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Article de revue

Logique d’un fluide

Pages 70 à 74

Notes

  • [*]
    Marie-Hélène Brousse est psychanalyste, membre de l’ecf. Rédactrice en chef de La Cause du désir, elle a publié en 2014, sous sa direction, l’ouvrage La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, aux éditions Berg International.
  • [1]
    Lacan J., « Intervention sur le transfert », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 220.
  • [2]
    On peut lire sur ce sujet la thèse de Thérèse Moreau, Le sang de l’histoire : Michelet, l’histoire et l’idée de la femme au
    xixe siècle, Paris, Flammarion, 1982.
  • [3]
    Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », conférence du 2 décembre 1975 au Massachusetts Institute of Technology, Scilicet 6 / 7, 1975, p. 53.
  • [4]
    Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, novembre 2014, p. 113.
  • [5]
    Ibid., p. 114.
  • [6]
    Ibid., p. 112.
  • [7]
    « Le corps, le parlêtre ne l’est pas, il l’a. » Ibid., p. 112.

1Du 4 au 11 novembre, le Théâtre de la Ville présentait le premier des trois spectacles que Romeo Castellucci a conçus dans le cadre du Festival d’automne à Paris, Go down, Moses, spectacle dont Castellucci écrivait dans le programme : « Il ne s’agit pas de l’histoire de Moïse. Il n’est pas présent comme personnage. » C’est vrai et c’est faux à la fois. Oui, sa vie ne fait pas ici la trame du spectacle, mais dans cette benne à ordure, mobilier contemporain de nos grandes villes, d’un sac en plastique s’élève un vagissement. Un appel de la voix précoce.

2« Chaque fois qu’une femme abandonne un bébé juste après l’accouchement, je suis bouleversé, je veux tout savoir : le lieu où elle l’a abandonné – la poubelle, les toilettes, le frigidaire –, est-ce qu’il était couvert et par quoi, du plastique, de la laine. Cette histoire est toujours la même histoire… Il s’agit d’un geste primitif. »

3La représentation a déjà commencé avant l’arrivée des spectateurs : les acteurs, en costumes de ville, cinq hommes et trois femmes, déambulent, s’assemblent, se séparent, l’un ou l’autre se casse sous la pression violente d’un autre dans un bruit de craquement, ils vivent de cette vie quotidienne et ordinaire dont est fait le lien social. Sans doute se parlent-ils, mais la parole est mimée, la voix manque, c’est l’objet voix aphone, séparé de la parole. Quelque chose n’appartient cependant pas au lien social : les gestes ont une forme géométrique, et aussi la proximité des corps, trop accentuée. Le lien social est dévoilé dans sa structure, son mathème. Une spectatrice, en s’asseyant, remarquait, incrédule : « Ils ont commencé sans nous ! », nous, ce public dont le bruit de voix inaudible devient, face au silence des acteurs sur la scène, assourdissant. Oui, ceci n’est pas une représentation, ou, si c’en est une, elle n’a ni début ni fin.

4Puis vient un objet technique, une sorte de cylindre immaculé qui se met à tourner dans un bruit étourdissant. Tout dans le théâtre se met à vibrer. Le corps de chaque spectateur en est traversé.

5Après, silence, un carré lumineux au milieu de la scène noire : des toilettes d’un lieu public dans leur banalité quotidienne ; une jeune femme s’assoit sur les toilettes, s’essuie, voit du sang sur le papier, regarde dans la lunette. Le sang coule. Rapidement rien ne l’arrête. C’est l’hémorragie : du sang coule le long de ses cuisses, elle essaye en vain de le stopper. On frappe impatiemment à la porte. Elle essuie par terre, tire la chasse d’eau, met en route le sèche-main pour faire croire que tout est normal. Mais le flux envahit tout. La scène est en temps réel, quelques spectateurs, spectatrices protestent : « On a compris. » Prise de spasmes, la femme glisse vers le sol ; le sang, s’écoulant de son sexe, glisse sous la porte. Noir absolu.

6Changement de décor. Un commissariat de police, un enquêteur, des travailleurs sociaux, une infirmière et la jeune femme, enveloppée dans une couverture maculée, qui ne répond pas aux questions, ne veut pas dire où est l’enfant, et délire sur son destin et celui, grandiose, de l’enfant qu’elle vient d’abandonner : Moïse. Elle est inatteignable au discours du maître, quel qu’en soit le mode d’énonciation : bienveillant, impatient, angoissé, brutal…

7Ces spectateurs et spectatrices qui protestaient d’un On a compris impatienté, qu’avaient-ils compris ? Exigeant que cela s’arrête, de quel insupportable voulaient-ils être soulagés ? Quel « je n’en veux rien savoir » s’énonçait par leurs bouches ?

8Ils ne voulaient rien savoir du sang au féminin. Pourtant c’est une expérience qu’a faite chaque femme : les règles, les premières et les autres, qu’elles viennent ou qu’elles ne viennent pas, le sang pendant et après l’accouchement. Chacune a vécu une expérience d’impuissance face au débordement toujours possible. Ne pas avoir de tampon ou de serviette au moment où il commence à s’écouler, ne pas s’apercevoir de la tâche qui macule le vêtement, le sien ou celui d’une autre à laquelle on ne sait s’il convient de le lui signaler ou de se taire. À pratiquer la psychanalyse, on entend aussi des jeunes femmes parler de scarification en évoquant le soulagement à la vue du sang qui s’écoule de la blessure qu’elles viennent de s’infliger. Le sang participe du mystère de la féminité corporelle dont Lacan parle à propos de Dora dans les Écrits[1], entendez mystère pour Dora du féminin qui habite son propre corps.

9Le sang du corps féminin n’est pas celui du corps masculin dans le discours commun, ce ne sont pas les mêmes semblants qu’il mobilise.

10Dans l’Antiquité, on croyait, Pline s’en fait l’écho, que le sang menstruel avait le pouvoir de tarir les sources, de dessécher les moissons, et d’annihiler les animaux. De lui venait le pouvoir des sorcières. Le Lévitique, chapitre 15, affirme à propos d’une femme qui a ses règles : « Quiconque la touchera restera impur jusqu’au soir. Tout lit sur lequel elle s’assiéra sera impur. Quiconque touchera un objet sur lequel elle s’est assise lavera ses vêtements, se lavera et restera impur jusqu’au soir. » Le pape Innocent iii parle de « la puanteur et l’immondice » qui l’accompagnent toujours. L’interdit du rapport sexuel avec une femme qui a ses règles est un des rares que l’œuvre de Sade ne franchit pas. À partir des années 1827, les découvertes scientifiques sur l’ovulation, la menstruation puis le fonctionnement hormonal modifient progressivement cette association entre le sang des menstrues et l’impureté ou la « blessure sacrée » pour parler comme Michelet qui, dans ses ouvrages, L’amour en 1859 et La Femme en 1860, se fait le chantre d’une position idéologique Troisième République sur la question [2]. On en retrouve, chez une analyste comme Hélène Deutsch, un reste dans sa conception du masochisme moral propre aux femmes, thèse avec laquelle l’enseignement de Lacan permet de rompre.

11Eh bien justement, que peut dire la psychanalyse d’orientation lacanienne sur cette expérience du sang au féminin que Castellucci fait monter sur la scène, selon sa pratique d’interprétation par l’objet ?

12Elle participe de la dimension de l’imaginaire, provoquant chez les êtres parlants un dégoût dont Innocent iii se fait l’apôtre, « puanteur et immondice », dégoût qui va jusqu’à l’effroi. En langue psychanalytique, on pourrait affirmer qu’il s’agit de l’imaginarisation de la castration féminine, ce que le terme « impur » traduit aussi, tout comme celui de « blessure sacrée » qui penche vers le mystère. Bref, ça fait peur dans la mesure où cela attaque l’image du corps comme modèle de complétude, cette image dont Lacan dans une de ses Conférences dans les universités américaines dit : « On peut s’apercevoir, pour l’analyse, que du corps elle n’appréhende que ce qu’il y a de plus imaginaire. Un corps ça se reproduit par une forme […] De son fonctionnement nous n’avons pas le moindre renseignement. Nous l’appréhendons comme forme. Nous l’apprécions comme tel, par son apparence. Cette apparence du corps humain, les hommes l’adorent […] J’ai commencé à mettre l’accent sur ce que Freud appelle narcissisme, id est le nœud fondamental qui fait que, pour se donner une image de ce qu’il appelle le monde, l’homme le conçoit comme cette unité de pure forme que représente pour lui le corps. » [3]

13Elle participe aussi de la dimension du symbolique en ce qu’elle soumet la forme à l’opposition binaire homme-femme qui organise en suites métaphoriques le discours et donc le lien social. En ce sens, le sang au féminin est à prendre comme un mythe qui « donne forme épique à la structure ». Chaque époque et chaque société en donnent une version, qui trouve aujourd’hui sa limite dans le recul que la science a imposé au réel qui lui permet d’effectuer les manipulations que l’on sait sur la reproduction de la vie. D’être devenu du domaine de l’animalité du vivant, le sang menstruel n’a cependant pas perdu tout son pouvoir imaginaire et symbolique.

14Posons la question à partir de la catégorie lacanienne de l’objet a, objets qui, toujours donnant lieu à une prolifération angoissée du sens, n’en ont cependant pas d’autre que de condenser la jouissance autour d’événements de corps, marqués de la contingence qui les a produits. Le sang n’en fait pas partie à proprement parler, même s’il en a certaines caractéristiques dont celle de provenir d’un orifice du corps, et de ses débordements. Jacques-Alain Miller, en avril 2014, disait : « C’est sur le corps que sont prélevés les objets a ; c’est dans le corps qu’est puisée la jouissance pour laquelle travaille l’inconscient. » [4]

15Comme le lait (maternel), l’urine, les fèces, la morve, la salive, ou encore ces larmes sur lesquelles un analyste de l’École rapportait dans son témoignage de quelle non-interprétation, en terme d’élucubration de savoir, elles avaient fait l’objet : « Les larmes, c’est mystérieux. » Dans ce même texte, J.-A. Miller ajoutait : « L’interprétation n’est pas un fragment de construction portant sur un élément isolé du refoulement, comme le voulait Freud. Elle n’est pas l’élucubration d’un savoir. Elle n’est pas non plus un effet de vérité aussitôt absorbé par la succession des mensonges. L’interprétation est un dire qui vise le corps parlant et pour y produire un événement, pour passer dans les tripes, disait Lacan, cela ne s’anticipe pas, mais se vérifie après coup, car l’effet de jouissance est incalculable. Tout ce que l’analyse peut faire, c’est s’accorder à la pulsation du corps parlant pour s’insinuer dans le symptôme. Quand on analyse l’inconscient, le sens de l’interprétation, c’est la vérité. Quand on analyse le parlêtre, le corps parlant, le sens de l’interprétation, c’est la jouissance. » [5]

16Alors ces objets, fluides et déchets, ininterprétables mais source constante de l’interprétation par le fantasme, ces objets qui nourrissent les délires et les délices du sens, comment les aborder ?

17Le sang menstruel comme le lait maternel renvoie à la vie, en ce qu’elle échappe et à l’imaginaire et au symbolique, sans pour autant pouvoir être qualifiée de réelle, puisqu’elle marche si bien qu’elle en est, jusqu’à aujourd’hui et malgré les efforts de ce qu’il est convenu d’appeler la civilisation, increvable. Le sang féminin est un flux qui surgit d’un trou, non un trou dans le corps, car du point de vue de l’image, il s’agit plutôt d’une cavité, voire une caverne. Le sang féminin renvoie à un trou dans le symbolique. Le spectacle de Castellucci portait ce flux au-delà des limites acceptables, il l’élevait à la dignité d’un indicateur de la chair en tant qu’elle est hors des limites de l’image adorable du corps comme elle est hors du déchiffrable. Il produisait une interprétation qui visait non l’inconscient comme savoir délivrant une vérité mais « le corps parlant pour y produire un événement, pour passer dans les tripes ». Les spectateurs, par leurs réactions, en témoignaient. La seconde partie du spectacle se déroulait, elle, logiquement dans une caverne, chez les humains préhistoriques. Elle plongeait cette fois les spectateurs au cœur de la matrice, mobilisant alors non plus la jouissance de l’horreur du sang mais toutes les ressources de l’esthétique du beau dans l’art occidental. Et voilà qu’à un moment précis, ces êtres pré-humains venaient écrire avec de la boue sur le voile transparent posé entre scène et salle qui donnait à la beauté de l’image son pouvoir d’illusion. Qu’écrivaient-ils ? Un incompréhensible et insistant appel à l’aide, débusquant les spectateurs de leur confortable jouissance de regard avide. « Les escabeaux sont là pour faire de la beauté, parce que la beauté est la défense dernière contre le réel. » [6] Castellucci réalisait ainsi une œuvre qui confrontait l’« escabeau », nom lacanien de la sublimation, au sinthome.

18Je propose de considérer le sang qui coule du corps féminin comme un événement de corps par excellence, ce corps qu’on a[7], dont on est par conséquent séparé par l’image adorée, par la parole, par les savoirs de la science. Un sinthome donc, qui résiste au symbolique comme à l’imaginaire, et ce, bien que différemment, pour les dits-hommes comme pour les dites-femmes.


Date de mise en ligne : 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/lcdd.089.0070

Notes

  • [*]
    Marie-Hélène Brousse est psychanalyste, membre de l’ecf. Rédactrice en chef de La Cause du désir, elle a publié en 2014, sous sa direction, l’ouvrage La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, aux éditions Berg International.
  • [1]
    Lacan J., « Intervention sur le transfert », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 220.
  • [2]
    On peut lire sur ce sujet la thèse de Thérèse Moreau, Le sang de l’histoire : Michelet, l’histoire et l’idée de la femme au
    xixe siècle, Paris, Flammarion, 1982.
  • [3]
    Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », conférence du 2 décembre 1975 au Massachusetts Institute of Technology, Scilicet 6 / 7, 1975, p. 53.
  • [4]
    Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, novembre 2014, p. 113.
  • [5]
    Ibid., p. 114.
  • [6]
    Ibid., p. 112.
  • [7]
    « Le corps, le parlêtre ne l’est pas, il l’a. » Ibid., p. 112.

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