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Article de revue

Une sortie de K

Pages 41 à 44

Notes

  • [*]
    Sergio Caretto est psychanalyste, membre de la Scuola Lacaniana de Psychoanalysis (Italie).
  • [1]
    Cf. Freud S., « Caractère et érotisme anal » (1908), Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1999.
  • [2]
    Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, Éditions de la Martinière / Le Champ freudien, 2013, p. 124.
  • [3]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 41.
  • [4]
    Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 537.
  • [5]
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, L’inconscient réel », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris viii, cours du 28 mars 2007, inédit.
  • [6]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, op. cit., p. 69.

1Un rêve, scandé en deux temps, vint en réponse à l’invitation de Marie-Hélène Brousse d’écrire un texte autour de l’objet déchet qui tiendrait compte de l’expérience de passe.

Premier temps du rêve : l’issue maniaque

2Une collègue de Turin au prénom composé, Maria-Laura Tkach, tenait un enseignement à l’Istituto Psicoanalitico di orientamento lacaniano (ipol) de Turin à partir d’un passage crucial de son analyse : au rejet de tous ses biens les plus précieux, correspondait son envol heureux à la manière d’un héron. Dans cette scène idyllique, le poids et l’encombrement du corps s’allégeaient du fait de la chute des identifications, et le sujet, réduit au seul regard, jouissait de la scène du monde dont il croyait s’être séparé afin de mieux pouvoir la contrôler. C’est une scène chère au sujet obsessionnel qui, comme l’indique Lacan, aspire à être à la fois acteur et spectateur afin de pouvoir en jouir. Ainsi se retrouve-t-il inévitablement dans la confusion liée à la perte de la place symbolique d’où il se repère. C’est là une tentative de réduire l’Autre symbolique à l’autre imaginaire afin d’éviter la castration que le langage impose à l’être parlant.

3Ce n’est pas sans angoisse qu’une analyse peut révéler au sujet comment le « fantasme franciscain » de vouloir faire le bien de l’Autre, en veillant à ce qu’il ne manque de rien, peut masquer un désir de l’empester avec les déchets auxquels il est résolument identifié, et dont il cherche à se libérer selon la formule mors tua, vita mea. Dans cette logique, il n’y a aucune possibilité de séparation subjective mais, à l’inverse, une aliénation toujours plus profonde à l’autre dont il fait dépendre son sort, et une fixation au fantasme qui soutient le désir inconscient et commande, dans le symptôme, la répétition de la même jouissance.

4Freud révèle l’équivalence symbolique entre l’argent et l’objet anal. Il met en lumière de quelle manière les fèces de l’enfant, retenues ou relâchées, peuvent acquérir le statut d’agalma et ouvrent à l’échange symbolique au moment où elles entrent, en tant que don, dans le circuit de la demande de l’Autre. La clinique de l’obsession met en évidence que l’excrément occupe une place privilégiée dans la constitution subjective en permettant au sujet, pour la première fois, de se reconnaître en tant qu’objet et de fonder sur celui-ci les traits de son propre caractère [1].

5L’impossible entreprise à laquelle se voue l’obsessionnel est de vouloir faire taire l’énigme du désir de l’Autre, qui le confronte à la castration et à l’abîme de son propre désir inconscient, en l’aplatissant sur la demande de l’autre : « Comme tel, en effet, l’objet du désir humain se présente sous une forme évanouissante, dont nous pouvons peut-être entrevoir que la castration se trouve être ce que nous pourrions appeler le dernier tempérament. » [2]

6Le prix à payer de l’évitement du désir de l’Autre sera le symptôme obsessionnel qui, sous la forme du doute hyperbolique ou du rituel, réduit le sujet à l’impuissance à accomplir un acte révélateur du désir inconscient. Symptôme qui, tel un tissage inconscient, chercherait à prendre dans les mailles du symbolique ce qui structurellement fait trou – c’est-à-dire le réel. L’analyse peut parvenir à effleurer le réel sur la voie du fantasme qui lie le sujet à l’objet dont il est irrémédiablement séparé. Quelque chose échappe aux équivalences possibles établies par le phallus qui, dans la névrose, est une sorte d’unité de mesure de la jouissance. L’objet a condense ce plus de jouissance incommensurable, à la fois produit et cause du travail analytique. Il s’agit du versant « construction » en analyse, qui aboutit à cet axiome fondamental, ininterprétable, qu’est le fantasme.

7Pour autant que l’objet a porte les traces des objets pulsionnels freudiens, il ne doit pas être identifié avec les soi-disant objets prégénitaux. Pour cette raison, Lacan nous met en garde de ne pas en faire une substance ou une forme.

8L’illusion toute-puissante de sortir du labyrinthe de la névrose en se purifiant idéalement de ses propres déchets et en volant haut comme Icare n’est que l’autre face de la médaille de l’impuissance de l’obsessionnel. C’est le résultat du ne rien vouloir savoir de la part cédée de la jouissance en cause dans le désir, en restant ainsi dans le domaine du père tout en croyant le combattre.

9Il s’agit d’une « fausse » sortie ou, mieux, d’une issue qui laisse entrevoir, dans le fantasme et dans l’objet qui le commande, un point d’appui pour s’envoler. De fait, cette sortie laisse inaltérée la position du sujet qui cède, en apparence seulement, l’objet privilégié de sa jouissance. La jouissance se déplace métonymiquement sur un autre objet, le regard, bien situé dans l’Autre, et en connexion avec le premier objet, les fèces, à travers la voie du fantasme « se faire le déchet sous le regard de l’autre ».

10L’élaboration, et surtout l’écriture de l’objet a vont permettre à Lacan de faire un pas de plus par rapport à la conception conflictuelle qui caractérise le sujet freudien. Pour le Lacan des années 1970, le sujet de l’inconscient est heureux. Cet être heureux du sujet n’a rien à voir avec la toute-puissance du Moi. Il se manifeste plutôt à l’instant où il n’y a plus rien à voir, quand il ne peut plus ni se refléter dans l’image spéculaire de l’autre, ni se retrouver dans la division subjective entre deux signifiants, parce que l’Autre, de trésor des signifiants, dans un premier temps, à l’Autre barré ensuite, se réduira à n’être que le trou fondamental « qui est relatif au symbolique […]. Il est de la nature même du symbolique de comporter ce trou. C’est ce trou que je vise, et où je reconnais l’Urverdrängung elle-même » [3]. Maintenant le sujet − affirme Lacan dans « Télévision » −, c’est un sujet qui, lui, « embraye sur le corps » [4], et requiert ainsi une conception, aussi bien renouvelée qu’inimaginable et indicible, de la langue : la lalangue.

Deuxième scansion : une sortie sur le bord insensé de la lettre

11Dans le deuxième temps du rêve, nettement moins idyllique que le premier, le sujet est dans les toilettes de sa collègue. Il voit, dans le trou du wc où s’était écoulé tout son argent, que quelque chose est resté encastré : une clef particulière, la clef du Centre Psychanalytique de traitement des malaises contemporains. Elle a l’aspect d’une clef anglaise, une clef étrangère donc, une Key. Le sujet, après avoir glissé sa main dans le trou pour l’attraper, retrouve entre ses mains non pas l’objet qu’il avait entrevu et qu’il pensait extraire, mais une lettre, la lettre K. Avec elle, il court vers sa collègue comme s’il tenait un témoin à lui transmettre, en lui disant que c’était véritablement à partir de cette lettre tombée de son nom propre – T-k-ach – qu’il était important qu’elle enseigne. Le déchet à partir duquel elle devait enseigner se déposait ainsi en une lettre que le sujet retrouvait comme par hasard dans la lettre K, homophonique avec « caca », déchet dont le sujet avait saisi la place centrale dans son fantasme. Lors de la passe, il avait aperçu le nom propre à la manière d’une inscription étrangère dans ce qu’il avait reçu de plus familier de l’autre paternel, son nom propre.

12Par ailleurs, c’était justement la valeur de la lettre en relation avec ce nom, mise en évidence dans le témoignage de passe de sa collègue, qui avait résonné avec quelque chose de son expérience. Une sortie sur le bord de la lettre, trace sonore d’une jouissance qu’il avait laissée tomber. Comme il ne s’agit pas d’un rêve, je dirais que cette sortie, à la différence de l’entrée, ne trouve pas vraiment un appui sur le fil du fantasme. Elle n’a pu se produire que dans le témoignage de passe, au moment où la marque traumatique du signifiant sur le corps a révélé une satisfaction inédite permettant au sujet de parcourir à rebours cette écriture singulière nouée au trou du symbolique. C’est l’écriture borroméenne qui est, comme nous le rappelle Jacques-Alain Miller, « autonome par rapport à la parole. C’est une écriture qui ne note pas la parole, qui n’a rien à voir avec la parole en tant qu’elle est ce qui se module dans la voix » [5].

13En tant que bord de semblant, cette écriture en acte rate toujours ; elle ne pourra jamais faire taire le trou qui l’a provoquée et n’en finit pas de la provoquer. Cette sortie du côté du bord de la lettre, même si elle n’est que sortie de K, demande à l’analysant, bientôt passé à l’analyste, de ne pas reculer devant le trou et de prendre des risques en lâchant les rênes du fantasme, en cédant l’objet qui, en dernière instance, révélera lui aussi sa nature de semblant.

14L’analyste − rappelle encore J.-A. Miller − doit se reconnaître à partir de l’écart entre le vrai et le réel, mais aussi à la manière dont il a su y faire avec le trou qu’il a rencontré dans son expérience, et avec l’éclair aveuglant – réel – qui s’est produit dans le passage de l’analysant à l’analyste. Celui-ci est souvent marqué par un événement de corps au cours duquel l’inconscient réel parvient à faire opposition aux formations de l’inconscient, à l’inconscient transférentiel. L’instance de la lettre qui fait signe de satisfaction, dans l’acte où elle s’écrit, peut refléter quelque chose de l’éclair blanc de la foudre dans laquelle s’était produit un effet de beauté, déterminant pour celui qui l’aperçoit, et qui « tendrait à rattacher la beauté à quelque chose d’autre que l’obscène, c’est-à-dire au réel » [6].

Notes

  • [*]
    Sergio Caretto est psychanalyste, membre de la Scuola Lacaniana de Psychoanalysis (Italie).
  • [1]
    Cf. Freud S., « Caractère et érotisme anal » (1908), Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1999.
  • [2]
    Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, Éditions de la Martinière / Le Champ freudien, 2013, p. 124.
  • [3]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 41.
  • [4]
    Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 537.
  • [5]
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, L’inconscient réel », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris viii, cours du 28 mars 2007, inédit.
  • [6]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, op. cit., p. 69.
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