Couverture de LCDD_089

Article de revue

Capturer l’image

Pages 57 à 65

Notes

  • [1]
    La chatte sur un toit brûlant, film réalisé par Richard Brooks en 1958.
  • [2]
    Cléopâtre, film réalisé par Joseph L. Mankiewicz en 1963.

Fétiche vs postiche

1La Cause du désir — Vous êtes coiffeur. Pouvez-vous nous parler des cheveux ?

2David Mallett— Pour moi, ce sont deux choses : une matière et une passion. Très jeune, je les touchais et j’en aimais l’odeur, obsédé par leur matière, chose que j’ai transmise à mon fils, parce qu’il touche les cheveux de sa mère, les enroulant autour de son doigt. Je faisais la même chose enfant. Je peux dire que leur matière me plaît dans tous ses états. En prenant de l’âge, j’en ai apprécié de plus en plus la diversité alors que quand j’étais jeune je ne les aimais que brillants et sentant bon. Aujourd’hui, je suis capable d’aimer le cheveu fin d’un bébé, celui très fin d’une vieille dame ou celui très sec, crépu d’un africain. Avec l’expérience, je trouve tout type de cheveu assez beau.

3LCD— La matière « cheveux » renvoie-t-elle à l’image visuelle mais aussi au toucher ?

4D. M. — Pour moi, les deux vont ensemble, je ne fais plus la différence.

5LCD — Cela fait-il une différence quand les cheveux sont une partie du corps d’une femme ou qu’ils en sont séparés sous forme de postiches ?

6D. M.— C’est tellement mieux quand ils sont attachés à un être humain. Séparé, au sol ou au fond d’une baignoire, le cheveu ne me dit rien du tout. Certes, je peux aussi être intéressé par une perruque quand elle a une forme humaine, devenant par là même moins végétale, moins organique. J’ai acheté des perruques japonaises à Kyoto, faites de sublimes crinières. J’ai des perruques magnifiques de cinéma, de théâtre, mais à chaque fois la connexion avec le corps est manifeste parce qu’elles sont sculptées de telle manière que l’on peut voir la façon dont elles se posent. Le cheveu coupé, hors du corps, m’intéresse beaucoup moins.

7LCD— Pas de cheveux sans image du corps entier alors ?

8D. M.— Sauf dans certains cas. Je suis très attiré par les extrêmes, le très vilain ou le très beau, une très belle ou très vilaine couleur, matière, coupe. Le cheveu quelconque, je le remarque très peu. Dernièrement, en Australie, une jeune femme me servait un café. Elle était écossaise. Je lui ai dit : « Vous avez les plus beaux cheveux que j’ai jamais vus. » Elle a pris peur, pensant je ne sais quoi. Elle avait une grosse tresse, roux vif. Je lui ai expliqué que j’étais coiffeur. Je lui ai dit : « Vos cheveux sont fabuleux, je les admire. » En Géorgie, j’ai vu une fille avec une masse de cheveux comme je n’en avais jamais vue, pure et simple. La couleur que j’aime le plus est une espèce de châtain clair, très fumé, ressemblant à de la cendre. Peu de gens ont cette couleur, souvent ils ont alors des sourcils très foncés et des yeux verts. C’est une espèce de blond foncé, presque gris, comme si le cheveu manquait de couleur, qu’il appartenait à un univers en noir et blanc. Il y a un manque total de reflet. C’est très beau à voir. Il est presque impossible à un coloriste, qui doit oxyder le cheveu pour la coloration, de créer cette couleur, car dès lors qu’on l’oxyde se produit un peu de chaleur qui élimine immédiatement cette sensation de noir et blanc.

9Au niveau professionnel, tous les genres de cheveux en général m’intéressent. Mais à titre personnel, quand je suis en vacances, je suis plus sensible à certaines singularités. En Inde par exemple, j’ai vu des femmes avec des cheveux organiques, végétaux, qui touchaient presque terre. Ça nourrit mon obsession du cheveu. Je le remarque toujours et partout, c’est instinctif.

Interpréter

10LCD— Il y a toujours quelque chose d’un peu traumatique pour une femme dans le fait de se faire couper les cheveux, de changer de tête…

11D. M. — Vous ne pouvez pas imaginer le type de commentaires de mes clientes. Elles ne se rendent pas vraiment compte de ce qu’elles disent : « David, quand j’avais quatre ans, ma sœur m’a coupé la frange, j’étais tellement moche que je ne le ferai plus. » Je lui ai répondu : « Vous aviez quatre ans à l’époque, aujourd’hui vous en avez cinquante-deux et ce n’est pas votre sœur, mais moi qui vais le faire. » Ce qui est souvent dit par les femmes, c’est : « Je ne veux pas ressembler à ma mère » ; « Mon mari aime bien quand j’ai les cheveux longs, moi je les préfère courts. Je les garde longs pour lui faire plaisir. »

12LCD— Vous dites qu’un excellent coiffeur est celui qui comprend d’emblée ce que veut la cliente et, dans le même temps, qu’il faut parfois rester une heure au minimum avec la cliente. Y a-t-il une tension entre l’instant où vous voyez et le temps pour conclure avec elle ?

13D. M.— Pas forcément. Cela peut prendre trois minutes, mais c’est très rare. Pourtant, pour un simple geste, ça suffit. Certaines clientes viennent pour marquer un stade dans leur vie : « David, je viens vous voir, j’ai cinquante ans et mon mari me dit que je n’ai pas les moyens de venir vous revoir après. Faites ce que vous voulez, je ne veux pas vous parler. » Cette dame veut une métamorphose. Je ne la verrais jamais plus. Elle ne veut pas savoir ce que je vais faire, elle veut être transformée. On l’envoie à côté, on la rend platine. Quand elle sort, elle veut ne plus se reconnaître. Elle est hyper franche, elle donne tous les indices, mais elle ne veut pas de dialogue. J’y vais avec joie. Son attente est de ne pas se reconnaître dans le miroir. Elle ne veut pas être informée du chemin, ni impliquée dans son propre changement. C’est une clientèle très rare, deux par an. Ce sont des femmes formidables.

14Mais en général, je commence par des questions : Dites-moi tout ce que je dois savoir avant de commencer à travailler. Quels sont les cheveux dont vous rêvez ? Qu’est-ce que vous aimez dans vos cheveux en ce moment ? Qu’est-ce qui vous a plu ou déplu dans votre dernière coupe ? Quel est votre quotidien ? Comment vous occupez-vous de vos cheveux ? Vous les séchez avec une serviette ou sans rien ? Vous lez lavez tous les quinze jours ? Dites-moi tout. Et les gens parlent, même ceux qui maîtrisent peu la langue, même si au début ils ont peur, sont intimidés ou peu informés. Quand ce n’est pas le cas, ils commencent par une dénégation : « Je n’aime pas les cheveux courts. » Il faut s’en dégager, enlever les éléments qui voilent une vérité : à savoir, ce qu’attend vraiment la cliente. Dans les cas où nous ne parlons pas les mêmes langues, nous passons par des images. Mais je préfère quand il y a les mots. Souvent le recours aux images de femmes plus jolies, plus célèbres, plus riches, plus jeunes, éloigne de la possibilité de cerner ce qu’elles veulent vraiment. Cela devient le choix d’une image idéale qui interfère.

15LCD — Comment composez-vous quand vous avez l’idée que ce n’est pas vraiment ce qui lui ira bien ?

16D. M.— C’est mon travail et ma responsabilité de guider une personne qui me montre des images très éloignées de ce qu’elle est. Par exemple, si elle montre une photo de Deneuve et dit : « Je veux me lever le matin et être ça », je réponds : « Ça, ça s’appelle de la coupe, de la couleur et du coiffage. Il n’est pas possible de se lever le matin ainsi coiffée. Ce que vous aimez, c’est le coiffage de cette femme. » Parfois je montre une image et je dis : « Nous avons travaillé cinq heures pour obtenir ce résultat. » La cliente dit : « Cinq heures. Je n’ai pas le temps ! » Je lui dis alors : « Non, mais on peut s’en inspirer pour l’adapter à votre quotidien. » Très souvent, ça m’est arrivé des centaines de fois en trente-cinq ans de métier, des dames m’apportent des photos d’elles en vacances, très amoureuses et jeunes. Souvent à contre-jour, à la plage. Elles me disent : « David, j’adorais ma couleur. » Moi : « Vous aviez quel âge ? » Elles : « Dix-neuf ans. J’étais fiancée, nous étions à Tahiti. » Elles veulent rattraper un moment de bonheur, la jeunesse, l’amour. Alors j’interprète à ma manière. Je dis : « Là, on va vers un moment plus léger, les pointes plus claires, brûlées par le soleil. Un truc joyeux. »

17LCD— Une interprétation ?

18D. M. — Oui, dans cet exemple, légèreté, joie, clarté. Quand je parle avec mes techniciens, ceux qui font la couleur, j’emploie rarement les mots blond ou brun, je dis : « J’aimerais bien intensifier le regard, j’aimerais bien un truc plus léger, plus estival. »

19LCD— Quand votre travail est fini, comment se passe le premier regard dans la glace ?

20D. M. — Plutôt très bien.

21LCD— C’est très rare. Comment expliquez-vous cela ?

22D. M. — On doit cerner assez rapidement la personne. On regarde les chaussures, les bagues, le sac, les cheveux, le sourire. On sent le parfum. On regarde les gestes, et aussi les grimaces. C’est un outil de travail qui est mobilisé dans l’immédiateté et sans parler. Quand je forme des coiffeurs, j’arrive à en détailler les différents éléments, mais dans la pratique, avec l’expérience, je n’y pense pas, je le ressens sans pouvoir l’expliquer. Dans le dialogue avec la dame, je regarde son visage et écoute les mots qu’elle utilise, moi-même je cherche et choisis les mots justes. Si le dialogue est faible et que ça ne marche pas, parfois je vais faire un tour, fumer une cigarette ou prendre un café, puis je reviens et on recommence. Quand je sens que ça ne marche pas, je m’éloigne. Je la laisse réfléchir à ce que j’ai dit. Peut-être aussi que je ne sais pas ce que je dois faire. Pour commencer, il faut en effet que j’aie une image finie de mon travail dans la tête. Cela relève plutôt de l’architecture. Créer une maison, ce n’est pas la décorer avec des objets ici et là. De même, avec les cheveux, c’est la technique d’abord. Après l’architecture, le travail qui s’en rapproche le plus est le stylisme. Le styliste doit interpréter le dessin d’un créateur, faire en sorte que le tissu tombe d’une certaine façon. Avec la matière cheveu, c’est pareil. Il faut savoir interpréter un modèle et faire en sorte que le cheveu tombe selon un mouvement, une direction, parfois au moyen du brushing, d’un lissage ou encore de produits.

Sublimations et artifices : diversité du « dénaturé »

23LCD — Vous avez dit que votre manière de coiffer, votre goût avaient évolué au cours des années. Est-ce que votre conception de la beauté des cheveux a elle aussi évolué ?

24D. M. — Énormément. Lorsque j’ai commencé, la technique pour obtenir un résultat le plus proche possible de la perfection était ce qui organisait ma pratique. Ce qui est extrêmement limité. Je voulais que les cheveux soient coupés et placés parfaitement : la beauté devait être statique. Comme un moment capturé dans une photo, où rien ne bouge. Il m’a fallu beaucoup de temps pour aimer les accidents, des cheveux qui bougent, qui s’expriment. Mes coupes à l’époque étaient figées, parfaitement maîtrisées, sans erreur technique. Aujourd’hui, je peux aimer des choses moins maîtrisées techniquement, mais qui par leurs accidents et leurs défauts ont plus de grâce.

25J’ai commencé en Australie à l’âge de seize ans. Je lavais le sol et rinçais les permanentes dans un salon moyenne gamme. Je savais très bien ce que je voulais faire. Je regardais les images de Jerry Hall pour le parfum Angel et les défilés de Thierry Mugler. Je crois que mon choix était beaucoup plus déterminé que je ne le pensais alors. Je savais que je voulais quitter l’Australie, être entouré par les plus belles femmes, et parler d’autres langues. J’étais fasciné par l’Europe où je voulais m’installer. J’ai choisi un métier formidable qui m’a permis de quitter l’Australie et de m’installer ailleurs. Je ne pensais pas forcément travailler dans la mode, mais je voulais participer à la création d’images qui représentaient la beauté, images que l’on trouve dans les magazines. Ce n’était pas la mode qui m’intéressait, c’était l’image capturée.

26LCD— L’image capturée !

27D. M.— Oui, l’image figée. Je ne voulais pas travailler dans le cinéma ni la peinture. Je voulais travailler avec des photographes et créer des images qui restent. Parfaites ou non, les images étaient ce qui m’intéressait. Être maquilleur aurait été impossible, toucher la peau des autres ne m’intéresse pas ; être photographe non plus. Ma passion pour le cheveu était précoce. Je crois qu’était décidé à ma naissance qu’il fallait que je sois coiffeur pour entrer dans la photo.

28LCD— Après coup, lisez-vous cela comme un destin ?

29D. M. — Oui, tout petit je coiffais déjà mes sœurs. Je me souviens que je regardais des images de ma mère avec ses mises en plis des années cinquante, ses cheveux noirs, et je trouvais qu’elle ressemblait à Blanche-Neige. Une de mes premières images de perfection est celle des dessins animés de Walt Disney. Voyez cette image qu’on a faite il y a très longtemps. [Il montre une image de femme blonde aux cheveux blonds couvrant en partie le visage.] Elle est inspirée d’un dessin animé japonais, fait au crayon et à l’aquarelle. Le blond devenait rose aux pointes. On m’avait demandé si je pouvais le réaliser en tant que coiffure. Ça m’excitait de pouvoir amener l’imaginaire, la fantaisie et les choses improbables dans une fibre comme le cheveu qui est censée être naturelle. De même, il y a plusieurs années, avec John Galliano, on m’a demandé de faire la campagne de Midnight Poison, le parfum de Christian Dior, avec Eva Green. J’ai été étonné de constater après coup à quel point j’avais reproduit l’image de ma mère dans le traitement des cheveux d’Eva Green quand elle tient la pomme empoisonnée. C’était les cheveux de ma mère sur sa photo de mariage, avec leur parfaite ondulation. C’était Blanche-Neige par trois dames : la vraie Blanche-Neige, ma mère et Eva Green pour Midnight poison. Évidemment, quand ils m’avaient demandé de le faire, je n’y avais pas pensé, mais une fois les photos publiées, j’y ai vu la similitude avec les photos de ma mère. C’était la réalisation d’un fantasme sur ma mère, impeccable, les cheveux parfaits, qui tous les vendredis soir allait faire faire sa mise en plis pour être belle. Belle et figée. À l’époque, une mise en plis devait tenir une semaine. Ma mère, ainsi figée, était parfaite dans mes yeux d’enfant. Ce souvenir aussi était resté figé, car je devais avoir quarante-cinq ans quand j’ai fait cette image.

30D’autres femmes me fascinaient avec leurs cheveux. C’était des images de cinéma, par lesquelles la sublimation était obtenue par la perfection immobile, à l’opposé du hasard, des accidents. Ces femmes étaient impeccables, comme Liz Taylor dans Cat on a Hot Tin Roof[1], Ava Gardner. Ça me fascinait ce bel artifice, ce grand style. J’ai du mal à trouver le mot juste pour dire ce qui me séduisait tant. Peut-être « dénaturé »… Je trouvais dans cet intense glamour, ce soin, cette attention, le contraire des femmes que je voyais en Australie, simples et naturelles. Quand je marchais dans les rues, je voyais des femmes qui ne se mettaient pas en valeur, qui ne s’embellissaient pas, qui s’en fichaient. J’avais un refus de ça. Maintenant que je suis coiffeur, je vois le travail que ça demande pour être aussi magnifique. Jeune, je ne le voyais pas, je ne voyais que le résultat, la perfection.

31LCD— Alors le mot qui conviendrait serait « dénaturation » ?

32D. M.— Oui, mais aussi la sublimation du corps des femmes par le cheveu. Petit garçon, j’ai adoré la beauté de Liz Taylor dans Cleopatra[2] : rien de naturel. Seule la sublimation des femmes m’intéresse, celle des hommes m’ennuie.

33LCD— Et vos parents ?

34D. M.— Mes parents n’aimaient pas du tout cette fascination. Mon père avait très peur que cela ne révèle une homosexualité et donc voulait l’étouffer à tout prix. Ma mère me permettait de la coiffer en cachette de mon père. Un jour, elle m’a confié qu’il ne fallait pas que mon père sache que je voulais coiffer mes sœurs. Puis, à partir d’un certain moment, elle n’a plus voulu que je touche ses cheveux parce que ça l’alarmait aussi. Je me souviens qu’un jour je voulais tresser les cheveux d’une de mes sœurs qui m’a dit : « Maman et papa ne veulent pas que tu nous coiffes. » Ils avaient très peur. Moi, je ne comprenais pas. Récemment, j’ai rencontré une de mes vieilles tantes qui m’a confirmé la peur de mon père. Il voyait comme une grande anormalité dans le bonheur australien un garçon qui aimait les cheveux et qui voulait être coiffeur.

35LCD— D’une « matière » qui tient au corps, vous êtes passé à la coiffure figée, quelque chose de dénaturé, comme le dessin de Blanche-Neige ou l’image de Cléopâtre. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

36D. M. — Je suis très loin d’où je suis parti. Je n’ai plus la même définition de la beauté par la perfection. La beauté n’est plus pour moi une idée ou une forme universellement applicable à toutes les personnes.

37La raison pour laquelle j’avais beaucoup de mal à travailler à New York était cette idée standard et homogène de beauté absolument fausse, tout le monde avec la même tête, avec des mèches parfaites de la racine à la pointe. La beauté échappe pour moi maintenant à des règles imposées. Elle n’est plus identifiée à la perfection. J’aime bien en France l’idée que l’individu est pour quelque chose dans la forme de sa beauté, en tout cas à Paris.

38LCD— Aujourd’hui vous trouvez belles des femmes aux cheveux moches ?

39D. M.— Quand j’avais dix-huit ans, une femme aux cheveux très fins, style une queue de cheval faite de quatre cheveux, je n’aurais pas pu. Maintenant, je peux trouver cela très sensuel. Je pense que je me suis libéré des contraintes de beauté bidon. C’est pour ça que je fais de moins en moins de mises en plis. Je suis pour la liberté des femmes comme pour ma propre liberté. Les femmes ne veulent plus être soumises à un coiffeur ; peu viennent toutes les semaines pour une mise en plis ou un brushing comme à l’époque de ma mère. Leur mode de vie, comme mon avis, a changé. Mais évidemment on n’en a pas fini pour autant avec la dénaturation. La partie coiffage est devenue moins évidente, car les femmes souhaitent avoir un rapport beaucoup plus simple avec leurs cheveux que dans les années cinquante ou soixante. Des techniques se sont alors développées, le lissage brésilien, le lissage japonais, qui rendent le cheveu plus aisé à coiffer. Notre challenge aujourd’hui est de trouver des choses qui s’appliquent au quotidien de nos clientes. La technologie du cheveu a aussi beaucoup évolué concernant la couleur. Certaines clientes ont une couleur parfaite, je n’y touche pas du tout. Mais c’est très rare, car, outre la couleur, la brillance est importante. Souvent, elles veulent retrouver la couleur de leur enfance sans s’en rendre compte, le « blond bébé », blond vénitien : « J’avais des reflets auburn quand j’avais cinq ans. » Le travail du coloriste dénature, mais d’une manière qui va dans le sens de leur demande.

40LCD— À partir des cheveux, que pourriez-vous dire du corps des femmes ?

41D. M.— Je pense au geste d’une femme au restaurant qui défait son chignon, geste d’une séduction dingue, absolument animal. Je trouve ça fabuleux. Elle défait ses cheveux et après elle a ce geste, genre : « Voilà, qu’est-ce que je suis belle ! » Pourtant, ce qui me vient à l’esprit, c’est à quel point très peu de femmes aiment leur corps, à quel point elles sont en rivalité le concernant : « David, tu ne trouves pas qu’elle est trop mince. À son âge, elle devrait faire attention. Elle est trop vieille pour être aussi mince. » Plus belle se sent une femme, plus généreuse elle sera dans sa critique d’elle-même. Une autre, moins sûre d’elle, ne dira rien. Les femmes très jolies aiment dire qu’elles sont moches, pour que je les rassure en leur disant qu’elles ne le sont pas. Et puis il y a aussi l’obsession de la jeunesse. Cela les rend contradictoires à l’occasion. Elles me demandent alors de ne pas faire ce qu’elles ont envie que je fasse : « Changez-moi David, j’en ai marre de cette coupe bourgeoise. » Or, si je les sortais de ce cadre, elles seraient dévastées. Mais elles ont besoin de me le dire. Il convient d’accueillir leur envie de dire : « Je rêve d’avoir les cheveux courts, j’adorerais qu’on me rase la tête. » Si je le faisais, ce serait la fin du monde. Il s’agit de déchiffrer, ce qui n’est pas facile.

Festin visuel

42LCD— Vous avez utilisé le mot théâtre, le salon est une scène ?

43D. M.— La mode ici est plutôt un film, un film de Fellini, magnifique. Toutes les belles de la mode qui viennent ici, des plumages comme vous n’en avez jamais vu, des filles aux cheveux de toutes les couleurs. Les unes plus belles que les autres, plus minces, plus maigres, plus riches. C’est un festin visuel.

44LCD — Plumage, pas sans ramage, comme dans la fable de La Fontaine, les plumes et les mots…

45D. M. — Je suis commerçant, chef d’entreprise, coiffeur, mais avant tout j’ai envie de réussir mes clientes et l’image des femmes a changé. C’est Vidal Sassoon qui le premier a fait des coupes qu’il ne fallait pas coiffer. La coupe courte de Mia Farrow dans Rosemary’s Baby est légendaire. Jean Seberg en est la version française. Pour Mia Farrow, la chose a été plus médiatisée, la coupe ayant été filmée pour la télévision. Sassoon a coupé la très longue crinière préraphaélite de Mia Farrow et lui a fait une coupe garçonne. En anglais, on dit « gamine coupe » ou « coupe sauvage ». C’était lié à la révolution sexuelle, à la pilule. Sassoon voulait libérer les femmes de ces rendez-vous toutes les semaines. Il avait raison, même si d’un point de vue commercial, certains coiffeurs l’ont critiqué. Mais dans la mesure où je travaille encore dans l’image, pour moi savoir couper les cheveux ne suffit pas. J’aime donc aussi faire des coiffages quand c’est utile ou quand j’en ai envie, des coiffages insensés, improbables. Ainsi, sur un modèle aux cheveux courts, coller des bandes de cheveux blonds trempés dans un liquide rose pour obtenir un effet aquarelle de dessin animé, devenant plus intenses vers les pointes, d’une manière fondue, sans barre. Puis une mise en plis : six heures de travail.

46LCD— Et la mode ?

47D. M.— Je ne me situe pas par rapport à la mode, c’est plutôt la mode qui me situe. Je suis une adresse. La mode du cheveu est très éclectique. Je ne me positionne pas par rapport à la mode mais par rapport au cheveu. J’ai fait deux, trois innovations dans ma carrière. Mais fondamentalement on fait partie d’un métier et donc on participe tous à la création. Sauf pour les pointes roses !

48LCD — Les femmes préfèrent-elles que lorsqu’elles sortent de chez le coiffeur, ça se voie ou ça ne se voie pas ?

49D. M.— Beaucoup veulent que ça se voie, même si elles nomment cela « plus naturel ».

Entre voile et gêne

50LCD — Vous dites qu’un coiffeur doit être cultivé, en prise avec le discours du monde, vous utilisez les termes de préraphaélite, hitchcockien…

51D. M. — J’ai cinquante ans et quand je parle avec une assistante qui en a dix-sept, qui ne sait pas qui est Alfred Hitchcock, ça me dérange. Alors, j’interprète et dis « à la manière Beyoncé ». Car la beauté est référencée, cataloguée, selon les époques. Ces images références permettent de ne pas avoir à expliquer, la couleur, la longueur, le mouvement, la qualité de la lumière, la couleur vénitienne… Botticelli, Raphaël, Hitchcock, Tippi Hedren, Marilyn, Ava Gardner, on sait tout de suite de quoi il s’agit. Ava Gardner par exemple a souvent changé, elle n’avait pas de signature, mais elle avait une mèche derrière l’oreille, un volume ici, et une hauteur là. Elle ne portait jamais les cheveux en avant, c’était toujours ouvert. On pourrait dire d’ailleurs qu’il y a deux genres de personnes, celles qui se cachent et celles qui se montrent. Celles qui disent « derrière mes cheveux, vous ne me verrez pas ». Mieux vaut les couper à sec parce que, quand le peigne est mouillé, on voit la peau et elles n’aiment pas ça. Il y a celles qui, au contraire, ne supportent pas d’avoir les cheveux dans la figure. Rien ne doit les gêner. Ce sont souvent des femmes à chignon, à queue de cheval ou à cheveux très courts qu’elles plaquent en arrière. Les créations sont alors plus compliquées. Il faut travailler l’image de la nuque.

52J’appartiens à cette deuxième catégorie. Quand à la piscine, j’ai les cheveux sur le front, ça me rend fou. Je n’aime pas avoir des cheveux, c’est tout. J’aime avoir les cheveux courts, ne pas avoir à me coiffer.

Notes

  • [1]
    La chatte sur un toit brûlant, film réalisé par Richard Brooks en 1958.
  • [2]
    Cléopâtre, film réalisé par Joseph L. Mankiewicz en 1963.
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