Couverture de LCDD_090

Article de revue

Qu’est-ce qu’une culture sans foi ?

Pages 26 à 32

Notes

  • [*]
    Ron Naiweld est historien du judaïsme au cnrs. Spécialiste de la littérature rabbinique classique, il travaille notamment sur ses dimensions éthiques et politiques et ses rapports aux discours philosophiques et chrétiens. Parmi ses publications, signalons : Les antiphilosophes. Pratiques de soi et rapport à a loi dans la littérature rabbinique classique, Paris, Armand Colin, 2011 ; « The Father of Man : Abraham as the rabbinic Jesus », Religious Individuality. Forms, Contexts, Media (ed. Jörk Rüpke), Berlin, De Gruyter, 2012, p. 145-171.
  • [1]
    La Bible, Nouveau Testament, Épîtres de Paul (Paul de Tarse), Épître aux Romains, I-5.
  • [2]
    Voir surtout la notice amn de Jepsen A. dans Theological Dictionary of the Old Testament, vol. 1, Botterweck G. J. & Ringgern H. ed., revised edition 1977, p. 298-308.
  • [3]
    Benveniste É., Le vocabulaire des institutions indo-européennes, v. 1, 1969, p. 118-119, cité par Agamben G., Le temps qui reste, Paris, Rivages, 2004, p. 194.
  • [4]
    La Bible, Ancien Testament, La Loi ou le Pentateuque, Genèse, XII, 2.
  • [5]
    Ibid., Genèse, XXII, 1-24.
  • [6]
    Ibid., XXII, 1.
  • [7]
    Ibid., 10-11.
  • [8]
    Ibid., 14.
  • [9]
    Ibid., 16-17.
  • [10]
    Il existe une autre tentative de distinguer la emounah (foi, croyance, confidence) biblique de la confiance profane d’une part et de celle de Paul de l’autre. Cf. Buber M., Deux types de foi : foi juive et foi chrétienne, Cerf, 1991.
  • [11]
    La Bible, Ancien Testament, Les douze Petits Apôtres, Habaquq (Habacuc), VIII. I. 2.
  • [12]
    Ibid., I. 5.
  • [13]
    Ni des Chaldéens, ni des « Kitaim » (probablement les Romains) qui, selon l’allégorie du pesher, sont représentés par les Chaldéens.
  • [14]
    La Bible, Habaquq, I. 5, op.cit.
  • [15]
    Dans les écrits de la secte de Qumrân, « l’homme du mensonge » est l’adversaire du maître de justice. La référence pourrait être au grand prêtre de Jérusalem au moment du schisme.
  • [16]
    Je remercie Daniel Stökl Ben Ezra de m’avoir permis de consulter sa traduction du pesher.
  • [17]
    Ou « la fin de l’époque ».
  • [18]
    La Bible, Nouveau Testament, Autres épîtres, Première épître de Pierre, II, 7-8.
  • [19]
    La Bible, Ancien Testament, Les quatre Grands Prophètes, Le livre d’Isaïe, VIII, 14.
  • [20]
    La Bible, Nouveau Testament, Épîtres de Paul, Épître aux Galates, III-1.
  • [21]
    Ibid., I-14.
  • [22]
    Ibid., II-16.
  • [23]
    La Bible, Habaquq, II-4, op.cit.
  • [24]
    La Bible, Paul, Épître aux Galates, III-11.
  • [25]
    Badiou A., Saint Paul : La fondation de l’universalisme, Paris, puf, 1997.

1Il y a un prix à payer pour entrer dans l’universel. Paul de Tarse, « le fondateur de l’universalisme », le dit lorsqu’il définit sa mission – « prêcher (apostolēn) en son nom [de Jésus-Christ] l’obéissance à la foi parmi tous les peuples » [1]. La foi est un ordre, et celui qui le suit aura comme récompense le droit d’entrer à la cité universelle. Pour garantir la participation à ce futur glorieux, il ne faut rien faire qui nous enfoncera dans l’ordre actuel des choses. « La cité de l’homme » va dans un sens unique, révolutionnaire – vers son annulation et sa transformation en la cité de Dieu. Pour aller dans le sens de l’histoire, pour y participer pleinement, l’homme doit soumettre son esprit à l’ordre. Il doit croire à ce que Paul lui dit.

2Je voudrais tracer ici une partie de l’histoire de cette construction paulinienne qui fait de la croyance en un mythe (celui de Jésus et du dieu d’Israël) la condition nécessaire pour le salut de l’homme. Je partagerai avec Paul son point de départ : la Bible hébraïque et sa manière d’articuler la foi au salut.

La foi des Hébreux

3La forme verbale de la racine hébraïque ‘amn se traduit en français par « faire confiance » ou « se fier » [2]. Étant transitif, le verbe s’inscrit toujours dans un rapport interpersonnel : il y a celui qui dit quelque chose (parfois implicitement), et l’autre qui a le choix de le croire ou non. Dans la Bible hébraïque, le sujet du verbe, c’est-à-dire la personne qui croit, peut être un homme ou un dieu, tout comme la personne qui est l’objet de son sentiment de confiance.

4Il s’agit d’une racine proche de la fides latine. Lorsqu’un homme « met sa fides » en quelqu’un d’autre, il lui devient soumis en échange de la garantie d’une protection : « c’est donc une autorité qui s’exerce en même temps qu’une protection sur celui qui s’y soumet [c’est-à-dire celui qui fait confiance], en échange et dans la mesure de sa soumission » [3]. Si on (une personne, un roi, un dieu) fait une promesse à quelqu’un, c’est parce qu’on veut de lui quelque chose. Bien que sur tous les autres plans la personne à qui je demande de me croire soit inférieure à moi, par le simple fait de lui faire une promesse je reconnais son pouvoir de reconnaître le mien. J’admets avoir besoin d’elle.

5Mais la Bible juive introduit aussi une nouvelle forme de fides : on croit à quelqu’un comme s’il était le seul dieu. Le cas exemplaire de la foi (Paul ne manquera pas de le remarquer) est en effet celui d’Abraham. Le dieu Yhwh le choisit, et lui fait une promesse : « Je te ferai un grand peuple. » [4] Abraham le croit, pas entièrement toutefois. C’est seulement vers la fin de son histoire, et de sa vie, qu’il lui fait pleine confiance et le reconnaît comme Dieu.

6L’épisode-clé est le sacrifice d’Isaac [5], car ce dernier est l’instrument que Yhwh a donné à Abraham pour accomplir sa promesse. C’est là son pari, son leap of faith – l’accord de sacrifier son fils constitue une nouvelle forme de « foi », qui ne porte plus sur le contenu de la promesse mais sur la bonté absolue de la personne qui l’a faite. Puisque le vieil Abraham parvient à saisir que la bonté de Yhwh est absolue – on peut le dire autrement : puisqu’il ne met pas en question sa divinité –, la confiance en lui est d’un ordre tout à fait différent et nouveau. Lorsqu’il se fie à Yhwh, il se produit en lui une transformation qui ne pourrait pas avoir lieu dans le cadre d’un rapport de confiance entre deux êtres humains. Contrairement aux autres, qui ne peuvent que faire confiance, Abraham, qui croit à un dieu, a confiance.

7Regardons la production de cette confiance dans le texte. Un détail saute aux yeux : la Genèse n’identifie pas à Yhwh l’agent de l’épreuve. Celui qui tente Abraham est « les dieux » ha-elohim[6]. Abraham est « craignant dieux » (yaré elohim) et c’est pour cela qu’il obéit à la voix divine qui lui parle. Ni lui ni le lecteur ne savent que l’ordre est prononcé par Yhwh. Et pourtant, Abraham ne conteste à aucun moment l’autorité de la voix divine. Il est en mode automatique, ne se pose pas de questions. Il prend son fils aimé et s’apprête à le sacrifier. C’est à ce moment-là qu’une voix divine réapparaît : « et il étendit la main pour saisir le glaive afin d’égorger son fils, alors un ange de Yhwh l’appela du ciel » [7]. Cette fois-ci, on sait le nom de l’intervenant céleste. C’est lui qui sauve Isaac, en le remplaçant par un autre sacrifié. Cette intervention divine mène Abraham à reconnaître Yhwh et son pouvoir de se manifester dans le monde : « et Abraham donna un nom à ce lieu : “Yhwh se révèle” » [8]. Un geste que le dieu apprécie bien ; il réitère sa promesse : « Je le jure par moi-même, dit Yhwh, parce que tu as fait cette chose, et tu n’as pas épargné ton fils unique, je te bénirai et te bénirai, et multiplierai et multiplierai ta descendance. » [9]

8Abraham est le bon croyant, car il comprend que, pour être sauvé, il ne suffit pas de craindre « les dieux » ; il faut se mettre dans un rapport de confiance interpersonnelle avec un seul dieu. La « foi » d’Abraham n’est pas encore celle de Paul : le premier se fie à une personne divine, tandis que l’autre appelle à croire à sa version de l’histoire divine. Dans les deux cas la foi est récompensée, mais chez Paul la confiance interpersonnelle devient plus précise : l’homme doit croire au mythe qu’on lui raconte [10].

9Paul n’est pas le premier à établir la confiance dans le messager comme condition de salut. On constate une démarche proche dans une composition du premier siècle avant notre ère – le pesher [interprétation] d’Habaquq – produite au sein de la secte judéenne de Qumrân (situé sur la rive ouest de la Mer Morte). Le projet herméneutique de son auteur est de lire la prophétie biblique d’Habaquq comme portant sur l’histoire de la fondation de la secte ainsi que sur le destin « à la fin du temps » de ses membres, d’une part, et de ses adversaires, de l’autre. Cet écrit, qui a probablement été rédigé après la conquête romaine de la Palestine par Pompée en 63 avant notre ère, fait référence au « maître de justice », figure judéenne qui était porteuse d’une nouvelle révélation ou d’une « nouvelle alliance » entre le dieu biblique et le peuple.

10Le pesher commence par l’interprétation de la première partie du livre d’Habaquq, où le prophète se plaint devant son dieu : « Jusqu’à quand, Yhwh, t’implorerai-je sans que tu entendes mon appel ? Crierai-je vers toi : violence ! sans que tu [me] sauves ? » [11] La phrase : « Vous ne croirez pas à ce que l’on va [vous] raconter » [12], sur laquelle porte l’interprétation que nous allons lire, fait référence à une attaque imminente des Chaldéens. C’est une phrase difficile. Il n’est pas tout à fait clair si celui qui la dit est Yhwh (par la bouche du prophète) ou le prophète lui-même. En outre, il est difficile de déterminer l’identité des gens à qui l’appel est adressé. Qui sont ceux qui sont supposés croire ? La seule chose évidente est l’objet de la croyance – l’attaque des Chaldéens dont parlent les versets suivants. Ainsi, même si la phrase était prononcée par Yhwh, l’emploi du verbe « croire » y est complètement profane. C’est l’interprète qumrânien qui la charge d’un sens théologique en modifiant l’objet de la croyance – pour lui il ne s’agit pas d’une campagne militaire [13] mais de l’enseignement divin du maître de justice : « car il va, en votre temps, accomplir une œuvre ; vous n’y croirez pas à ce que l’on va [vous] raconter ! » [14] Son interprétation concerne « les traîtres en compagnie de l’homme du mensonge [15], car ils n’ont pas (cru aux paroles du maître) de justice par la bouche de Dieu [el], ainsi que les t(raîtres de la nouvelle) alliance, car ils n’ont pas cru en l’alliance de Dieu (et ils ont profané) le nom de sa sainteté. » Et finalement, l’interprétation de cette parole « (concerne les trait)res de la fin des temps. Ce sont les terri(fiants de l’alli)ance qui n’ont pas cru quand ils ont entendu les choses à ve(nir sur) la dernière génération de la bouche du prêtre à qui Dieu a donné (la clairvoyance) dans (son cœur) pour interpréter toutes les paroles des prophètes, ses serviteurs, par (qui) Dieu a raconté toutes les choses à venir sur son peuple et sa con(grégation) » [16].

11Selon le qumrânien, ceux qui n’ont pas cru, qui n’avaient pas la foi, ont été punis, donc n’ont pas été sauvés. En fait, l’auteur du pesher parle au nom de ceux qui ont cru en le maître dans le passé, et de ceux qui croient encore en lui – les premiers ont été sauvés, et les derniers le seront à la fin du temps [17]. Comme Paul, presque un siècle plus tard, il constitue une communauté des sauvés par la foi en l’enseignement divin du maître. La foi est la clé d’entrée.

12La confiance établit un rapport de pouvoir entre deux personnes. Les auteurs de la Bible hébraïque spiritualisent ce rapport en formulant une nouvelle forme de confiance : on se fie à un dieu comme s’il représentait le monde divin dans son ensemble. Mais le dieu biblique ne se révèle pas facilement, ce qui donne l’opportunité à des messagers divers de se présenter comme s’ils portaient son message – le maître de justice de la secte qumrânien et Jésus de Nazareth en sont deux exemples. La présence d’un agent humain aide à relever la dimension interpersonnelle de la foi et renforce l’investissement subjectif de la personne dans la communauté à laquelle elle juge nécessaire d’appartenir.

La foi et la loi

13Vers l’an 30 de notre ère apparaît un autre maître judéen dont les disciples croient qu’il porte un message divin de salut. Au lieu d’accomplir sa promesse, Jésus de Nazareth est mis à mort comme un criminel. Sa crucifixion a eu des répercussions considérables sur la croyance en lui et en son message. Cependant, en ce qui concerne la manière dont la notion de la croyance a été utilisée dans les discours chrétiens primitifs, il semble qu’au moins une partie d’entre eux aient continué le chemin tracé par le pesher d’Habaquq. Comme dans le cas du maître de justice, la confiance en Jésus et en ses enseignements est présentée chez les auteurs du Nouveau Testament comme une condition de salut : seuls ceux qui y croient seront sauvés.

14Écoutons ce que dit, par exemple, Pierre, dans sa Première épître : « L’honneur est donc pour vous, qui croyez. Mais, pour les incrédules, la pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l’angle, et une pierre d’achoppement et un rocher de scandale ; ils s’y heurtent pour n’avoir pas cru à la parole, et c’est à cela qu’ils sont destinés. » [18] Aucune différence de fond entre la manière dont la pistis de Pierre d’un côté, et la emounah du pesher d’Habaquq de l’autre, constituent une condition nécessaire pour le salut de l’homme. Dans les deux cas on trouve la même distinction entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, distinction recouvrant entièrement celle entre les sauvés et les perdus. Le manque de foi, écrit Pierre, bien placé pour le dire, transforme la pierre de salut dont parle le psalmiste en « une pierre d’achoppement et un rocher de scandale » prophétisée par Isaïe [19].

15Mais, à côté de cette articulation de la foi au salut, en apparaît dans le Nouveau Testament une autre, développée par Paul, notamment dans sa lettre aux Galates. Ici, il est question d’un autre scandale. Les destinataires de la lettre sont des non-Juifs que Paul a réussi à convertir quelques années auparavant. Cependant, entre leur conversion et le moment de la rédaction de la lettre, ils ont rencontré d’autres évangélistes qui leur ont prêché que pour être sauvé, il fallait aussi obéir à quelques prescriptions de la loi juive.

16Paul ne peut concevoir que les Galates aient mis en question l’un des éléments constitutifs de son message théologico-politique – la puissance de la foi d’assurer le salut. En effet, si on compare son message aux autres promesses de salut de la fin de l’antiquité, on en voit facilement la dimension novatrice, à la fois simple et puissante. Selon Paul, il s’agit d’un principe qui résume tout ce qui est nouveau dans la nouvelle alliance : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’homme peut être sauvé tout en restant lui-même. Il ne doit pas partir dans le désert, il ne doit pas changer de langue, il peut rester avec son épouse, avec ses enfants et dans son pays. Tout ce qu’il doit faire c’est croire que Jésus l’a sauvé.

17Mais avec les Galates il se passe quelque chose qui stupéfie Paul. Au lieu de rester aussi enthousiastes que lui à l’égard de la génialité du nouveau modèle de salut, ils se laissent convaincre que, pour être sauvés, il convient de continuer à observer certaines lois de l’ancienne alliance, celle des Juifs. Vis-à-vis de cette mécréance, Paul ne mâche pas ses mots : « Ô Galates, dépourvus de sens (anoētoi) » [20]. Il mobilise tous ses moyens rhétoriques pour prouver que l’accomplissement de la loi n’apporte aucun bénéfice spirituel et que seule la foi justifiera l’homme au moment du jugement final. Dans la mini-biographie qu’il nous apporte au début de la lettre, il dit : « j’étais plus avancé dans le judaïsme que beaucoup de ceux de mon âge et de ma nation, étant animé d’un zèle excessif pour les traditions de mes pères » [21]. Mais tout ce zèle s’est évanoui au moment où le Christ l’a appelé « par sa grâce ». Il a compris « que ce n’est pas par la pratique de la loi que l’homme est justifié, mais seulement par la foi en Jésus-Christ » [22].

18Paul, comme l’auteur du pesher, interprète le verset : « le juste vivra par sa foi » [23]. Selon l’auteur qumrânien, cette phrase concerne « tous les pratiquants de la Torah (ossei hatorah) de la maison de Juda, que Dieu sauvera de la maison de jugement en échange de leur œuvre (‘amalam) et leur foi en le maître de justice ». Paul, en revanche, adoptera une lecture très littérale du verset : « Et que nul ne soit justifié devant Dieu par la loi, cela est évident, puisqu’il est dit : Le juste vivra par sa foi. » [24] Ainsi, les deux auteurs font apparaître une tension entre « foi » et « loi » qui n’est pas explicite dans la prophétie d’Habaquq. Mais si, dans le pesher, « vivre par sa foi » est l’équivalent de « pratiquer la Loi », Paul oblige à faire le choix.

19Paul comprend que, pour garder ce qu’il considère comme le noyau authentique de la bonne nouvelle, il faut se débarrasser de la tension apparue lors de la première occasion où foi et salut ont été liés ensemble. L’individu doit trancher – soit c’est la foi, et elle seule, qui sauve, soit c’est aussi la pratique de la loi. La vraie question chez Paul n’est pas si on pratique la loi juive ou non, mais si on considère que cette pratique nous « justifiera » au jugement final. Cette question n’a qu’une bonne réponse. Pour être sauvé par la foi il faut croire en elle. La foi devient son propre objet.

20Comme l’auteur du pesher d’Habaquq, Paul établit dans ses textes une secte des sauvés dont la porte d’entrée est la confiance en l’enseignement du maître (kurios). Mais Paul pense sa secte dans le cadre d’une eschatologie bien plus radicale. Le salut en question n’aura pas lieu dans ce monde, car il consiste justement en son annulation. C’est pour cela que les hommes peuvent y participer sans aucun rapport à leur positionnement dans le monde actuel. La communauté paulinienne de salut est en effet bien plus séduisante que celle de Qumrân – elle est universelle. Plus précisément, ses membres sont les êtres humains dans leur dimension universelle (qui n’est ni sociale, ni ethnique, ni sexuelle). Les signes (comme la circoncision ou l’observance des coutumes juives) qu’ils portent dans ce monde et qui les distinguent les uns des autres ne valent rien. L’homme sauvé est dépouillé de tout ce qui pourrait le signaler comme tel.

21Pour devenir membre à part entière de la secte universelle de Paul, il ne suffit pas seulement de croire en un mythe, encore faut-il croire en la complétude de la croyance. Le rapport de pouvoir entre celui qui promet et celui qui lui fait confiance est intériorisé par le sujet – ce n’est pas seulement à une autre personne (le maître) qu’il faut se fier, mais à soi-même. Il n’y a pas d’autre lieu où la confiance puisse se manifester que l’esprit, ce qui veut dire qu’elle ne peut avoir aucune conséquence dans le monde des apparences. Lorsque Paul appelle ses lecteurs à croire exclusivement en la force de la foi, il s’introduit dans leur esprit en inquisiteur qui surveille si leur foi (en son message, son évangile) est suffisamment sincère, pure et bonne. C’est une nouvelle forme « d’examen de conscience » qui, dans le contexte gréco-romain du christianisme primitif, donne une dimension eschatologique au mot d’ordre philosophique « connais-toi toi-même ».

Maintenant

22La question de la foi relève la dimension sectaire de l’universalisme fondé par Paul. Elle détermine sa règle d’exclusion. Lorsque Paul dit comment il faut « faire confiance », il parle aussi de ceux qui le font d’une manière qui ne convient pas. C’est ce qu’il appelle « le judaïsme » – la croyance que la foi doit s’afficher, qu’elle est liée aux signes visibles. Les adhérents à ce judaïsme seraient toujours de l’autre côté de l’universel. Ils ne savent pas l’art de se fier. Pour toi, qui es dans l’universel, ils seront toujours suspects.

23Le Christ de Paul n’est pas revenu comme il l’imaginait, mais la secte universelle qu’il a établie a trouvé sa manière de s’installer dans le monde, jusqu’à en devenir la société moderne occidentale avec son élément constitutif – l’individu autonome. L’idéal du sujet croyant, qui croit en sa propre croyance, s’est transformé en « sujet auto-constituant », qui croit en lui-même. On n’a plus besoin d’un maître, d’un dieu, ni de son messager. C’est la secte universelle sous une forme sécularisée. On participe au silent disco où, équipé de son propre casque, chacun danse sur une musique que les autres n’écoutent pas.

24La doctrine paulinienne du salut par la foi continue à marquer aujourd’hui la conception occidentale de la société universelle. Deux exemples : le retour enthousiaste à Paul de certains philosophes européens – tel Alain Badiou [25] –, et l’islamophobie, qui prend en France la forme d’une angoisse républicaine vis-à-vis des signes religieux musulmans.

25À la manière du christianisme paulinien, l’islam établit une secte universelle (ouma) en constituant la foi comme critère d’appartenance. Cependant, il se positionne volontairement du mauvais côté de l’universalisme chrétien. Son espoir eschatologique ne consiste pas en l’annulation des signes visibles. Comme les juifs, les musulmans sont appelés à porter les signes de leur salut dans l’espérance de l’obtenir. Ceux en Europe qui sont scandalisés par l’insistance musulmane à porter des « signes religieux » tiennent à la version paulinienne du projet eschatologique. C’est cela qui leur donne à voir que le voile n’est pas un accessoire de mode mais un signe qui renvoie à une interprétation du projet de salut universel.

26L’insistance des musulmans européens à porter des signes de salut réactualise ainsi un moment-clé dans la culture occidentale, dont on retrouve la trace dans la lettre de Paul aux Galates. Ces signes sont perçus comme une double menace par le sujet postchrétien. Non seulement contestent-ils son modèle de salut universel, mais ils évoquent une vérité insupportable : moi aussi j’ai eu un maître, et bien que je sache aujourd’hui qu’il était délirant, je continue à m’y fier.

Notes

  • [*]
    Ron Naiweld est historien du judaïsme au cnrs. Spécialiste de la littérature rabbinique classique, il travaille notamment sur ses dimensions éthiques et politiques et ses rapports aux discours philosophiques et chrétiens. Parmi ses publications, signalons : Les antiphilosophes. Pratiques de soi et rapport à a loi dans la littérature rabbinique classique, Paris, Armand Colin, 2011 ; « The Father of Man : Abraham as the rabbinic Jesus », Religious Individuality. Forms, Contexts, Media (ed. Jörk Rüpke), Berlin, De Gruyter, 2012, p. 145-171.
  • [1]
    La Bible, Nouveau Testament, Épîtres de Paul (Paul de Tarse), Épître aux Romains, I-5.
  • [2]
    Voir surtout la notice amn de Jepsen A. dans Theological Dictionary of the Old Testament, vol. 1, Botterweck G. J. & Ringgern H. ed., revised edition 1977, p. 298-308.
  • [3]
    Benveniste É., Le vocabulaire des institutions indo-européennes, v. 1, 1969, p. 118-119, cité par Agamben G., Le temps qui reste, Paris, Rivages, 2004, p. 194.
  • [4]
    La Bible, Ancien Testament, La Loi ou le Pentateuque, Genèse, XII, 2.
  • [5]
    Ibid., Genèse, XXII, 1-24.
  • [6]
    Ibid., XXII, 1.
  • [7]
    Ibid., 10-11.
  • [8]
    Ibid., 14.
  • [9]
    Ibid., 16-17.
  • [10]
    Il existe une autre tentative de distinguer la emounah (foi, croyance, confidence) biblique de la confiance profane d’une part et de celle de Paul de l’autre. Cf. Buber M., Deux types de foi : foi juive et foi chrétienne, Cerf, 1991.
  • [11]
    La Bible, Ancien Testament, Les douze Petits Apôtres, Habaquq (Habacuc), VIII. I. 2.
  • [12]
    Ibid., I. 5.
  • [13]
    Ni des Chaldéens, ni des « Kitaim » (probablement les Romains) qui, selon l’allégorie du pesher, sont représentés par les Chaldéens.
  • [14]
    La Bible, Habaquq, I. 5, op.cit.
  • [15]
    Dans les écrits de la secte de Qumrân, « l’homme du mensonge » est l’adversaire du maître de justice. La référence pourrait être au grand prêtre de Jérusalem au moment du schisme.
  • [16]
    Je remercie Daniel Stökl Ben Ezra de m’avoir permis de consulter sa traduction du pesher.
  • [17]
    Ou « la fin de l’époque ».
  • [18]
    La Bible, Nouveau Testament, Autres épîtres, Première épître de Pierre, II, 7-8.
  • [19]
    La Bible, Ancien Testament, Les quatre Grands Prophètes, Le livre d’Isaïe, VIII, 14.
  • [20]
    La Bible, Nouveau Testament, Épîtres de Paul, Épître aux Galates, III-1.
  • [21]
    Ibid., I-14.
  • [22]
    Ibid., II-16.
  • [23]
    La Bible, Habaquq, II-4, op.cit.
  • [24]
    La Bible, Paul, Épître aux Galates, III-11.
  • [25]
    Badiou A., Saint Paul : La fondation de l’universalisme, Paris, puf, 1997.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions