Notes
-
[1]
Cf. Bennett B., Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs, Paris, Éditions Autrement, 2018.
-
[2]
« Les vies des noirs comptent », initié par Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi.
-
[3]
Titre emprunté du poème de Richard Wright de 1935 sur le lynchage d’un noir.
-
[4]
Cf. Coates T.-N., Une colère noire. Lettre à mon fils, Paris, Éditions Autrement, 2016.
-
[5]
Coates T.-N., Une colère noire. Lettre à mon fils, op. cit., p. 40.
-
[6]
Cf. Baldwin J., Malcom X, Luther King M., Nous, les Nègres, Entretiens avec Kenneth. B. Clark, Paris, La Découverte, 2018.
-
[7]
Cf. Coates T.-N., Le Grand Combat, Paris, Éditions Autrement Littérature, 2017.
-
[8]
Coates T.-N., Une colère noire, op. cit., p. 29.
-
[9]
Ibid, p. 28.
-
[10]
Baldwin J., « Préface de Christiane Taubira », La Prochaine Fois, le feu, Paris, Gallimard, 2018, p. 67.
-
[11]
Coates T.-N., Une colère noire, op. cit., p. 139.
-
[12]
Ibid., p. 171.
-
[13]
Ibid., p. 139-140.
-
[14]
Ibid., p. 114-115.
-
[15]
Cf. Entretien avec Caroline Broué, émission « La grande Table », 03/02/16, franceculture.fr
-
[16]
Ibid., p. 27.
-
[17]
Ta-Nehisi est un nom égyptien désignant l’ancienne Nubie, au sud de l’Égypte.
-
[18]
Ibid., p. 120.
-
[19]
Ibid., p. 34.
-
[20]
Ibid., p. 114.
-
[21]
Ibid., p. 38.
-
[22]
Ibid., p. 39.
-
[23]
Ibid., p. 38.
-
[24]
Ibid., p. 107.
-
[25]
Ibid., p. 115.
-
[26]
Cf. Vidéos YouTube « Ici l’Amérique », Médiapart, juillet-août 2016.
-
[27]
Bennett B., « Ta-Nehisi Coates et le réveil d’une génération », Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs, Paris, op. cit., p. 49-61.
-
[28]
Baldwin J., La Prochaine Fois, le feu, op. cit., p. 67.
-
[29]
Cf. Proposition inspirée du livre de F. Regnault, Notre objet a, Larasse, Verdier, 2003.
-
[30]
Cf. Exposition « Black Dolls. La collection de Deborah Neff », poupées de 1840 à 1940, La Maison rouge, février-mai 2018.
-
[31]
Coates T.-N., Une colère noire, op. cit., p. 22.
-
[32]
Cf. Ndiaye P., La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Gallimard, 2017, p. 39.
1Après l’élection aux États-Unis d’un président noir, les Américains ont porté au pouvoir en 2016 un Blanc, sexiste et suprématiste. Un homme, exact opposé idéologique de son prédécesseur.
2De nombreux électeurs ont cédé à la tentation du rêve américain, celui attaché à l’illusion d’une identité glorieuse, conquérante et éternelle. Ils ont été séduits par Donald Trump et son slogan Make America great again. Cette Amérique-là serait celle de la nostalgie, du « C’était mieux avant », comme l’énonce Brit Bennett, auteure afro-américaine, dans son discours prononcé à Sidney en 2017 [1]. Cette nostalgie d’un certain passé n’est ni possible ni permise pour cette écrivaine, jeune, femme et noire.
3Les dernières années du mandat de Barack Obama ont été marquées par un climat de tensions « raciales » très importantes. Ainsi, en 2013, en réaction à l’assassinat impuni d’un jeune homme noir non armé de dix-sept ans, Trayvon Martin, en Floride, trois femmes ont lancé #BlackLivesMatter [2], un mouvement étendu de mobilisation contre les violences policières, contre l’inégalité de traitement judiciaire des Noirs.
4C’est dans ce contexte que paraît le livre de Ta-Nehisi Coates, Between the world and me [3], prix 2015 du National Book Award, traduit en français par Une colère noire. Lettre à mon fils [4].
5Grâce à ce livre, salué par B. Obama et Toni Morrison, T.-N. Coates a été propulsé sur la scène internationale. Il est devenu une voix incontournable du débat public sur le racisme. Un événement pour cet homme : il n’avait pas prévu un tel succès ni la répercussion au-delà de sa famille à qui était dédié son écrit, à la fois autobiographique et politique. Dans ses interviews, il se montre surpris et perplexe que tant de personnes aient été concernées, touchées, par son ouvrage, en dehors des Noirs.
Ségrégation
6T.-N. Coates est né en 1975, il a vécu son enfance et son adolescence dans le ghetto des quartiers noirs de West-Baltimore, espace de réclusion où la pauvreté, la violence, la drogue (le ravage du crack) constituent le quotidien. Où l’absence d’avenir des jeunes gens se conjugue aussi avec l’abandon des pères. Il en a gardé le sens aigu de la survie qui passe par un savoir-faire du corps dans la rue : parades, alertes, mises en garde, manières codées de marcher et de se vêtir, fuites du corps prêt à se défendre contre un danger de tous les instants. L’écrivain rapporte en de très belles pages sa découverte à la télévision, enfant, de l’ampleur de la ségrégation qui sépare le monde où il vit d’un autre, inaccessible : « Je savais que ma région de la galaxie américaine, où les corps étaient soumis à une pesanteur tenace, était noire et que l’autre, la région libre, ne l’était pas. Je savais qu’une énergie insondable préservait le gouffre qui les séparait. […] J’y voyais une injustice cosmique, d’une profonde cruauté [5] ».
7T-N. Coates connaît bien le passé d’esclavagisme et de ségrégation des Noirs dans son pays ; il a étudié à l’université noire Howard de Washington, haut lieu d’études de l’histoire et de la culture afro-américaine. Il garde en mémoire le mouvement des droits civiques des Noirs des années 1960 et se réfère à cette lutte à mort, préférant la personnalité de Malcom X, figure d’identification dans son adolescence, à celle de Martin Luther King avec son rêve de non-violence [6]. Son père, autodidacte, bibliothécaire à Howard, éditeur passionné d’auteurs noirs oubliés ou censurés, lui-même abandonné par son père, a été un membre actif du Black Panther Party. Il a éduqué, avec une violence certaine, le jeune Ta-Nehisi dans la conscience de son appartenance au peuple noir et à son histoire [7]. Le désir décidé des deux parents a amené le fils, élève moyen, réfractaire à l’école, jusqu’à l’université. Dont il est sorti sans diplôme.
Comment vivre avec un corps noir ?
8Ce que T.-N. Coates traduit, c’est la manière actuelle, proprement matérielle, dont l’histoire de l’Amérique marque et menace dans le réel les corps des Noirs. Et d’abord par rapport à son propre corps, il pose au préalable une question : « comment vivre avec un corps noir dans un pays perdu dans le Rêve – est la question de toute ma vie [8] ».
9Le Rêve avec une majuscule, c’est celui des faux-semblants d’une Amérique des banlieues infinies de la Middle Class : « Maisons parfaites et belles pelouses. Barbecues du Memorial Day, associations de quartier et allées privées. […] J’ai cherché pendant si longtemps à m’échapper dans le Rêve […] Mais ça n’a jamais été possible : le Rêve pèse sur notre dos, il repose sur le lit de nos corps. [9] » James Baldwin l’énonçait autrement en 1962 : « Le Noir américain a le grand avantage de n’avoir jamais ajouté foi en la collection de mythes auxquels se cramponnent les Américains blancs. [10] »
10T.-N. Coates, lui, n’est pas un rêveur. Son livre est une lettre adressée à son fils de quinze ans. Il commence par ce moment grave où l’adolescent s’attend à ce que le meurtrier d’un jeune Noir abattu sans sommation par un policier soit puni par la justice. T.-N. Coates sait qu’il n’en sera rien. Le fils s’enferme dans sa chambre et pleure en apprenant le verdict, le père ne le console pas.
11T.-N. Coates écrit la terreur que son corps disparaisse et celle de perdre son fils. Il veut le mettre en garde : « Voilà ce que je voudrais que tu saches : en Amérique, la destruction du corps noir est une tradition – un héritage [11] » ou bien : « À chaque fois qu’un policier nous interpelle, la mort, la blessure, la mutilation sont possibles. [12] »
12La subversion du livre tient déjà à l’athéisme sans concession de l’auteur. Pas de Dieu rédempteur ou vengeur de la souffrance noire. Or, la croyance en Dieu constitue encore un socle essentiel des discours de justice et de consolation pour les Noirs d’Amérique. Pour T.-N. Coates, point de transcendance, mais un matérialisme éprouvé par l’expérience qui s’énonce avec force : « L’esprit et l’âme, ce sont le corps et le cerveau, qui ne sont pas indestructibles […]. Pendant l’esclavage, l’âme ne s’échappait pas. L’esprit ne filait pas non plus à tire-d’aile sur un air de gospel. L’âme, c’était le corps qui nourrissait le tabac ; l’esprit, c’était le sang qui arrosait le coton [13] ».
13La vulnérabilité du corps noir, sa destruction, est le thème central du livre, son leitmotiv. Il signifie avec insistance que le corps n’appartient pas à l’homme noir, il est un objet qui peut « être réduit en poussière […] renversé sur le trottoir comme le vin d’un clochard [14] ». Corps noir dont l’Amérique dispose à son gré par son « système » raciste, car, dit-il, « Il n’y aurait pas d’Amérique sans racisme [15] ».
14Le corps noir est particulièrement exposé à une mort violente et aux accidents, comme le prouvent les statistiques. Les termes d’analyse, abstraits, ne rendent pas compte d’une réalité crue, implacable : « notre lexique tout entier – relations interraciales, discriminations, justice raciale, profilage racial, privilège blanc et même suprématie blanche – ne sert qu’à oblitérer l’expérience viscérale du racisme, le fait qu’il détruit des cerveaux, empêche de respirer, déchire des muscles, éviscère des organes, fend des os, brise des dents. Ne détourne jamais les yeux de cette réalité [16] ».
La peur et les coups
15T.-N. Coates écrit à partir d’un questionnement personnel. Celui-ci, sans répit, donne au livre un ton acharné qui fait penser au style même de l’éducation que l’écrivain reçut de son père. Père obsédé de transmission, gavant son fils de lectures obligatoires d’auteurs noirs. Le choix même qu’il fit du prénom unique « Ta-Nehisi [17] », création nominale, veut démarquer le fils du maître ancien esclavagiste, révèle sa recherche d’une histoire autre, libératrice.
16Deux scènes traumatiques marquent le réveil par le réel du jeune homme Coates. Elles confirment la « peur », autre signifiant majeur, inscrit presque à chaque page. Une peur qui traverse les générations : « Qu’elle aille en enfer, la peur ancestrale qui soumet les parents noirs à la terreur. [18] »
17Celle-ci, véhiculée par le discours de l’Autre, les paroles, mais aussi les coups des parents, affecte de façon indélébile le corps. Ces deux scènes sont reliées par l’auteur à une phrase de son père qui le battait souvent, à coups de ceinture : « Soit c’est moi qui le bats, soit ce sera la police [19] ». Une « rengaine [20] » qui n’avait pas de sens pour l’enfant, traumatique, que l’auteur cite au début pour la reprendre vers la fin de son livre, comme si celui-ci était aussi une lecture interprétative, élaboration d’un savoir autour de cette phrase obscure. Un énoncé qui établit, contre toute évidence, une équivalence, une alternative, erronée, entre le pouvoir du père et celui de la police.
18La première scène traumatique se situe à l’âge de onze ans, sur un parking, quand un jeune garçon inconnu sort brusquement une arme de son blouson, prêt à tirer sur T.-N. Coates. Scène fixée dont les détails visuels et l’atmosphère de déréalisation signalent le réel en jeu : « Je m’en souviens au ralenti, comme dans un rêve. Il se tenait là, brandissant l’arme ; il l’avait sortie lentement, puis remise dans sa poche, puis ressortie une nouvelle fois, et dans ses petits yeux j’avais vu bouillir une rage qui aurait pu, en une fraction de seconde effacer mon corps. […] Il n’avait pas tiré. Ses amis l’avaient retenu. [21] » Il se souvient de son « profond étonnement à l’idée que la mort puisse si facilement jaillir du néant [22] ». Ce jour-là, il comprend « en pratique [23] » ce que disent les parents et les journaux, qu’il peut être tué par hasard, balle perdue ou caprice de l’autre lors d’une mauvaise rencontre.
19Quinze ans plus tard, il apprend un jour par les journaux que son ami Prince Jones d’Howard a été tué par un policier noir. Pourtant, Prince venait d’un milieu favorable, sa mère était médecin. À cette nouvelle, un malaise physique le submerge : « j’ai manqué tomber en arrière [24] ». T.-N. Coates a vingt-cinq ans et vit alors à New York, à Harlem. Il vient d’être père. Le passé de Baltimore surgit avec violence, une immense peur pour son fils et la rage s’emparent de lui : « Tout cet épisode a transformé ma peur en une rage qui me consumait à l’époque, m’anime encore aujourd’hui et dont le feu brûlera sans doute en moi pour le restant de mes jours. [25] » Le réel est incurable, T.-N. Coates est hanté par cette mort. Sa réaction est alors d’écrire. Il a pour lui, dit-il, « la joie de l’écriture ». Écrire contre la peur, pour traiter sa rage et ne pas se laisser aller à la haine. La solution par l’identification à la cause noire ne suffit pas, le repli identitaire communautariste est dépassé grâce à l’écriture, même s’il défend toujours cette cause. « Mon désir profond était de parler de ma propre expérience [26] », précise-t-il.
Politique et réveil
20Un événement bouscule l’ordre symbolique établi et l’imaginaire. Il provoque de l’intranquillité. Il touche au réel et dans ce sens, il est traumatique. Il révèle une faille, ouvre des questions qui ne se résorbent pas. Il laisse des traces et c’est pourquoi il marque l’histoire individuelle ou collective.
21C’est ce qui s’est produit avec le livre de T.-N. Coates, et l’article « Ta-Nehisi Coates et le réveil d’une génération » de l’écrivain B. Bennett en témoigne [27].
22Les mots de T.-N. Coates ne laissent pas d’échappatoire au lecteur. C’est pourquoi le livre dérange. Son pessimisme lui est reproché comme son incroyance dans le progrès, par ceux-là qui oublient le tragique de l’existence et masquent leurs propres peurs. Comme J. Baldwin le soulignait : « tout ce que les Blancs ignorent des Noirs révèle précisément et inexorablement ce qu’ils ignorent d’eux-mêmes [28] ». L’homme noir tiendrait-il lieu d’objet a, objet de bien des fantasmes de l’Américain blanc ? [29] Le renversement politique Trump versus Obama fait penser à ces poupées réversibles [30] avec lesquelles jouaient les enfants blancs de l’Amérique : une poupée noire se retourne et fait surgir une poupée blanche, et réciproquement.
23T.-N. Coates rappelle que la « race » est une invention du racisme, celui de ceux qui « se croient blancs [31] ». Cette « catégorie imaginaire [32] » n’en a pas moins des conséquences bien réelles. Elle justifie la stigmatisation de groupes humains, objets de violences, de discriminations multiples, systémiques.
24L’événement est surtout celui de la naissance d’un auteur qui écrit de façon radicale la substance concrète et dramatique de son combat, et à travers son histoire, celui d’une minorité.
25Son livre a amené un changement de perspective, de paradigme, sur la question de la condition des Noirs aux États-Unis, qui renouvèle le discours sur le racisme. Sa poésie singulière et sa puissance d’évocation en font dès à présent une œuvre majeure de la littérature.
Notes
-
[1]
Cf. Bennett B., Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs, Paris, Éditions Autrement, 2018.
-
[2]
« Les vies des noirs comptent », initié par Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi.
-
[3]
Titre emprunté du poème de Richard Wright de 1935 sur le lynchage d’un noir.
-
[4]
Cf. Coates T.-N., Une colère noire. Lettre à mon fils, Paris, Éditions Autrement, 2016.
-
[5]
Coates T.-N., Une colère noire. Lettre à mon fils, op. cit., p. 40.
-
[6]
Cf. Baldwin J., Malcom X, Luther King M., Nous, les Nègres, Entretiens avec Kenneth. B. Clark, Paris, La Découverte, 2018.
-
[7]
Cf. Coates T.-N., Le Grand Combat, Paris, Éditions Autrement Littérature, 2017.
-
[8]
Coates T.-N., Une colère noire, op. cit., p. 29.
-
[9]
Ibid, p. 28.
-
[10]
Baldwin J., « Préface de Christiane Taubira », La Prochaine Fois, le feu, Paris, Gallimard, 2018, p. 67.
-
[11]
Coates T.-N., Une colère noire, op. cit., p. 139.
-
[12]
Ibid., p. 171.
-
[13]
Ibid., p. 139-140.
-
[14]
Ibid., p. 114-115.
-
[15]
Cf. Entretien avec Caroline Broué, émission « La grande Table », 03/02/16, franceculture.fr
-
[16]
Ibid., p. 27.
-
[17]
Ta-Nehisi est un nom égyptien désignant l’ancienne Nubie, au sud de l’Égypte.
-
[18]
Ibid., p. 120.
-
[19]
Ibid., p. 34.
-
[20]
Ibid., p. 114.
-
[21]
Ibid., p. 38.
-
[22]
Ibid., p. 39.
-
[23]
Ibid., p. 38.
-
[24]
Ibid., p. 107.
-
[25]
Ibid., p. 115.
-
[26]
Cf. Vidéos YouTube « Ici l’Amérique », Médiapart, juillet-août 2016.
-
[27]
Bennett B., « Ta-Nehisi Coates et le réveil d’une génération », Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs, Paris, op. cit., p. 49-61.
-
[28]
Baldwin J., La Prochaine Fois, le feu, op. cit., p. 67.
-
[29]
Cf. Proposition inspirée du livre de F. Regnault, Notre objet a, Larasse, Verdier, 2003.
-
[30]
Cf. Exposition « Black Dolls. La collection de Deborah Neff », poupées de 1840 à 1940, La Maison rouge, février-mai 2018.
-
[31]
Coates T.-N., Une colère noire, op. cit., p. 22.
-
[32]
Cf. Ndiaye P., La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Gallimard, 2017, p. 39.