures logiques, nous y trouvons les traces signifiantes de l’anatomie. Il y a dans ces formules le côté homme, le côté femme, et deux seules modalités de jouissance : la jouissance phallique et, là où Freud a parlé d’une jouissance vaginale, une jouissance non pas complémentaire, mais supplémentaire, Autre. Ainsi, la doctrine lacanienne, qui déplace le pénis du champ de l’organe vers le phallus en tant que signifiant, a comme pendant une inscription des positions de jouissance, et non d’identification ; non pas à partir de l’anatomie, mais à partir de deux logiques distinctes. Elle introduit ainsi un peu de jeu salutaire dans cette fixation freudienne sur l’objet phallique entre l’être et l’avoir.
Un rendez-vous des corps
6Par conséquent, pour qu’il y ait acte sexuel, pour que deux personnes puissent « faire l’amour », que ça soit un homme et une femme, deux hommes, deux femmes, ou toute autre combinaison, il n’y a pas plus de deux logiques de jouissance possibles : celle du mâle, et la féminine. Pour que cet acte ait lieu, il faut dans un premier temps se donner un rendez-vous des corps – du moins traditionnellement parlant. Mais est-ce que ce rendez-vous assure qu’il y ait une rencontre avec le corps de l’autre ? Rien n’est moins sûr. Le propriétaire arrive au rendez-vous avec son bien, le phallus, duquel Lacan dira que « c’est l’objection de conscience faite par un des deux êtres sexués au service à rendre à l’autre » [6]. C’est dire que la jouissance de l’homme dans l’acte sexuel est fondamentalement masturbatoire. Il ne jouit pas du corps de la femme, mais de son organe même qui lui sert de médiateur avec le corps de l’autre. S’il amène des pralines au rendez-vous, il les mange tout seul. Et quand c’est la détumescence, s’il ne tourne pas le dos à sa partenaire pour s’endormir, il va se mettre à parler, et dire des mots d’amour. C’est que pour aimer, il faut passer par la castration, de l’avoir au ne pas avoir. Ces paroles d’amour adressées à une femme singulière l’arrachent à la série d’objets-fétiches qui sont la condition du désir masculin. C’est un choix qui assume la castration, puisque choisir une femme pour l’aimer c’est se priver de toutes les autres.
7Cela pourrait être l’idylle : des va-et-vient entre tumescence et désir, détumescence et amour. Mais les choses sont rarement aussi simples. La confrontation de l’homme à la castration qui est interne au coït, ouvre une voie à toutes sortes de péripéties. Le risque de ce que Freud a appelé un ravalement de la vie amoureuse, entraînant l’impuissance chez l’homme et la frigidité chez la femme, est toujours au rendez-vous. Ceci notamment à cause d’un investissement de la relation de coït par une jouissance incestueuse corrélée à une angoisse de castration. C’est justement au moment où l’homme a consenti à faire un choix, qu’apparaîtra à son horizon une autre femme, fille-phallus [7] dira Lacan, qui attisera son désir parce qu’elle portera la marque du désir de l’Autre : soit du phallus désiré par la mère, auquel l’homme s’est identifié dans son enfance, soit du trait œdipien d’être la femme d’un autre homme. La femme aimée sera alors dédoublée par cette femme-phallus désirée, ce qui témoignera de ce que l’homme n’a pas tout-à-fait consenti à la castration. Pour Freud il s’agit d’un dédoublement entre la femme-mère – objet idéalisé mais intouchable –, et la femme-putain – objet désiré à condition d’être rabaissé. Lacan dira de l’homme qui met en scène dans la réalité ce dédoublement, que c’est un maladroit qui s’imagine que d’en avoir deux, il les a toutes [8].
« Moi aussi »
8Ce dédoublement peut ouvrir aussi à la série des femmes phalliques venant se remplacer l’une par l’autre de façon successive. Cette série, dont le trait est celui du phallus, rend bien la position de jouissance de l’homme – celle du fétichiste : une série d’objets métonymiques avec un trait commun, ce qui donne une allure perverse au fantasme de l’homme duquel il se soutient dans l’acte sexuel. Ce sont des modalités de ces fantasmes que nous voyons monter sur la scène de la pornographie contemporaine, généralisée et ambiante. Nous avons pris l’habitude de dire que le monde se féminise. Mais au moins sur ce point, celui de la montée au zénith de l’objet fétiche dans ses formes les moins voilées, il me semble que le monde se masculinise. En 2008, dans une interview donnée à Psychologies Magazine, Jacques-Alain Miller disait que « Les hommes sont invités aujourd’hui à accueillir leurs émotions, à aimer, à se féminiser ; les femmes, elles, connaissent au contraire un certain “pousse-à-l’homme” : au nom de l’égalité juridique, elles sont conduites à répéter “moi aussi” » [9].
9Du côté de celle qui n’a rien à perdre, il y aurait à première vue une forme d’attachement sans duplicité, dit Lacan, puisque l’objet qu’elle désire, « le pénis réel », appartient à son partenaire sexuel, c’est-à-dire à son Autre, au-delà de l’organe. Sauf que derrière le voile du partenaire sexuel, celui qui détient l’objet phallique qu’elle désire, se cache la figure du père. Ceci, non pas en tant qu’il serait pour elle un agent de la castration – la castration ne concerne pas vraiment une femme puisqu’elle n’a rien à perdre –, mais le père en tant que châtré. C’est pour aller à la rencontre avec cet « incube idéal » [10] que la femme s’absente par moment dans l’acte sexuel. C’est pour lui qu’elle a un amour fou et des rêveries érotomanes. Et s’il la satisfait, ce n’est pas parce qu’il lui donne son objet fétiche, mais parce qu’il lui donne ce qu’il n’a pas, un objet rien, une parole. Dans les cas les plus heureux, ce rapport passionné à l’homme châtré fait retour en « sensibilité de gaine sur le pénis » [11]. C’est alors qu’elle peut participer à l’acte sexuel sur le mode d’un va-et-vient entre pure absence et pure sensibilité.
10Ainsi, avec Lacan, ce que Freud appelle le Penisneid, l’envie du pénis, est réinterprété. Il s’agit moins de jalousie liée au « ne pas avoir le phallus » que d’une requête adressée à l’homme de déplacer son regard de l’objet phallique vers l’Autre barré de l’amour. Une demande donc qu’il soit un peu moins porté sur son « bien », demande qui peut virer à une volonté de le châtrer. De découvrir cela en analyse est capital pour une femme, car cela élève ses insatisfactions de la vie quotidienne à une demande d’amour.
11Par ailleurs, ce qui peut avoir alors l’apparence d’une frigidité n’est vrai qu’au niveau de la jouissance phallique. La dite frigidité peut témoigner d’une grande passion, illimitée au niveau de la jouissance Autre, supplémentaire. Dans les cas les moins heureux, l’incube idéal s’incarne par un partenaire absent, lointain, impossible, toujours en voie de disparaître, avec qui elle entretiendra un rapport déchirant, en position d’attente éternelle, mélancolique et infinie. Le sujet risque alors de vouloir arrêter cette attente infernale de la parole de l’autre en se précipitant vers la mort, à l’instar du personnage de La voix humaine de Jean Cocteau, qui, dans l’impossibilité de raccrocher le téléphone lors d’une dernière conversation avec l’amant qui la quitte, lui demande de couper lui même, ce qui a une valeur d’un « Tue moi ! ».
12Un homme, un peu trop homme, peut-il gagner en souplesse et cesser de se soucier de son « bien » à chaque fois qu’une demande d’amour en ce qu’elle a d’illimité lui est adressée ? Une femme, un peu trop femme, peut-elle éviter d’être happée par l’étreinte de l’incube idéal quand il menace de la conduire à sa perte ? Une analyse laisse une chance au sujet de ne pas être serf de la puissance de ces fantasmes en matière de sexualité et d’Éros, qu’il soit déterminé par une logique masculine ou féminine. Le drame peut être réduit au banal. Le tragique, au comique.
Notes
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[1]
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 52.
-
[2]
Freud S., « Sur la sexualité féminine », La Vie sexuelle, Paris, puf, 1992, p. 139.
-
[3]
Freud S., « La disparition du complexe d’Œdipe », La Vie sexuelle, Paris, puf, 1992, p. 121.
-
[4]
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 207.
-
[5]
Cf. Zenoni A., « Sexuation : choix et nécessité », La Petite Girafe, n°15, juin 2002, p. 37.
-
[6]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, op. cit., p. 13.
-
[7]
Cf. Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.
-
[8]
Cf. Lacan, « L’Étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 469.
-
[9]
Cf. J.-A. Miller interviewé par Hanna Waar, Psychologies Magazine, no 278, octobre 2008.
-
[10]
Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, op. cit., p. 733.
-
[11]
Ibid.