Notes
-
[*]
Clotilde Leguil est psychanalyste, membre de l’ecf. Auteure notamment de : Les amoureuses. Voyage au bout de la féminité, Paris, Seuil, 2009.
-
[1]
Butler J., Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La découverte, 2006.
-
[2]
Wittig M., La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
-
[3]
Levet B., La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, Paris, Grasset, 2014, p. 113.
-
[4]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 54.
-
[5]
Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, novembre 2014, p. 106.
-
[6]
Laqueur T., La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.
-
[7]
Ibid., p. 244.
-
[8]
Lacan J., Encore, op. cit., p. 68.
-
[9]
Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », op. cit., p. 109.
-
[10]
Millet C., Une enfance de rêve, Paris, Flammarion, 2014.
-
[11]
Millet C., Jour de souffrance, Paris, Flammarion, 2008.
-
[12]
Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001.
-
[13]
Hélène Bonnaud, dans son témoignage d’ae, a ainsi rendu compte de la trajectoire analytique du point de vue de cette écriture sur le corps, écriture qui ne renvoie plus à un signifié mais à un effet de jouissance.
-
[14]
Millet C., La vie sexuelle…, op. cit., p. 20.
-
[15]
Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.
-
[16]
Millet C., Une enfance de rêve, op. cit., p. 217.
-
[17]
Ibid., p. 228.
-
[18]
Ibid., p. 227.
-
[19]
Ibid., p. 262.
-
[20]
Ibid., p. 263.
-
[21]
Millet C., La vie sexuelle…, op. cit., p. 36.
1Comment parler du corps féminin au xxie siècle sans tomber dans les stéréotypes ? Comment évoquer le caractère sexué du corps sans donner prise à celles et ceux qui voient dans toute référence à la différence des sexes un attachement à la nature et à l’anatomie ?
2Le discours sur le corps féminin est aisément suspecté aujourd’hui de servir la norme et de promouvoir une conception du rôle de la femme, dictée à la fois par la civilisation et par l’anatomie. Les études de genre, autour de figures désormais célèbres comme Judith Butler [1], mais aussi Monique Wittig [2], participent de cette utopie qui consiste à tenter d’effacer la référence à la différence des sexes au sein du discours sur le corps, afin de défendre l’idée d’un rapport au corps, dégagé de toute norme de genre. Un corps qui pourrait enfin jouir de ce qu’il est, sans subir les impératifs de la société, sans être affecté par le discours de l’Autre, sans avoir à se définir comme masculin ou féminin, tel est le corps dont rêvent ces féministes de la dernière vague. Un corps qui serait purement à la disposition du sujet qui veut en jouir, enfin dégagé de toute soumission à la nature et aussi bien à la culture. Un corps pleinement à soi et rien qu’à soi.
Le rêve d’un corps sans genre
3Pourtant, malgré les charmes qu’il semble exercer sur certains – et en particulier sur les politiques en France qui n’ont pas hésité à puiser dans les études de genre pour reformuler l’exigence républicaine d’égalité entre filles et garçons –, ce discours n’est pas dénué de normativité. Tout en se présentant comme un discours qui ne veut plus voir le corps assujetti à aucune norme, ces études de genre engendrent une nouvelle norme visant à aborder les corps de façon anonyme, neutre et asexuée. L’anonymat, l’absence de marque de l’autre, la disparition de tout désir venant des parents, sont présentés comme la garantie d’un épanouissement de l’être à l’abri des contraintes de la société. On peut voir dans cette utopie promouvant un corps dégagé de la marque de la différence, « un nouveau puritanisme » [3] prônant une transparence totale dans le rapport du sujet à son corps. Le développement récent des porn studies aux États-Unis témoigne de cette même utopie : faire de la pornographie l’objet d’une étude permettant de dégager la pratique sexuelle de toute hétéronormativité afin de produire une pornographie politiquement correcte, une pornographie moins straight et plus queer.
4Lacan disait ironiquement en 1972 des féministes qu’elles « n’ont pas fait avancer d’un bout la question de la sexualité féminine » [4]. Il est certain que les études de genre de la fin du xxe siècle n’ont rien changé à l’affaire en se débarrassant du problème de la féminité. Parler du corps féminin, c’est donc déjà, de par l’expression même, s’inscrire en faux contre ce discours et essayer de montrer qu’on peut concevoir la féminisation d’un corps autrement qu’en termes de normalisation. C’est en tout cas ce que la perspective lacanienne sur le corps invite à faire. Car le corps féminin avec Lacan n’est ni de l’ordre du sex ni de l’ordre du gender. La psychanalyse lacanienne donne une autre valeur au corps féminin en tant qu’il s’agit du corps dont un sujet féminin peut parler en analyse comme d’un partenaire étrange qui déjoue toute tentative de maîtrise. C’est peut-être en cette position éthique, qui consiste à reconnaître l’étrangeté du rapport au corps, sans mettre celle-ci au compte d’un rapport aux normes sociales, que réside le propre de la psychanalyse. Là où les études de genre voudraient que tout soit clair et limpide, que la vie sexuelle soit enfin dénuée de tout mystère, la psychanalyse ne croit pas dans cette transparence possible et reconnaît à la vie sexuelle, aussi libérée soit-elle, une part non maîtrisable. Là où les études de genre rêvent d’un corps asexué, la psychanalyse montre les conséquences psychiques contingentes de la différence des sexes sur les êtres.
5Bien que la « diffusion planétaire de la pornographie par le biais de la toile électronique » [5] tente de célébrer la disparition des mystères de la vie sexuelle, comme le souligne Jacques-Alain Miller, celle-ci ne résout pas pour autant le rapport intime et opaque, parfois dérangeant et bouleversant, qu’un sujet entretient avec son corps sexué. Plutôt que de défaire le genre, la psychanalyse permet de s’interroger sur la façon dont le genre se fabrique, à l’écart des clichés et des stéréotypes. Comment un sujet féminin fait-il l’expérience de la marque du signifiant « femme » sur son corps ? Que signifie l’existence du corps au féminin ?
Interpréter le corps féminin
6Dans son étude sur La fabrique du sexe [6], Thomas Laqueur montre que l’interprétation du corps féminin dans la civilisation comporte des enjeux éthiques et politiques. Depuis l’Antiquité, le corps qui pose problème, c’est le corps des femmes. On ne sait comment en parler. Faut-il reconnaître une différence incommensurable entre le corps masculin et le corps féminin ou faire du corps féminin un corps masculin dont le développement serait moindre ou inversé ? Le modèle unisexe qui prévaut selon Laqueur, de l’Antiquité jusqu’au xviie siècle, a fait du corps féminin la copie inachevée du corps masculin. Le paradigme de la différence des sexes, qui advient avec les Lumières, est corrélatif d’une reconnaissance de l’orgasme féminin. Le mystère du corps des femmes réside dans cette aptitude à jouir indépendamment de la génération. « L’orgasme féminin, qui avait été le signal corporel d’une heureuse génération, se trouve banni aux confins de la physiologie, tel un signifiant sans signifié » [7], écrit Laqueur en une formule qui fait écho à la psychanalyse lacanienne.
7C’est à cette question de la fabrique du corps féminin que Lacan répond, en montrant qu’un corps de femme est le produit non pas d’un destin anatomique mais d’un rapport à l’Autre et à l’universel qui conduit le sujet féminin à faire l’expérience d’une dimension de l’existence hors norme et hors signifiant. Avec Lacan, parler du corps féminin, ce n’est pas parler d’un corps ontologiquement moins abouti que le corps masculin, ce n’est pas non plus donner une assise physiologique aux préjugés sociaux, c’est au contraire s’intéresser à ce qui ne se laisse pas élucider par la logique signifiante. Dire, comme le fait Lacan, que « La femme […] de son essence, elle n’est pas toute » [8], c’est dire aussi que le rapport d’un sujet féminin à son corps est de l’ordre d’une expérience de l’illimité qui peut être angoissante et déroutante. Pour la psychanalyse, le corps féminin n’est pas le corps de la pornographie, ce n’est pas non plus le corps asexué des études de genre, mais c’est un corps parlant, un corps qui se fait l’écho de ce qui échappe à la nature des mots.
8De ce corps, il n’est pas à la portée de tous, de toutes, de parler. Car précisément, pour pouvoir en parler, il faut se détacher de toutes les normes et de tous les stéréotypes. Il faut avoir le courage de partir à la rencontre de ce qui, dans son histoire, fait tache : page blanche, chapitre censuré, pan de l’existence qui ne trouve pas à se dire dans le discours commun. La psychanalyse lacanienne donne la parole à cette étrange union de l’âme et du corps qui fait que je ne suis jamais seulement un être qui pense, ni non plus seulement un être qui jouit avec son corps, mais un être qui éprouve dans son corps les effets du langage. « Ce qui fait mystère, mais qui reste indubitable, c’est ce qui résulte de l’emprise symbolique sur le corps » [9], remarque ainsi J.-A. Miller. Ce mystère de l’union de la parole et du corps est ce qui sépare irrémédiablement la perspective lacanienne de l’utopie des gender studies. Ce mystère est aussi ce qui fait de la fabrique du corps féminin un étrange montage qui répercute sur un mode singulier les différentes interprétations de ce signifiant « femme », signifiant sans signifié, signifiant n’existant qu’au singulier, sur le corps du parlêtre.
Union et désunion
9Le dernier livre de Catherine Millet, Une enfance de rêve [10], vient parachever un trajet d’écriture tout entier tourné vers l’exploration du corps et de ses mystères. C’est dans ce dernier récit qu’elle atteint un point de réel quant à son histoire en rendant compte de cette emprise symbolique sur le corps. Dans ce récit, elle écrit un corps, le corps de la petite fille marqué par les paroles de la mère, sur un mode qui fait écho à la psychanalyse lacanienne. Peut-être en dit-elle bien davantage sur la sexualité féminine dans ce dernier récit, qui complète le précédent Jour de souffrance [11], que dans le sulfureux premier récit, La vie sexuelle de Catherine M. [12]
10C’est de ce corps, sur lequel des lettres indéchiffrables sont venues s’inscrire en induisant un certain mode de jouir, que l’on parle en fin d’analyse. Une enfance de rêve s’apparente en cela, par cet abord du corps et de la sexualité naissante, à la façon dont l’analyse peut conduire un sujet féminin à relire sa trajectoire existentielle du point de vue du corps et de ses émois [13].
11Dans La vie sexuelle de Catherine M., l’auteur nous présente une première version de son rapport au corps. On pourrait dire de ce premier corps qu’il est un corps à l’aise avec le monde pornographique. C’est un corps qui n’a pas d’être et qui est pure expérience de jouissance. C’est le corps de la sexualité sans l’amour. Elle évoque ainsi que dans les soirées libertines où elle se rendait alors, elle « se tenait à l’écart » tant qu’elle était habillée. « Finalement, je ne me sentais à l’aise que lorsque j’avais quitté ma robe ou mon pantalon. Mon habit véritable, c’était ma nudité, qui me protégeait. » [14] Ce corps est comme détaché d’elle et c’est lorsqu’il est nu qu’elle peut s’en servir à loisir. Mais ce premier corps désuni de l’âme n’est pas-tout du corps féminin de Catherine.
12Dans Jour de souffrance, c’est un autre corps féminin qui entre en scène. Ce n’est plus le corps disjoint de l’être, mais le corps de l’amour habillé par le regard et les paroles de son partenaire. Ce corps-là est un corps sur lequel Catherine n’a aucune maîtrise. Ce n’est pas un étant à disposition. Elle ne l’a pas sous la main. Il lui échappe lorsque Jacques Henric s’en détourne. Avec ce récit, Catherine Millet témoigne du mystère que devient pour elle son propre corps dès lors qu’il est uni à son âme d’amoureuse. Elle qui croyait que sa vie sexuelle lui donnait un statut d’exception parmi toutes les femmes, car seule elle était capable de faire ce qu’aucune autre ne faisait, voilà qu’elle se découvre unie à un corps qui ne lui obéit plus. Un corps qui n’est plus tout à elle, un corps affecté par les paroles et le regard d’un homme. Ce corps lui revient alors comme celui qui recèle le secret de son être et qui pourtant lui est dérobé.
13La souffrance qu’elle éprouve lorsqu’elle découvre que Jacques Henric désire une autre femme est de l’ordre d’une autre jouissance proprement féminine. Lacan disait « qu’il n’y a pas de limites aux concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens » [15]. Catherine Millet parle de cette expérience hors norme dans Jour de souffrance : lorsque son partenaire la délaisse, elle rencontre l’absence de limite de la souffrance dans son corps. Ce moment délicat la conduit à revenir en analyse et à chercher dans la parole le secours qu’elle ne trouve plus dans le regard de l’homme aimé.
Trois corps en une femme
14Enfin, dans Une enfance de rêve, c’est à la rencontre du corps de la petite fille que s’aventure Catherine Millet. Car aussi libre soit-on, on n’en a pas moins été fille avant que d’être femme. On n’en a pas moins été une enfant sous le regard d’une mère, elle-même femme. À cette mère, « si grave et si futile » [16], Catherine ne voulait pas ressembler. Catherine Millet tente alors d’écrire ce corps de la petite fille, partageant « le même lit que sa mère » [17], ne trouvant pas sa place dans un petit appartement de Bois-Colombes entre le couloir et la chambre des parents. Elle décrit ce monde de l’enfance où la promiscuité produit « une sorte de relâchement des mœurs » et « émousse le sentiment de la pudeur » [18]. Ce corps, habitué aux cris du couple parental et frappé par les phrases méprisantes de la mère à l’égard du père et des autres femmes, est un corps marqué, non par les normes de genre mais par la langue de la mère, ses insultes, parfois son obscénité, mais aussi son rapport à la mort. Le corps de l’enfant est un corps qui fut donc aussi « paralysé par la peur » lorsque l’enfant aperçoit sa mère approchant « une chaise de la fenêtre » et passant « une jambe dans le vide » [19]. « Ses yeux ne cherchaient rien, tandis que moi, j’étais spectatrice, à l’écoute d’une voix intérieure qui énonçait : “Ma mère est en train de se jeter par le fenêtre.” » [20] Ces trois corps, le corps de la sexualité, celui de l’amour, celui de l’enfant, sont les trois corps de Catherine, trois corps qui font son être.
15Ces « lambeaux du réel », ces « allusions » de la mère supposant que la fille du café que Catherine adolescente regarde avec admiration « doit coucher avec tout le monde » [21], ces peurs surmontées en se détachant d’une scène pour n’en être plus que la spectatrice, n’ont rien à voir avec aucune norme de genre. Un corps de femme est ainsi fait de ces restes qui l’ont marqué, de quelques phrases, de quelques émois, de quelques traumas faisant écho au signifiant « femme » dans le corps. Entrer dans la fabrique du corps féminin, avec l’autofiction contemporaine, avec la psychanalyse, c’est essayer de parler de ces traces qui ne se laissent pas déchiffrer mais qui, pourtant, se sont déposées sur le corps et font le style d’un être, le genre d’une femme.
Notes
-
[*]
Clotilde Leguil est psychanalyste, membre de l’ecf. Auteure notamment de : Les amoureuses. Voyage au bout de la féminité, Paris, Seuil, 2009.
-
[1]
Butler J., Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La découverte, 2006.
-
[2]
Wittig M., La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
-
[3]
Levet B., La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, Paris, Grasset, 2014, p. 113.
-
[4]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 54.
-
[5]
Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, novembre 2014, p. 106.
-
[6]
Laqueur T., La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.
-
[7]
Ibid., p. 244.
-
[8]
Lacan J., Encore, op. cit., p. 68.
-
[9]
Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », op. cit., p. 109.
-
[10]
Millet C., Une enfance de rêve, Paris, Flammarion, 2014.
-
[11]
Millet C., Jour de souffrance, Paris, Flammarion, 2008.
-
[12]
Millet C., La vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001.
-
[13]
Hélène Bonnaud, dans son témoignage d’ae, a ainsi rendu compte de la trajectoire analytique du point de vue de cette écriture sur le corps, écriture qui ne renvoie plus à un signifié mais à un effet de jouissance.
-
[14]
Millet C., La vie sexuelle…, op. cit., p. 20.
-
[15]
Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.
-
[16]
Millet C., Une enfance de rêve, op. cit., p. 217.
-
[17]
Ibid., p. 228.
-
[18]
Ibid., p. 227.
-
[19]
Ibid., p. 262.
-
[20]
Ibid., p. 263.
-
[21]
Millet C., La vie sexuelle…, op. cit., p. 36.