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Article de revue

100 % humain

Pages 73 à 76

Notes

  • [*]
    Bénédicte Jullien est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Paris, Seuil, 1978, p. 42.
  • [2]
    Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 23.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 26.
  • [5]
    Miller J.-A., [citant J. Lacan in] « Biologie lacanienne et événement de corps », op. cit., p. 16.
  • [6]
    Long métrage réalisé par Spike Jones, États-Unis, 2013.
  • [7]
    Miller J.-A., « Biologie lacanienne… », op. cit., p. 8.
  • [8]
    Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 254.

Real Humans

1Une série télévisée suédoise Real Humans : 100% humain, créée par Lars Lundström et réalisée par Harald Hamrell et Levan Akin, nous donne à voir comment le corps est impliqué dans toute expérience subjective.

2Au cours de la première saison, nous assistons à l’implantation des hubots (contraction d’humains et de robots) dans la société. Un brillant scientifique, éploré d’avoir perdu sa femme, décide de la faire revivre sous la forme d’une machine à l’apparence de la personne aimée. Sa découverte le pousse à en créer d’autres, de nouvelles, toujours plus. Certes, ces hubots ont quelque chose de mécanique dans l’attitude, et notamment dans le regard. Ils ne dorment jamais et doivent recharger leurs batteries régulièrement, mais ils peuvent raconter des histoires le soir à un enfant sans se lasser, vous faire l’amour sans débander ou se faire violer en disant merci. Ils obéissent sans rechigner, sont inépuisables, et corvéables à merci…

3Au début de la série, ils butent sur les mots d’esprit, les équivoques familiales, et ne peuvent faire usage de la dénégation, mais leur programme s’étoffe et certains, plus sophistiqués que d’autres, en viennent à apprendre les subtilités du langage. Ils peuvent comprendre les différents sens du discours et faire semblant. À tel point que l’on pourrait penser que le désir apparaît, et notamment celui d’enfant. Parfois même, les bugs dans les changements de programme, lorsque la mémoire ne s’efface pas complètement, parviennent à nous faire croire à une division « subjective » chez le hubot.

4Les limites entre les robots et les humains s’estompent, à tel point que ces derniers tombent amoureux de ces individus, les désirent, défendent leurs droits ou à l’inverse en ont peur, les combattent, veulent les exterminer. La dernière scène de la deuxième saison est saisissante. Une hubot, défendue par une avocate humaine, demande à faire reconnaître ses droits auprès d’un enfant qu’elle a adopté avec son mari, 100 % humain, qui est mort d’une crise cardiaque. Elle ne souhaite pas obtenir d’argent, mais se faire reconnaître comme la femme de cet homme et la mère de cet enfant. La plaidoirie de l’avocate se déploie autour de la définition de l’être humain : qu’est-ce qu’un être humain ? Son argument principal – l’erreur étant humaine, l’erreur du programme hubot l’humanise – fera mouche et ébranlera la cour.

Le signifiant, 100 % humain

5Cette série anticipe le rêve des sciences cognitives : créer une machine à l’image de l’humain, autant dans sa forme que dans son cerveau. Nouer l’imaginaire au symbolique. L’on sait la croyance du cognitivisme en un Autre absolu, qui détient un savoir où tous les signifiants existeraient et seraient à portée de main, où sens et référence seraient en adéquation. Et si ces derniers ne coïncident pas, il serait même envisageable d’apprendre toutes les subtilités de la langue, car la machine, détenant tous les signifiants, pourrait en réaliser toutes les combinaisons. L’ordre symbolique est universel [1], déclare Lacan dans son Séminaire ii. Le Un de l’individu, le un de la forme imaginaire, devient le Un absolu, celui de l’unique. Jacques-Alain Miller souligne que « le signifiant accomplit une éternisation du sujet dans son unicité » [2]. C’est ce que défend l’avocate de Real Humans : arracher le hubot à sa série et l’élever à la dignité du signifiant, comme unique. « L’unique, c’est ce que le signifiant convertit de l’être en dépit de toutes les transformations du vivant pour en faire un Un absolu » [3].

6C’est bien le symbolique qui nomme et qui attribue une place, un statut, une reconnaissance. Le hubot peut donc faire valoir des droits dans le système signifiant qu’est la loi, il peut se faire reconnaître comme victime d’une quelconque discrimination, sa place peut évoluer selon le programme qui le constitue et les performances qui le caractérisent. Rien n’est impossible dans le royaume du symbolique.

Le corps vivant, 100 % humain

7Mais la puissance du symbolique se cogne au réel de la vie. C’est là toute la réussite de la série. Quelque chose échappe à cette tentative de symbolisation généralisée. Le corps du hubot n’est pas celui de l’humain. Quelque chose est élidé pour le hubot dont pâtit l’être humain. Sa peau peut être chaude, il peut être attaqué par un virus, il peut se déglinguer, se morceler, il peut même avoir des fuites, des ratés, il peut inspirer l’amour, le désir… mais il n’est en aucun cas lui-même affecté. Parce qu’il n’est pas un corps vivant : « nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant sinon seulement ceci, qu’un corps cela se jouit » [4].

8Ce corps vivant est à la fois ce qui se dérobe au savoir et celui qui en est affecté. Car le corps vivant de l’être humain est un corps parasité par le langage. Ce parasite, cette marque du langage dans le corps, l’exile du savoir qu’il devrait avoir pour s’adapter aux exigences de la vie : « Le savoir est dans l’Autre. C’est un savoir qui se supporte du signifiant et qui ne doit rien à la connaissance du vivant. » [5] La langue entre dans le corps et produit par là une jouissance qui excède les besoins du vivant. Elle découpe le corps et chaque partie est susceptible d’être soustraite à l’unité fonctionnelle du corps pour s’érotiser et ainsi s’autonomiser.

9L’oreille faite pour entendre et donner les signes du danger devient pur objet de jouissance dans sa dimension de voix. Théodore, le personnage du film Her[6], est écrasé par une dépression sévère, il crée un nouveau système d’exploitation informatique auquel il attribue une voix. L’intelligence de ce système extrait dans le corps de Théodore une zone érogène qui s’affranchit des besoins vitaux du corps pour devenir un objet libidinal. Il en tombe amoureux, son désir s’en trouve réveillé. Cette voix n’est pas celle d’une machine, elle est celle d’un corps vivant, celui de Scarlett Johansson, actrice américaine support de nombreux fantasmes masculins. Parce que pour qu’un objet devienne objet de jouissance, il lui faut un corps vivant : « le corps vivant […] est la condition de la jouissance » [7].

Le corps parlant, 100% humain

10D’un côté, nous avons la jouissance que produit le signifiant lorsqu’il frappe le corps, lorsqu’il entre dans le corps. Le signifiant se corporéise. Le corps jouit dans son morcellement. Le vivant ne s’attrape donc que par petits bouts, parce qu’il est un corps découpé par le langage. L’être humain jouit de son corps par des bords que la pulsion habite. Chair à canon, chair à sexe, corps fragmenté dans l’explosion, décapité dans l’exécution, corps découpé sous le scalpel de la chirurgie esthétique ou sous celui du médecin légiste, le corps morcelé prend une valeur inédite. Ce petit bout peut receler un savoir avec son adn, se faire objet d’échange dans le commerce d’organes, devenir objet de sacrifice, butin de guerre ou plus-de-jouir. « Il y a toujours dans le corps, du fait de cet engagement dans la dialectique signifiante, quelque chose de séparé, quelque chose de sacrifié, quelque chose d’inerte, qui est la livre de chair » [8], et que l’on paie pour la satisfaction du désir.

11De l’autre, nous avons la jouissance du signifiant en tant que jouissance du blabla, la satisfaction que tire l’humain du langage. La perte de jouissance opérée par le signifiant lorsqu’il entre dans le corps se récupère dans cette jouissance de la langue : produire du sens, mais aussi bien l’en défaire pour jouir du nonsense, de l’équivoque ou du double sens, ce que Lacan appellera jouir de son inconscient.

12Être 100 % humain, c’est finalement être né de la rencontre inéluctable entre un corps vivant et le langage, qu’on le veuille ou non.


Date de mise en ligne : 01/12/2017.

https://doi.org/10.3917/lcdd.091.0073

Notes

  • [*]
    Bénédicte Jullien est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Paris, Seuil, 1978, p. 42.
  • [2]
    Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 23.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 26.
  • [5]
    Miller J.-A., [citant J. Lacan in] « Biologie lacanienne et événement de corps », op. cit., p. 16.
  • [6]
    Long métrage réalisé par Spike Jones, États-Unis, 2013.
  • [7]
    Miller J.-A., « Biologie lacanienne… », op. cit., p. 8.
  • [8]
    Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 254.
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