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Article de revue

Un corps scénarisé

Pages 103 à 107

Notes

  • [*]
    Francesca Biagi-Chai est psychanalyste, membre de l’ecf. Dernier ouvrage paru : Le cas Landru à la lumière de la psychanalyse, Paris, Imago, 2008.
  • [1]
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris viii, leçon du 1er juin 2005, inédit.
  • [2]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 65-66.
  • [3]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 36 & 150.
  • [4]
    Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 436.
  • [5]
    Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 569.
  • [6]
    Cf. Rivière J., « La féminité en tant que mascarade », Féminité mascarade, Paris, Seuil, 1994, p. 197-213.
  • [7]
    À l’envers du roman de Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein.
  • [8]
    Maupassant G., La Parure, Paris, Flammarion/Librio, 2014, p. 5, 6, 7 & 8.
  • [9]
    Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, no 88, octobre 2014, p. 107.
  • [10]
    Ibid., p. 108.
  • [11]
    Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, op. cit., p. 192.
  • [12]
    Orlan, Collectif, Paris, Flammarion, 2004, p. 200.

1Le corps n’est pas une évidence. C’est ce qu’expriment ceux qui viennent à l’analyse : mon corps me trahit ; il ne m’obéit pas, me résiste, voire il me persécute ; est-ce lui qui me tient ou moi qui le possède ? ; et surtout : il ne me plaît pas, comment faire avec cela, comment finir par l’aimer ? L’aimer, au fond, pour deux raisons : parce que les affects, les passions, la jouissance, en particulier sexuelle, s’y logent, mais aussi parce que, image unifiée, il offre cette autre jouissance, celle du visuel, de la beauté – même si nous savons qu’elle est un leurre. Au mieux, donc, pour l’homme, le corps consiste. Ce que Lacan choisit là comme « consistance première pour le parlêtre, c’est le corps » [1], la consistance voulant dire « ce qui tient ensemble, et c’est bien pourquoi elle est […] symbolisée par la surface. En effet, pauvres de nous, nous n’avons idée de consistance que de ce qui fait sac ou torchon. » [2] Nous ne sentons notre corps que comme peau, « retenant dans son sac un tas d’organes ». Mais ce sac est à la jonction de la jouissance de l’image et de la jouissance du corps, essentiellement sexuelle.

Le corps féminin de toujours

De l’habillage à la parole et au-delà

2Aux hommes soucieux de leur apparence et de leur appartenance, le vêtement, habillage du corps, a servi, dès l’antiquité, à établir et marquer les différences sociales. C’est la richesse qui est montrée. Il y a peu de différences dans les tenues entre les hommes et les femmes, un peu plus de bijoux pour elles peut-être. Le Moyen-Âge prolonge ce rapport du costume à l’appartenance sociale, et c’est à la Renaissance que la féminité, à travers la femme idéalisée, se révèle. Puis les habits deviennent de plus en plus sophistiqués, mettant en évidence des corps corsetés, poudrés, enrubannés, avant que le siècle des Lumières ne les reconduise, comme en témoigne Fragonard, aux canons de la beauté dite saine et naturelle. Dans tous les cas, c’est le corps-surface, image que l’on apprête pour les manœuvres de la séduction.

3Au xixe siècle, avec les hystériques, la barrière de l’enveloppe est franchie. Elles instruisent Charcot et font savoir que le corps a une intériorité, qu’il est habité, parlé. Et c’est Freud qui, prenant ces dires au sérieux, découvre le message de l’inconscient et la valeur unique du symptôme. Le lien du corps et de la parole passe alors par le sens, le corps parlé est sans mystère, déchiffrable. Le corps est le lieu où se révèle, en paralysies, cénesthésies, douleurs, l’imaginaire de l’anatomie subjective. C’est l’inconscient structuré comme un langage. Très vite pourtant, Lacan a démontré qu’au-delà du déchiffrage, un effet subsistait, un effet qui avait franchi la barrière du sens pour s’inscrire, se fixer comme jouissance. C’est dire que le corps y est engagé au titre de participer à ce nœud d’opacité. Ce corps, l’hystérique le perçoit comme manquant, et ce manque, elle le répercute au niveau de l’être, ce qui fait de sa névrose le paradigme du sujet divisé, sujet du je ne sais pas par excellence. C’est pourquoi elle est amenée, comme sujet, à s’habiller du paraître.

4C’est à travers les femmes, le féminin, que l’histoire des modes et du rapport du sujet au corps propre sont interrogés. Autre que malade ou en bonne santé, souffrant ou dispo, le corps est sollicité comme appartenant au sujet dans le lien libidinal à l’autre, dans le désir de l’Autre. En cherchant un Maître sur qui régner, l’hystérique « fabrique comme elle peut […] un homme qui serait animé du désir de savoir », elle-même étant l’objet précieux de tout savoir [3]. Elle vise à révéler à l’autre la faille, « c’est l’inconscient en exercice, qui met le maître au pied du mur de produire un savoir » [4], et, dira Lacan plus tard : « Le symptôme hystérique […], c’est le symptôme pour lom d’intéresser au symptôme de l’autre comme tel : ce qui n’exige pas le corps à corps. » [5]

Aux temps des Idéaux

Le corps scénarisé, la mascarade féminine

5C’est à travers l’article de Joan Rivière, « La féminité en tant que mascarade » [6], que se rencontrent féminité et hystérie. Féminité surjouée, plus vraie que vraie, la mascarade les fait converger sur le point de faire exister le manque comme voile. Autrement dit, ce trompe-l’œil révèle par ses effets de caricature, de déguisement, la libido qui enchante le monde au-delà des binaires stéréotypés, force ou faiblesse, passif ou actif. Ce jeu de miroirs qu’est cette représentation d’une hyperféminité dissimule le manque. C’est bien à travers cet écart, ce semblant à propos du corps, que la mascarade désigne la dimension de l’avoir, tandis que du côté de l’être le sujet est, il est dans cette érection de la féminité, le phallus. Le corps y est subsumé, significantisé, idéalisé : dès lors, la mascarade vaut pour les deux sexes. La mascarade se joue dans l’Autre, l’Autre radical au niveau symbolique. Par la mascarade, attitude féminine par excellence, la femme use, montre, traduit autrement le phallus. Elle tend à provoquer l’être à travers le paraître, et confère au semblant la hauteur, la valeur vraie de l’échange. Elle y prête son corps, elle n’est pas le Maître de la loi, mais au contraire du symptôme, du corps et par conséquent, pour ce qui le concerne, d’une vérité menteuse.

L’usage métonymique, l’objet fait le corps

6Une nouvelle de Maupassant, La Parure, illustre un rapport de la femme à l’objet, par quoi elle acquiert, à ses propres yeux, corps et ex-sistence. Il ne s’agit pas pour cette héroïne d’être confrontée, comme Hamlet, au être ou ne pas être ; non, ce serait plutôt avoir pour exister. Sans le bijou, la parure, insigne de la beauté, de la féminité, elle n’exsiste pas. Sans les insignes sociaux, sans leur valeur concrète, elle n’a pas de beauté, voire pas de corps. « C’était, écrit Maupassant, une de ces jolies et charmantes filles », femme d’un fonctionnaire de l’Éducation nationale. « Elle fut simple, ne pouvant être parée, mais malheureuse comme une déclassée », insatisfaite et rêveuse. Invitée chez le ministre, elle se désola de n’avoir pas de bijou alors qu’« elle n’aimait que cela ». Elle pourrait mettre quelques roses naturelles ! Non, « rien de plus humiliant que d’avoir l’air pauvre au milieu de femmes riches ». Par là, elle accroche son plaisir au discours de l’Autre, du Maître. Son amie lui prête la parure, l’objet agalmatique, condensateur d’existence [7]. Le soir du bal, tous voulurent danser avec elle. « Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir. » [8] Mais, sur le chemin du retour, elle perd le bijou. Sa vie bascule, le couple travaille dur, nuit et jour, pour le racheter et ils vieillissent, dépérissent à vue d’œil. « Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. » Elle continua de rêver, non plus au futur, mais au passé. Qu’a-t-elle éprouvé quand, rencontrant son amie, celle-ci lui révéla que la parure prêtée était fausse ? Peut-être ce moment de jouissance unique, où le corps, uni à l’être, annulant toute faille, avait, faisant ex-sister La féminité pour elle, valu le sacrifice.

Au temps de l’objet dénudé et de sa montée au zénith

Le corps devenu objet

7Tandis que quantité d’objets préviennent nos désirs les plus minimes, peut-on penser aujourd’hui le sacrifice ? Si c’est le cas, alors quel est-il ?

8Notre époque se caractérise d’être prise dans la volonté de saisir le réel, de le saisir à travers la transparence généralisée de l’autre qui frise le transitivisme. La direction en est donnée par le discours du capitalisme qui tend à substituer ses objets de la réalité, objets de jouissance, à l’objet a, objet réel cause du désir. Et, par extension, dans la métonymie inflationniste de ce discours, il en vient à ajouter à sa chaîne de production les sujets et leurs corps. Le symbolique en tant que constitutif de l’être s’amenuise au profit de la communication indispensable à la circulation des biens et des plaisirs utilitaires. Tout se passe comme si le langage ne parvenait plus à attraper le corps qu’a minima, car les mots manquent pour le dire, le décrire, le saisir, l’animer, le réduisant donc à l’événement, à la pulsion.

9Ce corps est traité, non comme cette consistance que l’on possède, mais comme l’objet que l’on voudrait rejoindre, pour être. Ce corps échappe au sujet et par là il s’émancipe, devient réel, objet de l’Autre social, et oblige le sujet à le reconquérir sans cesse. Les performances de l’extrême de ces jeunes qui se suspendent par la peau du dos, les scarifications, les automutilations, les piercings et les tatouages qui dessinent souvent une seconde peau, témoignent de la tentative de réinscrire, de retrouver la sensation, ou de marquer le corps pour le faire signifier. Faire ainsi passer du vide au manque, via le corps, puisque la parole est insuffisante.

10Comment, dans cette modernité où la fonction symbolique s’amenuise, les femmes vont-elles être à nouveau à la hauteur de ce qui pousse le discours du Maître à ses ultimes conséquences ? Une première manière a pu être de faire que le corps perde la couleur sexuée, supposée naturelle, que le discours du Maître lui a conférée de toujours. Faire naître un corps au-delà du féminin et du masculin a été l’apanage des mouvements queer, trans ou bi-genre, gender fluid ou radical faeries, et d’autres à venir. Ces nombreux mouvements présentent au monde la jouissance comme séparée de l’image, comme au-delà de l’image encore trop soumise aux idéaux standardisés. Le pendant de cette père-version qui se situe du côté de l’objet est la précipitation hystérique vers la chirurgie à des fins esthétiques. Au contraire ici, l’image se détache du corps et tend à s’y substituer dans une quête effrénée, non pas de sensation mais de perfection. Le maître moderne réclame du virtuel, l’hystérique y fera le sacrifice de son corps de jouissance au profit de la couleur, du tableau où la vie idéalisée se dessine. Car dans cette priorité accordée au visuel, nécessairement la clocherie, le divin détail où s’attachait le fantasme, ne peut que pâlir. Sur quoi peut s’accrocher désormais le désir ? Toutes pareilles, les hystériques modernes mettent le maître au pied du mur de son choix, son choix de civilisation : que produiras-tu encore au-delà ?

11Mais de toucher au corps, de le modeler dans une inflation exponentielle vers l’idéal, revient à vouloir faire produire du symbolique par le réel, en passant par un imaginaire fixé dans l’Autre. Ce serait établir une continuité à la place du nœud, ce vers quoi tend la suppléance quand elle répond au vide. Le recours en nombre au phénomène de la correction chirurgicale est en passe de devenir addiction et de filer vers l’infini. Le toujours plus revient au de plus en plus le même, le même que le modèle, et fige le sujet dans la pulsion de mort. L’argent en est la limite et non le fantasme comme désir de a. Exit l’imaginaire du corps, nous sommes sur le bord, la corde, soit l’imaginaire, c’est le corps[9]. Les chirurgiens plasticiens connaissent bien ces zones limites, zones de suppléances que peuvent être les corrections desdites dysmorphophobies. Corrections de la manifestation du corps comme étrange, mystère du corps parlant[10] qui n’est plus le propre de la psychose. L’hystérie, la féminité et la féminisation sont aujourd’hui conjointes dans le rapport au discours du Maître.

12Laissons à l’artiste le mot de la fin puisqu’aussi bien il nous précède[11]. Qui mieux qu’Orlan fait exister le corps comme matière à laquelle l’artiste donne forme, couleur ? Elle, qui détourne l’art sublimatoire pour en faire « l’art charnel » – sinthome et la chirurgie pour propulser une esthétique nouvelle, un corps singularisé à l’opposé de l’air du temps. Elle qui tient sur ses transformations un discours – elles ont une origine, une cause, une histoire – et qui donc réussit là où la modernité fait symptôme : « Une manière de se refigurer, d’osciller entre défiguration et refiguration » [12], afin que l’on retrouve un regard, au-delà de la vision, pour voir, non pas un quelconque, mais quelqu’un.

Notes

  • [*]
    Francesca Biagi-Chai est psychanalyste, membre de l’ecf. Dernier ouvrage paru : Le cas Landru à la lumière de la psychanalyse, Paris, Imago, 2008.
  • [1]
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris viii, leçon du 1er juin 2005, inédit.
  • [2]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 65-66.
  • [3]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 36 & 150.
  • [4]
    Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 436.
  • [5]
    Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 569.
  • [6]
    Cf. Rivière J., « La féminité en tant que mascarade », Féminité mascarade, Paris, Seuil, 1994, p. 197-213.
  • [7]
    À l’envers du roman de Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein.
  • [8]
    Maupassant G., La Parure, Paris, Flammarion/Librio, 2014, p. 5, 6, 7 & 8.
  • [9]
    Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, no 88, octobre 2014, p. 107.
  • [10]
    Ibid., p. 108.
  • [11]
    Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, op. cit., p. 192.
  • [12]
    Orlan, Collectif, Paris, Flammarion, 2004, p. 200.
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