Notes
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[*]
Extrait de la leçon du 8 mars 2000 du cours de J.-A. Miller, « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii.
Version établie par Pascale Fari. Texte oral non relu par l’auteur et publié avec son aimable autorisation. -
[1]
Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 247 : « Parole vide et parole pleine dans la réalisation psychanalytique du sujet ».
-
[2]
Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 337.
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[3]
Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », texte prononcé le 31 décembre 1966 sur France-Culture, sous le titre « Commentaire d’un psychanalyste ». Texte établi par J.-A. Miller in Ornicar ?, no 50, janvier 2003, p. 11.
-
[4]
Cf. Diano C., Forme et événement. Principes pour une interprétation du monde grec, Combas, Éclat, coll. Polemos, 1994.
-
[5]
Lacan J., « Intervention sur le transfert », Écrits, op. cit., p. 216.
1La séance analytique n’est pas une cérémonie. Il est d’autant plus important de le démontrer qu’étant déterminée, conditionnée, selon un appareil de semblants, la séance analytique ressemble, par de nombreux traits, à une cérémonie. L’en différencier, c’est souligner en quoi, au sein même de son cérémonial, la séance analytique vise ce que nous appelons le réel.
Répétition vs interprétation
2Je reprends une opposition que j’ai formulée entre deux dimensions de l’inconscient, l’inconscient-répétition et l’inconscient-interprétation. Ce répartitoire est opérant sur l’ensemble de la littérature analytique, y compris l’enseignement de Lacan.
3L’inconscient-répétition est l’inconscient en tant qu’il se manifeste comme la répétition du même, sous les espèces du encore une fois, celui qui obéit à la récurrence du même, du plus-un. Du côté de l’inconscient-répétition, une ontologie de l’inconscient peut se déployer, on peut mettre en valeur ce qui, de l’inconscient, est réel. C’est aussi de ce côté que Freud va chercher les arguments qui, à son gré, valent à la psychanalyse d’être inscrite sous le chef du discours de la science.
4L’inconscient-interprétation est tout autre chose. L’inconscient s’y manifeste comme à réaliser dans la cure analytique. Dès son texte fondateur, « Fonction et champ de la parole et du langage… », Lacan le souligne avec le titre de la première partie [1] : le sujet de l’inconscient a à se réaliser, il n’est pas déjà réel et, comme tel, il a un statut virtuel actualisé dans la séance ou la série des séances.
5D’autres oppositions s’ensuivent. Du côté de l’inconscient-répétition, le poids du passé se fait valoir. C’est ce passé qui fait être ou étant. La découverte freudienne a été saisie puis s’est répandue ainsi : le poids du passé se trouve être déterminant pour le sujet.
6Du côté de l’inconscient-interprétation, c’est le contraire, non pas le poids, mais la légèreté de l’être, pour parodier Milan Kundera. L’inconscient y apparaît comme éventuel et tendu vers le futur. Aborder l’inconscient selon la perspective de l’interprétation, c’est mettre en évidence l’interdétermination et le fait qu’elle commande bien plutôt que la détermination.
7Cette opposition est aussi bien celle de l’existence de l’Autre et de son inexistence. L’existence de l’Autre a reçu son nom dans l’élaboration freudienne. L’Autre qui existe, c’est ce que Freud appelle le surmoi, principe de la répétition. À mesure que Freud promeut l’inconscient comme répétition, à mesure qu’il promeut l’instance du surmoi comme déterminante, il minore, logiquement, l’inconscient. Ce qu’il appelle surmoi est un savoir déjà là, inscrit, constitué, qui se trouve déterminant pour la conduite ou le comportement du sujet.
8L’inconscient-interprétation, au contraire, n’est pensable qu’à partir de l’inexistence de l’Autre. Il ne s’agit pas d’un inconscient cristallisé comme surmoi, mais d’un inconscient-sujet. Et l’inconscient-sujet, l’inconscient à la place du sujet, trouve à s’écrire .
9Or, l’écrire ainsi, c’est déjà inclure le temps. Le tour inaperçu de cette graphie est que, dans un premier temps, nous écrivons cette lettre « S », et que, dans un second, nous écrivons sa rature. Ce symbole condense en lui-même une temporalité scripturaire.
11Le résultat de l’opération est loin d’être équivalent à ne rien écrire. Cette opération est intrinsèquement temporelle : d’abord écrire la lettre, ensuite la rayer. Cette écriture inclut donc le temps. Lorsque nous sommes là à la considérer, la contempler, l’adorer, nous oublions qu’il nous a fallu le temps pour la produire.
Inclure le manque
12La formule de Lacan spécifiant sa propre entreprise est valable à ce niveau de l’inexistence de l’Autre – ce qui est à construire, dit-il, est une « théorie incluant un manque qui doit se retrouver à tous les niveaux, s’inscrire ici en indétermination, là en certitude, et former le nœud de l’ininterprétable [2] ». Voilà les trois termes qui répartissent la dimension de l’Autre qui n’existe pas : l’indétermination, la certitude et l’ininterprétable.
13L’indétermination s’oppose à la détermination surmoïque de la répétition, c’est ce qui inscrit cette rupture de causalité où nous reconnaissons le sujet. Je l’ai écrit Ⱥ.
15C’est ce qui laisse place à l’imprévisible, à l’événement imprévisible, qui n’est délivré par aucun calcul dans le cadre de l’expérience analytique. Le discours analytique est précisément fait de telle sorte qu’il admet l’événement imprévisible, c’est-à-dire la défaillance du calcul.
16La certitude est corrélée à l’indétermination. Non seulement elle ne dément pas l’indétermination, mais elle est au contraire un autre mode du manque qui se détermine comme indétermination. Ce que Lacan appelle en l’occurrence la certitude n’est pas la conclusion mathématique qui paraît sans rupture s’ensuivre des prémisses, s’inscrivant alors dans le cadre du grand Autre, tel le 4 par rapport à 2 + 2. On s’imagine que le 4 s’en conclut automatiquement, sans rupture. Dans cette perspective, si la certitude est un autre mode du manque que l’indétermination, elle n’en reste pas moins un mode du manque, elle suppose un franchissement de Ⱥ. La certitude comporte quelque chose qui est de l’ordre de l’arbitraire ou de l’aléatoire, ou de l’acte, elle suppose franchi un saut. En cela, elle fait série avec l’indétermination. Cela lui vaut de figurer au titre du « Temps logique… », dont le titre complet, nous le savons, est « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ». Autrement dit, on a la certitude avant que d’avoir la démonstration, on n’a la démonstration que d’avoir préalablement la certitude. C’est d’ailleurs d’évidence, la démonstration n’est pas l’investigation, la démonstration s’ensuit de la certitude qui lui est antérieure. La certitude est préalable aux efforts, au travail de la produire comme conclusion. Voilà ce qui hante la réflexion des mathématiciens sur l’intuition – ils ont la certitude avant que d’avoir la démonstration, ils ne sont motivés pour s’évertuer à démontrer qu’après avoir la certitude. La certitude n’est pas une conséquence, elle est une anticipation.
17Ce ternaire n’a de sens que dans la dimension de l’inconscient-interprétation. Chez Lacan, j’en vois le témoignage dans le troisième terme de l’ininterprétable, qui est le résidu de la connexion de l’indétermination et de la certitude.
Cerner l’ininterprétable
18L’opposition de l’inconscient-répétition et de l’inconscient-interprétation, je vous la présente comme statique, stagnante, mais elle est dynamique. La cure analytique, répartie dans la série des séances, consiste à plonger, si je puis dire, l’inconscient-répétition dans l’interprétation, à insérer le réel de l’inconscient-répétition dans la cure.
19Dès lors, le savoir surmoïque, comme Freud l’a appelé, devient sujet, sujet supposé, vérité, c’est-à-dire qu’il s’agit de l’interpréter. De ce seul fait, le dispositif psychanalytique affecte le savoir inconscient d’indétermination. À l’état natif, le savoir inconscient est constitué dans son être de détermination. Freud expose la détermination de l’action compulsive, par exemple. Mais du seul fait qu’on plonge ce savoir-là dans le dispositif analytique, on l’affecte d’indétermination, on le fait passer à l’état de sujet, on le fait devenir vérité, on desserre la détermination. Par là même, on peut isoler les points de certitude du sujet qui sont toujours aberrants, marqués d’étrangeté.
20Ainsi Lacan percevait-il le lapin blanc, celui qu’Alice croise pour sa surprise et qui file vers sa finalité mystérieuse : c’est, disait-il, l’expérience « de l’absolue altérité […] du passant [3] ». Cela signifie que l’Autre est vraiment Autre. On l’apprend dans la psychanalyse, quand on exerce comme analyste, comment tout ce qui affecte un sujet, ce qui le passionne, ce qui l’ordonne, ce qui fait son problème et son malheur, lui appartient en propre, n’est susceptible d’aucune généralité, c’est vraiment à lui comme tel – ce qui est simple pour l’un est compliqué pour l’autre ; ce qui va de soi pour l’un est l’extrême difficulté de l’autre ; pour l’un, parler aux autres est ce qu’il y a de plus facile tandis que, pour l’autre, le public l’étouffe, l’asphyxie, le rend muet ; pour l’un, la femme est sa passion, et pour l’autre, son horreur. Il n’y a aucune commune mesure sur le plan de l’absolue altérité de l’un par rapport à l’autre.
21Les points de certitude de chacun sont vraiment ce qui est son propre. On peut toujours construire le concept de l’humanité comme telle, le concept n’efface pas cette divergence, cet isolement, cet enfermement dans son monde. C’est pourquoi on a inventé le concept de fantasme. Une fois isolés ces points de certitude – écrivons-les « S1 » –, l’ininterprétable en vient à se cerner pour un sujet.
23L’ininterprétable, c’est la double barre qui sépare S2 de S1. C’est l’impossible de la relation entre ces deux termes, c’est ce qui, de S1 résiste à être interprété. C’est ce qui est mis à nu dans la psychose, où le sujet est occupé d’une expérience inoubliable, d’une expérience invariable échappant à l’interprétation. Dans une présentation de malade, le sujet était indéfectiblement attaché à l’expérience unique qu’il avait connue et qui avait résisté – c’est la beauté de la chose – à dix ans d’analyse. Son expérience, mystique et mégalomaniaque, de contact avec la divinité était restée inchangée, intouchée, après dix années passées à en parler, à en faire sens. Cette expérience qui le centre, qui le fixe, qui est la référence de son existence, cette expérience maîtresse a échappé à toute variabilité de la vérité, que Lacan appelait la varité, condensant dans ce mot la variabilité intrinsèque à la vérité.
Le savoir et le temps
24L’analyse, qui trouve ses effets princeps chez le névrosé, consiste à soumettre à la variabilité ce qui commande dans l’inconscient-répétition, c’est-à-dire à transformer la répétition, la nécessité de la répétition, dans la contingence de l’interprétation, à transformer l’inconscient-répétition en sujet supposé savoir et, par là même, à introduire la fonction temps dans l’inconscient.
25Pour Freud qui se réglait sur l’inconscient-répétition, l’inconscient ne connaît pas le temps : l’inconscient répète toujours le même, quel que soit le temps passé. Relevons en revanche que, singulièrement, l’inconscient freudien connaît l’espace. Freud n’a pas cessé de dresser la cartographie des lieux psychiques, figurant des systèmes où se disposent des instances, des topiques, comme on les appelle, figurant une distribution spatiale de l’inconscient. Lacan n’a pas élaboré de topiques, mais des graphes, c’est-à-dire qu’il a essayé, difficultueusement, d’inscrire des parcours temporels.
26Dans sa première topique, Freud place l’inconscient, le préconscient, le conscient, de façon à nous montrer le refoulé comme un terme qui veut passer d’un lieu à un autre et qui s’en trouve empêché. Selon lui, le refoulé est un terme qui veut circuler – ce qui implique malgré tout le temps, si l’on y regarde de près. Lacan met cela en valeur quand il transforme le refoulé en non-réalisé, en want to be, demande d’être conscient.
27Freud en donne un commentaire spatial, ouvrant au fameux problème de la double inscription – le même terme peut-il être simultanément inscrit en deux lieux différents ? Ce sont des problèmes d’espace. Freud nous a formés à aborder l’inconscient en termes d’espace.
28La deuxième topique de Freud, celle du surmoi, du ça et du moi, est aussi une spatialisation psychique qu’il nous a livrée sous la forme hideuse de l’œuf. Chez Lacan, elle devient graphe, avec des vecteurs, des points de départ et des points d’arrivée, qui, sous une forme spatiale, mettent en valeur le temporel.
29Les rapports du savoir et du temps sont évidemment des rapports difficiles. Selon ce que l’on pourrait appeler le concept vulgaire du savoir, le savoir échappe au temps. 2 + 2 = 4 nous communique la splendeur d’une vérité qui serait éternelle ou du moins omnitemporelle. Représentons le temps par sa flèche et, surplombant cette succession, inscrivons des vérités qui ne se modifient pas au cours du temps, soit ce que nous appelons le savoir.
31Définissons ainsi le savoir par sa différence et son opposition avec le temps. Si le terme d’éternité fait reculer, parlons, comme font les logiciens, d’omnitemporalité – cela reste vrai pour tous les temps, pour tout temps. En quelque moment qu’on se place sur la flèche du temps, la formule reste valide. Le concept vulgaire du savoir comporte cette échappée hors du temps.
32C’est ce qui permet de comparer l’inconscient à un livre qu’on feuillette, où tout est déjà écrit. Il s’agit, selon ses moyens, de lire. La lecture ne transforme pas le livre, le livre ne connaît pas le temps, comme l’inconscient.
33Peut-être est-ce le principe de la bibliophilie, vérifier ce qu’il y a d’intangible dans l’inscription et la retrouver, la quérir, à son origine. De l’anecdote que Lacan était bibliophile, comme cela a fini par se savoir, on pourrait faire théorie ; lui-même m’en a fait la confidence, depuis toujours il achetait les éditions originales. Il a d’ailleurs été assez bien orienté pour acheter des éditions originales de textes scientifiques qui n’étaient pas à la mode dans les années cinquante, c’était très bon marché ; au fur et à mesure du temps, c’est devenu précieux. Lacan a fait collection des éditions originales d’ouvrages scientifiques qui ont marqué le progrès du savoir.
34Or, qu’un livre ne connaisse pas le temps, qu’un livre soit indifférent à sa lecture, est très discutable. Ne peut-on pas imaginer un livre qui serait modifié par sa lecture ? C’est d’ailleurs ce qui se passe – une fois lu le chapitre 1, le chapitre 2 n’est plus le même. Du reste, cela est vrai de tous les livres, du moins si l’on considère que le sujet qui a lu le chapitre 1 n’est plus le même que celui qui ne l’avait pas lu et que s’il lit le chapitre 2, sa lecture est modifiée par le chapitre 1.
35Cela devient vraiment probant quand le chapitre 1 est arbitraire, quand on peut commencer n’importe où. L’écrivain argentin Julio Cortázar a essayé d’écrire un livre qu’on pourrait commencer en n’importe quel endroit selon un parcours spécial. Ce roman s’appelle Rayuela [traduit en français sous le titre de Marelle].
36Balzac a fait quelque chose de ce genre avec sa Comédie humaine, laissant chacun y inventer son parcours. Selon la façon dont vous vous y prenez, vous connaissez déjà Vautrin ou vous ne le connaissez pas, en quoi, votre lecture a une incidence sur ce qui est écrit. Quand je m’y suis mis, j’ai trouvé ça affolant. La solution que j’ai trouvée a été de lire La Comédie humaine en suivant l’ordre par lequel Balzac avait ordonné son ouvrage – après Le Père Goriot, Eugénie Grandet… Mais ce n’était qu’un recul devant l’indétermination où la Comédie humaine place son lecteur. On ne lit pas cet ensemble de la même façon selon l’endroit où l’on entre dans le circuit.
37L’expression « concept vulgaire du savoir » est décalquée d’une expression célèbre (dans certains milieux du moins), celle de Heidegger, qui parle dans Sein und Zeit (« Être et temps ») du « concept vulgaire du temps » ; il a écrit des pages entières sur ce qu’il pouvait entendre par cette expression. Commencer par le concept vulgaire du savoir est plus simple. Le concept vulgaire du savoir lie le savoir à la forme, et cela empêche de comprendre le transfert. Lier le savoir à la forme, c’est dire que le savoir échappe à l’événement, que le savoir n’est pas affecté par ce qui se passe. Cela figure grossièrement dans ce schéma binaire qui traduit l’indépendance du savoir par rapport au temps, l’autonomie de la forme du savoir par rapport à l’événement. Si le savoir est indépendant de l’événement, il ne reste qu’à le contempler dans sa présence, dans sa contemporanéité à lui-même.
L’événement et le temps
38Oh ! Je fais de la philosophie ! J’entends prendre à partie la philosophie du temps. À la notion que la contemplation est articulée au savoir s’oppose le concept de temps logique chez Lacan, le concept d’un temps qui serait lié au logos, et à l’épistémè, un temps épistémologique.
39Le temps épistémologique de Lacan, celui dont on fait l’expérience dans la cure analytique, n’est pas un temps psychologique. Le temps logique a la valeur de s’opposer à l’appréhension du temps à partir de la psychologie, soit du temps vécu, du temps ressenti. Certes, les affects modifient le temps, on sait cela depuis toujours. Mais, visant un temps logique distinct du temps psychologique, Lacan fait référence à la dialectique dans son « Intervention sur le transfert », parce que c’est sous le nom de dialectique que le rapport intrinsèque du savoir et du temps a été pensé dans la philosophie.
40Dans La République, Platon explique que « la méthode dialectique est […] la seule qui, rejetant successivement les hypothèses, s’élève jusqu’au principe même, pour assurer solidement ses conclusions » – livre vii, 533c, pour ceux qui voudront aller voir la référence. Pour parvenir au principe, à la thèse absolue, il faut en passer par une succession d’hypothèses pour pouvoir les rejeter. À défaut de formuler ces hypothèses transitoires, on ne progresse pas ; cette succession est la condition pour parvenir à ce sur quoi on s’arrête. La dialectique selon Platon est une succession d’ordre proprement épistémologique et non psychologique.
41Qu’est-ce que le temps psychologique ? Et, puisque c’est ainsi que cela se traduit pour nous, quand a-t-on conscience du temps ? Les philosophes injustement méprisés qu’on appelle les empiristes se sont posé la question : qu’est-ce qui donne le sentiment du temps, de la durée ? Leur réponse depuis toujours – et cela a commencé avec Aristote pour se retrouver chez les empiristes anglais – est que la sensation de la succession, la perception que l’un vient après l’autre, est ce qui donne le sentiment du temps.
42À cet égard, la succession suppose d’abord la différence de l’un et l’autre. Pour dire que l’un vient après l’autre, il faut qu’il y ait un minimum de différence qui permette d’individualiser l’un et l’autre. Il faut la différence et, précisément, un intervalle entre l’un et l’autre.
43Cela s’est trouvé résumé par le terme du changement. Un traité d’Aristote détermine notre conception de la conscience du temps jusqu’à Husserl et ses Leçons sur la conscience du temps ; ce traité du temps se trouve au livre iv de sa Physique que j’ai eu l’occasion de pratiquer pour l’agrégation de philosophie, c’était l’un des textes grecs au programme. Dixit Aristote : il n’y a pas de temps sans changement. Il ne nous semble pas que du temps ait passé lorsque nous n’éprouvons aucun changement, lorsque nous n’avons pas conscience d’un changement. Si nous ne distinguons aucun changement, si notre âme éprouve en permanence un seul et même état indifférencié, nous perdons conscience du temps. Autrement dit – et c’est ce qui sera commenté à travers les siècles –, la perception du changement détermine le sentiment du temps. Les empiristes anglais ne diront pas autre chose. Hume, dans leTraité de la nature humaine, souligne que, dès que les idées cessent de se succéder, cesse aussi la sensation que nous avions de la durée. Un homme profondément endormi ou puissamment occupé d’une pensée – Hume ne fait pas sur ce point de différence entre l’obsessionnel et le penseur – n’a pas conscience du temps ; sans des perceptions successives, nous n’avons pas de notion du temps.
44À se régler ainsi sur la conscience du temps, la définition de l’instant s’ensuit : l’instant est seulement une durée où nous n’avons conscience d’aucune succession. Comme Aristote l’indique, nous ne prenons conscience du temps qu’en distinguant ce qui précède de ce qui suit, en distinguant un mouvement. Nous n’avons conscience du temps qu’avec la différence, l’intervalle et le mouvement de l’un à l’autre.
45De ce fait, plus divers sont les changements, plus long apparaît le temps. La durée est relative à la sensation du changement. Cette doctrine empiriste de la conscience du temps se retrouvera chez les romantiques. Dans ses Confessions, Jean-Jacques Rousseau écrit : « L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie. »
46En court-circuit, j’introduirai le grand partage qui différencie les empiristes et les idéalistes concernant la notion du temps. Les empiristes définissent essentiellement le temps par la sensation de la succession, par ce qui se passe successivement sur cette flèche du temps. Les autres, les idéalistes, les transcendantaux, font dépendre l’expérience de la succession et du changement d’une conscience originaire de la temporalité. On ne pourrait pas, disent-ils, avoir l’expérience de la succession si l’on n’avait pas préalablement une conscience originaire du temps. Kant est ainsi conduit à élaborer un concept du temps qui précède toute expérience de ce qui se passe, qui considère que l’événement est conditionné par l’a priori du temps. Une troisième voie est de considérer que le temps est une illusion, que le temps n’est qu’un auxiliaire de l’imagination – Spinoza place le temps, comme le nombre, au niveau de l’imaginaire.
47Voilà qui nous introduit de biais à la dialectique du temps et de l’événement. L’événement, c’est ce qui arrive, ce qui se passe. Faut-il dire que l’événement est ce qui se passe dans le temps ? Le temps apparaît, il est vrai, comme le grand contenant, il n’est rien qui ne soit dans le temps. L’événement s’enlève toujours sur le fond du temps, comme une force. Certaines philosophies du temps se structurent selon la Gestalt Theorie, la théorie de la forme. De même que toute figure se détache sur un fond, l’événement est une forme qui se détache sur le fond du temps. Le temps lui-même est en deçà de tout événement possible qui se produit dans le temps.
48Cela nous ramène à l’objection que Lacan faisait à la théorie de la forme, à partir de la contemplation du Cri d’Edvard Munch. La bouche béante qui crie, commente Lacan, ne s’inscrit pas vraiment dans l’espace, elle n’est pas comme une forme qui s’enlève sur le fond de l’espace, elle crée au contraire l’espace où elle s’inscrit. Mutatis mutandis, ceci est transposable à l’événement : si l’événement a un statut qui lui est propre, c’est en tant qu’il crée le temps.
49Voilà un autre répartitoire – est-ce que l’événement s’inscrit dans le temps, ou bien est-ce que l’événement crée le temps ?
Reconfigurer le réel
50Remarquons que le grand graphe de Lacan comporte un schéma temporel centré sur l’événement. Ce schéma inscrit la flèche du temps, mais lui surimpose un vecteur rétrograde à contre-courant de l’unidimensionnalité du temps.
52Depuis Lacan, la flèche du temps a retrouvé une actualité singulière dès lors que la parole semble impliquer un caractère unidimensionnel du temps, la phrase se développant successivement sur un axe unique, tendu vers l’avenir. Je parle de 14 heures à 15 heures, il y a là une durée qu’épouse le mouvement même de la parole. Saussure lui-même a inscrit la parole dans le temps. La parole, c’est le temps, pourrions-nous dire ; on ne peut pas commencer où l’on veut, différence temporelle essentielle de la parole et de l’écriture. Avec l’écriture, on peut commencer où l’on veut, elle nous est livrée dans sa coprésence, alors que la parole est toujours impérative, il faut la suivre, comme on dit. Le structuralisme linguistique a renforcé l’unidimensionnalité du temps. Pensé à partir de la parole, le temps a une direction.
53Or, Lacan y a ajouté une direction rétrograde, la direction rétrograde de l’effet de signification, mais qui est propre à inscrire aussi bien l’effet de sens et l’effet de vérité. Cela comporte que l’événement est susceptible de tout changer au niveau sémantique. Voilà un schéma de l’événement – à partir de ce qui a lieu, au premier point de croisement où se situe l’événement, tout change au niveau sémantique. Ce schéma comporte que l’événement atteint la totalité, il a une capacité de reconfiguration de tout ce qui était virtuel auparavant. L’événement se produit dans un contexte donné, mais en même temps, il le transcende, produisant un sens irréductible à ce contexte.
54C’est là qu’il faut choisir ce qui est réel. Qu’est-ce qui est réel ? Ce qui est hors du temps ? La forme, l’eidos grec, platonicien, la forme liée à la contemplation ? Est-ce ce qui ne change pas, ou bien est-ce que le réel est à penser dans la direction de l’événement ? Eh bien, dans la psychanalyse, dans la psychanalyse comme pratique, le réel est défini à partir de ce qui a lieu, c’est-à-dire à partir de l’événement.
L’écriture du sujet
55Le binaire de la forme et de l’événement a donné lieu à un essai de Carlo Diano [4], érudit italien traduit en français, qui oppose le culte grec de la forme à ce qui a émergé au temps hellénistique, soit la valeur propre de l’événement. L’événement, c’est notre mot à nous, le mot grec, c’est tuché. Chez les Grecs, la tuché apparaît d’abord chez Hésiope, elle est la manifestation sublime de l’action divine. Ensuite, chez Euripide, on s’aperçoit que la tuché, l’événement dans son caractère imprévisible, a la puissance de mettre en cause le pouvoir des dieux. Dans un premier sens, la tuché est la manifestation du grand Autre, il faudra attendre le ve siècle avant j.-c. pour s’apercevoir que la tuché s’inscrit dans Ⱥ. « Si la tuché existe, que sont désormais les dieux ? Et si les dieux ont la puissance, la tuché n’est plus rien », formule Euripide.
56C’est l’opposition entre l’événement imprévisible et le calcul de l’Autre, ce n’est rien de moins que l’introduction, le scandale du hasard, de ce qui peut arriver sans être déterminé par les dieux, sans avoir d’autre cause que soi. Pour le dire en termes latins, la tuché, l’événement imprévisible, est la présence de la causa sui, qu’on ne peut pas rapporter à un Autre pour la déduire, la démontrer, la déterminer. On a fini par en faire une déesse, la déesse Fortune, déesse même de l’illogisme, jusqu’à la domestiquer en la transformant en destin. L’événement scandaleux a fini par s’éteindre dans le destin, la déesse tuché a fini par être bridée par la déesse Moïra, la nécessité personnifiée.
57La thèse de Diano est que ce binaire concernant l’événement perdure en philosophie. L’événement est-il séparé, est-il vraiment contingent, est-il l’avènement du tout autre ? Ou bien l’événement est-il toujours l’avènement, le moment d’un processus ? Pour les cyniques, le fait immédiat, l’événement brut, c’est le réel, tandis que pour les stoïciens, l’événement répond toujours à une providence et se trouve par là même enchaîné dans la nécessité.
58Le temps logique de Lacan s’inscrit de façon singulière dans ce contexte prestigieux. Le temps logique est le contraire du temps psychologique. Ce n’est pas la modification qui affecte un sujet dans son rapport au temps, il laisse de côté le temps de l’attente, le temps de l’urgence, le temps de l’ennui, en tant que modalités affectives du sujet. Non pas que ces modalités affectives soient indifférentes, mais ce n’est pas ce qui est visé par le temps logique, pour la bonne raison que Lacan entend que le sujet se constitue au cours de ce temps. Il n’y a pas un sujet préalable, susceptible d’être affecté, mais un sujet en voie de réalisation.
59Lorsque Lacan approche ce temps logique, il se fait l’écho, le sachant ou ne le sachant pas, de la définition vulgaire du temps, parce qu’il le définit comme un mouvement. Dans la seconde page de son « Intervention sur le transfert », il évoque un « mouvement idéal [5] ». S’il le qualifie d’idéal, c’est dans la mesure où il s’agit d’« un mouvement […] que le discours introduit dans la réalité », le terme « dialectique » étant la valeur propre à donner à ce terme d’« idéal » – un mouvement dialectique comme mouvement idéal.
60La valeur propre, c’est que le temps est l’effet du signifiant et que le sujet se trouve devoir passer nécessairement par des énoncés destinés à être démentis. La notion de succession se perpétue dans ce concept. Mais il s’agit d’une succession de positions, de thèses qui doivent être formulées pour être démenties, telle la lettre S qui doit être écrite pour être rayée.
Notes
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Extrait de la leçon du 8 mars 2000 du cours de J.-A. Miller, « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii.
Version établie par Pascale Fari. Texte oral non relu par l’auteur et publié avec son aimable autorisation. -
[1]
Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 247 : « Parole vide et parole pleine dans la réalisation psychanalytique du sujet ».
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[2]
Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 337.
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[3]
Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », texte prononcé le 31 décembre 1966 sur France-Culture, sous le titre « Commentaire d’un psychanalyste ». Texte établi par J.-A. Miller in Ornicar ?, no 50, janvier 2003, p. 11.
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[4]
Cf. Diano C., Forme et événement. Principes pour une interprétation du monde grec, Combas, Éclat, coll. Polemos, 1994.
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[5]
Lacan J., « Intervention sur le transfert », Écrits, op. cit., p. 216.