1De ma mère, je n’ai dit presque rien dans mon premier témoignage de passe, sinon qu’elle et mon père formaient un couple de jeunes gens très amoureux. Je dis aussi qu’un énoncé d’elle, qu’elle confiait à la voisine mais que j’avais entendu furtivement, bien que banal peut-être, fut très douloureux : « Les enfants sont ingrats. » Je plaçais alors cela au rang des formes de reconnaissance paradoxales que j’avais traversées.
2Je perdis d’un seul coup un pays, un idiome, et le corps charnel de ma mère. Au-delà de la persistance de ce seul énoncé qui me restait d’elle, ou presque, son souvenir fut englouti avec bien d’autres choses encore. Le rouleau compresseur de l’effacement œuvra sous les espèces de l’oubli, la déréliction, l’inhibition.
3Cependant, en deçà de l’énoncé inoubliable, trois modalités de chiffrage et déchiffrage par l’inconscient ont réussi à faire apparaître ponctuellement sa trace.
Fil maternel
4Pour dire cette mère que j’ai été moi-même d’emblée, je partirai donc de cette ligne logique que j’ai dégagée, d’un fil maternel que j’ai pu tirer, une sorte de traçabilité possible de ma mère pourtant enfouie.
5La première apparition, après l’exil et avant l’analyse, se produisit dans un cauchemar répété et lancinant qui hanta souvent mes nuits. Ma mère était la figure du tourment que ce rêve sans parole et en noir et blanc fixait : je suis dans une piscine et je tends un bras vers elle pour qu’elle vienne me chercher. Elle est sur le bord de la piscine, me regarde, ne fait rien. Dans cet appel à l’Autre de la demande, le point de réel du cauchemar est précisément cet Autre qui ne répond pas, l’absence de réponse. Absence inscrite dans le mutisme même de mon appel dans le rêve.
6Le cauchemar cessa après mon entrée en analyse ; j’étais passée du trauma logé dans la répétition du rêve au trauma que réveilla l’angoisse. Par la vertu du transfert, ma demande, qui s’était d’ailleurs formulée comme un appel au secours à l’analyste, s’engrena à l’Autre.
7Une deuxième occurrence de ma mère se produisit sous la forme d’un lapsus salutaire que je fis en séance et qui rendit moins sensible la cicatrice d’une coupure. En voulant dire : « Je suis née en Algérie », je dis : « Je suis née en Amérique. » L’étrangeté de ce signifiant me stupéfia. Il lui était dédié en quelque sorte : à-mère-hic ! Naître d’une mère amère – amertume que son énoncé avait trahi –, c’était amer, mais en la sortant de la brume, ce lapsus entérinait la séparation et autorisait la perte.
8Une troisième trace d’elle relègue et désactive les précédentes. Sa permanence et sa drôlerie me permirent de hisser cette trace hors de la banalité ou de l’insignifiance. Cette trace à valeur métonymique est celle d’un trait emprunté, prélevé sur elle, un insigne maternel et phallique scellant efficacement plusieurs dimensions et devenant trait unaire : un trait d’elle, certes, mais pas sans l’empreinte du père.
9Alors voilà : je porte indéfectiblement du rouge à lèvres ! Ce rouge qui m’est monté aux lèvres dès l’adolescence mêlait honte et voile. Dans ce geste héritier, ce rouge de honte commémore l’indélébilité inaperçue de la perte du frère ; plus encore, il est voile sur l’énigme de la féminité. Mais pas seulement. La particularité appuyée de ce rouge auquel je tenais beaucoup – comme on tient à une branche ! Suspendue peut-être à ses lèvres ? –, c’est de s’appeler le rouge-baiser-indélébile. Le Rouge Baiser est sa marque, l’indélébilité est sa propriété. La sphère orale, ainsi soulignée par ce signifiant composite, cristallise une double identification sur le corps même. Il condense l’objet oral, le baiser maternel et l’objet savoir, le non débile, l’in-débile exigé par le père (et dont j’ai rendu compte dans mon premier témoignage).
Désir d’être mère
10C’est la rencontre amoureuse d’un homme, portrait du père en jeune homme, qui fut la condition du désir d’être mère. Dans un style qui écartait toute programmation, toute demande pouvant ressembler à une quelconque prétention à, j’en appelais à la surprise d’attendre un enfant, au bon heur de se laisser surprendre.
11Dans les coordonnées du choix du prénom de ma fille annoncée, comme dans les circonstances contingentes de sa naissance, c’est avec l’encre de ma passe que je peux écrire après-coup ici une certaine logique.
12Trois motifs décidèrent du choix du nom de mon enfant.
13Le film de Fellini, Juliette des esprits, avait déjà rendu le prénom aimable par sa connivence avec l’esprit, esprit vaporeux qui n’était pas sans évoquer cet esprit exigé et consenti au père et indexé sur un refus du corps.
14C’est le second motif qui dégage plus avant la racine du choix, puisque c’est à partir du moment où j’entendis une mère, dans les rayons d’un magasin, appeler sa fille par ce prénom que cela déclencha ce choix réjouissant. Il venait épingler le désir de la mère vers son enfant, sa réponse en forme d’appel. La scène inversait, contrevenait à l’appel vide et vain de mon cauchemar. Ce prénom sera le nom de la réponse.
15Enfin, son père désira y imprimer l’orthographe et la prononciation anglaises, touche de pur signifiant qui capitonna son nom.
Mère et fille
16Tandis que ma naissance s’était produite dans des conditions de grande prématurité, sans le secours de la machinerie médicale, faisant de moi quelqu’un d’intouchable mais de très entouré, les circonstances de la naissance de ma fille se situèrent à l’opposé. Elle naquit bien au-delà du terme, par césarienne, et fut immédiatement transférée à l’hôpital des enfants où elle fut mise en couveuse pour sa post-maturité. Je ne la connaîtrai que neuf jours après. Ce furent neuf jours d’attente « fiévreuse » au fond du lit de la clinique, avec un glissement vers le désespoir qui tenait au « n’avoir pas pu répondre à son appel ».
17Ce glissement fut vite stoppé par la réponse de l’analyste. J’appelle celui-ci, en pleurs. À ma plainte de ne pas avoir vu ma fille, de ne pas l’avoir auprès de moi, et à ma crainte des conséquences que cela aura sur elle, il répond : « Comment s’appelle-t-elle ? », revivifiant ainsi le désir qui avait pris racine dans son nom. L’effet est immédiatement apaisant. L’accueil par le nom est salvateur. Elle ex-siste. Un trait commun à nos naissances respectives concerna toutefois l’éloignement immédiat d’avec le corps de la mère. Point de croisement.
18Alors, comment rencontrai-je ma fille ? Comment lui fis-je accueil ? Je la vois pour la première fois sur une photo polaroïd prise par son père à l’hôpital et commentée par ma grand-mère maternelle qui me la présente d’emblée ainsi : « Elle a un tout petit nez ! » Ce signifiant familier, à plus d’un titre, à plus d’une orthographe, me ravissait. J’en devine les ressorts, aujourd’hui que les S1 ont été dégagés.
19Le dixième jour, je l’accueillis, amenée à la clinique où je séjournais encore, m’étant apprêtée comme pour un premier rendez-vous amoureux. Le rouge à lèvres est de la partie. Je reçois mon nouveau-né. Dans cet accueil, le corps y est.
20Longtemps une angoisse de lui faire du mal par ma maladresse (cette maladresse qui ôta un fils à ma mère, disait-on !) me rendit maladroite, sur le versant mère protectrice, comme on dit. Je prévenais par tous les moyens le risque d’être néfaste pour elle par inadvertance.
21Elle a dû faire avec cela, tantôt attisant mon inquiétude, tantôt m’assurant de sa force de réponse face à l’adversité, en jouant sur toute la gamme déployée de l’adresse, de l’appel, de la réponse.
Confidence
22À trois ans, elle noue notre complicité signifiante avec un joli lapsus qu’elle me glisse à l’oreille : « Je vais te dire un sécreux », me dit-elle, sans rien ajouter. Je ris, et elle avec moi. Je pris un grand plaisir à ce que je peux appeler son premier mot d’esprit. Il aura eu la vertu de me soulager de la nocivité de l’énoncé maternel qui avait pesé, celui que j’avais surpris comme un lourd secret et qui fut comme soufflé par cette belle confidence de ma fille. Confidences était le nom du roman-photo hebdomadaire et sentimental que lisait ma mère.
23Lorsqu’elle a treize ans, j’ose une fois aller la chercher au collège quand il est dit qu’un Autre menaçant rôde dangereusement dans le quartier. Je désarme la probable irritation de ma fille en me dissimulant derrière un journal largement déplié, dans lequel j’avais effectué deux grands trous à hauteur des yeux pour l’attendre. La facétie était un secours.
24Alors comment ma fille s’est-elle dégagée d’une place où je l’assignais parfois dans le fantasme ? Comment s’est-elle débrouillée de mon angoisse ? Et qu’a-t-elle fait de mes inquiétudes ?
25À l’instar du peintre et plasticien Jonathan Meese, elle me mêle parfois à l’œuvre qu’elle poursuit en tant qu’artiste. Elle m’introduit dans son travail, à divers titres, sorte de matériau, d’ingrédient d’une palette contemporaine, qu’elle inclut et façonne à sa guise dans son œuvre. Par la photo, la vidéo, l’installation, la performance, dans des mises en scène de maternités inversées, de secret bien gardé de pietà troublantes et autres subversions diverses des corps, faisant aussi parfois usage singulier de mon écriture, ma fille prend sa mère à bras-le-corps et se passe d’elle en s’en servant, non sans une touche de burlesque.